Volume 35, numéro 2, automne 2002 Femmes et enfermement au Canada : une décennie de réformes Sous la direction de Sylvie Frigon
Sommaire (10 articles)
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Regards croisés sur des enjeux et reconfigurations du dispositif carcéral fédéral pour les femmes au Canada
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La création de choix pour les femmes incarcérées : sur les traces du groupe d’étude sur les femmes purgeant une peine fédérale et de ses conséquences
Sylvie Frigon
p. 9–30
RésuméFR :
Cet article propose un bilan descriptif et critique du traitement pénal réservé aux femmes purgeant une sentence fédérale (2 ans et plus) au Canada depuis une décennie (1990-2000), une décennie marquée par des réaménagements fondamentaux en matière d’enfermement des femmes mais aussi de justice faite aux femmes plus généralement. Pour ce faire, le texte est organisé autour de quatre objectifs : 1) dégager un portrait statistique des femmes purgeant une peine fédérale au Canada ; 2) discuter des conditions d’émergence du groupe de travail qui a mené une étude charnière, La création de choix, en 1990 ; 3) poser un regard sur les nouveaux centres de détention et la nouvelle philosophie pénale ; 4) examiner les reconfigurations et les redéploiements de la surveillance et de la punition enchâssés dans la nouvelle philosophie pénale. L’expérience canadienne en matière de justice à l’égard des femmes incarcérées nous permet de réfléchir à trois questions. Premièrement, dans quelle mesure ces nouvelles pratiques de gouvernance débouchent-elles véritalement sur des interventions plus humaines, favorisant l’autonomisation ? Deuxièmement, quelles répercussions ces nouvelles pratiques de gouvernance ont-elles sur la distribution du pouvoir entre acteurs sociaux (incarcérées) et sur le contrôle pénal et l’exercice du pouvoir ? Troisièmement, quels sont les enjeux, dilemmes et limites de l’intervention de regroupements — féministes, autochtones ou autres — sur le changement social et les institutions étatiques ?
EN :
In this article an assessment of the treatment of federally sentenced women (two years or more) in Canada in the last decade (1990-2000) will be provided. The last decade has been marked by some profound changes in carceral philosophies and justice issues, more generally for women. In order to undertake this task, four main objectives are targeted: 1) provide a statistical profile of federally sentenced women in Canada; 2) discuss the conditions leading to the creation of the task force Creating Choices in 1990; 3) examine the outcomes of the new penal philosophy and the new regional facilities; and 4) evaluate the reconfigurations and redeployment of the new forms of governing, surveillance and punishment embedded in this new penal philosophy for women. This unique canadian experience permits us to reflect on three interrelated questions. Firstly, to what extent do these new modes of governing lead to more humanistic interventions and the empowerment of prisoners? Secondly, what is the impact on the distribution of power between the prisoners and penal control and the exercise of power? And, thirdly, what are the dilemmas and the limits of the participation of different groups such as women’s and Natives’s groups on social change and state-regulated institutions?
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Réflexions sur la réalité actuelle des détenues dans le système correctionnel fédéral
Marie-Andrée Cyrenne
p. 31–52
RésuméFR :
Suite à l’acceptation par le gouvernement du rapport La création de choix, le Service correctionnel du Canada (SCC) a ouvert quatre établissements régionaux pour les femmes ainsi qu’un pavillon de ressourcement pour les détenues autochtones. Ces établissements ont été conçus en fonction d’un modèle opérationnel basé sur la prise en charge par les délinquantes de leur incarcération et de leur vie. Des programmes répondant aux besoins uniques des délinquantes ont été élaborés et mis en place. D’ailleurs, un des aspects novateurs s’avère la possibilité, pour certaines détenues, de vivre avec leur(s) enfant(s) à l’intérieur du pénitencier. De plus, le SCC met en oeuvre présentement une stratégie d’intervention intensive pour les détenues présentant des problèmes de santé mentale et pour celles qui ont un classement sécuritaire maximum. En communauté, la grande majorité des délinquantes complètent avec succès leur période de surveillance ; le SCC s’est de plus doté, au cours des dernières années, d’un réseau de logement mieux adapté à leurs besoins. Le moment est donc propice à une réflexion sur la réalité actuelle des délinquantes dans le système fédéral.
