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Introduction

Au cours des vingt dernières années, les recherches sur les migrations ont intégré de plus en plus la dimension du genre dans leurs approches, en révélant à quel point l’expérience de l’émigration est différente pour les hommes et pour les femmes. Alors qu’une attention croissante a été accordée aux trajectoires et aux expériences des femmes migrantes (Ba et Bredeloup, 1997 ; Babou, 2008 ; Evers Rosander, 2005 et 2010 ; Grasmuck et Pessar, 1991 ; Hondagneu-Sotelo, 1994), les diverses réalités auxquelles se confrontent les femmes qui restent au pays tandis que leurs maris ou frères s’engagent dans la migration internationale ont été beaucoup moins étudiées. Ces femmes « laissées derrière » ont longtemps[1] été envisagées comme totalement passives dans le processus migratoire (Pessar, 2005). Cette vision est cependant hautement problématique, car l’émigration internationale des hommes ouvre un espace aux femmes pour contester le système patriarcal en vigueur et pour assumer des rôles traditionnellement attribués aux hommes (Levitt, 1998). C’est dans cette optique que, plus récemment, des chercheurs ont commencé à investiguer sur les conséquences des migrations sur les vécus des femmes non migrantes et, plus généralement, sur les rapports de genre dans les communautés d’origine. Néanmoins, les recherches empiriques demeurent encore rares, et leurs résultats sont souvent contradictoires (De Haas et van Rooij, 2010). Selon certaines, l’émigration ne remet pas en cause, ou peut même renforcer, la domination masculine et l’autorité patriarcale, alors que, selon d’autres, la division sexuée du travail s’affaiblit, les femmes assumant des rôles et tâches traditionnellement tenus par des hommes.

Notre recherche se propose d’approfondir cette question par le prisme de l’engagement des femmes dans des activités économiques rémunératrices, en se demandant dans quelle mesure et comment cet engagement est affecté par l’émigration des hommes. La recherche porte sur un contexte ayant une longue histoire en termes de migration internationale : la vallée du fleuve Sénégal. Cependant, alors que beaucoup d’études ont porté sur les migrations au départ de cette région (Adams, 1977 ; Dia, 2007 et 2010 ; Diop, 1965 ; Manchuelle, 1997 ; Schmitz, 2008), la dimension genrée de ces mobilités et de leur impact sur les communautés d’origine n’a reçu que peu d’attention (Ba et Bredeloup 1997 ; Fiéloux, 1985). Plus particulièrement, notre étude porte sur un village haalpulaaren de la moyenne vallée du fleuve Sénégal, où nous avons mené une enquête de terrain en 2007. Du fait de son ampleur dans ce village, la migration, majoritairement masculine, y est devenue une véritable « institution » (Guilmoto, 1997).

Dans un tel contexte, on peut s’attendre à ce que l’absence des hommes entraîne une recomposition des relations familiales et sociales et une modification des rôles économiques et culturels au sein des ménages et de la société. Cet article étudie l’influence de l’émigration masculine sur les activités économiques des femmes et pose plusieurs questions : 1) dans quelle mesure observe-t-on des effets de découragement ou, au contraire, de stimulation de la participation économique des femmes à la suite à la migration des hommes ? 2) Par quels biais s’exerce l’influence des migrations ? Pour aborder ces questions, nous examinons les types d’activités économiques investies, les conditions dans lesquelles s’opère la participation des femmes au soutien du ménage ainsi que les obstacles rencontrés dans l’exercice et la pratique de leurs activités. Par activité économique, on entend ici toute activité permettant le gain d’un revenu (en argent ou en nature). Les activités domestiques non rémunérées — comme la cuisine, le balayage, la lessive, les corvées de bois — ne sont donc pas considérées comme des activités économiques[2]. Nous considérons le travail dans les champs de la famille comme un travail domestique, car nos répondantes le perçoivent comme tel, la récolte revenant à la famille et non pas à elles personnellement[3].

De plus, nous chercherons à apporter quelques éléments de réponse quant à l’impact de l’absence prolongée des hommes sur la prise de décision des femmes dans la sphère privée et publique : 3) dans quelle mesure observe-t-on une émancipation des femmes par rapport aux rôles qui leurs sont traditionnellement attribués ? Adoptée par les grandes institutions de développement dans leur discours, la notion d’« émancipation » ou d’« empowerment » est devenue floue et « faussement consensuelle » (Calvès, 2009). Selon Calvès, l’empowerment est « un processus de transformation multidimensionnel, bottom-up, venant des femmes elles-mêmes, et qui leur permet de prendre conscience, individuellement et collectivement, des rapports de domination qui les marginalisent et de développer leur capacité à les transformer. » (2009, p. 745). Cette recherche ne prétend pas s’intéresser à ce processus dans son entièreté, mais examine l’une des dimensions qui le composent : l’exercice d’une activité rémunératrice. Selon Wong (2003), la dimension économique du processus d’émancipation est effectivement l’une des plus importantes. Cependant, il serait erroné de conclure qu’elle mène automatiquement à l’empowerment social ou psychologique : répondre à cette question doit toujours relever du domaine empirique.

Influence des migrations sur l’autonomie des femmes « qui restent » : des résultats contrastés dans la littérature

En réaction à une vision réductrice des femmes qui restent dans les communautés d’origine, vision qui ignore leur participation au phénomène migratoire, plusieurs recherches se sont récemment penchées sur cette question. Leurs conclusions, cependant, ne vont pas toujours dans le même sens. Certains mettent en évidence les gains des femmes en matière de pouvoir de décision et d’autonomie du fait de l’émigration des hommes. D’autres études montrent que la migration ne fait que renforcer les inégalités de genre et augmenter la dépendance économique des femmes à l’égard des hommes. Ces résultats contrastés sont détaillés dans cette section.

L’émigration des hommes, un gain en autonomie pour les femmes « laissées derrière »

Plusieurs recherches constatent que l’absence prolongée des hommes du fait de la migration — interne ou internationale — peut entraîner un changement dans les rapports de pouvoir au sein du ménage et une redéfinition des divisions sexuelles traditionnelles du travail. Les femmes seraient amenées à assumer des tâches et des rôles généralement attribués aux hommes, gagnant ainsi en pouvoir de décision et de gestion (Kanaiaupuni et Fomby, 2000 ; Hadi, 2001 ; Maggi, Saar et Amadei, 2008 ; Pilon, Seidou Mama et Tichit, 1996 ; Sall et collab., 2010).

Ainsi, à partir d’une enquête démographique couvrant 70 villages au Bangladesh, Hadi (2001) montre que l’émigration des hommes est positivement associée au pouvoir décisionnel des femmes ainsi qu’à l’éducation des filles. Alors que les transferts monétaires des migrants ont augmenté la capacité financière des ménages, les « transferts sociaux » (Levitt, 1998), sous la forme de normes et de valeurs, ont modifié la position de la femme en améliorant son statut au sein de la famille. Selon les résultats d’une enquête menée par Kanaiaupuni et Fomby (2000) au Mexique, la migration des hommes intensifie la participation économique des femmes restées au pays, les épouses des migrants étant plus nombreuses que celles des non-migrants à être actives économiquement. Dans beaucoup de ménages, ce sont les activités exercées par les femmes, peu reconnues, qui amènent un soutien matériel crucial et aident à financer la migration de leurs maris. Cependant, les auteures attirent l’attention sur le fait que cette intensification de travail ne représente pas nécessairement un gain d’autonomie pour ces femmes, mais plutôt un surplus de travail pas toujours désiré.

