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Introduction

Le thème principal de cet article concerne la transmission du savoir urbanistique qui s’est probablement produite entre l’urbaniste René Danger et son fils, Paul Danger, architecte dans la société fondée par son père. Cette question nous semble comporter un intérêt double. D’une part, souligner l’apport des urbanistes Danger apportera un éclairage supplémentaire sur l’urbanisme d’époque et, d’autre part, dans la perspective d’un fait de transmission, volontaire ou non, vont surgir les aspects les plus significatifs des « bonnes pratiques » en urbanisme (Devisme et al., 2007).

Cet ensemble gagnerait sûrement à être étudié sous l’angle du lien familial, dans lequel la transmission est quasi naturelle ; mais soulignons d’emblée que, sur ce point, nous ne disposons d’aucun élément d’information. Cette question s’inscrit dans une plus large problématique de recherche sur les racines de la pratique urbanistique, ses ressources et les rôles des professionnels. Sur cet aspect, les membres de la société fondée par René Danger avec son frère Raymond et son fils Paul, la Société des plans régulateurs de villes, sont des figures françaises pleinement investies dans les activités de l’urbanisme depuis les débuts de la société, c’est-à-dire les années 1910, mais paradoxalement méconnues du public. Il existe très peu de littérature sur René Danger et quasiment aucun écrit sur son fils Paul. Cela, tandis que tout un champ s’est ouvert pour faire le récit d’auteurs de projets divers, tels ceux modernistes et contemporains des plans Danger. Avec ses propositions pour Paris, Alger et Chandigarh, Le Corbusier prône une tout autre pensée. Pour ce qui est de l’apport de Le Corbusier, toute la lumière a été pointée sur ses projets et sur ses réalisations (Lespès, 1925 ; Dalloz, 1956 ; Deluz, 1988 et 2001 ; Cohen, 2002 ; Frey, 2004a et 2008).

Alger, qui a pourtant connu d’autres plans régulateurs ou plans d’aménagement, d’extension et d’embellissement (PAEE) à l’époque où la loi Cornudet en exigeait, n’a pas profité des retombées de ces plans. Tout autant que d’autres villes de la colonie française et de villes du Levant, Alger a connu des PAEE confectionnés par la Société des frères et fils Danger. Nous citons ici ces divers plans pour en montrer la proximité et pour souligner combien ils peuvent comporter de points communs, difficiles à résumer en quelques lignes[1] : principes et procédures, conception des plans et démarche d’analyse qui, soulignons-le, lorsqu’ils ne présentent pas de grandes similitudes, restent parfaitement comparables. Plusieurs de ces plans constituent le terrain de mise en application des principes conciliants d’esthétique urbaine par l’art des tracés, avec une fonctionnalisation des espaces qu’illustre le zonage urbain. Le tracé des plans laissera voir une recherche d’harmonie générale qu’appuient les ordonnances architecturales parfois imposées.

Ensuite, l’affiliation des deux urbanistes Danger n’est ni documentée ni analysée alors qu’elle se positionnait sans doute par rapport à l’environnement du XXe siècle où la réflexion urbaine était très féconde et devait ainsi comporter de riches formulations, dignes d’être revisitées. Dans son Cours d’urbanisme (1933), devenu une référence à son époque (Vacher, 2000), René Danger – membre fondateur de la Société des plans régulateurs – livre le fruit de son implication dans le domaine de l’urbanisme et de son investissement particulier dans la formation de géomètres (Ibid.). Le Cours d’urbanisme devient un document fondateur en raison de sa contribution à la formation du corpus de l’urbanisme, et parce qu’il tente de joindre les effets de l’exercice professionnel à l’effet didactique. Il prend la forme d’un recueil de modèles de villes et de fragments de formes plus réduites, sous la rubrique de l’analyse. Il expose les dispositifs de plans et de programmes, sous l’égide de l’action (Jannière, 2007).

Ce livre paraît au moment où plusieurs professionnels adoptent une démarche à double profil : professionnel, par les plans d’aménagement confectionnés et théorique ou didactique, par la rédaction de manuels (Joyant, 1923). La tradition du manuel est née dans cette atmosphère. Dans le livre de René Danger, était-il vraiment question d’un cours stricto sensu ou de l’expression d’un idéal de transmission et de diffusion au moment où il semblait difficile de se faire une place dans les cercles des urbanistes initialement formés à l’architecture, au sein de la prestigieuse école des beaux-arts ?

Les travaux et le manuel du fils semblent faire écho à l’oeuvre du père, autrement plus importante mais surtout ayant abouti à des réalisations, des éditions et une nette visibilité même si celle-ci reste à nuancer (Bensaâd Redjel, 2015). Les résonnances du travail du fils avec celui du père, plus que celles avec d’autres acteurs de l’urbanisme, feront ainsi l’objet de cet article. L’ensemble du fonds de la société conservé à l’Institut français d’architecture (IFA) est mobilisé, ainsi que les écrits de ses membres : Archives de l’IFA, Fonds d’archives Danger frères et fils, Société des plans régulateurs de villes, 116 IFA, SIAF/Cité de l’architecture et du patrimoine. Quantité d’autres questions pourraient aussi être posées sur l’implication de tous les membres de la Société des Danger dans la multitude de leurs apports.

Il peut paraître regrettable que le fils n’ait pu avoir autant de succès que le père. Pourtant, des messages ont été passés et des leçons furent apprises. Qu’est ce qui fait que le travail de Paul ait comporté moins d’originalité ? Il convient de préciser que le manuscrit de Paul Danger n’a pas été publié, l’auteur étant décédé juste avant la date prévue à cet effet. Peut-on, dans ce cas-ci, envisager un livre non publié comme source d’information au même titre que peut l’être le document d’un projet d’urbanisme non réalisé, archivé et oublié, mais qu’on ne peut exclure de l’étude. À notre sens, tout document est porteur d’idées, de sens, et témoigne d’un état de l’art à un moment donné. Rien que pour cela, il est digne d’être déterré ; sa lecture peut suggérer des éléments de la chaîne des faits historiques d’un urbanisme resté discret (Frey, 2004b), car méconnu, ou ordinaire[2], ce qui ne peut en faire un sous-urbanisme. Mobiliser, donner à voir et partager les travaux des Danger, cela représente pour nos recherches un enjeu double. La rencontre (au figuré) avec l’équipe Danger a donné un sérieux coup d’envoi à nos études, de quoi rester redevable à l’histoire de ces urbanistes ; plus généralement, il pourrait y avoir ouverture d’un chapitre de l’histoire de l’urbanisme encore méconnu.