EN :
Following the acceptation by the government of the report Creating Choices, the Correctional Service of Canada (CSC) opened four regional institutions for women and a healing lodge for Aboriginal women inmates. The design of these institutions was based on an operational model that gives offenders control over their incarceration and their lives. Programs that meet the unique needs of women were developed and implemented. One innovation is giving some inmates the possibility of living with their child(ren) within the institution. Furthermore, CSC is currently implementing the Intensive Intervention Strategy for inmates with mental health problems and for those classified as maximum-security. In the community, the vast majority of offenders successfully complete their period of supervision and, in recent years, CSC has developed a housing network better suited to their needs. Thus, this is now an opportune moment to reflect on the current realities of women offenders in the federal system.
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La contrainte des choix : un regard rétrospectif
Margaret Shaw et Kelly Hannah-Moffat
p. 53–72
RésuméFR :
Cet article présente une réflexion sur les thèmes et les présupposés qui étaient à la base du Rapport du Groupe d’étude sur les femmes purgeant une peine fédérale (La création de choix, 1990). L’incompatibilité entre, d’une part, les idéaux féministes et autochtones et, d’autre part, les pratiques d’enfermement est l’une des difficultés inhérentes aux efforts de reconstruction des modèles pénaux dont nous traiterons. Plusieurs questions reliées au processus de mise en oeuvre des idées contenues dans le rapport ou aux conséquences imprévues de la réforme sont préoccupantes. Puisqu’il est impossible d’aborder ici toutes ces questions, nous traiterons des changements qui ont fait suite à La création de choix sous deux aspects plus spécifiques. Dans un premier temps, la situation des femmes perçues comme violentes ou « difficiles à gérer » sera examinée. Nous traiterons ensuite du cas des détenues classées à un niveau de sécurité minimal et de la stratégie communautaire. Nous nous interrogeons, dans cet article, sur ce que signifie réellement, aujourd’hui, l’idée d’offrir des « choix » à ces femmes détenues ; nous cherchons à voir jusqu’à quel point la possibilité de choisir leur est vraiment offerte.
EN :
This paper reflects on and re-evaluates some of the themes and assumptions informing the 1990 Report of the Task Force on Federally Sentenced Women — Creating Choices. We discuss some of the intrinsic difficulties associated with attempts to reconstruct penal regimes for women including the incompatibility of feminist and Aboriginal ideals with institutional practices of imprisonment. Since it is not possible to cover all of the concerns about the implementation process and the largely unintended consequences of this reform, we focus on the impact of these changes for women who are seen as violent or “difficult to handle”, and the fate of minimum security women and the community strategy. The article considers what giving those women prisoners “choices” has come to signify, and how far they have been offered choice.
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L’enfermement des femmes autochtones : une reconstruction d’objet
Renée Brassard et Mylène Jaccoud
p. 73–90
RésuméFR :
L’enfermement massif des autochtones au Canada est une thématique de recherche dominante dans la littérature. En effet, depuis la fin des années 1960, les chercheurs en sciences sociales ont produit de nombreuses études qui ont permis de dégager différentes thèses explicatives de la surreprésentation des autochtones au sein des institutions d’enfermement et de mettre en lumière les profils sociojudiciaires et les besoins des autochtones incarcérés. Bien que l’incarcération disproportionnée des femmes autochtones soit constatée depuis plusieurs années au Canada, comme au Québec, très peu d’attention leur a été accordé. Dans cet article, les auteures examinent, dans un premier temps, les travaux produits sur la surreprésentation des autochtones depuis trente ans et proposent une reconstruction de l’objet de l’enfermement des femmes autochtones au Québec, à partir des travaux théoriques sur l’exclusion et la marginalisation.
EN :
The massive imprisonment of Natives in Canada is a dominant research theme. Since the 1960’s, social science researchers have produced numerous studies proposing different theses explaining the over-representation of Natives in prisons and shedding light on the socio-judicial profiles and needs of incarcerated Natives. While disproportional imprisonment of female Natives in Canada (and Quebec) has been observed for several years now, little research attention has been aimed at this particular problem. In this paper, we review past research on the over-representation of Natives throughout the past thirty years and propose a reconstruction of the imprisonment of female Natives in Quebec province using the theoretical works on exclusion and marginalization.
