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Introduction

Le droit à la ville, la nuit, ne constitue pas actuellement une perspective d’analyse dans le champ de la recherche urbaine. Les études sur la nuit se sont beaucoup développées autour de l’économie nocturne (Roberts et Eldridge, 2009) et des entreprises culturelles, ainsi que sur l’analyse du paysage urbain nocturne. Différents travaux montrent que la ville, la nuit, n’est pas un espace-temps uniforme, mais se compose de différentes temporalités (Bromley et al., 2003 ; van Liempt et al. 2015 ; Melbin, 2017). Au sein de celles-ci, existent différentes inégalités en termes d’accès à l’espace urbain, ou de sa pratique, qui sont liées à l’identité ethnique et au genre principalement (Schwanen, 2012).

Pendant la nuit, la ville se reconfigure et l’offre de services urbains diminue, concentrant l’activité nocturne autour des points chauds d’animation nocturne. Cette gestion de la ville, la nuit, ne prend pas en compte l’hétérogénéité des personnes qui utilisent l’espace public. Or, le constat est que l’espace public n’est pas neutre. Il est constitué de lieux où « les normes sexuées prennent corps : les interactions quotidiennes qui s’y déroulent entre les personnes de deux sexes participent à une définition de la féminité et de la masculinité, tout comme les discours des unes et des autres sur les comportements à avoir » (Lieber, 2008 : 23). Une pratique et une perception différenciées des espaces urbains, la nuit, existent en fonction du sexe, de l’âge, de l’origine ethnique. Dans ce sens, Henri Lefebvre (1968) parle de deux aspects substantiels du droit à la ville. Le « droit à la centralité », c’est-à-dire l’accès aux espaces urbains d’infrastructure et de savoirs, et le « droit à la différence », qui implique la reconnaissance d’espaces de rencontres et de conflits (Holm, 2010).

Mais la ville, la nuit, en tant qu’espace-temps pratiqué et habité, est – et continue d’être – le scénario de nouvelles formes d’exclusion et d’inégalités : l’assouplissement des règles sur le travail de nuit[1], une augmentation des sans-abri – notamment chez les femmes – qui se retrouvent dans l’espace public, la nuit[2], et l’augmentation d’espaces urbains qui se consacrent uniquement à une offre touristique nocturne (Giordano et al., 2018). Dans ce contexte, les femmes comme des sujets « invisibilisés », des sujets plus sensibles aux inégalités de la ville nocturne, nous permettent de nous interroger sur la notion d’un droit à la ville et, plus spécifiquement, d’un droit à la nuit.

Diverses études ont été faites sur les pratiques nocturnes des femmes au sein de métropoles européennes ou nord-américaines, et l’on constate que marcher ou déambuler la nuit dans des quartiers touristiques à Paris ou à Londres est tout fait imaginable, faisable, sans que, pour autant, cette pratique ne soit totalement exempte d’entraves pour les femmes et celles et ceux qui ne correspondent pas aux normes sexuées de l’espace urbain (Lieber, 2008 ; Jarrigeon, 2009 ; Borghi, 2012). Marcher ou se déplacer à pied la nuit dans des tissus urbains moins touristiques ou dans des quartiers populaires semble peu analysé, voire presque systématiquement associé à la violence et, plus qu’ailleurs, aux peurs urbaines liées aux agressions physiques[3], y compris contre les hommes.

Dans ce texte, il s’agit de documenter l’expérience et la perception des pratiques quotidiennes de l’espace urbain, la nuit, mais aussi les tactiques mises en oeuvre par les femmes dans leurs déplacements, en traversant des espaces urbains, la nuit. Dans quelle mesure l’analyse de la pratique quotidienne nocturne de la ville par les femmes peut-elle nous informer sur un apprentissage informel des codes et des manières d’être, la nuit, en ville ? Est-ce que la maîtrise des codes de la nuit ou la connaissance du fonctionnement de la ville, la nuit, permet aux femmes d’accéder plus facilement aux différentes ressources et de pratiquer aisément (plus ou moins pour certaines) l’espace urbain, la nuit ? Cela nous permet de poser la question du droit à la ville, la nuit, dans le contexte mexicain.

D’une part, nous nous intéressons à Santa Anita, un quartier populaire de la périphérie de la ville de Puebla, à une centaine de kilomètres de Mexico, où une recherche-action réalisée par le collectif Re-Genera Espacio[4] a donné lieu à une intervention urbaine de l’espace central du quartier (la nouvelle Place de l’église). Cette intervention a été le déclencheur de divers changements, notamment en termes d’usage et d’appropriation du lieu. Afin de documenter et d’analyser ces changements, nous avons mis en place un dispositif de recherche, entre 2016 et 2018, en nous focalisant sur la temporalité nocturne.

Dans une perspective comparative, nous analysons aussi le quartier populaire Santo Domingo de los Reyes, localisé au sud de la ville de Mexico, notamment sa polarité urbaine axée sur un système multimodal de transport. Ce pôle urbain est un lieu de sociabilité pas seulement le jour, mais aussi tard la nuit. L’enquête de terrain a été réalisée en 2017 et 2018. Elle s’inscrit dans le cadre d’un projet de recherche intitulé La Construcción social y material de las banquetas en la Zona Metropolitana Del Valle de México[5].

Les méthodes de recherche utilisées dans les deux cas ont été principalement des observations et des entretiens semi-dirigés réalisés auprès de femmes et d’hommes[6] qui pratiquent l’espace urbain, la nuit, dans nos terrains d’étude. Dans le cas de Puebla, ce protocole de recherche a été complété par plusieurs balades nocturnes avec des personnes du quartier, ainsi que des étudiants et étudiantes en architecture.

Nous insisterons sur les ressemblances observées dans ces deux quartiers de tailles différentes et ayant chacun leurs particularités. En ce sens, la comparaison de situations diverses a pour heuristique de révéler des éléments en commun de la pratique et de l’expérience de l’espace urbain nocturne par les femmes, dans le contexte mexicain. Mais il ne s’agit pas de nier les contextes spécifiques de la recherche. En effet, l’offre des services urbains et le profil socioéconomique de la population ne sont pas les mêmes dans chaque terrain d’étude. Par exemple, Santo Domingo est accessible en métro et par une quinzaine de lignes d’autobus, alors que le quartier de Santa Anita, est desservi par cinq rutas de colectivos. On peut également noter que les activités nocturnes – formelles et informelles – sont beaucoup plus importantes à Santo Domingo qu’à Santa Anita, à cause de la présence d’un campus universitaire. Ces différences sont évidemment importantes, car elles encouragent ou freinent certaines pratiques. Ainsi, même si notre objectif, dans cet article, est de traiter de l’expérience et des pratiques communes des femmes, nous spécifierons autant que possible, les situations et les contextes dans lesquels ces pratiques s’inscrivent.

