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Depuis une dizaine d’années, l’autoreprésentation figure parmi les tendances les plus fécondes de la production cinématographique internationale, s’imposant non seulement dans les filières de la réalisation, mais également dans les espaces de promotion ou de légitimation artistique du cinéma. Exposer son histoire familiale, s’épancher sur ses affres démiurgiques, se mettre en scène dans son quotidien : autant de lieux communs qui émaillent la création filmique contemporaine, même s’il ne s’agit pas toujours de la plus largement diffusée. Au sein de cet ensemble aux contours assez vastes, quelques contributions théoriques (Bellour 1990, Bergala 1998 et Tinel 2004) ont ouvert la voie à l’établissement d’une distinction entre certaines catégories récurrentes. Tout d’abord, le domaine englobant de l’autobiographie rend compte d’événements concernant une figure auctoriale ou son entourage clanique (qu’on pense aux documentaires, parmi tant d’autres, de Naomi Kawase, de Johan van der Keuken, d’Alain Cavalier, d’Alan Berliner et de Jonathan Caouette). Cette démarche générale se voit ensuite restreinte, dans le cas de l’autoportrait, à la captation la plus immédiate possible de l’activité créatrice elle-même, sur le modèle d’une certaine tradition picturale et photographique : JLG/JLG — autoportrait de décembre (Jean-Luc Godard, 1995) ; Chantal Akerman par Chantal Akerman (1997) ; ou encore les multiples Appunti ou Sopralluoghi, carnets et repérages filmés qu’a laissés Pier Paolo Pasolini. Enfin, l’autofiction, pour reprendre le célèbre terme proposé il y a trente ans par l’écrivain Serge Doubrovsky, joue sur l’intrication d’éléments d’ordre autobiographique et d’éléments fictionnels (popularisé par Nanni Moretti ou Takeshi Kitano, ce procédé innerve également le travail de nombreux documentaristes comme l’Israélien Avi Mograbi).

Au premier rang des facteurs permettant d’expliquer le développement de cette vaste mouvance, figure l’émergence de la vidéo numérique. Depuis le milieu des années 1990, celle-ci a graduellement favorisé le développement d’un cinéma de l’intime ou du « je », en permettant une nouvelle accessibilité du matériel de prise de vue et de montage, ainsi que l’adaptation corrélative de certaines normes de postproduction professionnelles. Certains cinéastes, comme Alain Cavalier (Lemarié et Mikles 2001, p. 86), sont allés jusqu’à considérer le tournant numérique comme une véritable rupture épistémologique augurant des conceptions de la réalisation radicalement nouvelles. Mais cette mutation d’ordre technologique ne suffit pas à expliquer l’engouement extraordinaire suscité par l’esthétique protéiforme de l’autoreprésentation au tournant du xxie siècle. Cette tendance générale s’origine en fait dans un contexte intellectuel plus vaste : le repli sur soi, la quête identitaire, l’individualisme, voire le narcissisme ont marqué les préoccupations philosophiques à la suite de l’effondrement des grands récits idéologiques constaté depuis une vingtaine d’années au sein des études culturelles.

Qu’elle s’apparente à la redécouverte d’une origine familiale, au réinvestissement d’un lieu traumatique, ou encore aux retrouvailles avec un parent perdu de vue, cette présence structurante de la quête identitaire prend souvent la forme d’un déplacement géographique, qui suscite dès lors des modes caractéristiques de représentation des routes et des rues. Ainsi les voyages ferroviaires ou automobiles entraînent-ils certains motifs visuels récurrents, au premier rang desquels se trouvent les vues mobiles saisies au travers de vitres de wagons ou de pare-brise d’automobiles. Forgé dès les années 1920 (Jean Epstein et René Clair ont par exemple fait l’éloge de ce procédé qui emporte littéralement le sujet dans l’expérience absolue de la mobilité effrénée propre à la vie moderne [voir Guido 2007, p. 77-79]), ce cadre archétypal où défile le paysage apparaît désormais comme l’image même d’une perception subjective aux modalités énonciatives paradoxales. En effet, si ces traversées canoniques d’espaces urbains ou campagnards renvoient bien à des recherches spécifiques, explicitement motivées par des problématiques individuelles, le mouvement mécanique et isochrone de ce plan caractéristique participe, pour sa part, d’une tension où la référence précise à un ancrage géographique s’estompe au profit d’une figuration plus symbolique, moins idiosyncrasique, de la quête identitaire. Les visions de la route qui scandent les films basés sur l’autoreprésentation sont alors autant de variations mobiles d’un même motif iconographique, central pour ce type de production : la fenêtre, où se croisent les dimensions conflictuelles, mais emblématiques du parcours autobiographique, de l’intérieur et de l’extérieur, de l’intime et du public, du personnel et de l’universel (Tinel 2004, p. 201-204).