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La situation des mères incarcérées et de leurs enfants au Québec
Brigitte Blanchard
p. 91–112
RésuméFR :
Jusqu’ici, peu d’études québécoises ont traité de la question, fort complexe, des relations mère-enfant en milieu carcéral. Dans la mesure où de nouveaux programmes visant à favoriser ces liens ont été mis en place au cours des dernières années, cette question mérite pourtant d’être approfondie. Fruit d’une recherche effectuée dans le cadre d’un mémoire de maîtrise, cet article vise à présenter un portrait de la situation des mères incarcérées et de leurs enfants et à examiner les relations entretenues au cours de la sentence carcérale. Les données présentées ici ont été recueillies à l’aide d’un questionnaire distribué dans les principaux établissements carcéraux et maisons de transition pour femmes du Québec. À ces données se sont greffés différents éléments d’analyse obtenus par observation ou lors d’entretiens avec les différents acteurs impliqués auprès de ces femmes. À l’analyse, on constate que les détenues ayant des enfants présentent plusieurs caractéristiques semblables à celles qui se dégagent pour l’ensemble des femmes incarcérées (faibles revenus, sous-scolarisation, problèmes de toxicomanie, etc.). On remarque ensuite que les services et programmes pour maintenir le lien mère-enfant varient considérablement d’un établissement à l’autre et semblent répondre aux besoins d’une minorité. De tels constats mettent en lumière la complexité de la problématique et la nécessité de poursuivre les recherches afin de cibler les priorités d’action permettant d’assurer le meilleur intérêt de la dyade mère-enfant.
EN :
Until now, few studies in Quebec have dealt with the complex issue of mother- child relationship in jail. As many new programs aimed at strengthening this relationship were put in place over the last few years, the issue would be worth some consideration. A synthesis of a research done for a master’s thesis, the purpose of this paper is to draw a profile of incarcerated mothers and their children in Quebec and to study their relationship during confinement. To collect these data, we distributed a questionnaire among Quebec’s main women’s prisons and half-way houses. We also included data gathered during our on-site visits and interviews with the various parties involved. After analysis, the study indicated that these mothers show many similarities (low income, low education level, drug addiction…) with the overall population of incarcerated women. It becomes evident that the programs and services aimed at maintaining the mother-child relationship are very different between penal institutions and seem to address the needs of only a minority.These findings put emphasis on the problematic and the need to carry on studies on the whole issue if we are to determine priorities of interventions that truly serve the best interest of the mother-child dyad.
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La résistance à la pénalité : un impératif féministe
Karlene Faith
p. 115–134
RésuméFR :
À l’ère de la croissance galopante des prisons sous forme de complexe industriel en Amérique du Nord, les tensions idéologiques vacillent entre châtiment et mouvements en faveur d’une justice réparatrice ou transformatrice. Entre les désinstitutionnalistes, qui cherchent à réduire le nombre de personnes en prison, et les abolitionnistes pénaux, qui visent une transformation sociale, on retrouve nombre de féministes canadiennes.
Les femmes au Canada sont désillusionnées suite à l’échec du gouvernement fédéral à mettre en pratique la vision de La création de choix, un rapport d’un groupe de travail sur l’emprisonnement des femmes, datant de 1990. Le gouvernement n’a pas non plus tenu compte des importantes recommandations de la juge Louise Arbour, dont l’enquête de 1996 sur les inconduites du personnel correctionnel met en lumière le non-respect des lois dans les prisons. En 2002, encore plus de femmes se retrouvent dans les prisons à sécurité moyenne ou maximale au Canada pour des crimes relativement mineurs. Les années 1990 nous ont fourni une bonne leçon sur la futilité de la réforme des prisons, tout spécialement au nom du féminisme. Dans l’avenir, les féministes devront impérativement contester les fondements de la pénalité imposée par l’État plutôt que de tenter de réformer une institution désuète.
EN :
In an era of runaway growth of the North American prison industrial complex, ideological tensions lurk between penality and movements toward restorative or transformative justice. Decarcerationists, who seek to reduce the numbers of people in prison, and penal abolitionists, who seek social transformation, include many Canadian feminists.
Women in Canada are disillusioned by the failure of the federal government to implement the vision of Creating Choices, a 1990 task force report on women’s imprisonment. Nor did it heed significant recommendations by the Honourable Louise Arbour, whose 1996 inquiry into wrongdoing by correctional staff documents the lawlessness of prisons. In 2002, more women in Canada are being incarcerated in medium and maximum security prisons for relatively minor crimes. An important lesson from the 1990s is the futility of prison reform, especially in the name of feminism. A key feminist imperative for the future is to challenge state penality at its core rather than attempt to reform an outdated institution.
