Corps de l’article

Introduction

Un recensement réalisé en 2013 en Nouvelle-Zélande, territoire insulaire du Pacifique Sud, montrait que 85,7 % des habitants vivaient dans des centres urbains. Si l’on s’intéresse plus spécifiquement aux personnes s’étant identifiées comme Māori lors de ce sondage, on constate que 84,3 % d’entre elles résidaient en ville, un pourcentage proche de celui observé au sein de la population globale du pays (Polkinghorne 2018 : 20, 25[74]). En juin 2018, le nombre de Māori en Nouvelle-Zélande était estimé à 744 800 sur une population totale d’environ 4,88 millions d’habitants (Statistics New Zealand 2018). Ces chiffres permettent de constater que les Māori, peuple autochtone de la Nouvelle-Zélande dont on estime l’arrivée en Aotearoa[75] entre les Xe et XIIIe siècles (Belich 2001 [1996] : 36, 38 ; King 2003 : 48 ; Walker 1990 : 28[76]), représentent aujourd’hui une minorité de 15,2 % de la population totale et ont, pour la plupart, adopté un mode de vie citadin. Ces faits s’expliquent au regard des bouleversements induits par la colonisation britannique officialisée en 1840 par la signature du Traité de Waitangi entre les colons et les Māori. Ces derniers ont vu, au XIXe siècle et au début du XXe siècle, le nombre des territoires qui leur appartenaient diminuer drastiquement, notamment à la suite de confiscations ou de pressions pour qu’ils vendent leurs terres à bas prix. Ils commencèrent à migrer vers les villes dès les années 1930 pour trouver des emplois ou pour disposer des commodités urbaines. Cette urbanisation conduisit à l’éloignement des terres ancestrales et des marae[77] s’y élevant et à l’adoption de nouveaux modèles familiaux et sociétaux différents de ceux prévalant avant la colonisation. Néanmoins, comme j’ai pu le constater lors de mon enquête de terrain doctorale menée en 2012-2013 auprès de femmes artistes māori résidant principalement à Auckland, des valeurs et des concepts précoloniaux relatifs aux territoires et à l’environnement sont toujours transmis et jugés pertinents, même par les Māori vivant en milieu citadin. Il s’agit là de l’un des héritages de la « Renaissance culturelle » des années 1970 que j’évoquerai dans la suite de cet article. Les oeuvres des artistes que j’ai rencontrées témoignent notamment de l’importance qu’elles accordent à leurs territoires ancestraux et, plus largement, à leur environnement insulaire et à leur protection.

Cet article s’appuie sur les données obtenues lors de ma recherche doctorale. Il s’agissait d’une recherche qualitative de type exploratoire basée sur une enquête de terrain d’un an au cours de laquelle je me suis livrée à de l’observation participante et j’ai mené des entretiens semi-dirigés avec une trentaine de femmes artistes māori, une population qui était jusqu’alors très peu représentée dans les recherches consacrées à l’art contemporain māori. Cette enquête a été complétée par des recherches bibliographiques, par l’examen de sites Web d’artistes et d’institutions culturelles et artistiques néo-zélandaises ainsi que par des échanges ultérieurs avec les artistes rencontrées sur le terrain, par le biais d’Internet. Des récits de vie ont été recueillis auprès de certaines participantes et l’analyse présentée dans ma thèse de doctorat (Pellini 2017) s’inscrit ainsi partiellement dans une approche biographique. Le cadre conceptuel qui sous-tend ma recherche est toutefois plus vaste et il est inspiré des études kaupapa māori qui visent à placer « Māori understandings as central to the research process and analysis » (Pihama 2001 : 39). Cette démarche qui s’est développée en Nouvelle-Zélande dans le domaine de l’éducation au milieu des années 1980 répondait à la volonté de créer un processus de recherche propre aux Māori et d’ouvrir un espace où pouvaient s’exprimer les universitaires māori. Elle a émergé dans un contexte marqué par le mouvement international des peuples autochtones réclamant leur autodétermination en matière de terres, de langue, ainsi que par l’accent mis sur le respect du Traité de Waitangi et la volonté de s’assurer que les engagements pris pour une meilleure collaboration entre Māori et non-Māori, notamment dans le domaine de la recherche, soient respectés (Kerr 2012 : 7 ; Pihama 2001 : 78 ; Smith et Reid 2000 : 6 ; Walker et al. 2006 : 332). L’approche mana wahine, qui s’inscrit dans le champ des études kaupapa māori, s’est révélée particulièrement pertinente dans le cadre de mon analyse. Il s’agit à la fois d’une théorie, d’une méthode et d’une pratique invitant à reconnaître la diversité des expériences vécues par les femmes māori et des significations qu’elles y attachent, tout en mettant en avant leur capacité à apporter des changements positifs à leur société (Simmonds 2011 : 11). Cet article reprend une partie de l’analyse présentée dans ma thèse. Il va être question d’oeuvres produites par des femmes māori, mais l’objectif n’est pas de livrer une analyse du traitement spécifique qu’elles peuvent accorder à certains thèmes en tant que femmes. La dimension genrée n’est donc pas abordée dans le cadre de cet article[78]. Au travers de plusieurs exemples présentés également dans ma thèse de doctorat (Pellini 2017), il s’agira d’examiner comment l’adoption d’une pratique artistique contemporaine permet à ces femmes d’affirmer la pertinence toujours actuelle de concepts māori, notamment ceux définissant les relations à la terre, aux groupes familiaux et ancestraux et plus largement à l’environnement au sein duquel elles évoluent. Ces artistes étant les héritières d’un contexte historique marqué par la colonisation, nous verrons que leurs démarches artistiques peuvent avoir vocation à appuyer certaines revendications politiques, culturelles et identitaires. C’est là une caractéristique partagée par de nombreux artistes autochtones, que ce soit en Océanie ou dans d’autres contextes postcoloniaux (Gagnon 2016 ; Glowczewski et Henry 2007 ; Graille 2003 ; Schneider 1996 ; Siebert 2015 ; Thomas 1995, 1999). Bien qu’ils intègrent fréquemment des éléments issus de la culture occidentale et semblent parfois en adopter parfaitement les codes, ces artistes manifestent souvent dans leurs oeuvres, de manière plus ou moins explicite pour l’oeil non averti, leurs liens avec leur communauté et la volonté de transmettre des revendications, de faire entendre un positionnement politique particulier et de véhiculer des valeurs culturelles spécifiques (Beaudry 2011 : 113 ; Le Roux 2013 : 172 ; Rowe 2017). En puisant dans le passé pour éclairer leurs conditions de vie actuelles et mettre en valeur ce passé, les artistes et les intellectuels autochtones créent de nouvelles formes de communication et apportent de nouvelles idées tout en agissant pour la préservation de certains éléments culturels qu’ils reconfigurent dans leurs oeuvres. Ils remplissent alors le rôle de chroniqueurs, de professeurs et de critiques sociaux (Ihimaera et al. 1996 ; Mataira 1972 [1968] ; Negash 2004 : 191-192). C’est ce que nous verrons ici en abordant un cas ethnographique particulier : la manière dont les femmes artistes māori manifestent leur attachement au territoire en insistant sur le statut de tangata whenua (peuple autochtone) des Māori.