Plusieurs questions peuvent alors se poser concernant, soit les temps forts de cette transmission ou les thématiques qui l’ont structurée, soit son inscription dans des sphères plus larges, celles des préoccupations du moment, tous des champs encore inexplorés dans le domaine de l’urbanisme. Sur cette même question de la transmission, les thématiques touchant la carrière des membres de la Société des Danger peuvent être nombreuses et concerner, tout à la fois, celle qui prend effet au sein de la l’entreprise même ou encore la transmission plus diffuse par le canal important qu’a été le Musée social[3]. Le 6 janvier 1908, le Musée social, présidé par M. Siegfried, député de la Seine-Inférieure (aujourd’hui Seine-Maritime), créait une nouvelle section, « la Section d’hygiène urbaine et rurale » qui avait pour but de s’occuper de tout ce qui intéressait directement la vie familiale des travailleurs : habitation, jardins ouvriers, espaces libres, alimentation, etc. Depuis cette époque, cette section a pris une part active et prépondérante dans la préparation et l’étude de la plupart des grands travaux législatifs et administratifs concernant l’hygiène sociale, l’art public, l’aménagement des villes, les espaces libres et les cités-jardins. L’écho que peuvent produire ces circulations permettra alors de situer l’oeuvre de l’équipe Danger dans son temps : oeuvre de création (plans, dessins, croquis) ou écrits sont tous des supports à l’écriture du récit de cette société. Revenir sur son apport pour le mettre en relief ouvrirait sans doute de nouvelles perspectives à la recherche urbaine par une entrée biographique empruntant, relativement à la technique du récit de vie, quelque notion.

Pour illustrer au mieux un des modèles de transmission au sein de la Société des Danger, nous verrons principalement ce qui, dans l’écrit du fils, reprendrait des aspects de la pensée du père. Ceci constitue l’hypothèse de base de cet article. Un compromis a-t-il pu s’établir entre le lourd héritage venant du père et la place à se faire au sein du nouvel univers de l’urbanisme des années 1960 (Eleb, 2002) ? Il convient également de prendre acte des divers contextes dans lesquels les travaux des Danger avaient à se déployer : 1930, apogée de la société et implication de tous ses membres dans le processus PAEE ; 1960-65, Paul Danger agit en solo après le décès de son père, et c’est durant cette période que l’urbanisme se met à changer radicalement. Est-ce que cela revient à dire que l’apprentissage des années 1930 ne servait plus à Paul ?

Et si les contextes qui les éloignent n’en ont pas séparé la pensée à ce moment-là, on pourra constater un fait de transmission, quand bien même partiel ou relatif. À noter que, dans ce type de situation, il est difficile de situer le distinguo entre ce qui relève de l’héritage naturel (on hérite d’un meuble, d’une maison ou même d’une agence) et ce qui constitue de la transmission d’idées. Cela impose de s’arrêter sur ce qui est visiblement rationnel et pragmatique, et se trouvant en lien avec l’exercice du métier d’expert ou de celui d’urbaniste (Danger, 1933 et 1937 ; Claude, 1990 ; Frey, 2004c ; Hakimi, 2006 et 2011 ; Bensaâd Redjel et Labii, 2015).

Émergence de la figure de l’expert en urbanisme

Au début du XXe siècle, s’est instituée en France une large réflexion sur l’urbanisme, dont les protagonistes (architectes, ingénieurs, géomètres, hygiénistes, économistes, statisticiens, sociologues, écrivains d’art) oeuvraient à fonder une véritable science des villes (Rey et al., 1928), en référence aux doctrines et théories de pays européens voisins qui étaient en avance sur les questions urbaines (Frey, 2012). L’ampleur et le caractère de leurs travaux, ainsi que la multiplicité de leurs ressources rendent ces approches difficiles à synthétiser dans l’espace d’un seul article[4]. Au centre du débat français sur la planification, il y eut des figures pionnières. Certaines sont connues à travers une vaste littérature (Collectif, 1960 ; Bruant, 2008 ; Delacourt, 2017), mais d’autres le sont moins. Il est entendu que c’est à Pierre Clerget en premier qu’appartient l’utilisation du terme « urbanisme » en France (Clerget, 1909-1910). La généalogie a été bien décrite par Jean-Pierre Frey (1999).

En France, l’urbanisme se construit en tant que discipline par de nombreuses actions dont la création, en 1911, de la Société française des urbanistes (SFU), sous la présidence d’Eugène Hénard. Neuf architectes ont participé à la fondation de la SFU : Alfred Agache, Marcel Auburtin, André Bérard, Eugène Hénard, Léon Jaussely, Albert Parenty, Henri Prost, Jean Claude Nicolas Forestier et Édouard Redont (SFU, 2020). Nous remarquerons deux faits : d’abord la prépondérance d’architectes formés aux beaux-arts, sauf exception (Forestier est un paysagiste) ; ensuite, l’absence de plusieurs noms dont celui de René Danger, géomètre et urbaniste. Il y aurait visiblement une sorte de recherche de légitimité par les professionnels de l’urbanisme face à un marché de projets en pleine expansion. Ceci s’avère l’un des enjeux fondamentaux pour devenir expert (Bakouche, 2008). Viviane Claude note : « On voudra bien aussi se rappeler de ces figures que furent le Belge Paul Otlet ou le Français Georges Benoît-Lévy, tous deux porteurs d’idéaux internationalistes et philanthropes qui […] soutenaient la cause planificatrice aux échelles urbaines, nationales et mondiales dans les années 1920 » (Claude et Saunier, 1999 : 26).

Plusieurs autres figures ont émergé et portaient une préoccupation commune : la nette volonté de maîtriser et de rationaliser l’utilisation et la croissance du cadre de vie urbain sous ses divers aspects. Lorsque Gaston Bardet tente une synthèse pour définir l’urbanisme, il trouve incontournable d’évoquer ces pionniers.

L’orbe de l’année 1907 peut être fixé pour l’éclosion de l’urbanisme synthétique. Cette époque est marquée, en effet, principalement par les révélations des travaux de Stubben en Allemagne, d’Unwin en Angleterre, de Marcel Poëte en France ainsi que par la féconde action du Musée social qui groupait des spécialistes tels qu’Eugène Hénard, Forestier, Jaussely, Bonnier, Auburtin, Prost, de Souza, de Clermont, Benoît-Lévy, Juillerat, Georges Risler, Jules Siegfried (Bardet, 1934 : 232-233). Remarquons ici qu’aucun membre de la Société des Danger n’est cité.