Dans le contexte sénégalais, une recherche menée à Louga, une ville située au nord-est du Sénégal, montre que les épouses de migrants sont nombreuses à exercer des activités comme la couture, le commerce ou, parfois, des activités maraîchères (Maggi, Sarr et Amadei, 2008). Celles qui s’engagent dans le commerce, en particulier, ont souvent pu profiter d’un capital initial fourni par leurs maris migrants et contribuent avec un certain succès aux dépenses familiales. S’il reste des épouses de migrants qui ne s’investissent dans aucune activité économique, celles-ci jouissent quand même, selon les auteurs, d’une plus grande autonomie. Cela se refléterait dans un plus grand engagement hors de la sphère familiale, dans des activités communautaires et de la société civile, par exemple dans des associations de femmes, nombreuses sur place. Les auteurs concluent que la migration des hommes transforme le rôle et le statut de la femme, qui bénéficie d’une plus grande capacité d’intervention. Une recherche plus récente menée dans deux localités au nord du Sénégal (Sall et collab., 2010) conclut de manière similaire que la migration des maris ouvre des opportunités aux épouses pour changer le statu quo et pour assumer de nouvelles responsabilités financières.

L’émigration masculine renforcerait la dépendance économique des femmes

De telles conclusions ont été nuancées, voire remises en cause par d’autres recherches. Ces dernières présentent des cas où l’émigration des hommes renforce le système patriarcal en place et décourage la participation économique des femmes restées sur place. Ou, au mieux, si les épouses des migrants gagnent en autonomie et en pouvoir décisionnel en absence de leurs maris, ce gain est temporaire et elles sont à nouveau reléguées à leurs rôles de subordonnées au retour des époux.

Ainsi, plusieurs études, réalisées dans divers contextes socioculturels, montrent que l’émigration des hommes et l’afflux de ressources monétaires qu’elle génère engendrent une baisse de l’effort productif et un désinvestissement des activités économiques par les non-migrants, dont les femmes. Azam et Gubert (2005) émettent l’hypothèse que la fonction d’assurance de la migration et des transferts d’argent afférents, alors qu’elle améliore substantiellement le bien-être des familles qui les reçoivent, peut aussi engendrer un comportement opportuniste, de « free rider » (parasite) de leur part. Si l’effort productif des non-migrants ne peut pas être observé par les migrants, les premiers peuvent être incités à diminuer leur travail et à compter sur les seconds pour assurer leur survie. À partir d’une recherche quantitative dans la région de Kayes, près du fleuve Sénégal, les auteurs montrent qu’en dépit de l’adoption d’outillage agricole moderne, la productivité agricole des ménages avec migrants est d’un tiers plus basse que celle des ménages non migrants.

Des études portant plus directement sur les épouses des migrants « laissées derrière » soulignent également une diminution de la participation économique de celles-ci à la suite de la migration des hommes et mettent en évidence différents canaux d’influence. S’appuyant sur une enquête nationale menée en Égypte, Binzel et Assad (2009) trouvent que les transferts d’argent envoyés par les migrants démotivent les femmes à continuer d’exercer des activités génératrices de revenus. En revanche, la migration des hommes non accompagnée de transferts monétaires n’a pas la même influence. Sur la base d’une recherche qualitative effectuée en République dominicaine, Pessar (2005) reporte des cas où les migrants interdisent à leurs femmes de pratiquer une activité rémunérée. « Dans ces groupes domestiques, la production locale du revenu est diminuée, sinon pas totalement abandonnée, et les femmes et leurs enfants deviennent entièrement dépendants des hommes migrants et de leurs transferts » (Pessar, 2005, p. 5, notre traduction).

Dans un contexte culturel plus proche de celui de notre étude, celui de la moyenne vallée du Sénégal, Fiéloux (1985) montre que l’allongement de la durée et de la distance parcourue lors des migrations masculines ont détérioré le statut économique des femmes. Celles-ci ont été obligées de sacrifier une plus grande partie de leur temps pour travailler bénévolement sur les champs des hommes, au détriment de leurs activités économiques potentielles. De plus, Fiéloux constate que les femmes des migrants diminuent volontairement le niveau de leurs activités économiques, en effectuant le strict minimum et en espérant toujours plus que ce qu’elles reçoivent de leurs maris. Elles s’installent ainsi « dans une situation de dépendance économique conçue comme une compensation morale devant la vie souvent pénible qu’elles mènent auprès de leurs beaux-parents » (Fiéloux, 1985, p. 331). Cela amène l’auteure à conclure que la transformation du rôle des femmes sous l’influence des émigrations s’est traduite par une dévalorisation de leur statut.

Sans aboutir à des conclusions aussi pessimistes, plusieurs recherches récentes[4] s’accordent sur le fait que l’émigration n’opère pas un changement structurel des rapports de genre. Même si les femmes peuvent connaître plus de responsabilités et un plus grand pouvoir de décision à la suite de la migration de leurs maris, ces « gains »[5] sont le plus souvent temporaires, car les hommes retrouvent autorité et pouvoir patriarcal à leur retour, comme le souligne une recherche portant sur la vallée du Todgha au Maroc (De Haas et van Rooij, 2010). À leur tour, Ba et Bredeloup (1997) constatent que les femmes fuutanké[6] qui avaient suivi leurs maris en migration dans des pays africains, et parfois travaillé à côté de ceux-ci, n’ont pas pu préserver leur autonomie nouvellement acquise à leur retour au village. Au contraire, souvent rentrées au sein de la famille du mari et ayant de nombreux enfants à charge, « elles sont devenues de plus en plus dépendantes des sources de revenus masculins » (Ba et Bredeloup, 1997, p. 84).

Le processus d’autonomisation est également problématique pour les femmes sénégalaises en migration, qu’elles aient rejoint leurs conjoints à l’étranger ou migré de manière indépendante. Les travaux de Ebin (1995) sur les Sénégalaises qui ouvrent des salons de coiffure à New York, de Evers Rosanders (2005 et 2010) sur les commerçantes sénégalaises en Espagne ou de Sarr (1998) sur les entrepreneures qui voyagent à l’international illustrent les tensions et les obstacles auxquels sont confrontés ces femmes dans leur recherche d’autonomie. Le refus du mari de donner son accord conduit beaucoup de femmes enquêtées par ces chercheures à arrêter leur activité économique, du moins pour un temps. Si elles arrivent néanmoins à convaincre leurs époux de les laisser travailler, les migrantes doivent limiter leurs activités à des domaines traditionnellement féminins, comme le commerce ou la coiffure. Ebin (1995) illustre les tensions et même les conflits ouverts qui éclatent entre hommes et femmes sénégalais quand ces dernières essaient de percer dans une activité commerciale avec des produits électroniques, domaine jusque là réservé aux hommes. Enfin, ces recherches montrent comment les femmes développent toutes une série de stratégies pour maintenir et légitimer une autonomie toujours menacée tout en préservant leur réputation. Entre autres, l’adhésion religieuse et la participation à des réseaux confrériques, ainsi qu’un soutien généreux à leurs familles au pays, sont mises de l’avant pour justifier leur migration et l’exercice d’une activité rémunératrice.