Les liens entre les Māori et leurs territoires : l’appartenance à une whakapapa commune

Le rapport à la terre traditionnellement entretenu par les Māori est très différent de celui qui prédomine en Occident. On ne possède pas la terre, on lui appartient. Les Māori se disent d’ailleurs les tangata whenua, « people who belong to the land » (Sissons 2010 : 384) d’Aotearoa. Ils sont liés à leur environnement naturel et à des territoires spécifiques par des connexions spirituelles fortes et par des relations de « whakapapa », terme souvent traduit par « généalogie » mais dont le sens est moins exclusif que son acception occidentale. De nombreux récits cosmogoniques māori établissent une parenté entre tous les êtres humains et entre les humains et les éléments qui les entourent. Ils évoquent l’union de Ranginui, le Ciel-Père, et de Papatūānuku, la Terre-Mère, qui a donné naissance à divers dieux dont Tāne-Mahuta, créateur de la première femme s’étant ensuite uni à elle pour engendrer l’espèce humaine[79]. Les frères de Tāne-Mahuta ayant façonné les autres éléments peuplant la terre, les espaces aquatiques et le ciel, les hommes ont un lien de parenté avec la faune et la flore, les ancêtres originels communs étant Papatūānuku et Ranginui. Ils doivent donc respecter leur mauri (force de vie présente en toute chose ; voir Mead 2003 : 54) et ne prélever que ce qui est nécessaire pour respecter un certain équilibre, autre notion très importante pour les Māori (Patterson 1992 : 37-39). En outre, chaque élément naturel possède des whakapapa (généalogies) particulières qui s’entrecroisent, entre elles et avec celles des humains, et retracent des connexions jusqu’à un ancêtre commun (Waymouth 2003 : 4). La société précoloniale māori était organisée en groupes – les iwi (tribus), hapū (sous-tribus) et whānau (familles étendues) – qui étaient donc liés à des territoires spécifiques avec lesquels ils partageaient une ancestralité.

Certaines actions ont vocation à symboliser et consolider cet attachement à la terre et à la whakapapa. On peut citer, par exemple, une pratique également répandue chez d’autres peuples d’Afrique et d’Océanie : le fait d’enterrer le placenta d’un nouveau-né dans son territoire ancestral. Cette pratique permet de renforcer la relation physique et spirituelle qui existe entre un individu et le territoire auquel il est lié par une relation de whakapapa, mais aussi de rappeler les liens l’unissant à Papatūānuku, la Terre-Mère (Mead 2003 : 288). À ce sujet, il est intéressant de remarquer que le terme qui désigne le placenta et la terre est le même : il s’agit du mot « whenua » (Metge 2005 : 87 ; Mikaere 1994). Il est présent dans l’expression « tangata whenua » qui désigne non seulement les Māori dans leur ensemble, mais également les membres d’un groupe liés à un marae érigé sur les terres de ce groupe. Les marae sont considérés comme des symboles de l’identité māori et de la perpétuation culturelle. Les maisons de réunion qui s’élèvent sur ces espaces sont des constructions permettant d’accueillir les visiteurs ainsi que des lieux où se déroulent les réunions et les cérémonies rythmant la vie du groupe, mais il s’agit également d’édifices symbolisant, par leur architecture et leurs ornements, l’ancêtre fondateur du groupe (Salmond 2005 [1975] ; Tauroa et Tauroa 2009 [1986]). Traditionnellement, le marae qui s’élève sur les terres de l’iwi, l’hapū ou la whānau d’une personne est son tūrangawaewae, « the place for the feet to stand » (Mead 2003 : 96), son lieu d’appartenance qui était également celui de ses ancêtres. Être tangata whenua et avoir un tūrangawaewae confère un statut particulier, duquel découlent des droits mais aussi des responsabilités. Ainsi, en tant que tangata whenua, on peut, par exemple, participer à l’organisation des cérémonies qui ont lieu sur le marae et y jouer un rôle actif, mais il faut aussi s’investir dans les affaires de la communauté, prendre part aux activités entourant la vie sur le marae et accueillir comme il se doit les visiteurs en leur procurant confort et nourriture (Mead 2003 : 96 ; Salmond 2005 [1975] : 60 ; Tauroa et Tauroa 2009 [1986]). L’appartenance à un certain territoire et la participation active aux affaires de la communauté qui y est liée permettent de confirmer et de réactiver les liens avec les ancêtres fondateurs s’étant établis sur ce territoire.