Pour ce faire, nous donnerons, en premier lieu, un aperçu des études sur la nuit (night studies) dans le contexte mexicain afin de montrer l’absence d’une réflexion autour de la pratique quotidienne de la ville, la nuit, par les femmes. Cela nous permettra d’analyser par la suite les interventions et les actions menées par les pouvoirs publics afin de favoriser un droit à la ville nocturne pour les femmes, réduites à des interventions en termes d’éclairage – notamment dans les quartiers centraux – et de surveillance. Enfin, nous développerons nos deux cas d’étude, Santa Anita et Santo Domingo, afin de montrer les usages et les apprentissages informels que les femmes mettent en place pour pratiquer la ville nocturne.

Les études sur la nuit dans le contexte mexicain

Depuis bientôt quatre décennies, un grand nombre de disciplines (géographie, anthropologie, histoire, architecture, urbanisme, économie, sociologie, biologie et droit, entre autres) explorent la nuit comme un espace-temps à part ayant des dynamiques sociales, culturelles, économiques et biologiques propres. À ce stade, les études sur la nuit dans un contexte urbain ou rural montrent une grande diversité et une grande flexibilité en termes de méthodes et d’approches, sans qu’il n’existe encore une division disciplinaire au sein des études sur la nuit (Straw, 2014).

Quant à la prise en compte de la pratique des femmes, la nuit, elle a notamment été abordée par l’analyse des initiatives de collectifs féministes revendiquant le droit de pratiquer la nuit (par des marches exploratoires nocturnes) ou encore par l’analyse des initiatives, menées notamment à Québec, pour améliorer et sécuriser la pratique nocturne des femmes, la nuit (arrêt de bus entre deux arrêts, taxis roses, etc.).

Dans le contexte mexicain, au cours des deux dernières décennies, les anthropologues se sont intéressés à la nuit dans des contextes ruraux. Plus récemment, des études ont porté sur les contextes urbains (Melgar Bao, 1999 ; Aguirre Aguilar, 2000 ; Licona Valencia et Sánchez Mayora, 2016), mais principalement à propos des pratiques sociales et festives des jeunes, intégrées dans le champ des études culturelles (lieux de danse et scènes musicales). Les études réalisées par des géographes, historiens et architectes sur la nuit dans le contexte mexicain portent, quant à elles, sur les transformations de la nuit urbaine en tant qu’espace-temps de sociabilité et de contrôle, notamment à la suite des innovations technologiques liées à l’éclairage public (Briseño, 2008 ; Contreras Padilla, 2014 ; Hernández González, 2015). L’arrivée de l’éclairage électrique a permis le développement des pratiques de loisir et la transformation des images et des imaginaires de la nuit urbaine. La « nocturnalisation » des pratiques sociales et symboliques apparaît dans la littérature comme une extension de pratiques jusqu’à maintenant cantonnées au jour (Straw, 2014). Enfin, citons l’importance des travaux de l’économie nocturne (night time economy [NTE]) (Mercado-Celis, 2018) parmi les études des nuits urbaines dans le contexte mexicain. Axées principalement sur les processus de rénovation urbaine, ces études montrent combien l’approche économique ne permet pas de rendre compte de la réalité complexe de la nuit.

Comme en font mention Jacques Galinier et Aurore Monod Becquelin (2014), « toutes les sociétés observent ou ont des logiques culturelles formatées pour et par la nuit ». De plus, en fonction du contexte urbain, il existe des logiques culturelles, sociales, économiques et affectives propres à la nuit. Cependant, les travaux sur la nuit dans le contexte mexicain ne portent pas sur le vécu des femmes dans l’espace public, la nuit, sauf quelques exceptions concernant des groupes de femmes sans domicile fixe ou de femmes prostituées. Les études sur la nuit touchent peu à la pratique quotidienne nocturne des femmes qui n’appartiennent pas forcément à des catégories de population pratiquant la ville, la nuit (fêtards, commerçants, travailleurs et travailleuses nocturnes, etc.).

La « diurnalisation » de la nuit versus le droit à la ville

Diverses recherches montrent que la ville, la nuit, est un véritable défi au moment de concilier le développement économique, la protection de l’environnement (par exemple, l’éclairage en rapport avec la pollution lumineuse[7]) ou la cohésion et l’inclusion sociale (par exemple, l’offre de transport en commun est beaucoup plus restreinte la nuit), de même que le droit au calme et au silence pour se reposer[8]. La nuit représente un véritable enjeu quand on parle de droit à la ville, car c’est dans cet espace-temps que les lois du marché creusent les inégalités en termes d’accès aux ressources matérielles et symboliques que la ville offre. Les logiques de la ville néolibérale ont fait augmenter le nombre de personnes travaillant la nuit ; chez les femmes, le nombre a doublé depuis 2018 (Ministère du travail). Les conditions que les femmes affrontent la nuit, comme l’absence d’une offre de transport en commun adaptée ou des espaces mal éclairés, contraignent leurs déplacements. Dans ce sens, diverses auteures (Fenster, 2006 ; Col·lectiu Punt 6, 2017) montrent ainsi que la notion de droit à la ville ne prend pas assez en compte les rapports sociaux de sexes qui affectent le mouvement, la pratique et la déambulation dans l’espace urbain, donc le droit à la ville des individus.

En effet, les travaux scientifiques sur les relations entre genre et espace (Denèfle, 2004 ; Lieber, 2008 ; Di Méo, 2011) montrent les limites, immatérielles et parfois inconscientes, qui encadrent les pratiques urbaines des femmes, des « murs invisibles » qui clôturent leurs espaces de vie. Si on compare les résultats des recherches menées dans des contextes diurnes et nocturnes, on constate que les détours et les choix de parcours faits par les femmes entre le lieu de départ et le lieu d’arrivée, la nuit, peuvent doubler les temps de trajet ou encore modifier les choix de déplacement (Col·lectiu Punt 6, 2017). Le « droit à la différence », énoncé par Henri Lefebvre (1968), n’est donc pas assuré, la nuit.