Au total, on voit qu’autant la thèse d’une émancipation des femmes à la suite de l’émigration de leurs maris que celle de leur dépendance économique accrue trouvent un appui dans la recherche existante. Comment expliquer ces conclusions contrastées ? C’est justement cette question que se posent Oso et Catarino (1997) dans leur recherche sur l’impact de la migration sur la possibilité des femmes de devenir chefs de ménage à la suite de la migration de leurs maris. Elles identifient trois facteurs qui modèrent cette relation : la place des femmes dans le système de production, la structure familiale et leur position dans celle-ci ainsi que leur âge et leur position dans le cycle de vie. Ces déterminants s’articulent différemment selon les zones géographiques et les contextes socioculturels. De manière similaire, Pessar (2005) soutient que dans les communautés et les structures familiales dans lesquelles les femmes étaient déjà très dépendantes des hommes et où la virilocalité prédomine, la migration masculine ne fait que renforcer les idéologies de genre et les rôles traditionnels (Georges, 1992 ; Goldring, 1996 ; Grasmuck et Pessar, 1991 ; Mahler, 1999). Sous l’étroite surveillance de la parentèle de leurs maris, les épouses des migrants ont peu de contrôle sur leurs mouvements, sur leurs éventuelles activités génératrices de revenus ou sur les transferts monétaires de leurs maris.

On pourrait ajouter un autre facteur d’influence : l’histoire migratoire des communautés d’origine. Selon une recherche au Guatemala faite par Taylor, Moran-Taylor et Ruiz (2006), les changements induits par la migration sont longs à se faire sentir, car la structure sociale est rigide et ne se prête pas à des transformations rapides. Ainsi, on peut s’attendre à ce que l’ancienneté du phénomène migratoire au moment où la recherche est conduite influence la relation entre les deux processus. La section suivante est consacrée à une discussion de ces facteurs dans le contexte spécifique de notre étude de cas, celui de la moyenne vallée du fleuve Sénégal.

Contexte d’étude et présentation de l’enquête

Genre et migrations dans la vallée du fleuve Sénégal

Notre enquête s’est déroulée dans un village[7] d’environ 4 000 habitants situé dans la partie sénégalaise de la moyenne vallée du fleuve Sénégal, et plus précisément dans le département administratif de Matam. La région, dominée par l’ethnie des Haalpulaar, est généralement considérée comme l’un des premiers et des plus importants foyers d’émigration du Sénégal (Adams, 1977 ; Dia, 2007 ; Diop, 1965 ; Manchuelle, 1997). La sécheresse et la pression démographique ont déstabilisé l’économie traditionnelle de la vallée, fondée sur les cultures sous pluie (jeeri) et en décrue (waalo) ainsi que sur l’élevage, tandis que l’introduction des systèmes modernes d’irrigation n’a pas réussi à revigorer l’agriculture dans la région. Des courants migratoires se sont d’abord développés vers les centres urbains, et vers Dakar en particulier, avant de s’orienter, dans les années 1950 et 1960, vers des pays africains qui connaissaient un boom économique à l’époque, comme la Côte d’Ivoire ou le Ghana (grâce aux cultures du cacao, de café et de bois) ou les Congos (dans l’industrie diamantaire) (Robin, 1996). Enfin, l’expansion de l’industrie automobile en France dans les années 1960 s’est traduite par un recrutement actif des travailleurs dans la vallée (Pison, Hill, Cohen et Foote, 1997). À partir des années 1980 et surtout 1990, les flux migratoires se sont diversifiés[8] pour englober d’autres destinations du nord comme l’Italie et l’Espagne, mais aussi les États-Unis et, très récemment, le Canada.

Le choix du village a été motivé par l’ancienneté et le caractère structurel du phénomène migratoire, et par le fait qu’il illustre bien les transformations économiques de la moyenne vallée du fleuve Sénégal. Le système traditionnel d’agriculture y est très faiblement pratiqué, et les périmètres irrigués mis en place au village à partir des années 1975 ont échoué, à la suite du désengagement de l’État. La pêche et l’élevage ont à leur tour beaucoup souffert, à cause du conflit sénégalo-mauritanien et de l’arrivée des réfugiés mauritaniens en recherche de terres sur la rive gauche du fleuve Sénégal (Dia, 2007). L’économie locale, basée sur le troc, s’est ainsi transformée en une économie entièrement basée sur l’argent. Ces transformations ont conduit de plus en plus de villageois à migrer, d’abord vers Dakar et ensuite à l’étranger. Bien enracinée, la migration internationale y est très importante, les ménages sans migrants étant très rares[9]. La migration est devenue la base de l’économie locale et la principale source de numéraire dans le village. La diversification en matière de destinations est visible également à l’échelle du village étudié : les migrants des générations anciennes sont souvent allés (ou se trouvent encore) en France ou dans d’autres pays africains, tandis que les plus jeunes sont majoritairement en Italie ou aux États-Unis, quoique le Gabon soit aussi une destination fréquente.

Installés plus ou moins durablement sur leurs lieux de destination, les ressortissants du village gardent des liens forts avec leur communauté d’origine et sont reliés entre eux par une référence commune a un même univers de sens, tout en contribuant à sa transformation. Dia (2010 et 2013) propose le terme de « village multi-situé » pour nommer cette nouvelle réalité sociale caractéristique des migrations originaires de la vallée, qui implique l’articulation de plusieurs territoires et à plusieurs échelles. Les associations établies par les migrants sur leurs nouveaux lieux de résidence sont directement responsables d’assurer la continuité des liens entre ces territoires. Les sections les plus anciennes et influentes sont celles de Dakar et de France, mais des associations plus récentes établies en Italie et au Gabon gagnent rapidement en pouvoir financier. Ces réseaux associatifs transnationaux ont canalisé les contributions des migrants dans des investissements collectifs importants au village : un forage d’eau, un dispensaire, plusieurs écoles, des mosquées, un lycée et, plus récemment, un centre de formation professionnelle ont été construits au fil des années.

Les chercheurs s’accordent sur le fait qu’une véritable « culture de la migration » (Cohen, 2004) s’est enracinée dans la région. Déjà en 1995, Guilmoto considérait que la migration était devenue une institution sociale dans la moyenne vallée du fleuve Sénégal, assimilée par la structure sociale et encadrée par des règles et des normes spécifiques. Le migrant international s’est progressivement imposé comme la nouvelle « figure de la réussite » sociale et économique, remplaçant ainsi le fonctionnaire public comme symbole de l’accomplissement individuel (Dia, 2007, p. 3). Les modu-modu[10] (Ndiaye, 1998), comme on les appelle familièrement, sont célébrés dans des chansons sénégalaises comme des héros modernes, conduisant Riccio (2005) à conclure à un renversement des hiérarchies sociales traditionnelles.