Auteur depuis plus de dix ans d’une série cohérente de courts et longs métrages dédiés à des voyages effectués dans des villes européennes, le cinéaste Vincent Dieutre (né en 1960) est sans conteste l’un des auteurs qui reflètent le mieux cette articulation entre trajectoire singulière et réflexion commune dans le cadre d’une autoreprésentation cinématographique. Sans vouloir occulter l’importance d’oeuvres comme Rome désolée (1995), Bonne nouvelle (sur Paris, 2001) ou encore Bologna Centrale (2003), je vais ici focaliser mon propos sur Leçons de ténèbres, tourné à Utrecht, Naples et Rome en 2000, ainsi que sur Mon voyage d’hiver, qui arpente en 2003 les routes d’Allemagne, de Tübingen à Berlin. Ces deux derniers films sont présentés par leur réalisateur comme les deux premiers volets d’une trilogie en cours sur l’Europe, dont la dernière partie se situera en principe à Londres (Moure, Pasquier et Schopp 2008, p. xv). Pour aborder cette vision particulière des voies européennes, il est toutefois nécessaire de considérer au préalable le court métrage Entering Indifference (Lettre de Chicago) (2001), qui pose à mon sens les bases d’une comparaison entre les territoires de l’Europe et des États-Unis. Cette mise en parallèle se révèle incontournable, dans la mesure où elle procède des influences cinématographiques les plus manifestes sur les idées et les conceptions professées par Vincent Dieutre dans sa propre réflexion quant à l’émergence d’une mouvance de l’autoreprésentation en France. Dans « Les règles du je », un article programmatique paru en 1997 dans La lettre du cinéma, il s’était élevé contre une certaine tendance au prosélytisme socioréaliste du cinéma hexagonal, plaidant pour sa part en faveur d’un « agencement poétique d’une confusion intime » (Dieutre 1997, p. 83) où « le réalisateur s’implique plus totalement dans le pan de réalité qu’il donne à voir, questionnant autant sa perception des faits et la manière de les dire que les faits eux-mêmes » (p. 85-86). Par ses propos, Dieutre se réclamait alors explicitement d’une vague de films autobiographiques, réalisés dans les années 1975-1985 par Chantal Akerman, Guy Debord, Romain Goupil ou encore Frédéric Mitterrand. Ces références éclairent singulièrement la prise en compte d’Entering Indifference en fonction de deux paramètres qui révéleront toute leur importance lorsque j’aborderai les films de Dieutre consacrés aux voies européennes.

Le premier de ces aspects consiste en une certaine représentation de l’espace urbain. Dans cette Lettre de Chicago, la rue américaine est montrée en tant qu’extrême symétrie, répétitivité et monotonie, soit par la fixité du cadre qui laisse les déplacements des véhicules imprimer leur cadence isochrone à l’image, soit par des mouvements d’appareils qui redoublent la mécanicité propre aux conditions de l’acte perceptif lui-même (ainsi ces plans captés à partir du métro aérien [1]). N’apparaissant jamais dans ce paysage urbain, Dieutre réserve ses quelques apparitions écraniques à sa chambre d’hôtel, où il recourt à certaines conventions autoportraitistes : l’autofilmage dans la glace et le recours à l’écran de télévision comme source d’information et d’images extérieures (à l’instar de Robert Kramer dans Berlin 10/90, 1990). Le corps de Dieutre ne s’inscrit donc jamais dans la topographie même de Chicago, malgré le fait qu’il relate en voix over ses propres aventures au sein de cette ville (drogue et éphémères rencontres homosexuelles…). Cet effacement visuel de la présence du locuteur, tout comme celle des situations et des individus décrits par celui-ci, établit un hiatus entre la pensée qui s’exprime verbalement et l’uniformité iconique de la grande cité du Midwest, une confrontation heuristique entre, d’un côté, des rues et des routes semi-désertes qui aménagent un fond extrêmement rudimentaire au niveau sémantique, et, de l’autre, une voix qui capte l’essentiel de l’attention, par la richesse et la complexité des niveaux qu’elle implique.

