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La région des Grands Lacs, qui se situe aux frontières du Rwanda, du Burundi et de l’est de la République démocratique du Congo (RDC)[2], connaît la guerre depuis près d’une trentaine d’années. Celle-ci s’accompagne de massacres répétés qui se caractérisent notamment par des violences sexuelles qui ont pris une ampleur difficilement imaginable. La communauté internationale s’en émeut régulièrement et le problème de la lutte contre les violences sexuelles fait l’objet de nombreux programmes d’aide et de recherche de tous ordres.

Relativement à cette situation, l’objet de cet article est à la fois modeste et précis. Partant d’une analyse des causes de la répétition des violences sexuelles, il montre dans une première partie comment l’approche en santé mentale communautaire, qui s’est construite en contact direct avec les groupes de victimes concernés, d’abord au Rwanda et ensuite au Burundi et dans l’est de la République démocratique du Congo, est susceptible de recréer du lien social et d’apaiser la souffrance des communautés traumatisées. De manière générale et pour la suite de cet article, nous entendons par « violences sexuelles » différents actes à caractère sexuel imposés à une personne sans son consentement. Dans une deuxième partie, qui résume les résultats d’un atelier participatif animé par les auteurs de l’article, il pose la question des effets de l’intervention de la justice pénale au sein de ces communautés et met en évidence les représentations qu’en ont les intervenants en santé mentale communautaire. En conclusion, et compte tenu des attentes de justice relativement aux faits de violence sexuelle, il montre la nécessité d’ouvrir des pistes de recherches permettant de concevoir un mode d’intervention juridique qui contribue à la reconstruction de la santé mentale communautaire dans la région des Grands Lacs.

Un modèle de prise en charge communautaire des victimes de violences sexuelles

Qu’est-ce qui fait que, dans une communauté donnée, à un moment de son histoire, un nombre élevé de ses membres en viennent, seuls ou en groupe, à commettre des actes de viol public, sur plusieurs personnes à la fois et de façon récurrente ? Telle est la question que les victimes[3] de tels actes font surgir dans la tête des psychologues et d’autres intervenants qui leur viennent en aide. C’est la recherche d’une réponse satisfaisante à cette question qui a conduit l’un d’entre nous à la mise au point de l’approche communautaire en santé mentale et du modèle de prise en charge communautaire des victimes des violences sexuelles massives et répétitives dans la région des Grands Lacs. Un postulat l’a guidé : ce qui explique que des membres d’une société ou d’une communauté s’en prennent les uns aux autres et commettent des violences sexuelles de masse et récurrentes, comme au Rwanda, au Burundi et en RDC depuis plus de vingt ans, c’est la détérioration avancée du lien social et la destruction du tissu psychosocial. Dans cette perspective, l’approche communautaire s’est fixé un double objectif : élaborer une compréhension contextualisée et critique du syndrome du trouble post-traumatique (American Psychiatric Association [APA], 1994) ainsi qu’un modèle de prise en charge conséquente des personnes qui en sont victimes.

Élaboration de l’approche communautaire

Au lendemain du génocide perpétré contre les Tutsis du Rwanda (1994), l’un d’entre nous est rentré de Belgique où il venait de terminer ses études de doctorat. C’est donc au Rwanda qu’a débuté le travail de prise en charge de victimes de violences sexuelles massives et répétitives. Au fil des années, il s’est élargi à la formation de personnels d’ONG intervenant au Burundi et à l’est de la RDC. En tant que psychologue clinicien, il a commencé à recevoir des rescapés du génocide comme il l’avait appris et vu faire : « recevoir une personne après l’autre pendant une heure ».