Aussi, l’univers de l’urbanisme se voit submergé de propositions de plans : le plan Gréber pour Marseille ou Montréal, le plan Geddes pour Tel Aviv, les plans Danger en Afrique du Nord, aux villes du Levant et en métropole, le plan Jaussely pour Grenoble, Pau, Barcelone, Paris, le plan Bardet pour Paris, le plan Prost pour Alger, les plans d’Agache au Brésil, autant de situations qui associent des noms d’urbanistes à des plans d’aménagement de villes. Il va sans dire que l’esprit de ces plans allait dans un universalisme difficile à dépasser, vu qu’ils obéissaient à une loi (la loi Cornudet) et non aux contextes particuliers de leur planification. Le Musée social, porteur de désir de réformes, va activer l’adoption de la loi Cornudet, texte fondateur des PAEE. Le musée crée ensuite, en 1908, une section qui aura pour rôle de discuter des questions d’hygiène urbaine et rurale (Section d’hygiène urbaine et rurale [SHUR]). Il voit ainsi s’élargir le cercle de ses préoccupations ; d’organisme d’information, il devient progressivement un espace de débats et de discussions sur les questions d’hygiène, d’habitat décent et de contrôle sur le devenir des villes.

L’ensemble des PAEE qui fleurissent à cette époque est présenté, discuté et critiqué au Musée social. Et autant René que Paul Danger y présentent leurs plans. Georges Risler, alors président du musée et ami des membres de la Société des Danger, a pu faire écouter ces présentations, tout comme ce fut le cas pour celles de nombreux urbanistes. De toutes les manières, ce qui semblait important dans ces rencontres, c’était cette vitale promesse de progrès qu’offraient les plans défilant les uns après les autres. Ces présentations de plans illustrent au premier chef, un des faits de transmission volontaire et guidée par un cercle élargi, exposée au témoignage et au regard d’autres urbanistes. Sans le Musée social, qu’en aurait-il été de cet ensemble d’activités de plans, et sans la personne de Georges Risler au dynamisme pluriel, qu’aurait pu réaliser la section de l’hygiène et sur quoi auraient débouché les débats en son sein (Risler, 1912 ; Boegner, 1948 ; Vonau, 2014) ?

Notons surtout l’ampleur des sujets de débat de la SHUR, où l’objet de la réforme lui-même s’est amplifié et s’est élargi aux problèmes de la ville dans sa totalité. Le logement est devenu un problème urbain. Le déclassement des fortifications à Paris et ailleurs, le devenir des espaces libres qui en découlent, l’embellissement des centres anciens, la planification des faubourgs et de leurs extensions, la composition d’ensembles nouveaux sont autant de sujets dont dépendront les réformes sociales (Frey, 2012). Sur le plan urbain, la réforme s’illustre par ce changement crucial de vision qui ne met plus en question les problèmes de façon partielle, mais qui en considère l’inscription dans des ensembles plus vastes. Susanna Magri et Christian Topalov (1987 : 418) constatent :

Nous voudrions montrer que ce premier après-guerre manifeste et accélère un tournant dans le projet réformateur sur l’habitat populaire et la ville. […] Néanmoins, ce qui se fait jour peu avant 1910 et prend corps au lendemain de l’armistice dans le discours officiel, parfois dans des institutions et partout dans l’évolution des technologies de l’urbain, c’est bien une vision nouvelle de la tâche réformatrice. […] Tous s’accordent sur la nécessité de transformer rationnellement le cadre de vie urbain, de fournir des services jusque-là négligés, de créer ainsi, à partir d’une vie quotidienne réformée des masses populaires, un ordre social nouveau.

Les réformes deviennent ainsi impératives, partout dans le monde occidental. Elles prennent diverses orientations et, en matière d’urbanisme, elles passent par la place centrale accordée au plan. Celui-ci sera, en ces moments, envisagé comme le remède aux maux urbains qu’une « science des villes » tente de passer sous la loupe de la rationalité universelle. Se lit ainsi le consensus des idées sur le plan comme étant le garant du devenir contrôlé des villes ; ce postulat traverse les nombreuses actions des urbanistes, dont les membres de la Société des Danger. Et s’il convient de souligner que le Musée social a contribué activement à que cette orientation de réforme par le plan soit effective[5], il sera à noter également combien ceci se rattache aux compétences des experts en charge de ce plan.

C’est alors que la construction du référentiel de compétences de René Danger s’accomplit davantage lorsque ce dernier se trouve être le seul en possession d’un savoir-faire de topométrie, et qui participe d’une certaine légitimité professionnelle à concevoir les plans de villes. Le référentiel de compétences de René Danger va de sa formation de géomètre aux savoir-faire acquis sur les divers terrains où il a été appelé, en passant par son aptitude à être en réseaux de géomètres unis par la publication de revues d’urbanistes par le canal du Musée social. Tout cela réuni lui donnait-il plus de chances que ses contemporains ?

La fourchette de fonctions exercées par René Danger va de la gestion, comme chef de file de l’entreprise, à l’étude et à l’évaluation de projets et orientations pour des mairies, en passant par d’autres activités telles que les levés et diagnostics, ainsi que les propositions d’extension. Entre autres enjeux, l’activité en commun ou par transmission, dans le domaine de l’urbanisme, renvoie à des pratiques de référence, à des événements et des acteurs qui caractérisent la conception et les évolutions de la ville. L’intérêt du regard historique réside dans son approche des lignages d’urbanistes et d’idées qui peuvent être mobilisés pour faire le récit de portées plus larges.

Pour souligner l’intérêt des PAEE, on en raconte la grande diffusion et l’actualité de certains de ses thèmes : le rapport au site, au paysage, à l’histoire. Aussi, par son optique prévisionnelle, le PAEE représente un des moments fondateurs de la discipline urbanistique. Le récit historique permet également de montrer quels ancrages particularisent la discipline de l’urbanisme dans le temps. Il s’agit, d’une certaine manière, d’une tentative de construire des continuités entre idées en urbanisme, au-delà des frontières géographiques et des moments du passé. Les activités plurielles de la Société des plans régulateurs de villes représentent une de ces situations voulant assurer continuités et ancrages en urbanisme (Bensaâd Redjel et al., 2015 ; Bensaâd Redjel, 2020). Les travaux de la Société n’étaient pas destinés à un territoire donné. Ils répondaient, depuis le siège social situé à Paris, à des commandes venues de métropoles ou des colonies. Ainsi, les dossiers savamment montés montrent quel type de rapports avait la société avec l’altérité et la différence culturelle. Quel que soit le terrain d’application, la problématique d’intervention ne nécessite quasiment pas d’adaptation aux contextes locaux, dans la mesure où elle ne modifie en rien la démarche et les principes d’aménagement.

Toute cette recherche doit aboutir à un plan-programme faisant ressortir les réponses aux questions posées dans l’enquête. Le plan d’avenir de la ville doit à la fois résoudre les problèmes posés et tenir compte des règles générales d’urbanisme.