Dans le contexte mexicain, les activités quotidiennes ne suscitent pas l’intérêt des pouvoirs publics selon une approche holistique de la nuit urbaine, notamment en termes de gouvernance nocturne : offre de transport, dispositifs de médiation et d’accompagnement liés à la consommation d’alcool et de stupéfiants[9].

Cela ne veut pas dire pour autant que les circuits touristiques bénéficient d’une approche holistique de la nuit urbaine. Au contraire, l’intervention pour gérer et promouvoir la vi(ll)e nocturne dans ces espaces est centrée sur une politique de mise en lumière, c’est-à-dire un éclairage artistique qui favorise la mise en valeur de l’architecture classée patrimoine de l’humanité. En effet, depuis les années 2000, un grand nombre de villes mexicaines adoptent les outils d’aménagement « lumière » issus du contexte français (Hernández González, 2010). Ces choix de mise en lumière reconfigurent le paysage urbain et la pratique de la ville, car une sélection des espaces urbains est réalisée par la lumière[10].

Actuellement, un grand nombre de villes mexicaines disposent d’un éclairage artistique, principalement dans les espaces centraux. Cette politique urbaine est toujours axée sur la mise en valeur du cadre urbain et de la performance de l’éclairage urbain (Ville de Puebla, 2019). Ces interventions sont considérées comme largement suffisantes pour promouvoir la pratique et l’accès à la ville nocturne pour les femmes ou pour d’autres groupes sociaux ne correspondant pas aux corps « hétéronormés » et laissent peu de place aux réflexions autres que l’aspect sécuritaire de la ville, la nuit, comme nous l’aborderons plus loin.

Pratiques et apprentissages informels des femmes pour revendiquer leur droit d’habiter la ville nocturne

Les études sur les femmes, la nuit, concernent surtout les violences, ainsi que le sentiment et la perception de l’insécurité (Lieber, 2011 ; Bernard-Hohm et Raibaud, 2012 ; Maurin, 2017). Sans doute, ces travaux montrent des inégalités en termes de droit à la ville nocturne. L’occupation spatiale des femmes, la nuit, et leurs motivations sont dirigées par l’imbrication des rapports sociaux en termes de genre, de sexualité, de classe, de racisation et d’âge (Fouquet, 2001 ; Bacqué et Fol, 2007 ; Comelli, 2013). D’autres travaux portent sur les femmes qui travaillent la nuit, tôt le matin et tard le soir, analysant l’environnement de travail (Deschamps, 2018) et les liens étroits de solidarité qui se créent entre ces femmes (Perraut Soliveres, 2001 ; Monod Becquelin et Galinier, 2016). Cependant, on note que les recherches portant sur l’appropriation et la pratique de la ville nocturne au quotidien sont moins nombreuses, mais existent, comme c’est le cas des travaux du Col.lectiu Punt 6 (2020), réalisés à Barcelonne. Ces travaux corroborent l’idée que le sentiment d’insécurité modifie fortement les déplacements des femmes et leurs choix en termes de mobilité (Ortiz Escalante, 2017).

En effet, la peur des agressions et, plus précisément, le sentiment d’insécurité sont les premiers facteurs que les femmes – mais aussi les personnes âgées et les personnes aux identités non binaires – évoquent concernant leurs déplacements la nuit. Cependant, « la peur des femmes dans l’espace public n’est pas plus la résultante de la réalité que d’une construction sociale, sociologique et historique » (Lapalud et Blanche, 2019 : 25). Car, comme les travaux de Marylène Lieber (2008) le montrent, les hommes sont les plus susceptibles d’être victimes d’agressions dans l’espace public, mais les injonctions sociales autour de la supposée fragilité du corps féminin (au cinéma, dans les médias et dans la littérature) renforcent le récit que l’espace urbain, la nuit, est un espace-temps à éviter ou dangereux. Dans ce sens, quelles sont les capacités d’agir des femmes, en termes de pratiques, entre le sentiment d’insécurité et la possibilité d’utiliser des espaces nocturnes ?

Présentation des terrains de recherche : Santo Domingo de los Reyes (Mexico) et Santa Anita (Puebla)

Nos terrains d’étude se trouvent au Mexique. Le premier est le quartier Santo Domingo, qui compte 92 561 habitants en 2019. Il est situé au sud de Mexico, au sud-est de la municipalité de Coyoacán. Ce quartier s’inscrit dans le contexte de l’urbanisme informel, l’un des modes de production qui caractérisent la capitale mexicaine, ainsi que d’autres grandes villes d’Amérique latine, comme des ciudades perdidas ou villas miseria, en Argentine, ou des favelas, au Brésil. À Mexico, cette croissance urbaine est le lot d’un peu plus de 60 % des 4,7 millions de foyers présents dans l’agglomération (Connolly, 2014 : 35). La morphologie urbaine de ce quartier est orthogonale ; cependant, le tracé des rues est assez souvent coupé par la présence de constructions donnant lieu à de multiples voies sans issues, fruits du processus d’évolution de la construction du quartier Santo Domingo. La typologie du bâti se caractérise par des processus d’autoconstruction de maisons individuelles et de bâtiments collectifs de R+3[11].

L’offre de services et commerces, formels et informels, est assez importante au sein du quartier : garages de mécanique automobile, ateliers de charpentiers, peintre, etc.). Mais il y a aussi un secteur d’activités lié à la forte présence d’une population étudiante, avec des restaurants « économiques » informels, des cafés, des établissements nocturnes, des locaux pour photocopies, des papeteries et, notamment, de la location de chambres étudiantes chez les particuliers, car la cité universitaire de l’Universidad Autónoma de México (UAM) se trouve à proximité. Le quartier présente une image très dynamique grâce à une diversité d’activités qui s’y déroulent, à la présence étudiante, aux résidents de longue date, mais aussi aux enseignants-chercheurs qui y habitent.

Tel que mentionné plus haut, nous nous intéressons à un pôle au sein du quartier, situé autour d’un réseau multimodal de transport, le Centro de Transferencia Modal (CETRAM), où convergent plusieurs lignes de métro, une quinzaine de lignes d’autobus et une station de taxi, avec une forte présence de commerces formels et informels. Le travail de recherche, dans le cas de Santo Domingo, est basé sur l’analyse fine de cette centralité.