Second aspect que je veux souligner dans Entering Indifference, ce commentaire verbal over oscille constamment entre les deux niveaux énonciatifs proposés par Roger Odin dans son étude de la « voix-je » au sein de Lettre d’amour en Somalie (Frédéric Mitterrand, 1981). Le théoricien distingue la dimension lyrique, liée aux affects personnels, et celle qu’il qualifie d’historique dans la mesure où elle résulte, quant à elle, d’une discursivité plus universelle (Odin 2000). Ainsi, chez Dieutre, les allusions à la vie amoureuse de l’auteur jouxtent-elles ses lamentations, à mi-chemin entre l’école de Francfort et Baudrillard, sur la fin de la civilisation que vient actualiser à ses yeux une culture américaine fondée sur la violence continuelle et un procès irréversible d’aliénation culturelle. Dans un passage caractéristique de cette missive vidéo située entre la diatribe et la litanie, des éléments iconiques au seuil de la mobilité (une voiture parquée, de la fumée) précèdent les plans d’un trafic où s’animent machinalement ombres de piétons et véhicules anonymes. Sur cette trame élémentaire, Dieutre évoque d’abord la valeur singulière de la perception humaine du temps, une temporalité intérieure et contemplative, féconde malgré sa nature éphémère (je historique), avant de glisser à la narration d’un souvenir personnel (je lyrique). Cette dernière remémoration concerne une représentation à Chicago de Tristan et Isolde, l’opéra de Richard Wagner, oeuvre qui participe d’un imaginaire culturel partagé avec l’homme resté en Europe (celui à qui s’adresse Dieutre dans cette Lettre de Chicago). Quand le narrateur affirme que cette composition du maître de Bayreuth ne cesse de le hanter (« elle me suit partout »), il intègre cette entêtante présence musicale moins à l’univers visualisé à l’écran qu’à la subjectivité invisible portée par sa propre voix, ainsi qu’à la temporalité particulière que celle-ci est capable de faire advenir. Au moment où Dieutre rend compte de la puissance extatique des sonorités orchestrales qui semblent le projeter dans la vertigineuse verticalité de la salle d’opéra, nous demeurons, pour notre part, dans la noirceur du trafic horizontal, à la hauteur des véhicules ternes et interchangeables, très loin du transport sublime auquel se rapporte l’auteur. Seule une colonne de lumière, perceptible dans l’interstice entre les buildings du Loop, donne vaguement le sentiment d’une convergence possible entre les mondes respectivement convoqués par la bande-image et la parole. Mais cette rencontre reste, en fin de compte, aussi ténue que celle cernée un bref instant par le commentaire verbal (« Par les cloisons pourtant épaisses de la salle de concert aux ors lourds, j’entends Chicago qui gronde et parfois la plainte déchirante d’une sirène s’est mêlée à la musique, au chant »). Le motif géométrique de la colonne, haut, vertical et rectangulaire, est d’ailleurs repris graphiquement dans le plan suivant (le vide entre deux immeubles d’une rue piétonne en chantier), où la voix proclame la puissance manifeste d’un nouveau temps intime (« à nous seuls »), dont la portée « plus ample » est directement proportionnelle au fait qu’il soit « moins américain [2] ».