Tout un mouvement d’opinion s’est produit en faveur d’un aménagement plus rationnel des habitations, des rues, des places urbaines, pour mettre fin au règne du laisser-faire, et la routine touche à sa fin. Déjà, dans plusieurs pays, des projets de loi ont été votés, qui ont pour but de mettre fin à certains abus et d’introduire dans l’arsenal des lois des dispositions à la fois conservatrices de la beauté ancienne et productrices d’une beauté nouvelle, faite d’ordre et d’harmonie

Clermont et al., 1910 : 87-88

De plus, la confection de ces plans restera constitutive des ressorts du milieu des géomètres, cadre de référence des travaux de la Société des plans régulateurs de villes. Chez les géomètres, dont font partie René Danger et son équipe, la combinaison entre la confection de plans urbains et les travaux de géométrie a fait l’objet de travaux, rares mais réalisés avec rigueur (Vacher, 1997 ; Vacher et Guillerme, 2017).

Un autre enjeu ferait de ces documents de PAEE des supports de connaissance sur l’urbain, ce qui justifie leur consultation par des professionnels, au même titre que les manuels et les ouvrages théoriques illustrant des concepts. Aussi, la diffusion des PAEE peut servir d’entrée à l’étude de la transmission de principes urbanistiques. C’est de cette manière que la société de René Danger a pu susciter, en un temps court, un intérêt grandissant dans un contexte où l’urbanisme se constitue en discipline spécifique[6] et dont les savoirs sont à diffuser en prenant appui sur les plans urbains. Ces derniers s’inscrivent dans la foulée des réformes urbaines devenues impératives dès le premier quart du XXe siècle. D’Ildefonso Cerda à Gaston Bardet en passant par Donat Alfred Agache, les auteurs qui se sont évertués à donner à l’urbanisme une définition précise et contextualisée sont en effet nombreux. Nous retiendrons celle donnée par l’équipe Danger, pour deux raisons : d’abord pour centrer le propos sur les acteurs qui nous intéressent et, ensuite, parce que les deux urbanistes, père et fils, ont été en contact avec divers terrains servant de prisme au travers duquel leur regard s’est porté.

Le plan, thème central du début du XXe siècle

À travers le PAEE, la « science des villes » dispose enfin d’un outil opérationnel envisagé comme une thérapie du présent et comme une force organisatrice du devenir de la ville. Depuis, l’urbanisme de plan permet d’apporter de la rationalité en ce début de siècle urbain. Il peut unir et articuler diverses disciplines pour « mener son enquête », mettre sur pied la base du programme à suivre. Le projet, quant à lui, viendra traduire la vision nouvelle de la ville du XXe siècle. Ainsi établie, la démarche est considérée claire, évidente et globale : trois étapes et une vue globale. Se dégagera aussi l’objectif noble d’assainir l’existant et d’orienter la croissance à venir. Tout cet ensemble d’idées réunies révèle l’avènement d’une ère de pensée par le plan, où celui-ci serait l’incarnation de la nouvelle rationalité, et où l’action est plus sûre car accompagnée de réflexion. Ici résidera l’essentiel de la modernisation des démarches en urbanisme et sera lancé l’immense défi du premier tiers de siècle.

L’urbanisme a certes connu des applications plus anciennes que le PAEE. La confection des plans de villes qui a accompagné l’haussmannisme du milieu XIXe siècle a, elle aussi, comporté des préoccupations de rationalité de l’espace urbain. Mais il lui manquait cet esprit réflexif et globalisant qui caractérise le premier urbanisme de plan. Ce dernier n’a pris forme qu’avec un ensemble de conditions et d’actions dont l’objectif était de caractériser l’existant, d’en scruter le moindre élément des composantes, pour ensuite donner forme à la ville rationnelle qui naîtra du plan-programme. La construction de ce savoir urbanistique ne pouvait évidemment se réaliser sans l’apport de professionnels formés à cet effet, et encore moins sans le corpus de textes et de lois propres à la discipline, où la loi Cornudet tient une place importante[7].

Dans leurs luttes, les membres de la SHUR consacraient leurs efforts au règlement des nouvelles questions que soulevait la spéculation sur les espaces urbains, ceux provenant du remaniement des fortifications (Charvet, 2005 : chapitre 2). Le plan sera certes ici la solution attendue mais, en pratique, il ne fera qu’offrir une réponse unique à des problèmes multiples[8]. Tout au long de cette période de grande effervescence des idées, le PAEE aura exposé toutes ses vertus (figure 1). Il convient de souligner que cet ensemble de plans est le produit de la Société des plans régulateurs de villes, des frères et fils Danger, une sélection de PAEE conçus pour des contextes différents et traversant les frontières géographiques avec le même mouvement d’idées.

Ce moment va être historiquement important pour l’urbanisme, en raison de la conjonction de faits, eux aussi importants : les luttes au sein de la SHUR consacrant la planification comme seule démarche possible ; le basculement dans la vision de la ville, qui n’est désormais observée que dans sa totalité ; l’inéluctable croissance qui n’est envisagée que comme le produit d’une volonté de contrôle de l’espace urbain. Mieux, la nécessité du plan tiendrait au fait qu’il puisse offrir une forme de « thérapeutique préventive » (Magri et Topalov, 1987). Ressort de tout cela le nouveau volet ajouté aux prérogatives de l’urbanisme, dont le but sera de prévoir la croissance et son contenu (Revue des architectes français, 1942 : 456).

Pour faire adhérer les acteurs venus de divers horizons, un programme à long terme est prévu : chaque ville disposera d’un plan organisant son extension, en cours et à venir. Les normes sont alors fixées dans le principe : assainir, ordonner, embellir (Ibid.) ; telles sont les obligations de l’homme de l’art et qui resteront les mots d’ordre de l’intervention en urbanisme, émanant des injonctions de la loi Cornudet. Il faudra noter aussi l’apport particulier d’un groupe d’architectes issus, pour la plupart, de l’École nationale des beaux-arts de Paris. Tony Garnier, souvent considéré comme l’un des plus illustres d’entre les anciens prix de Rome, avança un jour : « Pour pouvoir dire quelque chose, il me fallait d’abord être prix de Rome ».