De l’entretien psychologique individuel à l’entretien psychologique de groupe

Trois jeunes filles rescapées du génocide des Tutsis du Rwanda (7 avril- 4 juillet 1994) et orphelines étaient très souvent victimes de crises post-traumatiques. Deux d’entre elles étaient en deuxième année du secondaire et une autre, plus âgée, avait travaillé comme commerçante. Toutes les trois étaient profondément perturbées et ne pouvaient entreprendre une activité quelconque et s’y atteler pendant suffisamment longtemps. Leur avenir scolaire et professionnel paraissait compromis. Elles venaient souvent ensemble le consulter, mais il les recevait l’une après l’autre. Après un temps, elles lui ont dit qu’elles se portaient bien pendant tout au plus les deux jours qui suivaient les entretiens individuels. Pendant ce laps de temps, elles disaient conserver en elles la force nécessaire pour tenir tête à leur environnement hostile : insinuations malveillantes des voisins, questions sarcastiques, regards assassins, gestes provocateurs… Le climat communautaire dans lequel elles vivaient se caractérisait par de mauvaises relations : il est d’ailleurs resté longtemps imprégné de violence rampante après le génocide et constituait un obstacle insurmontable au travail thérapeutique dans lequel elles étaient engagées ainsi qu’à la guérison de leurs blessures individuelles et communautaires. Elles avaient aussi exprimé la question de la possibilité d’être reçues ensemble et en même temps. La remarque des trois clientes[4] au sujet de la précarité de leur santé mentale et leur demande d’un entretien de groupe incitaient à faire un pas de plus avec elles : celui d’entamer une thérapie de groupe telle qu’elle est pratiquée en analyse transactionnelle. En effet, « l’analyse transactionnelle est proposée comme méthode de thérapie de groupe, car c’est une approche relationnelle qui découle naturellement de la situation de groupe elle-même » (Berne, 1971, p. 169).

De la thérapie de groupe à la thérapie communautaire

Les trois jeunes filles partageaient beaucoup de problèmes, avaient reçu une éducation similaire et constituaient un groupe dans lequel les échanges allaient de soi et étaient aisés à faciliter. Au cours de la thérapie inspirée de l’analyse transactionnelle, elles avançaient presque au même rythme et le groupe constituait un outil thérapeutique au service de chacune d’elles : le récit des événements vécus, l’expression des émotions qui leur étaient associées, l’intégration des événements dans l’histoire personnelle et communautaire et celle des émotions dans le fonctionnement structural de la personnalité… étaient orchestrés de façon positive et permettaient le recouvrement d’un contrôle accru des sentiments, des pensées, des comportements et des relations. Elles en sont venues petit à petit à tenir tête à leurs voisins agressifs. Ceux-ci ont alors changé de stratégie de harcèlement social : ils ont cessé d’aller acheter de la bière et d’autres produits que les jeunes filles vendaient pour subvenir à leurs besoins. Leur commerce n’a pas tenu longtemps et après quelques mois, les trois commerçantes ont fermé boutique. Leur santé mentale s’est détériorée à nouveau et il apparaissait clairement que c’est toute la communauté locale qui avait une santé mentale troublée. La bonne circulation des relations, des biens et des informations y était entravée ; dans ces circonstances, peu de ses membres pouvaient retrouver le bien-être physique, mental et social. Il s’ensuit que le traitement thérapeutique de quelques-uns d’entre eux ne pouvait pas les conduire à un recouvrement complet de leur santé ni de celui de toute la communauté.

Il importe donc de faire un saut qualitatif, de faire preuve d’imagination et d’oser mettre en place une démarche de thérapie communautaire. Une telle démarche appelée approche « sociocentrée[5] », différente de l’approche « individuocentrée », est une approche communautaire. Elle ne se substitue pas à l’approche « individuocentrée », elle la complète plutôt, en relayant la démarche thérapeutique centrée sur les individus vers celle qui est centrée sur les communautés, et en y provoquant des changements qui dépassent les individus, les renforcent et les amplifient.

Composantes principales de l’approche communautaire

« En tant que processus, la santé mentale communautaire est un projet pour comprendre la situation présente des communautés et aménager des conditions et des structures propres à favoriser son amélioration » (Gasibirege, 1997a, p. 126). C’est ce que nous apprennent les péripéties du traitement psychothérapeutique des trois jeunes filles dont il a été question. Elle a des hauts et des bas, elle évolue au gré des changements qui travaillent les relations avec soi-même et avec les autres. Moi et tous les autres dans leur variété, dont la consistance et la cohésion dépendent de la consistance et de la cohésion de nos relations.