Cette participation active est attendue sur le long terme et renvoie au concept d’« ahi kā roa », qui signifie littéralement « (maintenir) les feux à longue combustion ». Il s’agit d’une métaphore de l’occupation continue d’un territoire, car symboliquement, dans le passé, un territoire était considéré comme étant occupé par un groupe particulier tant que celui-ci alimentait les feux domestiques, même s’il avait été vaincu par un autre groupe lors d’une guerre (Tohunga 1934 : 47). L’ahi kā roa est lié à la notion de « kaitiakitanga » qui implique la protection, la préservation d’un territoire duquel on est responsable, notamment en gérant ses ressources (Kawharu 2000 : 362). Les rangatira (chefs tribaux) et les kaumātua (aînés) jouent un rôle particulier dans l’entretien de ces « feux » symboliques (Smith 2011 : 118). Ils possèdent une connaissance étendue des ressources naturelles de leur territoire et des sites sacrés qui s’y trouvent et assurent la transmission de ce savoir. En respectant des protocoles particuliers pour maintenir le mana[80] de ces endroits, « ils préservent des valeurs qui garantissent un sain équilibre entre les sphères humaine, environnementale, sociale et spirituelle, et exercent leurs prérogatives pour déterminer et définir ces valeurs » (Smith 2011 : 118). Toutefois, le concept d’« ahi kā roa » revêt également une grande importance pour les membres « ordinaires » des iwi, hapū et whānau. Ils doivent en effet montrer qu’ils entretiennent une relation continue avec leur territoire ancestral s’ils veulent pouvoir être considérés en tant que tangata whenua.

Pour de nombreux Māori, assurer une telle relation avec son territoire ancestral s’est avéré compliqué après la colonisation puisqu’ils ont été confrontés à la perte de nombre de leurs territoires. Ces derniers ont été confisqués par les autorités pākehā (non māori d’ascendance européenne), parfois en représailles de mouvements d’opposition māori, ou achetés, le plus souvent à bas prix. En effet, avec l’imposition du système juridique britannique, les terres sont devenues des biens aliénables et les décisions de la Native Land Court – créée en 1865 – contribuèrent à l’amplification du phénomène de perte des terres māori. En individualisant les titres territoriaux, elles affaiblirent les organisations collectives et donnèrent le pouvoir à quelques individus de vendre leurs biens fonciers, alors que le reste du groupe qui résidait sur le même territoire n’était pas forcément au courant ni consentant. Des compagnies aux méthodes peu scrupuleuses tirèrent parti de ces décisions juridiques et exercèrent des pressions sur certains Māori pour les contraindre ou les inciter fortement à vendre leurs terres[81]. En outre, jusque dans les années 1960, des politiques d’assimilation furent mises en place dans le but d’« absorber » la culture māori au sein de la culture pākehā dominante et d’enrayer les contestations[82]. En réaction, à partir des années 1960 et surtout dans les années 1970, on assista à ce que l’on a appelé la « Renaissance culturelle » māori. Certains Māori, notamment ceux ayant pu accéder à l’enseignement universitaire, s’inquiétèrent de ce qu’ils considéraient être le déclin de leur culture. Ils entreprirent alors des actions en vue de promouvoir et de sauvegarder les pratiques culturelles, artistiques et langagières traditionnelles (voir, entre autres, van Meijl 2006 ; Walker 1990 ; Webster 1998). Des luttes furent également menées sur le plan politique pour faire reconnaître les droits des Māori. La reconnaissance du Traité de Waitangi revêtit alors une importance particulière. Ce traité signé en 1840 par des chefs māori et des colons britanniques, qui était censé garantir certains droits aux Māori, notamment pour ce qui avait trait aux terres, fut rapidement bafoué (voir Orange 2011 [1987]). Les Māori souhaitaient que ce traité soit reconnu comme le document fondant une nation biculturelle et que les engagements scellés par sa signature soient respectés. Ils obtinrent gain de cause avec l’adoption d’une loi en 1975, le Treaty of Waitangi Act, qui confirma la validité des principes du Traité et instaura le Tribunal de Waitangi afin d’examiner les revendications māori et les plaintes liées à l’aliénation des territoires et autres violations du Traité[83]. Une politique de biculturalisme fut mise en place, même si le pouvoir pākehā restait souverain (voir Gagné 2013 : 32-33 ; Orange 2011 [1987] : 230-268 ; Webster 1998). À partir des années 1990, dans le cadre de la résolution des conflits liés à la possession des terres, une plus grande autonomie fut donnée aux iwi reconnues comme les propriétaires légitimes des ressources māori par le Runanga Iwi Act de 1990. On assista alors à un phénomène de retribalisation, sur lequel je ne vais pas m’attarder ici, qui a été examiné par de nombreux chercheurs (Gagné 2013 ; Poata-Smith 2004 ; Seuffert 2005 ; Webster 1998). Ce contexte historique a favorisé l’émergence d’un élan conduisant de nombreux Māori à renouer avec leurs groupes et leurs territoires ancestraux et à s’intéresser à des concepts présentés lors de la Renaissance culturelle comme étant au coeur de la culture et de l’identité māori, notamment des valeurs concernant la Terre-Mère et les territoires. Ce phénomène est observable parmi les artistes rencontrées au cours de ma recherche doctorale, des femmes qui s’identifient en tant que Māori tout en ayant également des origines pākehā.