[Garnier] est le premier grand urbaniste moderne. Ses propositions seront reprises, analysées, critiquées par tous les architectes des années vingt. […] En décembre 1889, Garnier est admis à l’École des beaux-arts à Paris. […] [De ses enseignements,] il tire certaines conclusions qui feront la force de ses futurs projets : le principe, notamment, d’« élasticité » d’un plan qui permet de changer certains détails (et prévoit l’accroissement d’une partie) sans modifier la composition d’ensemble

Bois, 2020

Pour Agache, « [l]e Plan [de ville] est une oeuvre d’ensemble qui a pour but de fournir les directives générales permettant de modeler la ville au fur et à mesure de son développement. Cette oeuvre d’ensemble […] a besoin d’être étudiée en fonction de données anthropo-géographiques, économiques et sociales bien définies » (Agache, 1923, dans SFU, 2020). Adeptes de créations « à la française », ces architectes prix de Rome, ont largement pris part aux aménagements du début du XXe siècle par la mise sur papier de compositions prêtant aux règles d’art urbain : tracés et dispositions de parcellaires géométriques, fronts bâtis et échappées visuelles, perspectives monumentales. Ils trouvent dans l’aménagement urbain une extension de leurs pratiques de conception en architecture et une ouverture de leurs actions à la confection de plans de villes. Souvent cités comme étant des figures de la grande composition architecturale et urbaine, Hébrard, Jaussely, Prost et Garnier ont occupé ce tournant du siècle à produire une architecture à l’échelle urbaine. Ce sont ceux-là même qui ont été partie prenante dans le devenir de la ville et des métiers qui s’y attachent :

Plusieurs grands prix de Rome successifs sont ainsi les témoins et les acteurs d’un infléchissement d’intérêt […] Garnier, premier grand prix de Rome en 1899, Bigot en 1900, Prost en 1902, Jaussely en 1903, Hébrard en 1904, […] Hautecoeur dira quant à lui : Les études que tous ces hommes avaient accomplies à l’école des beaux-arts, continuées à la Villa Médicis, leur avaient permis de concevoir de vastes ensembles, de leur conférer cette grandeur, cette clarté, cette harmonie des ordonnances propres à la France, sans les priver de cet esprit pratique qui les incitait à répondre aux besoins des cités modernes

Lucan, 2009 : 200

La Société des Danger frères et fils évolue donc dans ce climat de primauté des architectes prix de Rome. De plus, l’urbanisme est devenu une discipline enseignée dans une école (École des hautes études urbaines [EHEU]) depuis 1919, formant alors des urbanistes qui gravitaient autour de la SFU[9]. La Société des Danger, qui entendait asseoir sa notoriété dans le domaine, a connu sa fortune avec l’expansion des commandes de PAEE. Ce fut une époque fastueuse qui, pour René Danger, un des promoteurs de l’esthétique urbaine, s’est illustrée entre les années 1920 et 1940 (figure 1).

Enquête dans les publications de René et Paul Danger : une valeur stable est une valeur sûre

Les manuels d’urbanisme qui font l’objet de cet article sont une des formes illustrant les champs investis par les deux urbanistes qui nous intéressent. Ce sont ces références qui constituent les cadres des oeuvres et des plans-programmes urbains du moment. L’urbanisme des Danger s’appuie, entre autres, sur cette mise à la disposition du public, des résultats de leur « pratique raisonnée et théorisée » de l’urbanisme[10].

De l’ensemble des écrits de René Danger, retenons son Cours d’urbanisme, sans doute le plus connu à son époque, au regard des commentaires qui en sont faits dans les périodiques (Les Chantiers nord-africains, 1933 : 469 ; Le Journal général des travaux publics et du bâtiment, 1933 : 6 ; Urbanisme, 1933 : 282-283) :

Il a voulu faire une oeuvre objective et il s’est résolument placé sur le terrain pratique dans les conférences faites aux élèves de l’école spéciale des travaux publics. […] C’est un ensemble pratiquement homogène et complet sur la question. Il est original en ce qu’il n’a jamais été réalisé d’ouvrage d’urbanisme aussi éclectique, ni d’esprit aussi indépendant, […] Son passé est un sûr garant de la valeur technique de l’ouvrage […] dont la place est toute indiquée dans la bibliothèque des techniciens, architectes et ingénieurs de villes

La technique sanitaire et municipale, 1933 : 119

L’analyse urbaine, ou l’enquête urbaine monographique[11], est très présente dans les textes d’histoire de l’urbanisme. Un retour sur l’essentiel de cette étape chez chacun des deux urbanistes qui nous intéressent est important pour la suite de nos idées. Topographie des lieux pour René Danger, elle tient compte de l’état des lieux (terrain, voies, activités, équipements, monuments, etc.). Les disciplines qui alimentent la trajectoire de l’étude sont distinctes et se suivent de façon sérielle : histoire, économie, démographie. Géographie physique et humaine, économie politique, histoire de l’architecture et de l’urbanisme sont les disciplines avec lesquelles Paul Danger entend cibler de façon plus précise les problèmes urbains. Ainsi, les éléments organisateurs de la démarche d’analyse découlent de la suite des problèmes urbains scrutés sous la loupe disciplinaire. Les copieux documents produits grâce au respect religieux de ce travail autant de fois qu’il y a à confectionner un plan différent ne sont hélas pas suffisamment exploités.

Sérier et mobiliser les savoirs canoniques pour être dans un esprit de construction scientifique de l’urbanisme devient une chose connue (Danger, 1932 ; Lespès, 1936 ; Frey, 2004a). Toutefois, juger de la qualité d’un dossier sur la base du maniement de cet outillage et valoriser les compétences des analystes sur fond de leurs habiletés et tours de main font oublier que l’urbanisme est, avant tout, une discipline de l’action. Il semble que la fortune de cette étape soit liée à la densité des questions et des « problèmes urbains » exacerbés par la croissance incontrôlée de la ville industrielle[12].

FIGURE 1

Plans d’aménagement, d’extension et d’embellissement (PAEE) élaborés par la Société des plans régulateurs des frères et fils Danger

Plans d’aménagement, d’extension et d’embellissement (PAEE) élaborés par la Société des plans régulateurs des frères et fils Danger

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L’étape diagnostique ne laisse donc pas nos deux urbanistes indifférents. Ainsi, assumer la particularité des territoires sur lesquels se penche René Danger passe par sa « physionomie locale », qui n’est rien d’autre que l’expression de la synthèse d’une étude bien menée où l’architecture et l’esthétique tiennent une place de choix. Les vues pittoresques, les éléments d’architecture locale, les monuments historiques et esthétiques, les perspectives et sites pittoresques, même les moeurs particulières des habitants sont pris en compte. Sa sensibilité devrait l’amener à reconnaître la spécificité de la ville et les points forts la caractérisant. Le site restera la pierre angulaire de l’approche des villes, chez René Danger. Sa sensibilité remarquable pour l’unité architecturale, pour les échappées vers la mer, l’exposition aux vents et la beauté de la nature est toujours un atout qui prédisposera le terrain à de futures urbanisations. Une fois établis le rapport d’enquête et le programme, une fois cernées les tendances de l’évolution de la ville, il ne reste plus qu’à satisfaire aux trois registres d’aménagement connus chez lui : assainir, ordonner, embellir. En d’autres termes, le plan doit répondre aux impératifs d’hygiène, de circulation, et d’esthétique[13]. Cette triade, assainir, ordonner embellir, c’est un précédent qui continue d’agir chez le fils, Paul Danger. Les trois concepts de l’urbanisme de René et Paul Danger s’organisent ainsi. Le but de l’ouvrage sera de « saisir d’ensemble tous les aspects » de la fresque, comprendre la tâche de l’urbaniste et ce qui l’anime pour bien traiter son étude.