Notre deuxième terrain d’étude est le quartier Santa Anita situé au nord-ouest de la ville de Puebla. Ce quartier de 2 418 habitants (en 2019) est situé au nord du centre historique. La trace urbaine du quartier s’organise autour de l’église et de sa place en forme de damier. Il s’agit d’un quartier populaire avec un taux de chômage important et une population qui travaille dans l’économie informelle. Le quartier se trouve au bord de la zone de protection du centre historique de Puebla, inscrit sur la liste du patrimoine mondial de l’Organisation des Nations unies pour l’éducation, la science et la culture (UNESCO). La typologie d’habitat est constituée majoritairement de maisons individuelles et de collectifs de R+3 sous la forme de vecindades[12]. Le bâti y est plutôt délabré. La présence de l’usine de pâtes Italpasta près de l’église, en plein coeur du quartier, est à l’origine de nuisances sonores et de problèmes de circulation causés par la circulation de camions de l’entreprise. Comme d’autres quartiers limitrophes, Santa Anita a été, dans les années 1980, un lieu de tolérance en termes de prostitution, de consommation et de vente d’alcool et de drogues. Ces activités se sont déplacées ailleurs, mais l’image du quartier dangereux et sensible subsiste. Un processus de restructuration urbaine est en marche depuis 2014, principalement par la rénovation de la Place de l’église, où la fermeture des rues aux véhicules a diminué les nuisances sonores, tout en recréant un espace d’urbanité dans le quartier, comme nous le verrons plus loin.

Les informations obtenues concernant Santo Domingo sont issues d’un travail postdoctoral entrepris en 2016, dans le cadre d’un projet de recherche intitulé Construcción social y material de las banquetas en la Zona Metropolitana Del Valle de México. Dans le cas de Santa Anita, nous nous appuierons sur une recherche collaborative effectuée entre 2016 et 2018 avec le collectif RE-GENERA Espacio. Il s’agit d’un collectif d’architectes qui réalise un travail de coconstruction de l’espace urbain avec les habitants de certains quartiers populaires à Puebla, en faisant participer aussi des étudiants et étudiantes en architecture de différentes écoles du Mexique. Dans ce cadre, s’inscrivent des sessions de travail de terrain autour des nuits urbaines dans le quartier Santa Anita. Il ne s’agit pas d’une comparaison, terme à terme, mais plutôt de données de recherche qui nous informent sur la façon dont les femmes pratiquent la ville nocturne dans le contexte mexicain.

Nous nous sommes intéressées, notamment, à la pratique et à l’expérience de ces espaces quand on les parcourt à pied. Comme de Certeau (1990) le note, l’appropriation de l’espace se construit sur une base de connaissances accumulées, de mémoire et d’expériences corporelles d’usage quotidien, principalement en marchant.

Ainsi, l’analyse de la perception, la pratique de l’appropriation de l’espace lors de déplacements nocturnes, nous permettent d’établir finement la relation entre les qualités spatiales et l’expérience de se déplacer, la nuit (Hernández González et Guérin, 2016). Nous verrons comment les expériences et les discours recueillis lors de notre travail d’enquête révèlent l’existence de rapports de domination sur le corps des femmes dans leurs usages quotidiens de l’espace urbain, surtout la nuit. Ainsi, alors que la notion lefebvrienne de droit à la ville ne prend pas assez en compte les relations de pouvoir patriarcaux, nous constatons que ces relations de pouvoir affectent les mouvements et, donc, le droit à la ville des individus (Fenster, 2006).

Pour traduire cette réflexion sur la marche nocturne dans des contextes urbains spécifiques – comme le contexte populaire – il est nécessaire d’analyser l’ensemble des acteurs et actrices, mais aussi d’autres éléments comme le cadre bâti, les équipements technologiques (poteaux, réverbères, boutons de secours ou d’urgence) et les éléments naturels qui, à l’échelle d’un espace concret, fournissent non seulement des conditions, mais également un ensemble de possibilités d’usages et d’appropriations (Farías, 2011).

Pour ce faire, dans le cas de Santo Domingo, nous avons réalisé le travail de terrain entre septembre 2017 et décembre 2018. Cela a consisté en une enquête auprès de 31 femmes[13], effectuée avec l’aide d’étudiants et étudiantes en sociologie de l’UAM-Azcapotzalco. Le travail d’observation a été fait entre les mois de mars et novembre 2018.

Dans le cas de Santa Anita, nous avons utilisé la méthode des cartes mentales, réalisées par des hommes et femmes habitant le quartier, mais aussi par des étudiants et étudiantes de la Faculté d’architecture de l’Université de Puebla (FABUAP), qui ont participé aux différentes séances de travail de terrain[14]. La carte mentale peut être définie comme une représentation organisée que l’individu construit sur son environnement urbain (Lynch, 1969 ; de Certeau, 1990). C’est une représentation subjective de l’espace à partir des endroits habituellement fréquentés par la personne. La mémoire joue un rôle important dans le processus de perception et de réactivation de l’expérience vécue. En effet, la personne se remémore des éléments significatifs retenus d’un endroit où un parcours a été réalisé. Le dessin obtenu, même s’il est approximatif, nous informe sur les préférences et les faits marquants liés à la mobilité des individus.

Nous avons utilisé ce même procédé de l’élaboration d’une carte mentale après un parcours à pied effectué entre le centre historique de Puebla et le quartier Santa Anita. La consigne était de retranscrire l’expérience de la marche sur une feuille blanche (parcours) et de l’accompagner d’un récit écrit pour l’expliquer et donner plus d’information sur le dessin. Pour la ville de Puebla, une trentaine de cartes mentales ont été recueillies, en 2016 et 2018.

Dans les deux cas, nous avons réalisé un travail d’observation postée et flottante[15] dans certains endroits où ont été définies des « polarités » nocturnes. Dans le cas de Santo Domingo, deux espaces ont été retenus[16], et à Santa Anita, les observations postées ont été réalisées sur la Place de l’église et à l’angle de l’usine Italpasta. Dans les deux cas, plusieurs déambulations urbaines dans le quartier ont été réalisées avec des résidents ou des usagers, ainsi qu’avec des étudiants en architecture, à Santa Anita.

Cette démarche a été complétée par la réalisation d’entretiens semi-dirigés auprès de femmes habitant ou pratiquant ces deux espaces urbains. Dans Santo Domingo, ces entretiens ont été menés entre septembre et décembre 2018 auprès de 10 femmes et 8 hommes. Dans Santa Anita, il s’est davantage agi d’échanges informels avec 13 femmes et 5 hommes, ayant duré entre 20 et plus de 60 minutes. Ces échanges, systématiquement reportés sur des carnets de terrain, ont eu lieu durant le travail de terrain de 2016-2018. Pour ce texte, nous nous concentrons sur l’analyse du discours des femmes et, dans une moindre mesure, de celui des hommes. Il faut noter que le profil des femmes rencontrées n’est pas représentatif, car il s’agit de femmes majoritairement issues de la classe populaire et d’étudiantes[17].