Conformément à un discours philosophique empreint de bergsonisme tardif, le temps de la ville états-unienne est par conséquent assimilé à une rythmicité mécanique et inhumaine. Ce mode de représentation de l’urbanité nord-américaine s’inscrit, une fois encore, dans le prolongement des prédécesseurs francophones de Dieutre en matière d’autobiographie, c’est-à-dire Chantal Akerman (News from Home, 1977) et Raymond Depardon (New York, N. Y., 1981), qui ont tous deux choisi de filmer New York sous l’angle d’une urbanité géométrique et uniforme. Le fait que la voix d’Entering Indifference se présente comme une lettre à un ami européen opère d’ailleurs comme un rappel du dispositif audiovisuel de News from Home, où Akerman, alors en séjour aux États-Unis, lit en voix over les missives que sa mère lui a envoyées. Ceci alors que le film entier ne montre rien d’autre qu’une progression minimaliste de vues des avenues et du métro de la métropole de la côte Est. Tout en l’assortissant d’un discours empreint de pessimisme culturel, Dieutre reprend donc largement une iconographie des routes et des rues américaines sur laquelle s’était notamment concentrée toute une génération marquante de cinéastes l’ayant précédé dans le domaine de l’autoreprésentation. C’est à partir de cet ancrage esthétique que Dieutre va pouvoir édifier, en parallèle, sa propre conception des voies d’Europe. Aucune représentation globale de ce continent aux contours récemment unifiés politiquement, en particulier au plan de la circulation urbaine et des réseaux autoroutiers, ne paraît pouvoir échapper à une comparaison constante avec le grand modèle que n’a cessé d’offrir, tout au long du xxe siècle, la vaste étendue américaine [3].

Si cette articulation entre espace cinématographique et temps historique, plus particulièrement par rapport à la question de la mémoire, fait indéniablement partie des lieux communs du cinéma contemporain [4], Vincent Dieutre se singularise vis-à-vis d’une telle démarche générale en insistant sur le caractère indissociable du lien entre les représentations du territoire européen et celles de ses traditions culturelles. Les voyages qu’il effectue dans Leçons de ténèbres répondent à une volonté d’explorer les sources du ténébrisme pictural, en particulier l’oeuvre du Caravage, ainsi que les poèmes chantés des Lamentations, en vogue au xviie siècle. En se rendant successivement à Utrecht, Naples et Rome, le cinéaste mène simultanément un double périple : d’une part, il parcourt les lieux chargés d’un univers référentiel (citation de tableaux comme de morceaux musicaux) ; d’autre part, ce trajet est celui, plus ou moins autofictionnel, d’un homme qui retrouve ou rencontre des amants. Le lien entre ces deux séries se situe non seulement dans les connotations homosexuelles des tableaux, mais aussi dans la ressemblance physique, d’ordre narcissique, entre Dieutre lui-même, les hommes présents dans les toiles du Caravage et ceux qui jalonnent le récit au gré des rencontres du narrateur.

Au début du film, une déclaration over de Dieutre renoue d’entrée de jeu avec le discours sur l’indifférence auquel aboutissait la Lettre de Chicago considérée plus haut. En se référant à une vaste « équivalence » généralisée qu’il s’agit de mettre en cause par l’entremise d’un nouveau voyage « pas […] comme les autres », le cinéaste songe à une reconquête du sens perdu (« rétablir quelques certitudes »), sous la forme d’une trajectoire heuristique se déployant désormais sur le sol européen. Ce parcours se traduit par différentes stratégies esthétiques, en particulier par le biais d’une confrontation entre divers modes de représentation de l’espace. Au cours de Leçons de ténèbres, le filmage en pellicule 35 mm de nombreux lieux rappelle de prime abord l’esthétique à laquelle Dieutre souscrivait dans Entering Indifference. Un canal à Utrecht, une artère au départ de cette même ville, ou encore un trajet en train en direction de Naples : autant de travellings qui s’avèrent empreints d’un même mouvement isochrone et d’une même lumière sophistiquée. Ces images expriment la cadence métronomique d’un espace dédié à la circulation continuelle, celui des diverses voies de transport, maritimes, par rail et, surtout, autoroutes, ce gigantesque réseau apparu dans l’après-guerre pour relier entre elles les différentes nations européennes, au prix d’une uniformisation des paysages multiformes de ce vaste continent [5].