En conclusion, les buts généraux de l’urbaniste sont :

  • assainir (dans le sens le plus large), c’est-à-dire faire en sorte que le plan permettre à la cité, enveloppe du corps social (contenu de l’enveloppe), de ne pas être « malade » (asthénique, obèse, névrosé, anémique ou hypertendue) ;

  • ordonner, c’est-à-dire organiser la cité pour que la vie soit facile, commode (sans perte de temps excessive), efficace (pour un bon rendement intellectuel et social de chacun) ;

  • embellir, c’est-à-dire rendre la vie sociale plus agréable et la cité plus attirante (Danger, 1965 : 9).

L’entrée en scène du fils Paul Danger, architecte formé en urbanisme à l’Institut d’urbanisme de Paris, pourrait faire croire à un régime d’exercice différencié et distancié. À la différence des autres membres de la Société des Danger, il signe ses plans, et les dossiers ainsi que les présentations du Musée social qui lui sont attribués sont également marqués. Retenons qu’au travers des 470 pages de son manuscrit, Paul Danger voudrait couvrir des thématiques aussi larges que l’a été l’urbanisme de son époque. Structuré en plusieurs parties et sous-parties ou chapitres, son ouvrage part des préambules et des rôles de l’urbaniste, essentiel à son regard, pour conclure sur les plans de détails, tel que les places urbaines et aménagements particuliers. Voici une présentation de la structure d’ensemble du manuscrit (Danger, 1965) :

  • préambule : les notions de base en urbanisme ;

  • A : considérations générales … définitions, missions des collaborateurs de l’urbaniste ;

  • B : essai sur l’organisation territoriale en fonction de – l’expansion régionale de la France – l’expansion nationale dans le cadre européen ;

  • C : les sciences et les arts, bases de l’urbanisme ;

  • D : de la hiérarchie des études d’aménagement ;

  • E : but de l’ouvrage, exposé de l’ordre adopté ;

  • 1re partie : connaissances de l’homme, de la famille, des communautés ;

  • 2e partie : fonctions et physiologies urbaines ;

  • 3e partie : organisation des études ;

  • 4e partie : les plans d’aménagement et les applications.

Plusieurs points sont à relever quant à sa pratique de l’analyse. Retenons la linéarité qui caractérise la démarche depuis le début et qui consiste à enchaîner l’enquête, la synthèse, pour qu’ensuite, et seulement après, soient prévues les grandes lignes du programme et du projet en devenir de la ville. Ces grandes lignes ont forcément un rapport étroit avec les tendances lourdes de l’évolution des faits sociaux et spatiaux, que l’enquête aura servi à déterminer. Paul Danger trouve certes que l’enquête est la plus passionnante et la plus instructive de toutes les phases : « L’urbaniste doit être l’enquêteur seul durant la phase première d’observation […] on y découvre la ville […] mais il faut se garder de porter un jugement hâtif » (Danger, 1965 : 11-19). Autre fait digne d’intérêt, et qui fait de l’urbaniste un enquêteur de droit, une sorte de chef d’orchestre distribuant les rôles et donnant la cadence au travail d’analyse : plusieurs métiers de l’urbain y sont représentés par :

  • tâche d’analyse – Connaissance du terrain et des hommes, des projets et des examen, critique des études en cours ; conseil de l’administration et de la commission consultative pour contribuer à la mise au point du programme ;

  • tâche de synthèse – Après l’élaboration du rapport et de l’atlas documentaire, l’urbaniste doit procéder à un temps de réflexion et de méditation, de façon que les divers éléments ou composantes de l’existence du territoire étudié se décantent. Cela correspondrait un peu à la vision d’ensemble qu’aurait un inspecteur regardant l’ensemble du terrain vu d’une terrasse qui ménagerait une large perspective panoramique. En clignant fortement les yeux, les détails secondaires disparaissent. Seuls subsistent les grandes zones d’ombre ou de lumières (vallées ou plateaux) et les points dominants principaux : cathédrales, beffrois, grands édifices […] C’est cette synthèse objective tirée des constats analytiques qui va constituer pour chaque chapitre, puis pour l’ensemble de l’enquête documentaire, la base des déductions qui clôtureront le rapport. Ces déductions constitueront les données du problème à résoudre. Le programme que le politique, conseillé par l’urbaniste, doit préparer est en fait la réponse donnée aux problèmes posés par les défectuosités ou insuffisances constatées par l’urbaniste enquêteur et analyste ;

  • tâche de composition – Après les phases préalables d’analyse et de synthèse, qui se terminent par la mise au point du programme, l’urbaniste pourra entrer dans la période de conception qui réclamera de sa part une imagination créatrice mais surtout intuition et « flair », basés essentiellement sur l’expérimentation et la pratique du métier (Danger, 1965 : 20).

Le parallèle avec la nature et les situations diverses que celle-ci peut offrir est une nouveauté en soi. La ruche, les nouveaux surgeons, les branches saines seront mobilisés pour signifier la vitalité, l’anémie ou la fièvre, pour décrire les problèmes urbains auxquels répondra l’urbaniste, alors devenu médecin des cités. Il convient ici de s’interroger sur le crédit qu’on pourrait accorder à ce parallèle avec la nature ; faut-il l’envisager comme un cadre théorique ou comme un simple emprunt employé par Paul Danger pour appuyer son argumentaire ?

« Il faut surtout éviter de travailler dans l’absolu et l’abstrait. Les exemples sont fréquents de villes volontairement créées, apparemment bien conçues, mais en fait non adaptées au tempérament local » (Danger, 1965 : 8). Ceci n’est pas sans rappeler la physionomie locale du père. S’attachant à montrer le contenu social des faits urbains qu’il étudie, Paul Danger avance une idée que l’on comparerait, elle aussi, à la physionomie locale de son père. Ce sera le « corps social » qu’il décrit ainsi :

C’est d’autre part, un corps social uni, homogène, équilibré, animé d’une même volonté de création et de production, fier de vivre et d’agir, composé de classes sociales hétérogènes et suffisamment variées, suivant un dosage qui est fonction de l’activité principale de la ville […] fait d’une majorité de classes moyennes puis des artisans et des ouvriers, et d’une minorité de cadres supérieurs venant de la classe moyenne après évolution

Idem : 9

Au site, cheval de bataille des analyses du père René Danger, il ajoute la nécessaire imprégnation de l’ambiance générale que les visites révéleraient. Un peu plus loin dans son manuscrit, Paul Danger trouve que l’analyse gagnerait à mettre au jour les problèmes urbains sur deux volets, l’un qualitatif[14] et l’autre sanitaire[15]. Il aura ainsi conçu une nette évolution par rapport aux exigences antérieures selon une pondération des étapes en fonction de l’ampleur des questions à traiter.