Temporalités et usages nocturnes

Pour nous interroger sur la pratique de la marche de femmes la nuit dans le contexte mexicain, il est utile de connaître les temporalités et les rythmes qui caractérisent cette présence. Ce sont des temporalités qui régissent l’ordre sociospatial des quartiers et nous permettent d’aborder la compréhension de la nuit dans le contexte des quartiers populaires. Nous avons enregistré les manières d’être et de marcher qui rendent compte de l’expérience spécifique de chaque actrice, en l’occurrence, ici, des femmes des quartiers populaires qui, dans le cas de Santo Domingo, ont une certaine hétérogénéité socioéconomique: étudiantes, cadres et professionnelles intellectuelles, mais aussi une importante majorité d’employées et de femmes travaillant dans des activités informelles. Les femmes et les hommes rencontrés dans le cadre de ce travail appartiennent principalement à ces deux dernières catégories.

Malgré la visibilité acquise par la problématique du genre, les femmes n’étaient, jusqu’à présent, que partiellement impliquées dans la conception des politiques urbaines inclusives, et, surtout, peu de recherches ont été menées sur la traduction quotidienne du droit à la ville des femmes dans certains contextes comme le contexte populaire. Il est vrai que dans le cas de Santo Domingo, l’actuel gouvernement de la ville, sensibilisé à la multiplication de faits de violence et de harcèlement, met en oeuvre de nouvelles mesures visant à limiter la vulnérabilité des femmes dans les espaces publics, comme l’installation des caméras de surveillance et des boutons de secours, qui sont des alarmes connectées directement à la centrale de police du quartier. Ces boutons sont localisés dans les principales avenues du quartier et proche des institutions éducatives.

Par ailleurs, face à l’enjeu toujours croissant de l’insécurité dans les métropoles et, en particulier, de la violence à l’égard des femmes, la société civile a montré sa capacité d’organisation et d’initiative, de sorte qu’il est aujourd’hui possible de trouver beaucoup d’information élaborée par les habitants. On peut citer, en particulier, les outils de cartographie collaborative permettant d’intégrer et de diffuser des informations. Récemment (entre 2017 et 2018), une carte des agressions a été dessinée par une jeune militante sur un réseau social. Il s’agit d’une carte localisant les stations de métro où il y a eu des agressions ou des tentatives d’agression. La carte a été réalisée à l’aide d’un questionnaire en ligne demandant les informations suivantes : heure, date, ligne du métro, station, lieu exact (à l’intérieur ou à l’extérieur), type d’agression, stratégie utilisée pour déjouer l’agression et dépôt ou non d’une plainte à la police. L’objectif était de répertorier des tentatives d’enlèvement subies par les femmes vivant à proximité des stations de métro à Mexico (Paz, 2019). Élaborée à partir d’informations fournies directement par les citoyennes, la carte permet de montrer qu’il n’existe aucun lien direct entre les conditions socioéconomiques des quartiers autour des stations de métro et les agressions, comme c’est le cas de la station qui dessert le quartier Santo Domingo, un quartier populaire mais dans lequel n’a pas été répertorié un plus grand nombre d’agressions que dans d’autres quartiers non populaires[18].

On a analysé, de cette manière, les temporalités, les usages, ainsi que les pratiques dans l’espace public et lors des promenades nocturnes. Le quartier Santo Domingo est marqué par une multiplicité de rythmes et présente – comme de nombreux autres quartiers – une certaine hétérogénéité socioéconomique et culturelle qui s’est développée tout au long de son processus de consolidation (Duhau et Giglia, 2004).

Tania (femme, 44 ans, habitante de Santo Domingo depuis longtemps) décrit ainsi le quartier et ses temporalités, mettant en évidence le fait qu’une partie de la population travaille dans le quartier, ce qui conduit à l’articulation d’horaires et d’activités qui font de la rue un espace de vie sociale intense, pendant un horaire assez long:

Beaucoup de gens sont arrivés dans les terrains où ils habitaient auparavant : d’abord deux, puis cinq, maintenant, par exemple, nous vivons à plus de 20 personnes dans le même espace. Et il y a des endroits […] où vivent jusqu’à 50 personnes […] ce qui fait beaucoup de monde… Cela a changé la vie, c’est-à-dire que, maintenant, il y a beaucoup de maisons. Les familles partent le matin et reviennent le soir […]. Cependant, une autre partie importante de la population vit – nous vivons – ici dans le quartier. Moi-même je travaille ici et ici… je fais tout […]. Eh bien, il y a comme deux tours […], ce qui fait évidemment que le quartier est très animé […] À n’importe quelle heure ! Bien sûr, s’il y a des gens qui sortent tôt pour aller travailler, et les autres ne sont pas dans la rue, car ils dorment ! Ensuite, après cette vague, tous les gens qui restent sur place se réveillent. Et ce sont des gens qui bougent toute la journée ici… Et la nuit, très tard, les gens reviennent. Même, on voit des dames qui passent et achètent des tortillas, des légumes plusieurs fois pour cuisiner chez elles, que ce soit pour le lendemain ou pour le dîner. Alors cela fait beaucoup de vie : depuis très tôt le matin à très tard le soir (16/09/2018).

Cependant, la perception de la ville, la nuit, est assez différente entre les habitantes de longue date et celles qui vivent là pour une période déterminée. Comme c’est le cas d’une femme cadre (39 ans) résidant depuis sept ans à un pâté de maison de la station du métro, et seulement en semaine pour son travail:

Comme je ne vis ici que pendant la semaine, je ne sors pas beaucoup la nuit. Quand ça m’arrive de sortir avec mes collègues du travail, comme tout le monde vit très loin, nos sorties finissent tôt… J’arrive à la maison maximum à 23h et comme le quartier a une mauvaise réputation en sortant du métro… je préfère courir pour rentrer chez moi… J’habite vraiment proche de la station du métro (17/09/2018).