Cette figuration harmonieuse, mais dénuée de tout relief humain, se distingue toutefois de la logique visuelle qui prévalait dans le film sur Chicago, sa transposition en Europe engageant un système esthétique nettement plus complexe. D’une part, il y a variation dans la série même de ces occurrences mobiles de paysages urbains qui, vers la fin du film, s’apparentent progressivement à des vues en panoramique à 360°. De telles boucles peuvent certes exprimer la circularité narcissique du héros et la répétitivité obsessionnelle de son activité sexuelle. Mais elles désignent en même temps une façon d’appréhender l’espace qui, loin d’exalter le passage transitionnel sans lendemain, revient constamment au même endroit pour l’interroger en profondeur, dans ses diverses couches de signification. En outre, tous ces cadres méticuleux en 35 mm sont confrontés à d’autres plans de routes et de rues, tournés pour leur part en vidéo. Ces dernières images font apparaître une implication beaucoup plus marquée du narrateur : vues heurtées du trafic, plus personnelles en somme que les déroulements métronomiques en travelling, et au sein desquelles on peut identifier clairement la figure à la fois auctoriale et héroïque, c’est-à-dire Dieutre au volant. Dans les diverses villes traversées par ce même protagoniste central, les déambulations nocturnes sont, contrairement à la perception distante et désincarnée des avenues de Chicago, celles d’une incorporation résolument physique dans les chemins et les ruelles typiquement sinueuses de l’urbanité traditionnelle d’Europe. Ainsi cette séquence à Naples, abruptement située après une visite à une galerie d’art, où l’on suit une flânerie du héros à travers une série de brefs plans vidéo dont les mouvements nerveux relient la figure du marcheur aux échoppes et aux passants.

C’est pour prolonger sur un autre plan cette dynamique fondée sur l’interaction entre le sujet humain et l’espace urbain que la problématique musicale réapparaît dans Leçons de ténèbres, plus précisément par un procédé consistant à exhiber le lieu même de la production sonore. Cette valorisation d’un rapport immédiat à la performance instrumentale rappelle un principe énoncé par Theodor W. Adorno, selon lequel la musique « mise en boîte » sous une forme discographique par la culture de masse ne sera jamais à même d’offrir une expérience esthétique aussi intense que celle qui procède de l’audition directe d’une interprétation (elle ne peut fournir que l’« apparence de l’immédiateté ») (Adorno 2001, p. 31, voir aussi p. 45-46). Dans Entering Indifference, l’opéra où se joue Tristan n’est jamais visualisé, la solennité envoûtante de la musique wagnérienne se déployant exclusivement dans la bande-son : soit par le biais du commentaire verbal, qui relate l’expérience vécue dans la salle de spectacle, soit par le plaquage, sur certaines images aseptisées du Loop, d’un extrait particulièrement significatif de l’oeuvre de Wagner, déjà largement empreinte d’« imaginaire » (quelle composition a-t-elle pu être considérée comme aussi éminemment visuelle que Tristan ?). Dans Leçons de ténèbres, Dieutre se met en scène avec l’un de ses compagnons, tous deux incarnant les spectateurs attentifs d’un concert napolitain où l’on joue un morceau baroque. Cet air se prolonge ensuite non pas sur la scène d’où émanent les sonorités orchestrales, mais sur un nouveau plan qui s’y substitue en quelque sorte : une vue (au sens pictural, également utilisé pour qualifier les bandes tournées lors des premiers temps du cinéma) d’une rue populaire. Démarrant exactement au moment même où, au plan sonore, débute le chant (une voix individuelle, reprise ensuite par un accompagnement choral — glissement emblématique du singulier vers le collectif), cette très longue prise s’affiche en complète opposition formelle avec les images des grises artères urbaines et des foules sans relief du court métrage américain : à Naples, les êtres se fondent harmonieusement dans des contrastes lumineux et colorés très élaborés, conformément à la logique ténébriste du film (les éclairages de la grande peinture, à laquelle Dieutre ne cesse de faire allusion dans son voyage, s’accordent en quelque sorte à l’univers filmé). Par le biais de tels procédés, les références à l’art fusionnent donc peu à peu avec l’élément visuel, pointant dès lors la possibilité d’une redécouverte de l’unité perdue entre le continent européen et sa mémoire culturelle [6].

