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N’y allons pas par quatre chemins : pour Bertrand Fauré, maître de conférence habilité à diriger des recherches en sciences de l’information et de la communication à l’Institut universitaire de technologie de Tarbes, l’amour est un « carburant universel » (p. 15) qu’il s’agirait de valoriser un peu plus dans nos sociétés et organisations contemporaines. Définissant l’amour comme « une force d’attraction qui peut se transformer – ou non – en liens d’attachement » (p. 16), l’auteur propose de concevoir ce moteur de nos comportements humains comme une variable indépendante qui crée des liens multiples, liens qu’il conçoit comme autant de variables dépendantes. En effet, même s’il pose lui-même les limites d’une telle ambition, Fauré s’emploie, tout au long de ce traité, à explorer la possibilité d’évaluer des degrés d’amour dans la mesure où nous serions chacun et chacune animés par sa possible maximisation.

Empruntant à Dominique Wolton l’idée selon laquelle il faudrait vraiment être un connard pour espérer pouvoir mesurer l’amour, Fauré propose de nous attribuer ce qualificatif peu enviable tout en précisant, bien entendu, qu’il s’y inclut lui-même! Nous serions, en effet, toutes et tous, plus ou moins, des connards, tentant désespérément de maximiser (et donc, implicitement, de mesurer) l’amour à notre endroit et à l’endroit des autres. Notre « connarderie » – qu’il distingue de la connerie – viendrait donc de cette ambition.

Pour espérer mesurer l’amour et en faire donc des calculs, Fauré propose de développer ce qu’il appelle une X-théorie, autrement dit une théorie monofactorielle qui postule « qu’un seul et unique facteur X explique tous les comportements humains et doit être pris comme base dans l’organisation de la société » (p. 28). On l’aura compris, l’auteur fait ici le pari que cet X, quelque peu négligé par le monde universitaire, pourrait être donc l’amour (plutôt que Dieu ou l’argent, comme le prétendent respectivement les religions monothéistes et l’économie classique), celui qu’on porte à nous-mêmes, mais aussi, et c’est important de le noter, celui qu’on échange avec les autres. Il avance ainsi qu’en tant que force d’attraction, l’amour se doit, par définition, d’être réciproque, y compris avec les choses, et que c’est cette réciprocité qu’il s’agit donc de mesurer (p. 32).

Pour ce faire, Fauré propose de modéliser ce qu’il appelle la courbe d’amour du temps (Figure 1). Selon cette courbe, nous chercherions toutes et tous à nous retrouver dans le coin en haut à droite, soit la zone D (qu'il qualifie de zone du bonheur) tout en évitant de dériver vers les zones A (qu’il identifie à la solitude) et B (qu’il identifie à la dépendance) ou encore de stagner dans la zone C (zone du malheur ou de l’ennui). Comme il le postule par ailleurs, l’argent serait un indicateur de non-amour dans la mesure où il serait « la mesure exacte du temps passé à se préoccuper de tout ce que l’on n’aime pas » (p. 57). Plus on est loin du Nirvana, soit de la zone D, plus l’argent serait donc essentiel et désiré.

Figure 1

La courbe d’amour du temps

La courbe d’amour du temps

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Dans cette schématisation que nous propose Fauré, les organisations seraient à la fois des cadres à l’intérieur desquels nous ferions des calculs d’amour et les résultats de ces mêmes calculs. Il identifie ainsi quatre types d’organisation, chacune correspondant aux quatre zones identifiées dans la Figure 1. La case D correspondrait à des institutions comme la famille, la nation ou la religion (on y fait a priori ce que l’on aime avec qui l’on aime, mais comme cet amour n’a pas de prix, nous pouvons parfois en payer de notre vie). La case B, quant à elle, est occupée par des organisations où l’on a la chance de travailler avec ceux qu’on aime tout en faisant quelque chose qu’on n’aime pas et qui est, de surcroit, mal payé (l’auteur y place les entreprises familiales, le travail domestique ou encore les associations de bénévoles). Quant à la case A, elle fait place à des organisations qui nous permettent de réaliser ce que l’on aime, mais pas forcément avec qui on aime (les universités, les écoles). Enfin, la case C, celle du malheur et de l’ennui conjugue l’absence d’amour de soi et des autres et correspondrait aux entreprises classiques, à l’armée et au crime organisé.