Commentaires
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Progrès, recul et stagnation : tableau contrasté des conditions de vie des femmes incarcérées au Canada
Marie-Andrée Bertrand
p. 135–146
RésuméFR :
Il n’est pas simple de tracer le portrait des conditions de détention des femmes dans un pays où le régime carcéral relève des deux niveaux de gouvernement et de treize juridictions locales ; à un premier niveau, tout extérieur, on peut rendre compte de la structure et des aspects matériels des établissements carcéraux, ce à quoi s’emploie l’auteure de cet article dans un premier temps. À ce niveau un clivage s’est dessiné depuis 1995, quand l’établissement fédéral a été transformé en plusieurs institutions régionales, rendant possible un régime de vie plus « normal » et plus « responsable » ; en même temps, on assistait à un certain enrichissement des programmes de vie dans les prisons. Mais les structures extérieures et les conditions matérielles ne résument pas toute l’expérience de la détention ; celle-ci est ressentie par des personnes réelles, d’abord dans la durée de la sentence, puis dans la sévérité du régime, lequel conditionne les possibilités de relations avec les proches à l’extérieur. Or, sur les personnes en cause, sur la durée de leur peine et son niveau de sécurité, le tableau est impossible à dresser, car les statistiques correctionnelles canadiennes parlent de personnes sans sexe et sans identité ethnique ou culturelle. Cette situation est problématique pour les chercheurs, les féministes, les dirigeants des Premières Nations ; la situation devrait également préoccuper les législateurs et les administrateurs correctionnels. Comment, dans ces conditions, penser l’incarcération des femmes ?
EN :
The task of accounting for imprisonment conditions is difficult in a country where the two levels of government and thirteen jurisdictions share the responsibility for penal institutions. Yet it is feasible if limited to the prisons’ structural and material aspects, which is what the author does in the first part of her article. Within those confines, it has even become easy, lately, to draw a contrasting picture between federal and provincial establishments for women, since the Correctional Service of Canada has undertaken to radically improve the physical setting of the federal ones. However, structural and material conditions fall short of offering a complete picture of incarceration. The inmates’concerns are not primarily related to the architecture but to the length of their sentence, its security level and their rapports with the loved ones, inside and outside. While men and women may seem to share those capital concerns, they experience them differently. Hence, in order to paint their relative conditions, one must know who the persons are. But here comes the main obstacle: the Canadian correctional statistics are gender-blind and colour neutral. That poses a serious problem to men and women researchers, feminists, First Nations leaders; and it ought to embarrass and worry legislators and correctional administrators. How is one to make sense of men’s and women’s prison condition and work at improving it without such information ?
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Recension des dix dernières années relativement aux femmes condamnées à des peines fédérales : de mal en pis
Hors thème
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Le taxage : une forme inédite de vol ?
Marc Le Blanc et Anne-Élyse Deguire
p. 159–178
RésuméFR :
Il existe beaucoup de confusion concernant la définition du taxage et son ampleur chez les adolescents, ceci à la fois dans la communauté scientifique et dans la société en général. Certains font du taxage un geste qui découle directement de la participation à un sous-groupe déviant de la culture adolescente, d’autres considèrent cette activité comme un geste délinquant parmi d’autres. Pour tenter de clarifier ces interprétations du taxage, cet article rapporte une enquête auprès d’adolescents qui représentent la population. Ils ont été interrogés sur leur participation à six formes de taxage et, tout particulièrement, sur les caractéristiques de ces actes. Il ressort que la participation au taxage, comme auteur ou victime, concerne un très petit nombre d’adolescents, des garçons surtout. C’est un acte délinquant qui n’est pas particulièrement associé à la fréquentation scolaire, qui est commis en groupe et dont la gravité est habituellement légère. Le taxage devient rarement un acte complexe par les méthodes utilisées (menace, violence physique et utilisation d’une arme) et grave par la valeur des biens extorqués ou des droits de passage exigés. En somme, le taxage se manifeste davantage comme un vol que comme un geste qui émane de la différenciation de la sous-culture adolescente en sous-groupes ou du caïdage.
EN :
There is much confusion, in the scientific community and in society in general, about the definition of taxing and its prevalence among adolescents. Taxing is either associated with the participation in a particular deviant subculture or as part of the general deviant syndrome. In this paper, a survey is used to clarify the nature of taxing during adolescence. Six forms of taxing are described, particularily the characteristics of the perpetration of this behavior. It was observed that a very small proportion of adolescents are part, as victims or authors, of acts of taxing, more so for boys. This behavior is not particularily associated with schooling ; it is perpetrated in groups and it is not a sophisticated or serious crime. Very rarely, there is use of violence and weapons and the value of the tax is usually low. In sum, taxing appears more as a form of delinquency then a behavior that characterize a deviant adolescent subculture.