Plusieurs fois dans son discours, elle note que rien ne lui est jamais arrivé, mais « pas besoin d’augmenter les chances que quelque chose se produise ». Ces deux témoignages montrent bien à quel point l’appartenance au quartier et sa connaissance de longue date jouent un rôle primordial au moment de pratiquer cet espace urbain, la nuit.

Dans le cas du quartier Santa Anita, les récits font ressortir la perception d’une ambiance tranquille, calme. Certaines femmes signalent une diversité de commerces ouverts tard la nuit (laverie automatique, gym, commerces de proximité) tandis que les hommes ne font pas mention de ces espaces ouverts. Un autre aspect ressort chez les femmes, mais aussi chez les hommes : l’ambiance conviviale et la proximité entre voisins. Le seuil entre espace privé (maisons, commerces) et l’espace public (la rue) est assez perméable, comme l’explique une femme cheffe de famille (52 ans) habitant le quartier depuis longtemps et ayant un commerce informel chez elle, près de la place Santa Anita:

J’ouvre mon portail le jour et la nuit, c’est ma maison, il y a mes filles et mes petits-enfants. Ils regardent la télévision, je vois si quelqu’un passe... le soir, ils me saluent, on se rencontre, ils viennent chercher quelque chose à manger, une cigarette, je parle aux clients. En semaine, je ferme vers 23h, et le week-end, jusqu’à une heure du matin ou lorsque le nombre de visiteurs diminue…  (10/04/2017).

Grâce au travail d’observation réalisé, on constate que la Place Santa Anita constitue effectivement un pôle nocturne et articule un axe de circulation piétonne, la nuit. Le passage des piétons par cet espace est constant jusqu’à minuit.

Sur la place, on trouve des enfants – accompagnés par des adultes ou non – qui jouent tard dans le parc et partagent parfois cet espace avec des individus qui s’installent pour boire de l’alcool ou s’adonner à une consommation discrète de haschich. La Place Santa Anita ayant au moins 130 m de large sur environ 100 m de long, ces deux catégories d’usagers gardent une distance raisonnable. Cette cohabitation ne dure qu’une trentaine de minutes au maximum. Selon les observations réalisées, les enfants et les personnes qui les accompagnent quittent cet espace un peu avant minuit.

Comme à Santo Domingo, la présence d’activités à Santa Anita, de commerces informels, de flux piétons et véhiculaires, ainsi que d’une place publique animée fait apparaître ces espaces comme « praticables » tard la nuit. Mais il faut noter que les personnes qui y restent, qui y séjournent quand la nuit tombe, sont en général des habitants de longue date du quartier.

Se sentir en sécurité dans l’espace public va souvent de pair avec un service d’éclairage public qui fonctionne. Or, dans le cas mexicain, ce service manque dans les quartiers populaires que nous étudions. C’est alors la présence d’autres personnes et, surtout, la possibilité de communiquer par téléphone portable ou que quelqu’un puisse suivre les mouvements d’une femme, qui diminue le sentiment de vulnérabilité pendant la nuit, comme le mentionne une étudiante (26 ans) habitant près de la Place Santa Anita: « Bien sûr, quand je rentre à mon appartement seule le soir, je marche très vite et je téléphone à ma soeur pour lui dire où j’en suis, mais en même temps je suis méga alerte […] mais je n’ai jamais été agressée » (11/04/2017).

Ces peurs de la ville sont aussi véhiculées par certains hommes au sein de l’entourage familial, comme en témoigne un habitant (36 ans) du quartier Santa Anita qui, par protection, limite voire interdit, la pratique de la nuit aux femmes de son foyer (soeur et mère):

Quand on doit aller au magasin le soir, parce qu’on oublie quelque chose, j’interdis à ma soeur et à ma mère de sortir, c’est moi qui vais au magasin […] sans me rendre compte, inconsciemment, que mon attitude dans la rue devient, comme pour dire... un peu violente, comme pour dire aux gens que je croise : ne pensez même pas à me déranger (16/04/2018).

Ainsi que l’ont déjà montré différents travaux de recherche (Lieber, 2008 ; Lapalud et Blanche, 2019 ; Rivière, 2019), le sentiment d’insécurité, notamment l’intériorisation du risque spécifique de l’agression sexuelle (surtout chez les femmes) sont déterminants dans la façon d’être et de pratiquer l’espace public, la nuit. Sans oublier que, comme le montre Rivière (2019), la socialisation dans les espaces publics urbains est, depuis l’enfance, réalisée de manière différenciée selon le sexe biologique (garçon/fille). En effet, des différents genres de la socialisation spatiale existent et déterminent la façon de s’approprier et de pratiquer l’espace urbain nocturne.

Centralités et services : un exemple de ville de proximité

Face aux problématiques soulevées par le débat sur la crise de l’espace public de la ville contemporaine et la perte de son rôle d’intégration, l’urbanisme informel conserve paradoxalement un contenu d’interactions sociales, une pluralité de fonctions, de significations et de déambulations. Dans le cas de Santo Domingo, on constate une importante utilisation de l’espace public (trottoirs et chaussée) par un grand nombre d’échoppes et de marchés itinérants, ainsi qu’une grande offre de commerces et services informels. C’est ce qu’on pourrait appeler la « ville de proximité ».

Dans les rues, les voitures se déplacent lentement en raison de la quantité d’objets et de points de vente qui débordent sur la partie réservée à la circulation, mais aussi à cause de la quantité de dos d’âne mis en place par les habitants eux-mêmes. Si l’on ajoute à cela les points de ventes « informels », dont l’offre est adaptée à la demande des passants selon la période de l’année, les horaires et les modes, l’expérience de la rue, dans le quartier populaire Santo Domingo, présente de nombreuses caractéristiques de l’espace public cohabité et partagé.

Les heures d’activité du transport collectif (en particulier la ligne 3 du métro) et les routines de travail rythment la vie du quartier. Le métro fonctionne de cinq heures à minuit, la fréquence des bus urbains diminue la nuit, lorsque la demande est moins forte, les transports publics démarrent avant six heures et se terminent vers minuit, suivant les heures de fonctionnement du métro.

Dans le cas du quartier Santa Anita, l’offre de mobilité est cantonnée à des autobus collectifs privés qui circulent jusqu’à 23 h environ. En effet, les habitants n’ont aucune certitude sur l’heure de passage du dernier bus, car le système de transport est relativement déficient. Le principal moyen de transport, une fois la nuit tombée, reste la voiture individuelle ou les taxis privés. Or, ces deux moyens de transport représentent un coût trop important pour une partie de la population de Santo Domingo.