Cependant, il faut souligner que, si la migration s’est imposée comme une étape presque obligée de la trajectoire d’un jeune homme de cette zone, cela n’est pas le cas pour les femmes. La mobilité internationale féminine reste fortement découragée dans la vallée (Kane, 2002 ; Dia, 2013 ; Mondain et Diagne, 2013), et cela à un plus haut degré que dans d’autres régions du Sénégal (Sall et collab., 2010). La migration indépendante des femmes non accompagnées est encore stigmatisée et souvent associée à la prostitution (Ba, 1995 ; Ba et Bredeloup, 1997 ; Ebin, 1995 ; Evers Rosander, 2005). L’émigration des épouses pour réunification familiale fait également l’objet d’une opposition de la part de la famille et de la communauté d’origine, mais pour des raisons différentes. Les parents du migrant sont réticents à voir leur belle-fille rejoindre son mari car son départ représente souvent une perte en termes d’aide domestique ainsi qu’une diminution des transferts d’argent reçus par ceux-ci (Barou, 2001). La communauté locale craint quant à elle que le départ des femmes ne conduise inévitablement au dépeuplement des villages. Tant que les femmes demeurent au village, les hommes y sont attachés aussi.

En dépit des barrières qui entravent leur mobilité, certaines Sénégalaises prennent la route de manière autonome, et ces cas ont été récemment étudiés dans la littérature, par exemple celui des Mourides installées aux États-Unis (Ba, 2008 ; Babou, 2008) ou celui des commerçantes qui parcourent le globe (Bredeloup, 2012 ; Ebin, 1995 ; Evers Rosander, 2005 et 2010 ; Sarr, 1998). Cependant, ces femmes proviennent généralement d’un milieu urbain et sont le plus souvent wolof[11]. De plus, leur importance numérique reste encore à établir. Les données quantitatives sur le sujet, peu nombreuses, montrent une augmentation très limitée[12] des migrations féminines internationales (Vause et Toma, 2012).

La composition majoritairement masculine des flux migratoires est observable également dans le village étudié. Les migrants sont, en grande majorité, des hommes, généralement mariés, et dont les femmes sont restées au village. Ainsi, la composition des concessions du village est à prédominance féminine. Des discussions avec les autorités villageoises ont révélé à quel point le regroupement familial était découragé[13].

Ces constats doivent être rapportés au contexte socioculturel du lieu et à la place faite aux femmes au sein de la société. Une des premières régions à être islamisées, le Fouta Tooro, fait aussi partie des plus conservatrices au Sénégal en matière de relations de genre (Guilmoto, 1997 ; Sall et collab., 2010). Les femmes sont subordonnées à l’autorité masculine et les positions de responsabilité économique et sociale incombent aux hommes. L’institution matrimoniale organise l’inégalité de statut entre les conjoints et dicte la division du travail (Nanitelamio, 1995). La sphère domestique est traditionnellement réservée aux femmes, qui n’ont qu’un accès restreint aux moyens de production (au marché du travail, à la terre) tandis que les hommes doivent assurer la survie économique du ménage. Cela implique que la participation économique des femmes reste souvent invisible.

Cependant, un nombre toujours plus important de femmes sénégalaises est engagé dans des activités génératrices de revenus, comme le petit commerce alimentaire ou de tissus, ou encore l’artisanat — la couture, la poterie ou la teinture (Dianka, 2007 ; Lagoutte, 1988 ; Sarr, 1998). Dans une recherche pionnière sur les femmes entrepreneures, Sarr (1998) examine les obstacles que l’exercice d’une activité économique pose aux femmes, et les stratégies qu’elles mettent en place pour les contourner. Par exemple, ouvrir une boutique à côté de la maison au lieu de faire du commerce au marché permet d’élargir l’espace domestique afin d’y englober l’activité économique. S’il faut sortir de chez soi, ou voyager pour acheter de la marchandise, une stratégie efficace pour s’assurer de l’approbation du mari et de la communauté est de se faire chaperonner par une femme plus âgée de moralité incontestable (Sarr, 1998).

Une autre forme de contrôle social sur les femmes dans la région est la pratique résidentielle de la virilocalité : l’épouse doit rejoindre la famille du mari, même en l’absence de celui-ci, et aider sa belle-mère dans le travail domestique. Ces charges familiales, très conséquentes, peuvent peser lourd sur le développement d’une activité économique (Sarr, 1998). De plus, ces arrangements résidentiels rendent plus difficile l’accès des épouses aux ressources générées par la migration de leurs maris. Plusieurs recherches dans la région montrent que l’argent envoyé par les migrants et le budget familial sont gérés par un frère ou par les mères, et très rarement par les épouses (Dia, 2007 ; Sall et collab., 2010 ; Tall et Tandian, 2010). Cela peut engendrer des conflits et représente une entrave potentielle à l’autonomisation des femmes en absence de leurs époux (Oso et Catarino, 1997 ; Pessar, 2005). La polygamie, pratique très répandue au Sénégal[14], est susceptible d’accentuer ces tensions (Vasquez Silva, 2010).

Au total, étant donnés les deux premiers facteurs identifiés par Oso et Catarino (1997) comme potentiellement modérateurs de la relation entre migration et émancipation féminine, notre recherche s’insère dans un contexte dans lequel on pourrait s’attendre a priori à ce que l’émigration des hommes soit peu favorable à l’autonomisation des femmes. La femme a une place marginale et peu reconnue dans le système de production et, de plus, son comportement est fortement encadré par des structures familiales élargies et est soumis à l’autorité des membres masculins de celles-ci.

D’un autre côté, l’ancienneté et l’enracinement du phénomène migratoire dans la région d’étude ont potentiellement affaibli l’emprise sociale du système patriarcal. Depuis la recherche menée par Fiéloux au milieu des années 1980, la migration à partir de la région s’est intensifiée et de nouvelles destinations internationales ont été investies par les villageois. De plus, le durcissement des politiques migratoires en Europe a limité la liberté de circulation pour la main-d’oeuvre peu qualifiée (Lessault et Beauchemin, 2009). Parmi les conséquences de ces changements politiques, on peut citer l’allongement de la durée de la migration, une situation plus précaire des migrants à destination et une diminution des retours, surtout à partir de l’Europe (Flahaux, Beauchemin et Schoumaker, 2013). L’absence des hommes a ainsi été prolongée et leur rôle économique affaibli, ce qui pourrait ouvrir plus de marge d’autonomie aux femmes qui restent.