« L’approche communautaire trouve son fondement dans un postulat, à savoir : toute communauté humaine produit son système judiciaire, son régime politique. C’est sur la base d’un tel postulat que devient possible l’idée de ressources sociales générales et locales pour la santé mentale. Ces ressources font penser également à des contraintes qui travaillent dans le sens de la pathologie communautaire. Aussi, la production de la santé mentale communautaire peut se faire dans les deux sens : celui de la construction et de la destruction » (Gasibirege, 1997b, p. 17-18). Une indication déterminante se dégage de ce postulat pour l’approche communautaire en santé mentale : toute action de santé mentale communautaire doit, pour réussir, peser sur les leviers de la structuration et du fonctionnement, non pas des individus, mais des communautés et des sociétés. En l’occurrence, l’identification des leviers a été effectuée au cours du travail mené avec et dans les communautés. Elle s’est poursuivie avec l’évolution des applications de l’approche communautaire au traitement non seulement du traumatisme mais aussi des problèmes sociaux de justice (Gasibirege, 2000), des violences domestiques (Gasibirege, 2009), et récemment, des violences sexuelles massives et répétitives (Gasibirege, 2013).

Trois leviers se sont révélés être les plus aptes à servir de base à la conceptualisation et à l’application de l’approche communautaire : les structures de communication, les structures de solidarité et les mécanismes de gestion des conflits.

  1. Les structures de communication correspondent à l’ensemble des moyens symboliques permettant aux hommes d’échanger entre eux, d’exprimer leurs idées, émotions et sentiments, de partager les croyances, les valeurs et les normes, les règles et les sanctions de ceux qui les transgressent 

    Gasibirege, 1997b, p. 18
  2. Les structures de solidarité correspondent à l’ensemble articulé et coordonné des paroles, des pensées, des sentiments, des comportements et des actions qui véhiculent symboliquement, institutionnellement et comportementalement le lien social. Celui-ci se caractérise par les sentiments d’appartenance, d’assistance mutuelle, de responsabilité vis-à-vis des autres membres du groupe ou de la société. Il est donc à la fois psychologique et social. Il se nourrit des gestes de partage, des situations de sécurité, des signes de bienveillance et des sentiments d’espérance, de justice, d’égalité et de fraternité 

    Gasibirege, 1997b, p. 19
  3. Les mécanismes de gestion des conflits correspondent à des procédures et à des actes par lesquels les hommes se mettent d’accord de recourir en cas de différends. Ce sont des moyens complémentaires aux structures de communication et de solidarité. Ils font en sorte que les conflits apparaissant ne portent pas atteinte à ces dernières 

    Gasibirege, 1997b, p. 19

Ainsi, la santé mentale communautaire obéit à un processus de production que les hommes réalisent grâce à des structures de communication et de solidarité ainsi qu’à des mécanismes de gestion des conflits. Reste à savoir comment fonctionnent ces structures et mécanismes ; ils le font grâce au jeu d’influence réciproque.

Le mécanisme d’influence consiste en ceci que des sentiments, des pensées et des comportements sont induits par telle ou telle personne chez telle ou telle autre personne. Bien entendu, certaines circonstances peuvent favoriser ou renforcer, contrecarrer ou diminuer l’impact du jeu d’influence.

Gasibirege, 1997b, p. 19

Il apparaît ainsi que ce dernier constitue une caractéristique foncière des relations humaines et que, dans la prise en charge communautaire, c’est sa dynamique qui est actionnée de manière à donner aux structures de communication et de solidarité une orientation positive et constructive, en recourant éventuellement, parmi d’autres techniques et procédures, aux mécanismes de gestion des conflits[6].