Les relations à l’environnement naturel et aux territoires ancestraux évoquées dans les oeuvres d’artistes citadines

Les parcours de vie de ces femmes font écho à ceux de nombreux Māori citadins nés après les années 1960 (Gagné 2013 ; Houkamau 2010 : 189-190 ; McIntosh 2005 : 45). Durant leur enfance, la plupart d’entre elles n’ont été que peu familiarisées avec la culture māori. Cette situation s’explique parfois par le fait que leurs parents ou grands-parents s’étaient installés en ville et que l’éloignement géographique, le relâchement des liens avec leur whānau et la rupture avec le milieu māori ont entraîné une absence de transmission de la langue, des tikanga (coutumes, valeurs et pratiques traditionnelles), des histoires familiales et tribales. Il peut aussi s’agir d’un résultat des mesures d’assimilation : leurs parents souhaitaient qu’elles réussissent en étant intégrées dans la société pākehā et leur ont donc prodigué une éducation n’insistant pas sur leur côté māori. Une fois adultes, elles ont toutefois désiré renouer avec leur héritage māori. Leurs récits de vie mettent en exergue deux éléments principaux étant à l’origine de cette démarche : la naissance de leur premier enfant, qui s’est accompagnée du souhait de pouvoir lui transmettre l’histoire de ses origines, et le début des études supérieures. En effet, les universités et les instituts polytechniques comportent désormais des marae et proposent à leurs étudiants l’apprentissage de pratiques culturelles māori (langue, chants, danses…). Ils constituent donc des environnements propices pour se familiariser avec la culture māori et nouer des relations semblables à celles liant les membres d’une whānau (Gagné 2005, 2013). La majorité des participantes à ma recherche ont fréquenté ce type d’établissements, au sein desquels elles ont suivi des études leur permettant de développer une pratique artistique. Elles ont commencé à créer des oeuvres explorant des thématiques importantes pour elles et ayant souvent trait à des questionnements identitaires. Ces artistes ont alors entrepris des recherches sur leurs origines, leur histoire familiale et celle des groupes auxquels elles sont affiliées et elles ont ainsi été amenées à se rendre sur les territoires auxquels étaient liés leurs ancêtres et à renouer avec leurs familles étendues. Ces expériences ont en retour nourri leur créativité et leurs oeuvres contiennent de nombreux éléments renvoyant à des concepts clés de la culture māori. Par leur art, nombre de ces artistes affirment désormais leur identité māori et revendiquent l’importance que revêt pour elles leur héritage culturel et identitaire. Il est intéressant de noter que, pour ce faire, elles ne se sont pas tournées vers les pratiques à caractère esthétique māori héritées de l’époque précoloniale, à savoir le tissage et la sculpture. Elles ont préféré adopter d’autres formes artistiques, plus proches de celles que l’on retrouve sur la scène artistique contemporaine internationale. Elles utilisent donc des techniques et des matériaux introduits en Nouvelle-Zélande après la colonisation et manifestent un goût pour l’innovation et, souvent, pour l’expérimentation, tout en montrant leur attachement à certaines valeurs et traditions culturelles māori, comme on peut le voir par exemple avec leurs créations évoquant les liens avec la terre nourricière et les territoires ancestraux.

Plusieurs artistes ayant participé à ma recherche réalisent des oeuvres représentant des paysages néo-zélandais. Elles s’inscrivent ainsi dans une tradition artistique nationale : dès les débuts de la colonisation, de nombreux artistes pākehā ont été frappés par la beauté des paysages d’Aotearoa et en ont fait le sujet de leurs créations (voir Johnstone 2013 [2006] ; New Zealand. Ministry for Culture and Heritage 2012). À partir des années 1970, certains artistes māori comme Darcy Nicholas, Robyn Kahukiwa et Emily Karaka en ont aussi peint, mais en adoptant une perspective différente : tantôt ils soulignaient les liens existant entre les Māori et les territoires considérés comme tūrangawaewae (lieux d’appartenance auxquels on est connecté de par sa whakapapa) ou entre les Māori et Papatūānuku (la Terre-Mère), tantôt ils souhaitaient appuyer les revendications territoriales māori (Riemenschneider 2014 : 278-281). Nombre des artistes que j’ai rencontrées poursuivent des démarches similaires et certaines d’entre elles, comme les artistes māori des décennies précédentes, peignent des paysages. C’est notamment le cas de Sofia Minson qui a ainsi le sentiment de se reconnecter avec son héritage māori alors qu’elle a grandi à l’étranger. Elle réalise de grandes peintures à l’huile représentant divers paysages néo-zélandais majestueux.

Figure 1

Aoraki’s Dawn. Sofia Minson, 2011, peinture à l’huile sur toile, 101 x 137 cm.