Méthodologie d’enquête

Pour répondre à nos questions de recherche, nous nous appuyons sur une enquête qualitative menée en 2007 sur le thème plus large des transformations socioéconomiques du village d’origine sous l’influence des migrations internationales. En plus de traiter de la question des activités économiques des femmes non migrantes, l’enquête a abordé également les thèmes des investissements des migrants dans leurs communautés d’origine et des conséquences des migrations sur la place de l’éducation et sur les relations intergénérationnelles. Pour aborder l’ensemble de ces thèmes, des entretiens semi-directifs ont été réalisés avec 32 hommes[15] et 18 femmes, et un groupe de discussion (focus group) a été organisé avec une dizaine d’étudiants du village qui suivaient un cursus universitaire à Dakar et étaient de retour pour les vacances. Ont été interrogés les responsables des différentes infrastructures du village construites avec l’argent des migrants (écoles, lycée, dispensaire, maternité, centre de formation professionnelle, forage d’eau, etc.), les responsables des associations, des migrants en visite au village, des migrants de retour ainsi que des personnes n’ayant pas migré.

Cet article porte sur les femmes non migrantes[16], et plus particulièrement sur les femmes mariées (ou divorcées). Nous avons interrogé 9 épouses de migrants (dont 2 à leur deuxième mariage) et 7 épouses de non-migrants (dont 1 divorcée). De plus, deux entretiens ont été conduits avec des célibataires, pour confronter les perspectives. Un échantillonnage en « boule de neige » a été utilisé pour sélectionner nos enquêtées, en diversifiant les points d’accès. Plus précisément, nous avons cherché à enquêter auprès de femmes aux origines diverses du point de vue du lignage, de la caste, de la localisation géographique dans le village, de la profession du mari, du pays où il se situait, de la situation matérielle du ménage ainsi que de sa structure — polygamique ou non. Enfin, l’échantillon a été diversifié du point de vue de l’âge des enquêtées, reparties équitablement en trois groupes d’âge (moins de 35 ans, 35 à 45 ans et plus de 45 ans). Selon des recherches menées au Sénégal, ces facteurs peuvent influencer la participation économique des femmes. Ainsi, Ba et Bredeloup (1997) montrent que les femmes castées ont plus de liberté d’action que les autres et plus de chances d’exercer une activité rémunératrice, tandis que les femmes des diamantaires en ont moins, du fait de la nature clandestine et isolée de l’activité professionnelle de leurs maris. De plus, être dans une union polygamique peut se révéler une entrave à l’activité économique, car la femme peut moins compter sur l’appui de son mari (Sarr, 1998).

Les entretiens ont été pour la plupart conduits en pulaar, la langue locale, à l’aide de quatre traducteurs (deux hommes et deux femmes) originaires du village. Une approche biographique a été privilégiée, visant à collecter les trajectoires de vie des femmes interviewées. Une attention particulière a été accordée à leurs transitions familiales — formation des unions, naissances —, aux trajectoires migratoires de leurs proches, et en particulier de leurs époux, ainsi qu’à l’économie domestique et à la gestion des revenus issus de la migration. De plus, différents aspects de leurs activités économiques ont été examinés : l’histoire de celles-ci, la source du capital investi, l’utilisation des revenus et les éventuelles difficultés rencontrées dans leur gestion. Les entretiens ont été analysés à l’aide du logiciel d’analyse qualitative Maxqda[17]. À ce matériel se sont ajoutées des informations pertinentes dégagées des entretiens conduits avec des hommes du village, migrants ou non migrants, s’exprimant sur les activités de leurs femmes. Enfin, des conversations informelles et des observations ethnographiques issues de la participation à divers événements — dont le plus important, la fête de Tabaski[18] — ont fourni un matériel complémentaire pour nos analyses.

S’appuyant sur ces différents types de matériaux ethnographiques, cette recherche visait à recueillir des discours et des perceptions sur deux phénomènes et le lien éventuel entre eux : l’émigration des hommes, d’un côté, et l’exercice des activités économiques rémunératrices par les femmes, de l’autre. Notre ambition n’était pas d’établir un lien de causalité entre ces deux processus, mais plutôt d’observer dans quelle mesure il y a contradiction, ou au contraire stimulation, entre les deux logiques. De plus, ce projet ouvre au chercheur, à maints égards, le piège ethnocentriste d’une évaluation normative de l’« émancipation féminine » et peut l’amener à juger des relations observées à partir des référents occidentaux. Le choix de se focaliser sur une dimension plus facilement objectivable du processus d’émancipation des femmes — celle de leur engagement dans des activités rémunératrices — a également été motivé par le souci de minimiser ce risque.

Résultats

Pour répondre à nos questions de recherche, nous avons cherché à interroger à la fois des femmes pratiquant des activités économiques génératrices de revenus et des femmes qui n’en pratiquaient pas. Cependant, il est rapidement devenu clair qu’une telle distinction était difficile à faire a priori, dans la mesure où ces activités génératrices de revenus n’étaient pas toujours revendiquées comme telles, voire parfois volontairement minimisées ou cachées. Il s’est ainsi avéré que plus de la moitié des femmes interrogées avaient (au moins) une activité génératrice de revenus, que ce soient des emplois plus formels dans le secteur public, tels l’enseignement, ou des activités plus informelles, comme le petit commerce ou la couture.

Une volonté d’indépendance économique des épouses de migrants

Dans les années 1980, Fiéloux relevait, chez les épouses de migrants de la moyenne vallée du fleuve Sénégal, un discours qui valorisait l’installation confortable dans une situation de dépendance économique vis-à-vis de leurs maris. Ce type de discours n’a pas émergé au cours de nos entretiens avec les femmes du village étudié. Au contraire, une véritable volonté d’indépendance économique transparaît dans leurs paroles, autant chez les épouses de migrants que chez les épouses de non-migrants.

Par exemple, Aminata[19], qui a une boutique où elle vend des produits alimentaires, considère que[20] :

une femme ne doit pas croiser les bras. Les hommes se battent, les femmes doivent se battre aussi de leur côté, quelle que soit la situation de leur mari. […] Avec son mari elle peut avoir tout parce que c’est un immigré. Mais elle a jugé nécessaire que quand elle a quelque chose de surplus ça va lui améliorer davantage la vie et celle de ses enfants.. Elle a toujours eu la volonté de faire du travail. La femme ne doit jamais croiser les bras. Et tendre la main à dire « donne-moi »… parce que ça aussi c’est pas bien.

Aminata, 44 ans, deuxième épouse de migrant en France

Dans le même ordre d’idées, Mariam, qui exerce le métier de couturière, ne trouve pas qu’être mariée à un immigré doive signifier :

rester comme ça, sans rien faire. Et puis mon mari ne s’oppose pas du tout, au contraire.

Mariam, 31 ans, deuxième épouse de migrant en France

Nous avons constaté un discours similaire chez les épouses de non-migrants. Par exemple, Farma, dont le mari est menuisier au village, essaie de cumuler les activités économiques pour augmenter ses revenus. Elle donne des cours d’alphabétisation pour adultes et tient, depuis peu, une boutique dans le village. Farma ne considère pas que le mariage et le travail économique de la femme soient incompatibles. De plus, enseigner est pour elle une vocation :

E : Certains disent que les femmes n’ont pas à travailler pour gagner de l’argent, que c’est le mari qui doit le faire. Qu’est-ce que vous en pensez ?

R : Moi, j’aime enseigner ceux qui n’ont pas pu aller à l’école. Après la naissance [de mon enfant] j’ai voulu reprendre même si le salaire est petit. Et puis je crois que si le mari travaille, la femme doit travailler aussi. Maintenant avec la boutique on va mieux se débrouiller, inch’allah.