Axes majeurs du modèle de prise en charge communautaire des victimes de violences sexuelles massives et répétitives

La conjonction de la violence et de la sexualité dans la violence sexuelle a certainement de quoi alerter l’esprit sur le devenir ultérieur de la victime survivante. « Parler de violence signifie d’ailleurs s’interroger sur les frontières qui existent entre soi et les autres ainsi que sur l’ambiguïté de sa propre existence » (Marsano, 2011, p. XV). Une telle interrogation revêt un caractère particulièrement aigu et troublant dans la violence sexuelle, car avant d’être biologique, la sexualité est une relation à soi et à l’autre médiatisée par le corps. « Elle arrive à l’enfant de l’extérieur, par l’autre, plus précisément par les adultes » (Marsano, 2011, p. 1194), raison pour laquelle le survivant des violences sexuelles massives et répétitives surmontera « la rupture communautaire » (Barrois, 1988, p. 154-170) qu’il vit dans son « traumatisme psychique » avec l’aide des autres, les membres de sa communauté.

L’approche communautaire comporte, à l’instar de toute approche dans le domaine du savoir, un volet théorique et un volet pratique. Les développements précédents ont porté sur le volet théorique sans oublier d’esquisser des orientations utiles pour le volet pratique.

De l’ensemble de ces développements, il y a lieu de dégager quelques propositions synthétiques susceptibles de dessiner le modèle conceptuel du volet théorique.

  • La santé mentale n’est pas l’affaire de quelques-uns, aussi spécialisés soient-ils ; elle est produite par la communauté, de façon constructive ou destructrice.

  • Les événements ayant une visibilité sociale ou communautaire avérée – parmi lesquels se rangent les violences sexuelles massives et répétitives – affectent autant la communauté que les individus.

  • Les relations dont la dynamique façonne la communauté, sa santé mentale et son système judiciaire, prennent des formes diverses qui interagissent entre elles : la forme des structures de communication, celle des structures de solidarité et celle des mécanismes de gestion des conflits.

  • Le jeu d’influence réciproque, positive ou négative, traverse de part en part ces structures et mécanismes en favorisant l’émergence d’une bonne ou mauvaise santé.

  • La prise en charge communautaire crée les conditions propices au jeu d’influence constructif et à l’émergence conséquente d’une bonne santé mentale pour le plus grand nombre des membres de la communauté.

La volonté de rencontrer la réalité de l’expérience vécue des trois clientes évoquées dans les pages précédentes a progressivement permis de découvrir la nécessité de s’intéresser à des catégories de plus en plus différenciées et contrastées de membres de la communauté victimes de violences sexuelles : la catégorie des victimes directes, celle des auteurs de violences et celle des témoins. Il s’avérait impératif de traiter les trois catégories ensemble, en même temps et au même endroit, et de mettre au point un dispositif susceptible de reproduire le scénario de leurs relations au quotidien dans la communauté. C’est le volet pratique de l’approche communautaire.

En effet, les indications livrées par les trois jeunes filles rescapées du génocide ont conduit à passer successivement de l’entretien individuel à l’entretien de groupe, et de l’entretien de groupe à la thérapie communautaire.

Le modèle de la thérapie communautaire a été repris comme modèle de la prise en charge communautaire des victimes des violences sexuelles. Il est schématisé sous forme d’un cercle sociothérapeutique[7].

  • C = conseiller

  • Th = thérapeute

  • VVS = victime de violence sexuelle

  • AVS = auteur de violence sexuelle

  • TVS = témoin de violence sexuelle

-> Voir la liste des figures

Au contraire du triangle psychothérapeutique (entretien individuel), dans le cercle sociothérapeutique, la relation est établie entre toutes les catégories de personnes touchées par la violence sexuelle. Elle l’est de façon effective ou virtuelle et intentionnelle. En effet, dans la relation sociothérapeutique, c’est la communauté qui est visée dans son entièreté : elle est fondamentalement holistique, inclusive et intégrative. Elle est facilitée par un conseiller ou un thérapeute, mais elle vit et évolue grâce à l’apport de chaque participant en matière d’expérience vécue de la vie sociale en particulier. La convocation de celle-ci par chaque participant l’amène à circuler au milieu et entre ceux qui ont intérêt à ce qu’elle diminue, régresse jusqu’à sa disparition et que soit enfin possible une vie saine et positive pour chacun et pour tous (Gasibirege, 2013, p. 109).