Paul Danger admet fort bien la pluridisciplinarité comme ressource pour tout travail d’équipe, mais à quelques nuances près. Car, en effet, il met en place un ordre dans lequel l’urbaniste d’un côté et les équipiers (architectes, géomètres, ingénieurs, paysagistes, sociologues et économistes) de l’autre ; il en ressort une nette maîtrise du travail par le premier. N’est-il pas le chef d’orchestre ? Notons surtout le repositionnement du géomètre qui, de chef de file, passe à un rang inférieur, celui d’équipier.

TABLEAU 1

Paul Danger : phases des opérations d’urbanisme

Paul Danger : phases des opérations d’urbanisme
Conception : Bensaâd Redjel, 2020

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La récurrence des profils ne doit pas masquer la forte polarisation du collectif autour de la personne de l’urbaniste, qui incarne à lui seul le métier dans son intégralité. Est-ce pour avoir mainmise sur l’ensemble des activités ? Curieusement, l’urbaniste sera, encore une fois, au centre du processus décisionnel, entre le politique en charge du programme et l’administratif, responsable de la gestion de la ville toute faite (tableau 1).

Nouveaux paradigmes pour les nouveaux contextes

Nous sommes en 1965, et le manuscrit de Paul Danger vient couronner toute une vie d’activités en urbanisme, d’abord au sein de la société fondée par le père, ensuite en solo. Après le décès de Paul Danger, s’arrêtera le long parcours de cette société particulièrement dynamique. Quelle peut être la revendication de Paul avec son écrit découlant de la même filiation urbanistique, 30 années après celui du père René, paru en 1933 ? Nous en arrivons à l’un des principaux épisodes qui illustrent l’activité urbanistique « raisonnée » de Paul Danger, sur fond de l’hypothèse d’un changement de paradigme entre son urbanisme et celui du père : à contextes différents, paradigmes également différents.

De manière générale, l’expérience urbanistique des années 1960 diffère de celle des années 1930. Après avoir été une des prérogatives de la commune, et ce, depuis la mise en application de la loi Cornudet en 1919 et la venue des PAEE, le plan passe aux mains de l’État centralisateur. Le champ de l’aménagement et de l’urbanisme est désormais confié à des organismes publics spécialisés qui auront charge d’opérations d’envergure, véritables démarrages de la reconstruction d’après-guerre (Fredenucci, 2003).

En aménagement, deux référents semblent structurer la pensée de Paul Danger. La notion de région et le principe de zonage traversent la partie « plans d’urbanisme » de son manuscrit de façon inégale.

L’émergence de ces nouvelles préoccupations qui lient la ville aux territoires environnants, notamment à sa région, conduirait vers la construction de logiques d’intervention différentes[16] ; cela semble aller de soi. Sauf que, pour Paul Danger, la mobilisation de ce registre s’arrête à la tâche de l’analyse et de l’énonciation du livre ; retenons la visibilité donnée à l’expression région dans son intitulé.

Privilégiant une promotion de l’urbanisme opérationnel, que résument les trois procédures habituelles (lotissement, remembrement et rénovation), l’urbaniste voit se diluer sa région dans les généralités du discours, au moment où d’autres travaux s’approprient le concept avec une attention très poussée (Zieseniss, 1940). Chez Paul Danger, la région n’agit pas comme mode opératoire. Elle est un dispositif de compréhension des échelles de la réalité urbaine, juxtaposées en série les unes après les autres : territoire, pays, région, ville, quartier ou îlot, parcelle. Auraient probablement manqué à cette acception de la région, quelques marchés de plans régionaux. Sur ce point, Paul ne s’est pas illustré comme son père qui, lui, a largement pris part aux marchés de PAEE au moment de leur large diffusion en Europe, sur les terrains ex-colonisés, au Moyen-Orient et plus loin. Serait-ce dû à une difficulté de se positionner dans le domaine de l’aménagement, en évolution continue ? Ce n’est pas sans rappeler le champ de force où son père a dû faire valoir le plus sa formation de géomètre face à l’univers fermé des architectes issus des beaux-arts de Paris.

À la fin du document, il devient clair que le discours de Paul Danger est plus imprégné d’analyse que de création. Les « composants de la ville » n’ont-ils besoin que d’être restitués ? Sur ce plan, il est intéressant de comprendre comment Paul Danger explore à grands traits d’abstraction, les entrelacements entre les échelons communautaires (communautés régionales ou provinciales, communautés municipales, communautés de quartier ou d’îlot) et ceux de l’espace urbain. Car la ville est faite de tellement de croisements et d’enchevêtrements difficiles à éluder qu’il conviendrait à tout urbaniste d’être aux prises avec la réalité qu’il étudie, au cas par cas si nécessaire.

Laisserait-il ici entrevoir un des marqueurs de sa formation d’architecte qui vise en pratique une forme d’équilibre ou de synthèse entre les espaces et les modes de leur occupation ? Pour finir, et pour définir sa « région » sur le terrain opérationnel, Paul Danger répond par la métaphore biologique (Lussault, 2014). Cette question mérite, à notre avis, un développement à part entière et appelle une réflexion poussée. Le rendez-vous manqué avec la région n’est qu’une des velléités dues aux limites du mouvement de Paul Danger entre des savoirs empruntés, restés hétérogènes, et des savoir-faire opérationnels, détaillés et maîtrisés. Notons, au passage, combien cette question de recherche de contextes englobants restera chère à l’urbaniste Paul qui fera appel, dans son argumentaire, à l’urbanisme français ou « national » même en ce qu’il a de plus restrictif :

Combien parfois nous jugeons de l’urbanisme à l’étranger parce que notre tempérament latin nous fait porter notre effort financier sur le problème de l’auto, des loisirs et du « qu’en dira-t-on », de préférence au logement, à la vie sociale et culturelle, à la vie de « nature » alors que l’anglo-saxon ou le nordique porte son effort sur le « home », la vie de club, les parcs nationaux, les équipements routiers

Danger, 1965 : 11-19

« L’urbaniste sera au point » lorsqu’il aura compris l’importance des véritables besoins et possibilités de la population qui vit ou qui est destinée à vivre, sur le territoire étudié. « Il y a parfois de faux besoins suscités par la spéculation foncière, et une municipalité, par le fait même que les problèmes se posent pour elle au jour le jour et que son optique se braque sur quelques difficultés particulières, ne peut pas toujours avoir une vue d’ensemble des problèmes d’avenir » (Idem : chapitre « Problèmes urbains »). Surgira ici la question complexe du rapport aux municipalités. La collectivité, client, aidée de l’homme de l’art, fait voeu de prise en charge de son territoire, à commencer par sa délimitation et donc par une sorte de frontière niant le territoire régional. Hier aussi, la collectivité était proche des urbanistes ; sinon elle était carrément un client de choix. L’épisode PAEE en est la preuve. Dans son cours d’urbanisme, René Danger dressait le tableau d’un urbaniste à même de « montrer ce qu’il y a lieu de penser, de dire, de tracer pour satisfaire une municipalité désireuse de se conformer aux obligations de la loi » (Le Journal général des travaux publics et du bâtiment, 1933 : 6). Une tradition dans l’expertise particulièrement rendue à la municipalité fait ainsi son chemin de génération en génération[17].