À l’économie, qui se concentrerait exclusivement sur l’amour de soi, pour qui la bonté, soit l’amour des autres, serait totalement irrationnelle, et qui se retrouverait ainsi dans la case A, Fauré oppose la sociologie, qui occuperait, quant à elle, la case B, soit celle qui se préoccupe du lien social, de la solidarité et du bien-être, au prix parfois de l’amour de soi et de sa propre individualité. Face à ces deux sciences, Fauré en invente donc une nouvelle, que l’on pourrait peut-être appeler, prosaïquement, amorologie (Fauré rejetant les distinctions grecques correspondant à philia, éros, agapè et storgê). Dans cette science qui viserait à comprendre comment nous sommes à la fois habités par la maximisation de l’amour de soi et d’autrui, la famille (comme la nation et la religion) apparaitrait ainsi comme ce lieu idéal où ces deux maximisations seraient possibles.

Par ailleurs, cette amorologie nous permettrait, selon Bertrand Fauré, de mieux comprendre des dynamiques sociales comme celles du mouvement des gilets jaunes ou de la pandémie COVID-19. L’auteur présente ainsi ce qu’il appelle « les calculs d’amour des gilets jaunes » (p. 74). Comme ces manifestants ont, en effet, un travail généralement peu valorisant avec peu de chance d’évolution et qu’ils tendent à être esseulés tant au niveau social que géographique, ils ont tendance à s’ennuyer (amour du temps faible) tout en ayant, en forme de compensation, un amour pour l’argent très élevé. L’augmentation de la taxe sur l’essence produit donc chez eux une réaction très forte – que d’aucuns ont associé à des jacqueries, en particulier sur les ronds-points – dont ils ressortent grandis : ils trouvent, en effet, une nouvelle famille en la compagnie des autres gilets jaunes (augmentation de leur amour envers autrui) et ils acquièrent une certaine reconnaissance (augmentation de leur estime de soi), tant chez leurs prochains qu’au niveau du grand public (en tout cas, au début de ce mouvement).

Cette augmentation de l’amour – et cette progression, donc, vers la case D – s’accompagnerait automatiquement, pour Fauré, d’une relative perte d’intérêt pour l’argent, ce qui amènerait les gilets jaunes à continuer à se rendre sur les ronds-points le samedi et à cotiser dans diverses plateformes de sociofinancement. Fauré note, par ailleurs, que ce mouvement s’opère sans structure interne (absence de porte-parole officiels ou de division du travail) ou de soutien extérieur (pas de syndicats ou de partis), ce qui démontrerait, pour lui, la force de ce fantastique moteur qu’est l’amour. Cette analyse amène, par ailleurs, l’auteur à penser que « la réponse à ce mouvement n’est pas économique ou politique, mais managériale et éducative » (p. 75). En effet, l’amour que trouvent les gilets jaunes dans ce mouvement serait, en fait, un amour qu’ils auraient pu trouver dans leurs études ou dans leur travail.

Le problème, comme le relève Fauré, c’est qu’à l’heure actuelle, l’école et l’entreprise ne sont pas des lieux permettant justement à l’amour de se maximiser. Comme il le précise : « Concrètement, l’école s’interdit délibérément d’être dans la case D en poussant systématiquement les élèves vers la case A (compétition), sans jamais considérer l’importance de la case B (collaboration), avec pour conséquence d’en abandonner certains dans la case C (échec scolaire) » (p. 82). De la même manière, l’entreprise oscille constamment entre la case A (compétition/isolement) et la case B (association/dépendance). Alors que la famille, la religion et la nation se bâtissent idéalement sur des liens solides, stables, distinctifs et irremplaçables (autant de caractéristiques qui les placent, pour Fauré, dans la case D), l’entreprise repose, à l’inverse, sur des liens ténus, instables, peu distinctifs et substituables, ce qui la fait régresser vers la case C, celle où personne ne désire se retrouver.

Dans un effet de contraste, Fauré rêve ainsi d’une école où l’une des tâches principales des enseignants serait de faire grandir l’amour et où les élèves, se sachant aimés de leurs professeurs, aimeraient à leur tour leurs enseignants et leurs camarades de classe. Comme l’avance fort justement l’auteur,

les attractions ne se commandent pas : ce que l’élève veut apprendre, les amis qu’il se fait, les professeurs qu’il admire. Comme toute organisation, l’école existe pour transformer ces forces d’attraction en liens d’attachement de manière plus efficace qu’en laissant les liens se faire tout seul » (p. 84).

Parlant du manager d’entreprise, il déclare également que

[s]on rôle est […] de faire progresser l’amour en multipliant des liens faibles tout en vérifiant régulièrement que l’équilibre des calculs d’amour est préservé. Pour grandir lui-même, il doit faire grandir l’entreprise ET faire grandir chacun de ses subordonnés. Un bon manager doit donc parvenir à réaliser ces deux opérations simultanément » (p. 93, italiques dans l’original).