Le dispositif mis au point pour faire fonctionner le cercle sociothérapeutique est axé autour de la méthode de partage de l’expérience vécue. Il consiste à permettre à chacun d’avoir progressivement accès à sa propre expérience, de la raconter, de recoudre son histoire et sa personnalité, de retrouver ainsi son identité dans l’espace et le temps. Il lui permet aussi d’écouter les autres sans les juger, d’avoir progressivement accès à l’expérience de sa communauté, de corriger ses biais, d’accepter les autres et de se découvrir embarqué avec eux dans une aventure commune.

L’échange libre et spontané des récits et des émotions se développe progressivement. En effet, des règles de protection de l’espace de communication sont négociées et réaffirmées, l’animation fait en sorte de donner la parole à chaque participant, le travail en petits groupes alterne avec le travail en grand groupe, la ritualisation des relations donne un sens riche et varié aux faits et gestes de la vie commune. L’agencement de toutes ces techniques et procédures donne une vie particulière à la rencontre des membres d’une même communauté, qui se découvrent progressivement et, ce faisant, la reconstruisent à nouveaux frais.

De plus en plus d’intervenants sont maintenant formés à ce mode de prise en charge communautaire qui commence à être appliqué au sein même des communautés victimes de violences sexuelles. Cependant, il se heurte souvent à une limite liée aux modalités concrètes d’intervention du système d’administration de la justice pénale. La communauté internationale ayant été, à juste titre, émue par l’ampleur des violences subies par les populations, soutient les institutions judiciaires à « lutter contre l’impunité ». Ce faisant, et selon leurs règles propres, ces institutions restent focalisées sur la nécessité de séparation entre l’auteur et la ou les victimes directes de l’infraction. Centrées sur la recherche des preuves de culpabilité de l’auteur et sur l’objectivité des faits, il leur est difficile, voire impossible, dans l’état actuel des choses, d’être à l’écoute des souffrances des différentes parties en présence d’une part et de tenir compte des traumatismes causés par leurs interventions sur les victimes elles-mêmes (victimation secondaire), sur leurs familles et sur la communauté toute entière d’autre part.

Parvenir à articuler de manière plus harmonieuse la justice pénale et la santé mentale communautaire apparaît donc comme une tâche essentielle pour ceux qui tentent de contribuer à un meilleur vivre ensemble des populations concernées par les violences massives et répétitives dans la région des Grands Lacs. Dans les pages qui suivent, nous entamons l’examen des questions qui se posent actuellement et de manière concrète, en interrogeant les représentations de la justice pénale qui sont véhiculées par les populations du Burundi, de la République démocratique du Congo et du Rwanda.

L’intervention de la justice pénale et ses représentations par les acteurs de la santé mentale communautaire

De la justice pénale dans les régions en situation de postconflit

L’institution pénale, telle qu’elle s’est construite au xviiie siècle en Occident, a pour finalité d’assurer la sécurité des citoyens « honnêtes » par la punition des auteurs d’infractions. Dans le cas des violences sexuelles, infractions graves s’il en est, la punition apparaît comme la réponse incontournable, seule capable d’y mettre un terme et de restaurer l’ordre. On pourrait dire qu’il s’agit d’une sorte d’évidence tant l’institution pénale, comme convention sociale, a « pour fonction de penser à notre place, au point de ne pas douter qu’elle pense de façon légitime » (Kaminski, 2009, p. 17). Et c’est sans doute la force de l’institution pénale que d’être un obstacle à la pensée, tellement efficace qu’il est difficile de s’en détacher, alors même que sa mise en oeuvre révèle son inadéquation vis-à-vis de la pacification, pourtant essentielle, des relations sociales au sein des communautés.