Source : « Sofia Minson New Zealand Artwork », https://www.newzealandartwork.com/shop/product/221826/Aoraki039-s-Dawn/ consulté le 11 septembre 2018

-> Voir la liste des figures

L’artiste aime rappeler les relations de whakapapa existant entre les Māori et les éléments naturels qui les entourent puisqu’ils sont tous issus de Papatūānuku et de Ranginui. Plusieurs tableaux de Sofia Minson sont d’ailleurs consacrés à la Terre-Mère et au Ciel-Père et à leur séparation par leur fils Tāne-Mahuta, qui a ensuite créé l’espèce humaine.

Figure 2

Whakapapa Origins. Sofia Minson, 2013, peinture à l’huile sur panneaux de bois, 72 x 72 cm.

Source : « Sofia Minson New Zealand Artwork », http://www.newzealandartwork.com/product/whakapapa-origins, consulté le 11 septembre 2018.

-> Voir la liste des figures

La peinture n’est pas la seule technique utilisée par les artistes pour évoquer les relations liant les Māori et leur environnement naturel. Certaines artistes ont développé des pratiques originales pour faire référence aux territoires avec lesquels leurs iwi ou elles-mêmes entretiennent ou ont entretenu des relations spécifiques. C’est le cas de Jane Johnson Matua, qui crée des oeuvres en argile et qui recueille elle-même directement sur le sol le matériau qu’elle utilise. Cette argile qu’elle nomme « wild clay », ce que l’on peut traduire par « argile naturelle », est prélevée sur les terres où vivaient ses ancêtres, aux alentours de Rotorua, dans l’île du Nord. En procédant ainsi, elle a le sentiment de maintenir la connexion avec le territoire que foulaient ses ancêtres et d’en imprégner ses créations. L’argile devient pour elle une métaphore de la whakapapa reliant les Māori à leur territoire ancestral et elle a le sentiment de percevoir la présence de ses aïeux à travers ce matériau. Cette « wild clay » possède en outre des propriétés particulières qui lui confèrent, après cuisson, un aspect fort différent de celui de l’argile traitée vendue dans le commerce. Jane Johnson Matua peut ainsi créer des oeuvres au rendu singulier, s’apparentant parfois à du bois, et jouer avec les spectateurs ne sachant pas forcément identifier du premier coup d’oeil de quelle matière il s’agit. C’est une manière de les interpeller et, s’ils sont intéressés, ils peuvent lire les textes qui accompagnent les oeuvres et qui explicitent la volonté de l’artiste.

Figure 3

Material Culture Artefacts. Jane Johnson Matua, 2013, argile « naturelle » de Rotorua, Musée de Rotorua, oeuvre présentée dans le cadre du concours Rotorua Museum Art Awards 2013.

Source : Photographie de l’auteure, 26 octobre 2013

-> Voir la liste des figures

Évoquer la relation existant entre un individu māori ou, plus largement, le groupe auquel il est affilié et un territoire spécifique entraîne souvent la réalisation d’oeuvres aux accents écologistes. Par exemple, avec sa vidéo Uncle Tasman: The Trembling Current that Scars the Earth (2008), l’artiste photographe et vidéaste Natalie Robertson dénonçait l’impact de la pollution d’une usine à papier implantée dans la ville de Kawerau, dans la Bay of Plenty, traditionnellement occupée par l’iwi Ngāti Porou à laquelle est affiliée l’artiste. Uncle Tasman, dont le titre fait référence au surnom donné à cette usine, est présentée dans le catalogue de l’exposition Māori : leurs trésors ont une âme (Smith 2011 : 166-168[84]). L’auteure décrit cette oeuvre en mentionnant la toxicité de l’usine montrée dans la vidéo, qui rejette ses déchets dans la rivière Tarawera, et elle indique que la région est touchée par le taux de cancer le plus important du pays. Puisque ce cours d’eau est pollué, sa force vitale (mauri) est contaminée, ce qui porte atteinte au bien-être spirituel des habitants de la région ainsi qu’à leur bien-être physique et économique.

Figure 4

Uncle Tasman: The Trembling Current that Scars the Earth (image extraite de la vidéo). Natalie Robertson, 2008, vidéo composée de trois écrans avec boucle sonore de 11 min 11 s.

Source : « Natalie Robertson », http://natalierobertson.weebly.com/uncle-tasman---the-trembling-current-that-scars-the-earth.html, consulté le 11 septembre 2018

-> Voir la liste des figures

Avec cette oeuvre, l’artiste dénonce les dérives de la société de consommation, capitaliste et polluante, qui agit au détriment de la protection du territoire et de la santé de ses occupants. Mais elle critique aussi l’imposition d’une structure apportée par la colonisation qui ne prend pas en compte le point de vue de l’iwi locale.

Une autre artiste plasticienne rencontrée, Charlotte Graham, manifeste également par certaines de ses créations son intérêt pour les questions ayant trait à l’impact néfaste de l’activité humaine sur l’environnement. Elle a réalisé en 2017 une exposition intitulée Waikawa, ce qui se traduit par « Acide ». Cette exposition avait pour but de sensibiliser le public à la question de l’acidification des océans, phénomène qui met en danger les espèces marines et ceux qui les consomment. En même temps, l’artiste jouait avec la langue māori : les initiales OA (pour « ocean acidification ») sont la réflexion inversée de « Ao », terme signifiant « monde » ou « jour » en māori. Ces lettres étaient inscrites sur plusieurs miroirs composant l’une des oeuvres murales exposées.