Cette collusion « européenne » entre espace et culture se retrouve au coeur de Mon voyage d’hiver. Le cinéaste y arpente différentes villes d’Allemagne afin de retrouver d’anciens amants, pour la plupart des artistes et des intellectuels qui représentent autant d’étapes permettant d’articuler les préoccupations intimes propres à la trajectoire autofictionnelle avec des problématiques esthétiques et politiques plus vastes, qu’il s’agisse de la catastrophe provoquée par le IIIe Reich ou des utopies de l’après-guerre, comme celles liées aux luttes armées de factions d’extrême gauche. Plus encore que dans les films précédemment cités, la musique occupe dans ce périple germanique un rôle central, puisqu’elle structure véritablement une oeuvre découpée en chapitres démarqués par des intertitres qui associent les lieux traversés par Dieutre à des indications d’interprétation musicale (ainsi Leipzig est associé à Mit Leidenschaft et Regensburg à Feierlich). Outre des morceaux signés Robert Schumann, Clara Wieck-Schumann, et Ludwig van Beethoven, plusieurs emprunts ont été effectués à une même suite du Lieder de Franz Schubert, Winterreise (1827, sur des textes de Wilhelm Müller). Comme le dévoile d’emblée le titre du film, Mon voyage d’hiver s’affiche donc comme indissociable d’une oeuvre préexistante. La perception de l’espace géographique est, une fois encore, pleinement redevable d’un intertexte artistique qui n’est pas importé — comme cela pouvait être le cas de Tristan à Chicago —, mais choisi parce qu’il s’origine dans le territoire, au sens large, auquel le film le confronte. Ce procédé prend appui sur l’hypothèse qu’une terre ne peut être véritablement appréhendée qu’à partir des préconceptions culturelles qu’elle a nourries. Ainsi, chez Dieutre, la musique romantique constitue le point d’entrée incontournable à partir duquel peut s’engager la découverte de l’espace allemand. Une telle confrontation pourrait s’avérer décevante, à l’instar de la désillusion qui étreint Pier Paolo Pasolini dans Repérages en Palestine, lorsqu’il fait l’expérience concrète d’une Terre sainte bien éloignée de son horizon d’attente, forgé exclusivement à partir des textes littéraires et bibliques que le cinéaste italien a pour objectif d’adapter en ces lieux mêmes. Mais Dieutre ne procède jamais à une telle confrontation. Au contraire, il s’approprie l’oeuvre de Schubert (geste signalé par l’ajout du pronom possessif au titre original), et impose à l’espace traversé les pulsations sonores qui innervent sa propre trajectoire. En écho à la tradition philosophique romantique (Schiller, Schopenhauer, Hegel), la musique est perçue comme le point de convergence idéal entre le sentiment intérieur du poète voyageur, le paysage naturel et la tradition culturelle. Une rencontre symbiotique s’actualise ainsi, signe d’une réconciliation désormais scellée entre l’individu et le territoire européen à partir de la revivification de leur mémoire collective.

Héritage caractéristique d’une tradition esthétique française qui a été, dès les années 1920, marquée en profondeur par une réflexion sur le mouvement rythmé, la revendication formelle d’une musicalité cinématographique passe ici par une convocation directe des sonorités en jeu. Jalonné de microséquences consacrées aux interprètes (le pianiste Andreas Staier et le ténor Christoph Pregardien), le film systématise en quelque sorte le dispositif — analysé ci-dessus — de Leçons de ténèbres. Si l’espace de production sonore est constamment dévoilé (le studio Ady Zehnpfennig à Euskirchen), c’est moins en vue de « déconstruire » la performance chantée ou instrumentale que de signaler le déplacement du hic et nunc de la captation originelle, la force singulière de son authenticité, vers une suture à valeur baptismale entre la musique et le paysage hivernal traversé au cours du film et, le plus souvent, perçu en travelling avant à travers le pare-brise du véhicule.