Certes, dans un premier temps et à court terme, l’accent doit être mis sur la protection des victimes et l’appel à la réponse pénale s’impose naturellement. Mais celle-ci, qui s’adresse à des individus singuliers réprimés en fonction d’une représentation de leur responsabilité individuelle, ne peut prendre en compte le fait que, très souvent, la violence sexuelle est, à côté d’un acte individuel, la « symbolisation de l’oppression des femmes par les hommes » (Parent, 2002, p. 88) d’une manière beaucoup plus globale. En Occident, et plus particulièrement dans les pays anglo-saxons, la pertinence de la réponse pénale fait débat et les limites de son intervention à long terme ont été soulignées. En contexte africain, les recherches sont peu développées, mais de plus en plus nombreux sont ceux qui pensent que la justice pénale internationale telle qu’elle fonctionne actuellement est « une justice inappropriée » par rapport aux attentes des victimes (Pin, 2013, p. 656) mais aussi que « le recours à la justice est idéalisé ». Il est attendu que, dans toutes les situations, la justice établisse la césure entre le coupable et l’innocent, entre le bourreau et sa victime, entre la vérité et le mensonge, entre le bien et le mal » (Vandermeersch, 2013, p. 46). Et Vandermeersch ajoute que si le droit pénal international a une fonction de renforcement des valeurs, le principe de réalité vient tempérer ces ambitions : la nature des faits et leur caractère massif, la difficulté d’administrer la preuve, (…) les longueurs et lourdeurs de la procédure, l’inégalité de l’action de la justice sont autant d’écueils qui entravent et limitent l’action judiciaire. (Vandermeersch, 2013, p. 46)

Devant un un tel constat, Pin plaide pour intégrer dans la justice institutionnelle une « dimension plus collective (…) qui permet à chaque individu de se reconstruire et de trouver sa place dans une communauté ». Il plaide également pour une justice « plus restaurative » (Pin, 2013, p. 663-665). Ce faisant, il rejoint les résultats d’enquêtes menées auprès des populations burundaises ces dernières années[8]. Celles-ci manifestent à la fois un fort désir de justice mêlé à une insatisfaction vis-à-vis du système judiciaire (Pohuet Klimis, 2013, p. 85). « La population appelle à un nouveau modèle et de nouveaux lieux de justice qui puissent apaiser les victimes et délivrer les communautés du passé » (Pohuet Klimis, 2013, p. 99), qui restent à inventer et sont parfois qualifiés de justice transitionnelle.

Qu’on les appelle justice réparatrice (Gailly, 2011), justice restauratrice ou justice transitionnelle, ces pratiques complémentaires, voire parfois alternatives à la justice pénale classique, pourraient s’avérer plus à même de cohabiter avec l’approche communautaire en santé mentale telle que nous l’avons développée. Dès lors, il nous semble important, dans le contexte de la région des Grands Lacs et des violences sexuelles massives et répétitives qui s’y produisent, de repenser la question de la justice pénale en tenant compte de ces innovations susceptibles de permettre une meilleure cohabitation entre le modèle de santé mentale communautaire et une vision renouvelée de la manière de faire justice[9].

Mais auparavant, suivant la démarche inductive adoptée pour la construction du modèle de santé mentale communautaire, il nous paraît indispensable de partir, avec les intervenants de terrain, d’une meilleure connaissance de la situation actuelle en matière de prise en charge juridique des violences sexuelles. Une telle démarche permet, progressivement, d’ouvrir des pistes de réflexion vers une transformation des manières de penser l’intervention de la justice et peut-être des modifications dans les pratiques.