Figure 5

AO OA. Charlotte Graham, 2017, oeuvre présentée dans le cadre de l’exposition Waikawa, Corban Estate Arts Centre, Henderson, Auckland.

Source : Page Facebook de l’artiste, publication du 21 février 2017

-> Voir la liste des figures

Une autre oeuvre suivait le même principe, mais avec des termes et des syllabes formant les mots « He Moana Waikawakawa », « moana » signifiant « océan ». Le jeu avec la langue māori se doublait d’un jeu avec les lumières et les miroirs qui étaient orientés de manière à projeter les mots inscrits sur leur surface sur le mur de la galerie d’art. Le texte explicatif affiché dans la galerie indiquait : « Waikawa draws upon Māori ideologies and concepts to guide the conversation about OA ». Au sujet de OA et AO, il était précisé : « Elements like the reflective mirrors and lighting are a visual display of these concepts at work. Demonstrating a physical tension between the negative and the positive, the artist brings awareness to Māori perspectives of balance – a balance that the modern world is losing sight of[85] ».

Figure 6

He Moana Waikawakawa. Charlotte Graham, 2017, oeuvre présentée dans le cadre de l’exposition Waikawa, Corban Estate Arts Centre, Henderson, Auckland.

Source : Page Facebook de l’artiste, publication du 21 février 2017

-> Voir la liste des figures

Est ici mentionnée la notion d’« équilibre », qui est très importante dans la philosophie māori et qui est liée à la nécessité de gérer l’environnement de manière à maintenir son équilibre et éviter qu’il ne périclite. L’artiste s’inscrit dans un mouvement qui dépasse largement les frontières du champ artistique : en tant que tangata whenua d’Aotearoa, les Māori se présentent traditionnellement comme les gardiens (kaitiaki) des ressources naturelles et des espèces peuplant la terre, les cours d’eau et les espaces marins. Ils endossent ainsi la responsabilité de protéger le mauri présent en toute chose pour préserver l’harmonie du monde naturel (Smith 2011 : 146-147).

Lonnie Hutchinson fait elle aussi parfois référence à ce statut de kaitiaki. Cette artiste plasticienne répond souvent à des commandes d’art public et réalise alors des oeuvres de grande dimension destinées à divers espaces, notamment urbains. Elle peut, par ce moyen, sensibiliser les passants à la question de la conservation du territoire dans lequel ses créations s’élèvent. Ces dernières évoquent parfois le concept māori de « mahinga kai », des pratiques traditionnelles entourant la collecte de ressources naturelles, de nourriture, et ayant pour but de protéger ces ressources naturelles. L’oeuvre I Like Your Form (2014) offre un bon exemple de la démarche de cette artiste. Il s’agissait d’une installation in situ temporaire inaugurée le 29 juillet 2014 à Christchurch. Lonnie Hutchinson s’inspirait des kupenga, les filets de pêche māori, et des hīnaki, des nasses servant à piéger les anguilles[86]. Elle reprenait la forme de certaines hīnaki mais avec des matériaux très différents (câbles en acier, nylon, fibres de verre et aluminium) et à une tout autre échelle : cette installation mesurait cinquante mètres de long et était suspendue à des arcades.

Figure 7

I Like Your Form. Lonnie Hutchinson, 2014, aluminium, fibres de verre, nylon et câbles en acier, 50 m de longueur.

Source : Photographie de Jo Mair, page Facebook de l’artiste, publication du 31 octobre 2014

-> Voir la liste des figures

I Like Your Form se déployait près de la rivière Ōtākaro/Avon, qui revêt une importance économique et culturelle pour l’iwi Ngāi Tahu, à laquelle est affiliée l’artiste. Les Ngāi Tahu sont traditionnellement responsables de la protection et de la préservation de l’écosystème de la rivière qui fournissait poissons et anguilles aux Māori de la région. L’artiste souhaitait rappeler l’importance du site pour l’iwi tout en créant une oeuvre qui « acknowledges and celebrates the Ngāi Tahu Claims Settlement Act 1998[87] and in particular customary fishing and management rights [...] » (Lonnie Hutchinson, juillet 2014, FESTA[88]). I Like Your Form possédait donc une forte dimension politique puisque cette oeuvre permettait à Lonnie Hutchinson de montrer son soutien à la longue lutte entreprise par son groupe pour faire reconnaître ses droits sur les terres et les ressources naturelles, dont le jade. Elle témoignait plus largement de la sensibilité de l’artiste aux questions de la protection de l’environnement, une tâche encore présentée ici comme étant traditionnellement assurée par les Māori.

Avec de telles créations, les artistes participent aux mouvements visant à faire reconnaître ce statut de kaitiaki qui offre une légitimité pour formuler des réclamations concernant la propriété, l’usage et le contrôle des terres et des ressources naturelles (David-Ives 2013 : 13-14). Parmi les diverses actions entreprises par les Māori pour obtenir cette reconnaissance, on peut citer la Native Flora and Fauna Claim (WAI 262) qui fut déposée en 1991 au Tribunal de Waitangi, lequel produisit son rapport final en 2011. Dans ce rapport, la souveraineté (tino rangatiratanga) des Māori dans le domaine de la gestion des ressources naturelles fut reconnue, tout comme leur statut de gardiens et leur droit de gérer la biodiversité endémique en partenariat avec la Couronne. Mais, le Tribunal ne pouvant qu’émettre des recommandations, le gouvernement n’a toujours pas donné suite à ce rapport qui touchait pourtant plusieurs domaines de manière satisfaisante, notamment en prévoyant un cadre légal en vue de l’application des recommandations qu’il contenait. Les Māori continuent alors à se mobiliser et les artistes peuvent jouer un rôle important. Par leur art et grâce aux explications qu’elles fournissent au sujet de leurs oeuvres dans les nombreux textes présentés lors des expositions ou lorsqu’elles prennent la parole lors de vernissages et de conférences, les femmes que j’ai rencontrées transmettent leur point de vue et sensibilisent le public. Elles soutiennent ainsi les revendications māori dans ce domaine et contribuent à leur diffusion dans la société néo-zélandaise.