Fauré nous présente finalement une dernière preuve de la force incroyable de l’amour, soit la réaction mondiale face au COVID-19. Comme il le note fort justement, nous n’avons pas hésité collectivement à sacrifier nos libertés et à dépenser massivement pour que les plus vulnérables d’entre nous puissent espérer ne pas être contaminés. Pourtant, « [é]conomiquement, le calcul ne semble pas bon à première vue : abandonner les vieillards aurait évité toutes ces pertes financières et accessoirement permis de réaliser de substantielles économies sur les retraites » (p. 97). Pour Fauré, il n’y a pas de doute (et qu’il est difficile ici de ne pas lui donner raison), il s’agit bien d’un calcul d’amour.

Même si on peut parfois reprocher à l’auteur de simplifier à outrance le réel (mais, après tout, c’est ce qu’est censé faire toute théorie monofactorielle), on ne peut, qu’être séduit par ce traité qui nous invite à sortir du cynisme qui semble définir aujourd’hui notre commune humanité. Le cynique, c’est, par définition, celui qui, finalement trop idéaliste, n’en finit pas de dénoncer les situations qu’il rencontre, attribuant aux autres une volonté de nuire ou de s’enrichir (financièrement ou symboliquement). Fauré a compris quelque chose d’essentiel : plutôt que de se complaire dans cet état d’esprit (qui semble nous éloigner a priori d’une certaine naïveté), pourquoi ne pas faire le pari de l’amour? Autrement dit, pourquoi ne pas mettre, comme il le dit si bien, l’amour au-dessus de tout (p. 114)?

Certes, voyant venir les sceptiques (et Fauré les voit venir aussi, bien entendu) qui nous rétorqueraient que les cimetières sont remplis de personnes sans doute trop naïves qui ont cru que l’amour pouvait tout régler (on songe aux pacifistes, par exemple). On se rappellera cependant que Fauré, et c’est la beauté de son geste théorique, nous parle bien de calculs d’amour. L’idée n’est pas, en effet, de nous transformer en Calinours (ou en Bisounours, pour les Européens francophones), mais bien de comprendre que nous sommes toutes et tous animés par des forces amoureuses, que ce soit pour soi-même, pour autrui, ou pour d’autres qu’humains (s’il y avait, d’ailleurs, une critique à formuler à l’endroit du traité, ça serait de ne pas avoir abordé – du moins explicitement – la question de l’amour pour ces autres qu’humains).

Quand on analyse la communication, on se rencontre d’ailleurs que ces amours (que l’on pourrait traduire par des attachements) se font constamment entendre dans nos conversations et dans nos actions. Entendre l’autre, c’est ainsi entendre ce à quoi il est attaché, ce de quoi il se préoccupe, pour espérer au moins reconnaître cet attachement et en faire quelque chose. Ce qui caractérise les conflits, on le sait bien par ailleurs, c’est bien l’impossibilité que nous avons de reconnaître dans la réaction de l’autre ce à quoi nous sommes attachés, ce qui nous anime, c’est-à-dire finalement, ce que nous aimons. Là où Deleuze nous dépeint en machines désirantes, Fauré nous voit en machines aimantes, ce qui ne veut pas dire, bien entendu, que cet amour soit nécessairement constructif et bienveillant.

Après tout, le conflit russo-ukrainien nous confronte aujourd’hui à deux machines aimantes : un amour fou pour un Empire russe fantasmé qu’il s’agirait de reconquérir et un amour de la patrie ukrainienne qu’il s’agirait de préserver. Dans les deux camps, personne ne regarde à la dépense et l’argent semble tout d’un coup moins compter. Ces deux fantastiques moteurs, on le voit, font bien des ravages, mais le reconnaître ne nous invite pas pour autant à tomber, comme on pourrait le croire, dans un relativisme béat où la perspective poutinienne vaudrait bien celle de Zelenski. Dans le calcul d’amour, on voit bien que les Ukrainiens gagnent haut la main, car comment ne pas penser un instant qu’une certaine dose d’amour eut été finalement préservé si Poutine avait renoncé d’envahir son voisin.

On peut donc comprendre ce à quoi l’autre est attaché et les calculs d’amour qu’il fait pour conserver ses attachements sans pour autant baisser les armes, mais ce « comprendre l’autre », fondamental, il me semble, dans toute situation communicationnelle, est en même temps essentiel pour espérer, tranquillement, mais sûrement, nous amener vers la zone D, une zone que nous espérons tous connaître et faire connaître aux autres un jour (Fauré et Arnaud, 2021). Fauré nous « provoque à l’amour », comme le chantait Léo Ferré, et nous invite, en quelque sorte, à trouver un autre « système D ». Pour cela, il doit certainement être remercié de tout notre amour.