Les représentations de la justice pénale par les acteurs de la santé mentale communautaire

Lorsque, avec les intervenants de la santé mentale communautaire, nous entrons dans la problématique des violences sexuelles par des récits dans lesquels interviennent des procédures pénales, nous constatons qu’il s’avère très difficile, pour ces acteurs, de remettre en question la nécessité, voire la priorité du recours à la justice pénale et surtout à la « punition », quelles que soient les difficultés ou les conséquences négatives de sa mise en oeuvre. Les dysfonctionnements de la chaîne judiciaire sont principalement attribués à des facteurs non légaux et le recours à des formes alternatives de justice inspirées par les traditions et les valeurs socioculturelles est plus condamné qu’interrogé. C’est une des leçons que nous tirons d’un atelier de formation réalisé du 25 au 30 novembre 2013 avec un groupe d’intervenants sensibilisés à l’approche en santé mentale communautaire et chargés de l’aide juridique aux victimes de violences sexuelles. Tout se passe comme si le poids de l’institution judiciaire « surdéterminait » ou limitait les capacités de pensée et d’action de ceux qui « administrent la justice comme de ceux qui la subissent » (Castel, 1990, p. 302-303).

La méthode d’analyse en groupe (MAG)[10], adoptée lors dudit séminaire et qui invite à une démarche inductive et réflexive à travers une analyse approfondie de récits, a naturellement amené les intervenants à complexifier leur pensée jusqu’à souvent titiller la toute-puissance de leurs certitudes de départ et à interroger leurs pratiques de prise en charge juridique des victimes de violences sexuelles. L’évidence s’impose : les représentations, aussi légalistes soient-elles, sont remises en question une fois qu’elles sont confrontées au défi de l’analyse et de la pratique des fonctionnements et dysfonctionnements intrinsèques à la mise en oeuvre de la justice pénale.

C’est ainsi que les intervenants en viennent par eux-mêmes, tout en partageant leurs résistances et en effectuant très naturellement et régulièrement des retours à leurs modes de pensées originels, à détricoter certains aspects d’inadaptation ou de discordance intrinsèques à la loi elle-même, comme son caractère évident d’externalité par rapport aux logiques familiales, culturelles et sociales des sociétés de la région des Grands Lacs. C’est dire toute l’importance de la réflexion là où le dogme de la pensée pénale empêche de s’interroger sur la pertinence et l’adéquation des procédures judiciaires vis-à-vis de l’objectif poursuivi. Un objectif qui se traduit dans des contextes comme celui de la région des Grands Lacs avant tout par une volonté de pacification qui s’appuie notamment sur la reconstruction des liens sociaux.

En regard de cette volonté de pacification, motivée par des intérêts pluriels, aussi nombreux qu’il y a d’acteurs ou de groupe d’acteurs, et conditionnée par des préalables divergents, les intervenants ont été amenés à prendre conscience de l’importance d’entamer une réflexion sur les formes alternatives de prise en charge juridique des victimes de violences sexuelles susceptibles de pallier de façon heureuse les dysfonctionnements de la justice pénale classique. En effet, si la nécessité de faire justice n’est aucunement remise en question, les procédures judiciaires actuelles sont apparues souvent comme contreproductives par rapport à une pacification communautaire et dès lors, comme un obstacle à une véritable reconstruction de la santé mentale communautaire.

Quatre récits analysés en profondeur avec les intervenants en témoignent. Le premier est raconté par une femme rwandaise rescapée du génocide, violée, engrossée et appelée à témoigner au Tribunal pénal international pour le Rwanda à Arusha et ensuite dans le cadre des juridictions gacaca[11] au Rwanda (Récit no 1). Le second est rapporté par un intervenant appelé à soutenir deux jeunes filles congolaises violées et contraintes finalement à renoncer à poursuivre l’auteur des faits à cause du manque de ressources financières de leurs familles respectives (Récit no 2). Le troisième est rapporté par une intervenante dont l’aide fut sollicitée par une jeune fille fragile, violée, engrossée, abandonnée à elle-même et empêchée de déposer plainte au parquet à la suite de diverses pressions de hautes personnalités de la cité (Récit no 3). Enfin, le dernier récit relate l’histoire d’une mère rwandaise violée par un voisin et des miliciens durant le génocide et actuellement porteuse du sida. Elle a en outre subi ce viol devant ses enfants après qu’ils aient assisté ensemble à l’exécution de son mari (Récit no 4).