Farma, 30 ans, épouse de non-migrant

Par ailleurs, l’exercice des activités économiques par les femmes ne semble pas découler d’une situation de pauvreté ou répondre à des nécessités alimentaires. Si le ménage de Farma a effectivement « du mal à se débrouiller » financièrement, la situation matérielle de la concession d’Aminata est relativement aisée, grâce aux revenus réguliers et substantiels de son mari migrant. D’autres enquêtées, appartenant à des ménages qui jouissent également d’une stabilité financière, ont des propos similaires. Ainsi, la valorisation de l’indépendance économique des femmes est revendiquée, du moins au niveau discursif, à tous les échelons sociaux du village.

Le rôle des ressources issues de la migration

Les transferts monétaires des migrants ne paraissent pas entraver la participation économique des femmes dans notre contexte d’étude. Au contraire, certaines femmes rencontrées se sont servi des ressources financières générées par la migration pour démarrer ou développer leurs activités économiques. Nous avons mentionné plus haut le cas d’Aminata, qui possède une boutique de produits alimentaires. Même si elle avait commencé la vente après le divorce d’avec son premier mari, plutôt par nécessité économique, son commerce s’est surtout développé grâce à son deuxième mariage, cette fois-ci avec un migrant. Son mari a financé la construction d’un petit bâtiment à côté du gallé[21], et c’est ainsi qu’elle a pu ouvrir une vraie boutique et augmenter la quantité des produits vendus ainsi que ses gains.

L’avantage d’Aminata est visible quand on compare sa situation avec celle d’autres femmes interrogées, également engagées dans le petit commerce mais qui ont du mal à soutenir leurs activités. Sans liens directs à des migrants et ne disposant pas d’un capital suffisant pour acheter des marchandises en grande quantité ou pour les chercher dans un marché plus lointain et moins cher, elles se limitent à un petit commerce de légumes et de fruits très peu rentable. De plus, elles ont été obligées d’emprunter plusieurs fois de l’argent et se retrouvent lourdement endettées.

Il reste, néanmoins, que la migration masculine est perçue par certaines femmes comme une activité comportant une dose de risque importante, surtout quand elles savent que leurs maris sont en situation irrégulière. L’activité économique démarre ou est envisagée comme une assurance contre les aléas de la migration, comme pour Djemi, seule épouse d’un migrant travaillant en France. Si initialement elle déclare ne rien faire en dehors des tâches domestiques, on découvre au fil de l’entretien qu’elle utilise l’argent envoyé par son mari et qui lui est destiné à elle personnellement (ainsi qu’à ses enfants) pour acheter et élever des animaux. De leur vente (en profit), elle met de l’argent de côté au cas où son mari aurait des difficultés financières :

E : Que faites-vous de l’argent envoyé par Ibrahim [le mari] ?

R : J’achète des choses pour moi : du savon, des boubous, parfois des bijoux. Et avec ce qui me reste sur plusieurs mois j’achète des moutons et des chèvres et parfois des vaches. Comme ça, s’il arrive que mon mari ne peut plus nous envoyer de l’argent, j’ai des choses mises de côté.

E : Aha. Et vous les élevez vous-même, ici au gallé ?

R : Oui, oui, c’est moi qui m’en occupe. C’est mes animaux [elle nous amène voir le coin des animaux[22]].

E : Vous en revendez parfois, ou comment vous faites ?

R : Oui, par exemple si le mois est creux, j’en vends. Ou si j’ai une cérémonie, comme le mois dernier il y avait un baptême et j’ai dû vendre un mouton.

Djemi, 40 ans, seule épouse de migrant

Des entraves à l’autonomie économique des épouses de migrants

Ainsi, on observe que la migration de leurs époux n’empêche généralement pas les femmes de s’engager dans des activités économiques. Au contraire, la migration peut offrir des nouvelles ressources utiles au démarrage ou au développement de ces activités. Cependant plusieurs facteurs susceptibles d’entraver cette influence positive des migrations sont également ressortis des entretiens.

Premièrement, parmi les hommes, un consensus est loin d’être établi sur le fait que la femme puisse entretenir des activités économiques. Si certains maris émigrés acceptent, voir soutiennent, leurs épouses dans cette démarche, d’autres s’y opposent. Mamadou, émigré au Gabon où il s’occupe de commerce et qui est de retour au village pour les vacances, dit ne pas vouloir que sa femme travaille. Ayant fait, entre autres, de longues études coraniques, il utilise la religion pour justifier son refus :

R : C’est rare que tu vois ça, une femme qui travaille. C’est rare. Même si tu vois ça, on ne veut pas que les femmes font ça vraiment. […] C’est parce que notre religion ne permet pas à une femme… Bon, si tu pars pour travailler… on va dire que, oui, si tu pars travailler, tu fais autre chose… C’est la religion musulmane qui ne veut pas qu’on fasse ça, c’est la religion…

E : … qui ne veut pas que les femmes travaillent ?

R : Oui, les femmes qui travaillent. Tu vois ? Mais quand même, elles ont des idées de tout, elles ont des idées de faire quelque chose, elles aussi… C’est pour ça que tu vois ici les femmes là qui font les petits commerces là… bon… elles se débrouillent, elles font n’importe quoi. Donc, tu vois.. Mais là, quand même, elles font rien [à propos des femmes de sa maisonnée].

E : Et toi, ton opinion donc c’est qu’elles ne devraient pas faire quelque chose ?

R : Non, moi, quand même, mon opinion c’est… (rires) c’est de gagner beaucoup de millions, ou de milliards, et qu’elles se posent tranquillement, il n’y a pas de problème. Tout ce qu’elles veulent, je les finance. Tout ce qu’elle veut. C’est ça mon opinion. C’est Dieu qui donne, nous seulement on demande (rires). On dit « c’est l’homme qui propose, et Dieu qui pose », n’est-ce pas ? Voilà…

Mamadou, 35 ans, migrant au Gabon, marié

Une attitude similaire est reportée par Mariam, dont le mari, émigré en Côte d’Ivoire, ne veut pas qu’elle ouvre un atelier de couture au village. Elle continue à exercer ses activités de couturière à la maison, réalisant des commandes occasionnelles et reporte, pour l’instant, ses projets économiques. Ainsi, les normes patriarcales qui assignent les femmes à un rôle principalement domestique n’ont pas perdu toute leur force. Les migrants — dans notre cas ceux partis dans un autre pays africain comme le Gabon ou la Côte d’Ivoire — tentent parfois encore de renforcer ces normes. Cependant, leur autorité semble de plus en plus contestée par les femmes. À partir de nos observations, on peut également faire l’hypothèse que la destination migratoire du mari joue son rôle : le fait de travailler en Afrique (plutôt qu’en Europe) rendrait les hommes moins ouverts à une division sexuelle du travail plus égalitaire.