Les services publics fonctionnent toute la journée avec des heures de service comprises entre 7 h et 20 h. Les pharmacies ferment entre 21 h et 22 h, et les tortillerías, qui ferment traditionnellement en milieu d’après-midi, sont ouvertes jusqu’à 22 h durant la semaine, les horaires pouvant s’allonger la fin de semaine. Cependant, un facteur important pour comprendre la vie nocturne du quartier est la présence du commerce informel, qui s’est adapté au rythme des flux de travailleurs et des noctambules, ainsi qu’à leurs goûts.

Dans le cas de Santa Anita, les services de proximité restent ouverts jusqu’à minuit (petits marchés d’alimentation ou laveries), certains casse-croûtes mexicains sont ouverts jusqu’à 4 h du matin, du jeudi au samedi, et jusqu’à 3 h, le reste de la semaine. Dans le contexte mexicain, les commerces informels de nourriture sont présents dans les rues des deux quartiers jusqu’à minuit. Cette offre commerciale (formelle ou informelle) encourage et contribue à une pratique, notamment féminine, de cet espace urbain.

D’une part, il y a des femmes et des enfants qui rentrent tard la nuit, à pied, après quelques heures de travail nocturne, vente de nourriture dans la plupart des cas. Le retour à la maison s’effectue donc avec tous les outils de ce travail, transportés sur un tricycle. Ces figures nocturnes rendent rassurants les déplacements des autres femmes. D’autre part, les multiples commerces informels (alimentaires, toujours) qui s’installent à l’entrée des maisons particulières et tenus en général par des femmes, remplissent deux fonctions : contribuer au sentiment de sécurité grâce à la lumière domestique (une ampoule) qui constitue assez souvent le seul éclairage dans la rue ; et servir d’endroit de sociabilité pour les usagers de la nuit, car ces commerces restent ouverts jusqu’à 1 h ou 2 h. Nos enregistrements concernant la mobilité de proximité ont été réalisés entre 8 h et 22 h pendant le mois d’avril, la méthode utilisée s’inspirant du travail de Thibaud (2008) intitulé « Je-tu-lui », dont nous ne prenons que la partie où se réalise à distance le suivi d’une personne dans le but de déceler les mouvements du corps, la vitesse, les hésitations que l’espace urbain provoque chez la personne observée, etc.

Ainsi, le square Santa Anita de Puebla est un espace dynamique et vivant la nuit. Près de là, se trouve l’usine d’Italpasta, qui fonctionne 24 heures sur 24. Cela implique que les personnes qui y travaillent la nuit, majoritairement des femmes, arrivent avant la fermeture des transports en commun (vers 23 h) et s’installent sur les bancs du square en attendant l’ouverture des portes de l’usine pour le quart de travail nocturne, de minuit à 6h[19]. Grâce au projet de restructuration urbaine entrepris en 2014, une rue achalandée a été fermée à la circulation et a permis la restructuration d’un square devant l’église, avec des jeux pour enfants et un parcours sportif pour les adultes. Cet espace est bien éclairé, et la présence des commerces informels suscite des déplacements qui, sans cela, n’existeraient pas, ainsi que le mentionne une jeune femme maman (27 ans) habitant à trois pâtés de maisons du square et qui finit de travailler tard, la nuit : « Je passe par là, parce que je salue la dame ; j’en profite pour acheter quelque chose pour le dîner, parce qu’il y a des gens, sinon je ne passerais pas par ici » (14/04/2017).

La nuit est composée de temporalités et de spécialités en fonction du terrain d’étude, ainsi que de « modes et codes d’être » (Monod Becquelin et Galinier, 2016). On peut observer un ordre sociospatial lié à un contexte de quotidienneté. Ces codes de conduite se traduisent, par exemple, la nuit, par l’adoption de stratégies corporelles (accélérer le pas) et d’attitudes (faire comme si on n’entendait pas). On choisit le chemin à parcourir et les haltes à effectuer en fonction de la connaissance du territoire.

La pratique de la marche dans les quartiers Santo Domingo et Santa Anita

Penser à la façon dont nous marchons dans la rue amène des questions : qui est dans la rue ? Comment va-t-il/elle ? Où va-t-il/elle ? Dans quelles temporalités et dans quelles routines se réalise ce déplacement ? Ce sont là des préoccupations qui impliquent non seulement les femmes, mais également l’ensemble des passants, et qui aident à comprendre la pratique des femmes dans la rue. On peut esquisser un panorama des façons de se déplacer, de parcourir et de traverser l’espace urbain nocturne, dans les deux quartiers qui nous occupent.

Par exemple, Il existe une marche fonctionnelle clairement orientée, comme celle des femmes qui se dirigent vers l’usine d’Italpasta pour commencer leur quart de nuit. Une autre pratique de marche consiste, pour la passante, à re-signifier et organiser l’espace qu’elle traverse, subvertissant ainsi dans l’acte ce qui existe déjà. Comme le propose Michel de Certeau (1990), ce déplacement est à l’ordre sociospatial ce que la parole est à la langue. Marcher seule ou accompagnée change votre façon de marcher selon que vous êtes avec des personnes amies ou des membres de la famille, des femmes ou des hommes, ou avec un animal de compagnie.

En raison du type de sociabilité et des caractéristiques des familles dans un contexte populaire, à Santo Domingo comme à Santa Anita, il est courant que les femmes sortent ensemble dans la rue et marchent main dans la main ou en se tenant par le bras. Les petites-filles marchent avec les grand-mères, mais aussi avec les employées domestiques qui sortent, en début de soirée, pour se promener ou pour manger quelque chose à l’un des stands de nourriture informels du quartier. Marcher dans les rues, dans le cas de Santo Domingo, se traduit par un sentiment d’appropriation, d’appartenance : « C’est une règle, à Santo Domingo. En d’autres termes, à Santo Domingo, on marche en longeant le trottoir… Moi, sincèrement, je pense qu’à Santo Domingo, nous nous sommes approprié la rue, à n’importe quelle heure… en tout cas, ceux qui l’habitent… » (Erandi, femme, 33 ans, habitante de Santo Domingo).

En ce qui concerne l’espace de déambulation dans la rue, les femmes interrogées dans les deux études de cas déclarent préférer marcher sur la chaussée plutôt que sur le trottoir. Bien que cela les expose à de possibles accidents ainsi qu’à de possibles agressions en provenance des voitures qui passent, elles estiment qu’il est plus prudent de marcher le long du trottoir. C’est principalement parce que cela leur donne plus de visibilité et qu’elles peuvent voir si quelqu’un s’approche, mais aussi parce que l’éclairage électrique, orienté vers la rue, laisse souvent le trottoir dans l’obscurité.