S’il y a, d’une part, acte de distanciation — à la visualisation des musiciens s’ajoute celle du réalisateur enregistrant en voix over, micro à la main, divers textes poétiques de Celan, de Bachmann ou de Brecht —, force est de constater, d’autre part, la célébration constante d’une fusion expressive (autre mythe romantique) entre les images du voyage et les différentes catégories sonores. Tout d’abord, le lied se fonde par lui-même sur l’alliance entre poésie et musique ; ensuite, les sonorités instrumentales circulent de leur source concrète jusqu’aux vues du paysage ; enfin, les bruits diégétiques du trafic ou de la campagne se mêlent aux plans sur les interprètes de Schubert. Cette réconciliation générale des matières de l’expression renvoie en outre au prétexte narratif et autobiographique de Mon voyage d’hiver, qui repose sur un mouvement élémentaire : Dieutre accompagne son filleul à Berlin, afin d’y retrouver la mère de celui-ci. Le jeune homme apparaît comme une figure du nouvel Européen, à qui l’on adresse ici explicitement un message d’avenir. Dans une séquence emblématique, le montage fait se succéder les plans fébriles d’une halte dans un cimetière où repose un ami disparu. La tombe apparaît comme le lieu de la mémoire par excellence, le deuil représentant la première étape nécessaire vers une nouvelle dynamique fondée sur la rencontre fusionnelle entre espace, individu et musique (« chaque ville, chaque visage, chaque note devient une esquisse de devenir », spécifie Dieutre, en nettoyant la tombe du pied). C’est alors que surgit, littéralement, le pianiste entamant un morceau allegretto (Mélodie hongroise de Schubert), pièce dont la joie communicative s’étend ensuite au corps filmé dans un nouveau cadre : le réalisateur esquissant quelques pas de danse devant une station-service, comme littéralement traversé par le rythme enlevé de la musique. Cette même scansion se prolonge finalement dans la vision du paysage qui défile, depuis le pare-brise où se forge le lien entre le regard du protagoniste assis au volant et celui de l’objectif positionné par le cinéaste — auquel s’identifient les spectateurs.

Lors de l’arrivée finale à Berlin, c’est sur un cadre similaire que retentit un dernier lied de Schubert, Gute Nacht, dont les paroles expriment certes l’idée du passage (« Étranger je suis arrivé, étranger je repars. […] De mon départ en voyage je ne peux choisir le moment. Je dois moi-même trouver le chemin en cette obscurité ») mais également du message destiné à celui qui va rester (« En passant, j’écris seulement bonne nuit sur le portail, pour que tu puisses voir que j’ai pensé à toi »). La musique se poursuit sur l’image du trafic, la voiture du héros se rapprochant graduellement de la colonne de la Victoire (Siegessaule, placée devant le Reichstag), alors qu’en arrière-fond se détache la Fernsehturm héritée de l’ancien secteur Est. La lente avancée nocturne vers ces deux édifices est aussi accompagnée d’un discours verbal de Dieutre qui renvoie à la problématique centrale du film, c’est-à-dire la transmission intergénérationnelle : « Ne crois pas que tout était mieux avant. Ne crois rien. J’aimerais simplement que tu comprennes qu’on a pu vivre ici. […] Effleure du doigt les cendres d’une histoire encore chaude. Les grues auront vite fini leur travail. C’est peut-être tant mieux. Et toi tu vas vivre là dans une ville absolument nouvelle. » La verticalité des imposants monuments berlinois, symboles de la réunification allemande, fonctionne en écho, « plein » cette fois, à la colonne de lumière « vide » du Loop de Chicago. Le film se conclut donc en célébrant une forme de réconciliation ambiguë, non seulement entre les espaces fragmentés et traumatiques d’une Europe désormais élargie sur des bases recomposées (et dont l’Allemagne contemporaine fournit le principal parangon), mais entre l’individu et le territoire qu’il traverse, comme en témoigne l’interrelation enfin accomplie des divers éléments expressifs qui s’articulent dans le film.