Deuxièmement, des conflits et jalousies au sein du ménage, surtout entre les coépouses dans le cadre d’une union polygamique, limitent l’aide financière que le mari migrant peut apporter au développement de l’activité économique de son épouse (ou de l’une de ses épouses). Le cas d’Aminata est exemplaire à cet égard. Si Aminata a pu effectivement ouvrir sa boutique grâce à l’aide de son mari, cette aide n’a pas tardé à susciter la jalousie de ses coépouses, et surtout de la première femme de son mari. Les coépouses de Aminata ont refusé que le mari utilise la boutique pour l’approvisionnement du ménage en riz et autres produits de base. Pour mettre fin au conflit, le mari a redirigé ses transferts d’argent vers un cultivateur du village, et c’est ce dernier qui doit livrer chaque mois à la famille les quantités de produits achetés.

À la suite de l’ouverture de plusieurs boutiques dans le village, la vente ne marchait plus très bien et Aminata avait besoin de crédit pour acheter de la marchandise et relancer son affaire. Cependant, du fait des tensions au sein du ménage, son mari ne pouvait plus lui fournir de l’aide. Aminata s’est alors tournée vers son frère, émigré au Gabon, qui lui a donné l’argent nécessaire, une somme considérable. Chaque fois qu’elle a des problèmes ou des besoins inattendus, c’est maintenant vers lui qu’elle se tourne, ou demande des prêts à d’autres parents du village, prêts qu’elle doit ensuite leur rembourser :

R : La boutique s’était vidée quoi, parce que ça ne marchait pas très bien. Il y a tellement de boutiques maintenant. C’est mon petit frère qui m’a aidée pour la renforcer, celui qui est au Gabon… il m’a donné 2 millions[23]. [..]

E : Et vous ne voulez pas demander à votre mari…

R : Mon mari ne peut plus financer, il ne peut pas me donner juste à moi. Donc maintenant c’est à moi de me débrouiller. […] Comme on est trois femmes, même si je demande, le mari ne va pas accepter. Tout doit être équilibré.

Aminata, 44 ans, deuxième épouse de migrant en France

Le cas d’Aminata reflète également la solidarité qui existe entre les femmes et les membres de leur famille, solidarité qui les aide à dépasser certaines situations conflictuelles au sein de leur ménage. Un autre exemple d’activité économique rendue possible grâce aux ressources des migrants de la famille maternelle est une boutique de vente de produits cosmétiques qui venait d’être ouverte au village au moment de notre enquête, boutique gérée par Farma. Cette boutique a été ouverte à l’initiative de son oncle, le frère de sa mère, qui est en Italie. C’est lui qui a envoyé de l’argent et la boutique est logée dans un bâtiment qui lui appartient. Farma avait l’intention d’ouvrir un compte pour y mettre les gains, dont ils n’avaient pas encore décidé la répartition.

On voit ainsi que si la migration finance de nouvelles activités féminines, elle prend souvent des voies indirectes. La polygamie, avec les normes d’équité qu’elle impose sur les transferts du mari, ne permet pas que celui-ci soutienne une de ses femmes dans son activité économique, sans du moins soulever des conflits au sein de la maisonnée. Les femmes sont alors plus souvent, et avec moins de tensions, soutenues financièrement par leur fratrie ou leurs oncles et tantes. Il faut quand même noter que bien qu’elle décourage l’initiative économique individuelle, la polygamie a aussi des effets économiques positifs. En partageant le travail domestique entre plusieurs femmes, elle libère en effet du temps pour de potentielles activités économiques[24].

Troisièmement, les épouses n’ont généralement pas d’accès direct aux transferts monétaires des maris. Si elles habitent avec la belle-famille, ce sont leurs beaux-parents ou leurs beaux-frères qui gèrent ces transferts. Sur ce point, la presque totalité des ménages observés adopte la même pratique : s’il y a plusieurs frères à l’étranger, ils envoient chacun leur contribution mensuelle à l’aîné immigré de la fratrie. À son tour, celui-ci envoie (généralement par mandat postal à la fin du mois) la somme ainsi réunie à son père, à un autre frère ou, à défaut[25], à sa mère ou à sa première épouse. Une fois l’argent arrivé à destination, l’aîné téléphone à la famille en leur donnant des instructions précises quant à son utilisation. En général, la somme se divise en dépenses pour la « marmite »[26] — le gros du montant — et des allocations séparées pour chaque épouse et ses enfants[27]. Ainsi, les épouses de migrants n’ont de mot à dire quant à l’utilisation des transferts monétaires qu’en ce qui concerne l’allocation qu’elles reçoivent pour elles, qui est souvent d’ordre symbolique.

Cela peut entraver le développement de leurs activités économiques, comme le reflète l’exemple de Djenaba. Celle-ci est coiffeuse et son mari, émigré en France, ne s’oppose pas à son activité. Cependant, elle n’est pas certaine de pouvoir compter sur son soutien financier pour une formation de coiffure à Dakar qui lui permettrait plus tard d’ouvrir un salon au village. Sa belle-famille s’y oppose car cela diminuerait les revenus du ménage. Djenaba se prépare à discuter du sujet plus sérieusement avec son mari « pour voir si on peut arriver à un consensus ». Cependant, quand on lui demande plus de détails, elle ne peut pas nous les fournir car sa belle-soeur vient s’asseoir avec nous pour suivre l’entretien.

D’autres cas observés ont également montré l’effet contraignant de la belle-famille sur les activités économiques des femmes. Ces dernières cherchaient toujours à cacher le montant des revenus qu’elles tiraient de leurs activités et l’éventuel soutien de leurs maris. En limitant l’accès des épouses aux transferts de leurs maris, la belle-famille limite aussi les potentiels effets positifs de l’absence de ceux-ci en matière d’augmentation du pouvoir de décision.

Au total, l’émigration des hommes ne paraît pas encourager les femmes à s’installer dans une dépendance économique à leur égard. Poussées par un véritable désir de se créer une certaine marge d’autonomie financière, aussi limitée soit-elle, les femmes s’investissent dans diverses activités économiques génératrices de revenus. Là où ces activités peuvent profiter d’une injection de capitaux, elles cherchent, avec plus ou moins de succès, à s’attirer une partie des ressources issues de l’émigration de leurs époux ou parfois de leurs frères. Les migrations masculines peuvent ainsi s’accommoder des activités économiques féminines, voire les soutenir, en leur fournissant des motivations et des ressources. Plusieurs obstacles peuvent cependant limiter ces efforts, comme la jalousie entre les coépouses ou les pressions conformistes de la belle-famille.

Des activités économiques qui ne remettent pas en cause la division traditionnelle du travail

Il convient aussi de se demander dans quelle mesure l’émigration des hommes et les activités économiques dans lesquelles les femmes investissent impliquent véritablement un changement de statut de la femme au sein de la famille et de la société et une remise en cause de la division sexuelle traditionnelle du travail. Sans pouvoir aller trop loin dans la réponse à ces questions sur la base de notre matériel empirique, nous pouvons quand même dégager d’importantes limites au processus d’« émancipation féminine » défini par Calvès (2009) ou Bisilliat (1997).