Paul Danger adhère de façon explicite au programme urbain de zonage[18], ce que démontre la lecture du manuscrit. Programme consenti en vertu d’une certaine cohérence, le zonage fait son retour dans la composition du schéma directeur de structure. Cette dernière apparaît à tous les niveaux explicatifs des démarches de conception ; elle est l’épine dorsale du projet de ville selon l’urbaniste et est présente dès les premiers développements de ses écrits. Dans l’argumentaire, elle revêt une importance cruciale. Mais aucun schéma ne viendra illustrer ce fait de structuralisme criant, ce qui est fort regrettable. Voici une synthèse de la composition du schéma directeur de structure selon Paul Danger :

Plan d’organisation et d’expansion du territoire étudié pour les cinq années à venir en vue d’exprimer et de permettre, sur ce territoire, l’optimum de réalisation pour les possibilités et les besoins les plus immédiats et les plus urgents :

  • zones denses ou dont l’urbanisation est arrêtée ;

  • zones à densifier (îlots insalubres) ;

  • zones à urbaniser en priorité (ZUP) et zones d’aménagement différé (ZAD) ;

  • zones dont l’urbanisation est en cours ou celles réservées par la commune ;

  • zones industrielles, canaux et voies importantes pour éviter l’artério-sclérose urbaine ;

  • parcs et espaces libres, verts, de loisirs à récupérer à partir des jardins de châteaux et de demeures privées.

L’image de la ville ordonnancée et monumentale disparaît aussi sous le coup du primat de la partition du tout urbain en zones-camps spécifiques et clairement délimitées. L’image en général compte peu pour Paul Danger, ce qui est curieux pour un architecte. L’écho de la charte d’Athènes retentit encore. La ville paraîtrait plus fonctionnelle si elle se souciait de son système de circulation : formes et dimensions des tracés, tracés de carrefours et voirie urbaine, typification des voies, de leurs élargissements et de leur insertion dans le tissu.

Dans cette même optique, le schéma de structure procède par grands axes canalisant le trafic et découpant le territoire en grands lots. Plusieurs lots groupés formeront une « zone homogène » destinée à tel ou tel mode d’occupation. Le principe paraît simple à mettre en oeuvre. Comme cadre d’action, le concept de zone traverse tout le manuscrit, prenant plus d’importance que la région, supposée élément-clé de la réflexion. Même dans les lignes qui prennent acte de la composition des plans, la voirie, prend le pas sur le reste des réseaux, de l’hygiène et des espaces libres, pourtant composantes-clés de l’aménagement technique.

Conclusion

En matière d’urbanisme, l’exemple d’écrit le plus recherché reste le manuscrit théorisant des sommes d’expériences jugées utilisables car retrouvées chez de nombreux acteurs. Tout le soin donné à ce type d’activité par les deux urbanistes René et Paul Danger dénote un sérieux engagement dans la recherche incessante de définition du métier d’urbaniste et de ses charges et prérogatives.

À ces deux noms, René et Paul Danger, s’associent deux approches d’urbanisme dont les origines sont certes communes, mais qui affirment des priorités distinctes. Pour le premier, l’idée de physionomie locale n’est rien d’autre que la finalité de son enquête urbaine, où l’esthétique locale est aussi importante que les moeurs des habitants. Cette idée marque une des revendications de son auteur, celle de la primauté du regard artistique. L’idée de corps social serait, pour le second, une promesse d’union, d’équilibre entre les diverses classes. Elle s’attache, quant à elle, à dévoiler le contenu social des faits urbains plus que le contenu spatial. Si le père et le fils partageaient une même préférence pour la régularité géométrique des plans, un élément discriminant semble les éloigner. Cet élément renvoie au caractère des tracés et des compositions que suggèrent leurs manuscrits : René Danger donne la primauté aux tracés de perspectives, aux alignements des fronts bâtis et aux gabarits respectueux des alentours, alors que les orientations poursuivies par Paul l’amènent sur les rivages d’un rationalisme qu’impose le zonage urbain. Paul semble refuser de faire de l’esthétique un enjeu majeur du projet. Son urbanisme nous lègue des plans de masse et des schémas théorisés de structures destinées à orienter le découpage en zones fonctionnelles spécialisées. Quoi de plus rationaliste ?

Au terme de ce travail, il reste difficile de cerner l’aptitude de Paul Danger à « savoir parler le même langage » tant son activité s’inscrit dans deux espaces-temps fort différents : celui où son père René revendiquait en « homme de l’art » sa place de chef de file, et celui où les plans de reconstruction de villes exigeaient de lui des schémas de masses fonctionnelles.

Compositions géométriques ou fonctionnalisation des espaces de la ville ? Ceci est une question qui n’est pas sans rappeler combien l’innovation incarnerait, pour beaucoup, une franche rupture avec les filiations d’aménagement. Ces dernières n’ont-elles pas été simplement actualisées sous la plume de Paul Danger qui disposait, d’entrée de jeu, d’une certaine habileté due à sa double appartenance aux deux métiers d’architecte et d’urbaniste ? Son tracé associant grande perspective et compositions en zones homogènes en dit long sur son esprit conciliant. De plus, l’enjeu que représente pour lui la coordination des équipes qui interviennent sur des terrains de plus en plus vastes, la région incluse et elle-même à désenclaver, prend le pas sur les contenus de ses dossiers.

Comme nous l’avons montré plus haut, avec des concepts stabilisés et d’autres renouvelés, arrangés, adaptés aux contextes qui changent, permettant d’introduire des dimensions nouvelles à explorer, à engendrer, ou de définir selon des choix de transformation des espaces en attente de prise en charge, l’aptitude au changement et sa réception restent la pierre angulaire de l’édifice de l’urbanisme.

Voici à quoi aura servi de se pencher sur des travaux d’urbanistes du passé, sur les filiations d’aménagement et sur leurs marqueurs : logique d’action et composition de plans, production de connaissances et opérationnalité, adaptation de concepts et adaptation aux contextes divers. Ces marqueurs semblent continuer à former la trame de fond des activités de l’urbanisme. On se permet de penser que l’évolution des objets de la fabrique urbaine et de ses enjeux ne changera en rien l’activité fondamentale de l’urbanisme, qui reste le projet, lequel projet ne peut être monté sans la modalité de l’enquête ou du diagnostic. Voilà un des apports essentiels de cette étude.