Des oeuvres témoignant de l’affiliation des artistes à des groupes liés à des territoires spécifiques

Comme nous avons pu le voir, leurs productions leur permettent en outre de montrer que les groupes auxquels elles sont affiliées entretiennent toujours des liens forts avec leurs territoires ancestraux. Cet aspect est présent dans certaines créations de Nova Paul, une artiste vidéaste utilisant parfois le procédé du « three-colour separation » qui est dérivé d’expérimentations cinématographiques des années 1930-1940 visant à produire des vidéos en couleurs. Ce procédé est notamment utilisé dans une vidéo de 2010 intitulée This Is Not Dying. Nova Paul a filmé des membres de sa famille pendant qu’ils vaquaient à leurs occupations sur le marae familial, Maungarongo, près de Whangarei, au nord de l’île du Nord. Mais elle a choisi de traiter ce sujet qu’elle qualifie elle-même d’« ordinaire » en adoptant la technique expérimentale de la « three-colour separation ». Pour ce faire, elle a filmé les mêmes lieux à trois reprises à différents moments, a assigné à chaque extrait une couleur différente (rouge, jaune et bleu), puis les a juxtaposés. Nova Paul a ainsi obtenu un film où des paysages familiers prennent un aspect soudainement différent et dans lequel des personnages bien réels semblent transparents ou dédoublés. Ils apparaissent tels des êtres surnaturels appartenant à un espace-temps singulier et entretenant une connexion avec leur environnement qui correspond bien, selon l’artiste, à la philosophie māori.

Figure 8

This Is Not Dying (image extraite de la vidéo). Nova Paul, 2010, vidéo de 20 minutes, bande sonore, Adam Gallery, City Gallery Wellington, Wellington.

Source : « City Gallery Wellington » http://citygallery.org.nz/exhibitions/nova-paul-not-dying, consulté le 17 février 2017

-> Voir la liste des figures

Cette vidéo témoigne d’un mode de vie à la temporalité et aux règles différentes de celui des centres urbains. Elle a été réalisée par une artiste enseignant à l’université, qui vit à Auckland et dont le mode de vie peut donc sembler très éloigné de ce qui est montré dans la vidéo. Nova Paul a voulu témoigner de l’existence actuelle de cette manière de vivre différente tout en montrant que les marae sont toujours actifs et sont, encore de nos jours, considérés comme des symboles de l’identité māori et de la perpétuation culturelle. Cette réalisation comporte ainsi une dimension politique importante puisqu’elle peut être vue comme soutenant les revendications des Māori ayant trait aux territoires et à l’accès aux ressources leur permettant de continuer à faire fonctionner les marae. C’est aussi le cas de certaines créations de Natalie Robertson. Outre la vidéo que j’ai déjà évoquée, une série de photographies réalisée en 2014, From the Mouth of the Port to the Peak of the River, s’inscrit bien dans cette thématique. Robertson y montre des activités de pêche et de collecte de fruits de mer sur le territoire tribal des groupes Te Whānau a Hineauta et Te Whānau a Pokai de son iwi Ngāti Porou. Ces activités sont menées le long de la rivière Waiapu, à l’est de l’île du Nord. Les explications au sujet de cette série mettent l’accent sur l’importance de la récolte de nourriture, une activité au cours de laquelle des connaissances intergénérationnelles liées à la terre et à la mer sont transmises aux enfants[89] (sur ce point, voir Metge 2015). L’artiste souligne que « the rights to collect seafood and fish are maintained through the principles of Ahi Kā Roa » et que ces ressources sont menacées – de même que les sites sacrés – à cause du réchauffement climatique, de la montée des eaux, des catastrophes écologiques, de la surpêche et des politiques allant à l’encontre des droits d’accès des Māori à leurs territoires (Robertson 2014b : 12). Elle souhaite témoigner de ces problèmes par le biais de sa pratique photographique. Le concept d’« ahi kā roa » (littéralement « (maintenir) les feux à longue combustion », métaphore de l’occupation continue d’un territoire) mentionné dans cette citation, et que j’ai brièvement présenté au début de cet article, a donné son nom à une exposition de l’artiste regroupant sa série From the Mouth of the Port to the Beak of the River et une autre intitulée The Headlands Await Your Coming. Cette dernière montre des activités spécifiques menées sur les territoires tribaux telles que la pêche, la récolte de fruits de mer et les diverses occupations qui rythment la vie sur le marae.

Figure 9

Mussel Gathering, Tikapa Beach. Natalie Robertson, 2014, impression à jets d’encre sur papier « Ilford Gold Silk », 31 x 42 cm, extrait de la série de photographies From the Mouth of the Port to the Beak of the River.