Premièrement, la nature des activités économiques pratiquées par nos enquêtées reste traditionnelle, car ces femmes ne développent pas de nouvelles activités mais transforment des activités domestiques en activités rémunératrices (ce qui conduit souvent à la négation de leur travail). Les secteurs qu’elles investissent — la couture, la coiffure, l’enseignement, le commerce — sont en général des secteurs de prédilection et de spécialisation pour l’activité et l’entreprise féminines. Cela est problématique, car ces secteurs d’activité sont également les plus précaires et sont sous-rémunérés. De plus, la plupart de ces activités n’impliquent pas de réelle sortie de la sphère domestique, car elles peuvent être pratiquées à la maison — du moins pour la coiffure et la couture.

Deuxièmement, leur contribution économique ne met pas en cause le rôle de l’homme comme seul responsable de la survie économique du ménage. Les revenus que les femmes interrogées tirent de leurs activités sont rarement « utilisés pour la marmite » : ils servent à acheter des vêtements féminins et des objets de luxe et à financer des cérémonies.

Troisièmement, l’étroit contrôle social exercé par la belle-famille garantit que ces femmes pratiquent leurs activités dans les limites de leur rôle domestique. Les femmes ne peuvent pas se soustraire à leurs obligations traditionnelles dans la sphère familiale — la cuisine, le travail aux champs — dont elles ne tirent aucun bénéfice direct. Ainsi, Djenaba n’a pu « coiffer » qu’une personne pendant toute la période de préparation autour de la fête de Tabaski, alors que la demande était très élevée, car elle a dû aller travailler dans les champs familiaux. Aminata a rencontré le même problème : lorsque son tour de faire la cuisine arrive, elle doit fermer la boutique pour presque deux jours ou laisser son fils aîné vendre à sa place pendant les vacances scolaires de celui-ci.

Ainsi, il existe, comme l’observent aussi De Haas et van Rooij (2010), un paradoxe dans les effets du travail des femmes sur les relations de genre. L’idée reçue est que les activités économiques des femmes permettent l’égalisation des rapports entre les sexes. En effet, grâce à ces activités les femmes acquièrent une certaine autonomie financière et contribuent plus qu’il n’est coutume au budget du ménage. Toutefois, par leur nature et par le temps et l’espace qui leur est imparti, ces activités restent dans le prolongement des activités domestiques et dans des secteurs féminins précaires. Elles ne remettant donc pas réellement en cause la division sexuelle traditionnelle du travail et la domination masculine, et ne permettent pas une réelle égalisation des rapports entre hommes et femmes.

Conclusion

Dans sa recherche conduite il y a presque trente ans dans la vallée du fleuve Sénégal, Fiéloux (1985) observait que l’émigration des hommes avait des conséquences négatives sur le travail des femmes, en jouant autant sur leurs aspirations — qui étaient de moins en moins orientées vers un statut économique indépendant — que sur leurs ressources. L’argent envoyé par leurs maris leur permettait de « s’installer dans une situation de dépendance » confortable. Notre terrain remet en cause, dans une certaine mesure, ces résultats.

Les femmes enquêtées ont témoigné d’une ferme volonté de s’engager dans des activités génératrices de revenus, volonté qui n’est pas justifiée par un besoin matériel. Il ressort plutôt des propos de nos répondantes un désir d’indépendance économique et d’amélioration de leur situation personnelle ainsi que de celle de leurs enfants. Ces motivations ne sont pas nécessairement liées à la situation migratoire de leurs époux et ont été exprimées autant par des épouses de migrants que par des épouses de non-migrants. Cependant, la migration peut aider les femmes à réaliser leurs projets, en fournissant des ressources matérielles utiles au développement et au renforcement des activités productrices.

L’enracinement plus profond et la plus haute prévalence des migrations internationales pourraient contribuer à expliquer le contraste entre nos conclusions et celles de Fiéloux (1985). Il est possible que nos résultats témoignent des effets à long terme des migrations, qui produisent graduellement une remise en cause des normes de genre traditionnelles. De plus, avec le durcissement des politiques migratoires en Europe, les migrations sont devenues plus risquées, les retours moins fréquents, le temps passé à destination plus long et la situation économique et légale des migrants plus précaire. Avec l’affaiblissement du pouvoir économique des migrants, les femmes craignent l’arrêt des transferts et envisagent leurs activités comme une assurance au cas où une situation de ce type surviendrait.

Nos conclusions doivent cependant être nuancées à plusieurs égards, car certains facteurs entravent la capacité des femmes à capter les ressources issues de la migration et contraignent leur autonomie. Tout d’abord, l’indépendance économique des femmes reste un terrain contesté, et plusieurs hommes interrogés refusent que leurs femmes aient des activités génératrices de revenus, comme l’observait également Sarr (1998). Il faut aussi mentionner que, dans un contexte d’union polygamique, le soutien financier du mari à l’une de ses femmes peut engendrer des tensions au sein de la maisonnée. Plus que l’époux, c’est alors le frère ou l’oncle migrant qui met à disposition de sa soeur ou de sa nièce les ressources nécessaires pour le développement de son activité. En étudiant l’impact des migrations sur les femmes « laissées derrière », il faut donc élargir la perspective d’analyse pour inclure les migrants de la famille des femmes, qui peuvent jouer un rôle crucial dans la participation économique de ces dernières.

Notre recherche confirme l’importance d’un autre facteur, déjà identifié par Oso et Catarino (1997) : la structure résidentielle dans laquelle la femme est insérée. La pratique de la virilocalité, répandue dans notre contexte d’étude, subordonne la femme à l’autorité de sa belle-famille. Cette dernière joue un rôle conservateur et contribue au renforcement du système patriarcal. Elle veille à ce que les activités économiques que la femme peut avoir ne remettent pas en cause son rôle traditionnel et les tâches domestiques dont elle a la charge. Finalement, les activités économiques dans lesquelles s’engagent beaucoup de ces femmes restent dans le prolongement de leur travail domestique — comme la couture, la coiffure — ou sont des activités féminines traditionnelles — comme la vente. De plus, ces activités sont peu rémunératrices, car elles se situent dans les secteurs d’activité les plus précaires. Enfin, les revenus tirés sont principalement utilisés à titre personnel, ce qui ne remet pas en cause le rôle de l’homme comme chef de famille. Ainsi, toute conclusion quant à un éventuel effet émancipateur des activités économiques engendrées grâce à la migration sur le statut des femmes reste à nuancer.

Enfin, si une approche qualitative comme celle adoptée dans ce travail est utile pour révéler certains aspects de la relation complexe entre migrations et activités économiques féminines, elle gagnerait à être complétée par deux autres approches. Tout d’abord, une approche quantitative nous donnerait une idée plus claire de la représentativité de nos conclusions. Elle devrait cependant adopter une perspective longitudinale biographique, permettant d’observer l’influence des migrations sur les trajectoires familiales et économiques des femmes. Deuxièmement, le contexte culturel nous est apparu comme un médiateur important de l’influence des migrations. Plusieurs aspects paraissent cruciaux : l’histoire et la prévalence des migrations, les normes de genre préexistantes et les structures familiales et résidentielles en vigueur. Les recherches futures gagneraient donc à adopter une approche comparative, mieux apte à faire ressortir et à évaluer l’importance de ces facteurs.