Dans le cas des femmes du quartier Santa Anita qui reviennent de travailler tard dans la nuit avec leur tricycle (vente de nourriture ou de maïs), elles définissent leur parcours davantage en fonction de l’état de la rue que de l’éclairage, comme le mentionne une mère de famille (40 ans) qui vend de la nourriture dans le centre-ville de Puebla et rentre chez elle : « Je rentre tard à la maison, cela dépend s’il y a des clients ou pas… entre minuit et une heure du matin ; le chemin, est toujours le même, où je puisse passer avec le tricycle… c’est la seule chose qui compte » (16/04/2017).

Dans le contexte des deux quartiers populaires, certaines femmes s’adaptent et arrivent à pratiquer les espaces urbains aux « seuils » de la nuit, tard en rentrant chez elles ou très tôt, quand il fait encore nuit, en partant de chez elles. Comme nous l’avons mentionné précédemment, dans le cadre des mesures visant à assurer un accès équitable à l’espace public pendant la nuit, les autorités de Santo Domingo ont mis en place un système d’alerte en cas d’agression, notamment contre les femmes, lequel est relié à la centrale de police et qui peut être déclenché par les voisins. Il est cependant difficile de savoir où se trouve le dispositif à actionner ; c’est donc une ressource accessible uniquement à ceux et celles qui habitent le quartier. Sous l’équipe municipale précédente, un grand nombre de caméras vidéo ont été installées dans le quartier Santo Domingo, tandis que le gouvernement a mis en place un système de patrouilles quadrillant le quartier, permettant d’assurer une présence constante sur le territoire. Dans le cas de Santa Anita, la présence de patrouilles est principalement due au contrôle du trafic de stupéfiants plutôt qu’à un objectif de sécurité pour les femmes et les hommes qui circulent la nuit.

Cependant, en marge des politiques publiques, les femmes des quartiers étudiés adoptent d’autres stratégies. Chez les jeunes femmes, il est de plus en plus courant qu’elles s’organisent grâce à une communication constante, de manière à ce qu’une personne de confiance suive leur parcours au moyen d’un téléphone portable. Par ailleurs, les femmes qui sortent la nuit pour pratiquer une activité physique – yoga, pilates, etc. – s’organisent généralement en petits groupes qui vont de maison en maison. Il convient de noter que la présence de l’offre commerciale informelle et l’initiative des voisins commencent à avoir un effet important, dans ce contexte, pour que des femmes n’aient pas à s’interdire de sortir, la nuit.

Conclusion

Les barrières invisibles que certaines femmes peuvent s’imposer quant à la pratique de la ville – plus particulièrement à la pratique de la ville, la nuit – nous renvoient à l’accessibilité nocturne de la ville et à l’apprentissage des codes et des manières d’être et de vivre dans l’espace urbain nocturne. Mais ces barrières invisibles semblent ne pas exister pour certaines femmes du quartier Santa Anita, notamment celles qui doivent travailler. Elles sont dans l’espace public, la nuit, pour vendre de la nourriture ou pour attendre l’ouverture de l’usine. En revanche, les femmes des classes sociales « supérieures » font mention de ces murs invisibles lors de leurs pratiques nocturnes. Cela confirme une hétérogénéité au sein de notre groupe d’étude (femmes habitant dans un quartier populaire mexicain), notamment un apprentissage informel lié à l’expérience quotidienne de la nuit.

Nous avons aussi montré que la pratique aisée de ces espaces urbains n’est pas seulement favorisée et encouragée par la coprésence et l’offre (formelle et informelle) de commerces et services tard la nuit, mais aussi par un sentiment d’appartenance de longue date au quartier et par l’existence de liens sociaux avec les habitants et les usagers du quartier. Nous avons défini deux pratiques dans ces quartiers populaires pendant la nuit : l’une comme espace de passage, qui permet la déambulation et la circulation nocturne grâce à un ensemble d’activités présentes, la nuit. Et l’autre, comme espace d’urbanité nocturne pour les personnes, résidantes ou non, qui éprouvent un sentiment d’appartenance au quartier.

Cet article constitue également une nouvelle confirmation de l’existence d’injonctions sociales auxquelles les femmes sont soumises (Lieber, 2008 ; Lapalud et Blanche, 2019 ; Rivière, 2019, Col·lectiu Punt 6, 2020). Les imaginaires et représentations de la nuit dans nos univers sociaux et culturels continuent d’être liés à des représentations négatives. Le corps fragile et harcelé, la nuit, dans la littérature et le cinéma reste généralement le corps féminin.

Le droit à la nuit urbaine, à la circulation et à la pratique de la nuit urbaine peut être (re)mis en question par l’image et les rôles assignés au corps féminin, la nuit. Les figures féminines ayant droit à la nuit sont les travailleuses du sexe (de manière générale), les femmes qui travaillent la nuit (dans le cas mexicain du commerce informel) et les femmes qui vont dans un bar ou une discothèque. Cependant, une promenade ou une simple déambulation nocturne s’avèrent difficiles dans le contexte actuel des villes mexicaines.

L’accessibilité formelle, mais aussi « symbolique », des espaces urbains, la nuit, doit faire partie des programmes et lignes d’action politiques. La ville, la nuit, est un défi métropolitain avec l’afflux de touristes (locaux et étrangers) et les retombées économiques pour les villes mexicaines. L’aspect festif de la nuit crée sans doute des espaces de sociabilité spécifiques. Cependant, la pratique quotidienne (contrainte ou non) des espaces urbains, la nuit, en dehors des couloirs nocturnes, n’a pas été l’objet d’intérêt en termes d’une accessibilité formelle (transports, état des trottoirs, des cours d’eau, de la propreté) et encore moins d’une accessibilité « symbolique », où les femmes et les hommes peuvent « créer des cartes mentales » plus étendues au moment de pratiquer la nuit.

En ce sens, le droit à la ville ne se réduit pas à une ville, le jour, ni à un accès individuel aux ressources de la ville (Harvey, 2011). L’analyse et la pratique de la ville nocturne par les femmes nous donnent l’occasion de changer nous-mêmes la façon d’habiter la ville et d’être en ville, un droit collectif dont il faut se saisir.