Source : « Natalie Robertson », http://natalierobertson.weebly.com/from-the-mouth-of-the-port-to-the-beak-of-the-river-2014.html, consulté le 11 septembre 2018

-> Voir la liste des figures

Les photographies et les vidéos de cette artiste qui vit le plus souvent à Auckland offrent une image de l’identité māori encore fortement liée à la vie dans la communauté rurale et sur les terres ancestrales. Même si les activités et les rassemblements immortalisés par l’appareil photographique de l’artiste sont des événements ponctuels, ses oeuvres laissent apparaître que les liens avec le groupe et la terre sont toujours des éléments constitutifs de l’identité māori. Elles permettent également à l’artiste de montrer que, même si elle ne réside pas toute l’année sur ses territoires tribaux, elle agit elle aussi pour « maintenir les feux » puisqu’elle est présente dans ces lieux et témoigne de la persistance des manières de faire māori. Elle peut donc être considérée comme l’une des occupantes légitimes de son territoire ancestral. En effet, le concept d’« ahi kā roa » revêt toujours une grande importance lorsqu’il s’agit d’asseoir les revendications territoriales d’une personne. Natacha Gagné (2013 : 174) indique ainsi que les enfants sont souvent envoyés chez leurs grands-parents ou d’autres membres de la famille vivant sur le territoire ancestral pour qu’ils apprennent leur histoire, nouent des relations avec les personnes qui y vivent et soient reconnus en tant que membres du groupe concerné. Ce concept est alors utilisé pour faire valoir ses droits en tant que tangata whenua et il est même mobilisé dans le cadre de certaines réclamations ayant trait aux terres soumises au Tribunal de Waitangi (ibid.). En effet, pour pouvoir prétendre à la propriété d’une terre ancestrale, il est nécessaire de prouver son occupation continue ou, du moins, sur de longues périodes. L’activité artistique peut jouer un rôle dans la légitimation des droits des artistes sur leurs territoires ancestraux puisqu’elle leur permet de montrer qu’elles contribuent à éveiller les consciences au sujet de la protection de ce territoire et des droits de leurs iwi. Mon analyse rejoint ici celle de Justine Seran (2015 : 443) : « For contemporary Māori artists, artistic creation is therefore a form of ahi ka, a way of maintaining a relationship with the land and a sense of place and permanence through art, aware of the need to evolve into something different yet related: a flux ». Si l’on s’intéresse à l’installation de Lonnie Hutchinson à Christchurch qui reprenait la forme d’un piège à anguilles à proximité de la rivière Ōtākaro/Avon (figure 7), cette oeuvre peut être perçue comme un marqueur physique de l’ancrage d’une iwi à un territoire, à la manière des créations sculptées qui, dans le passé, servaient à indiquer les emplacements des frontières tribales ou les lieux où s’exerçait un rahui, c’est-à-dire une interdiction sacrée appliquée à un territoire et défendant l’accès à ses ressources, souvent dans le but de permettre leur régénération (voir notamment McCormarck 2011). Lonnie Hutchinson oeuvre ainsi à l’affirmation des droits de sa communauté en tant que tangata whenua tout en renforçant les relations qui la lient à celle-ci puisqu’elle donne à voir aux membres de son iwi qu’elle appartient véritablement à ce groupe et contribue à affirmer la singularité de leur statut. Une réception positive de l’oeuvre d’art profite à l’artiste et au groupe : en étant à l’origine d’une réalisation importante, l’artiste accroît son prestige. Plus elle est reconnue, plus son message est entendu, ce qui engendre potentiellement en retour un impact positif pour le ou les groupes auxquels elle appartient.

Conclusion 

L’art permet aux femmes présentées dans cet article de faire entendre les revendications de leurs groupes et, plus largement, des Māori dans leur ensemble, sur un certain nombre de thématiques. Il a été ici question des problématiques territoriales et environnementales, mais les artistes s’expriment également sur des sujets tels que la nécessaire préservation de la langue māori, les aspirations à l’autodétermination, les relations hommes/femmes ou encore la manière dont elles perçoivent leur identité de femmes māori ayant des origines pākehā et vivant en milieu urbain. Pour ce faire, elles créent des oeuvres souvent très éloignées, sur le plan formel, des oeuvres traditionnellement tissées et sculptées, mais faisant toujours référence à leur héritage māori. Leurs créations témoignent ainsi de la vitalité de la culture māori qui adopte de nouvelles formes tout en assurant la continuité de certains principes touchant à des problématiques identitaires très importantes, comme c’est le cas pour l’appartenance à la terre évoquée ici.

Lorsqu’elles insistent sur le principe d’équilibre, sur la notion de « kaitiakitanga » ou sur celle de « whakapapa » en lien avec le territoire, les artistes montrent qu’elles adhèrent au système de pensée autochtone et que ce dernier est toujours bien vivant et pertinent. Cette démarche leur permet en même temps de contrer les critiques potentielles de leur mode de vie : puisque nombre d’entre elles résident la plupart du temps en ville, souvent loin de leurs terres ancestrales, et s’y sentent « à l’aise », elles pourraient être vues comme prenant leurs distances avec la manière māori de voir le monde, selon laquelle l’individu « has no intrinsic significance outside of a set of interdependent relationships all going back to the land » (David-Ives 2013 : 13). Avec des oeuvres telles que celles présentées dans cet article, elles montrent qu’il n’en est rien. Au contraire, elles réaffirment leur statut de tangata whenua et en attirant l’attention du public sur des problématiques écologiques, par exemple, elles agissent concrètement et remplissent même, dans une certaine mesure, le rôle de kaitiaki, de protectrices.