Après l’audition de chaque histoire concrète vécue par le narrateur, l’occasion est donnée à chaque participant, à travers les interprétations du récit qu’il formule, de faire part de sa représentation de l’un ou l’autre aspect du fonctionnement de la justice. Au-delà de réactions spontanées s’exprimant dans un désir de punition des auteurs, l’analyse en profondeur des récits met en évidence la multiplicité et la complexité des réflexions qui surgissent et qui peuvent être résumées comme suit[12].

Une justice pénale incapable de tenir compte des victimes

Dans un contexte de violences massives et répétitives corrélé à une désorganisation des personnalités, la prise en considération des victimes par la justice pénale classique est pratiquement impossible. Tout au plus, celle-ci parviendra-t-elle à condamner et à punir l’auteur ou les auteurs des infractions sans pouvoir réellement tenir compte de la gravité des conséquences sur les victimes et de l’importance des troubles provoqués au sein de la communauté dans son ensemble[13].

Une législation pénale importée et qui contraste parfois avec l’état des moeurs

Les lois récentes[14], très largement inspirées des lois occidentales, répriment certains des comportements qui, dans les cultures locales et compte tenu des rapports entre les hommes et les femmes en vigueur, sont encore parfois largement banalisés. Ce constat rejoint l’analyse de Barantamije (2011) qui, au terme de recherches menées au Burundi, remarque ce qu’il appelle le phénomène de « dissonance cognitive » suivant : « au regard du poids des pratiques traditionnelles qui remettent au second rang la femme, on observe un phénomène de contagion assez étrange dans le domaine de la justice par exemple où le juge ou le magistrat garde ses idées reçues quand il doit statuer sur le cas des violences faites aux femmes » (Barantamije, 2011, p. 10)[15].

Une justice qui provoque de nombreux dégâts collatéraux

La justice est perçue par les intervenants comme source d’une vulnérabilité en cascade pour les victimes et les communautés tant elle est, selon les termes qu’ils utilisent, « instrumentalisable comme une marionnette » par toutes les parties en présence[16], « décevante », « blessante », souvent « injuste », « coûteuse pour les victimes[17] », « inaccessible » en l’absence d’une justice de proximité, « exclusive » vis-à-vis d’autres dispositifs de médiation, « inhumaine » dans ses procédures, « partiale » dans son application, « inaboutie[18] » et donc souvent favorable à l’auteur dont le sentiment d’impunité se voit renforcé.

Une justice incompatible avec l’approche communautaire en santé mentale

Les intervenants s’étonnent d’être enfermés dans des logiques contradictoires où ils entraînent parfois maladroitement les victimes de violences sexuelles qu’ils prennent en charge : convaincus par l’approche communautaire en santé mentale, ils réalisent que la procédure judiciaire qu’ils entament introduit les victimes dans une logique de conflit. Celles-ci, qui se débattent déjà avec elles-mêmes pour retrouver une paix intérieure et avec l’extérieur pour pacifier leurs relations aux « autres », se retrouvent perdues sur le chemin de leur reconstruction entre des modes de guérison schizophréniques : l’importance pour se relever psychiquement de se reconstruire en lien aux autres et en même temps la croyance inculquée que seule une logique punitive leur permettra de réapprendre à vivre avec leurs blessures et à regagner un mieux-être. Alors les intervenants réalisent les conséquences de la primauté qu’ils confèrent à la loi, dans le processus de guérison de la victime, guérison qui est suspendue durant le temps du procès et subordonnée au prononcé du jugement.

Vérité judiciaire et vérité psychique : une rencontre souvent impossible

Les interprétations des récits soulignent le fait que la prise en charge juridique des victimes de violences sexuelles expose celles-ci à plusieurs risques, car la vérité judiciaire se situe souvent à mille lieues de la vérité psychique ; ensuite, son exhibition peut avoir des conséquences sur l’isolement de la victime[19] ; enfin, elle peut se construire au mépris de l’équilibre à trouver entre l’importance de dire pour permettre à chacun de retrouver ses mémoires et celle de continuer à vivre en paix, la vérité individuelle dans des contextes comme ceux-ci étant souvent subordonnée à l’intérêt du groupe (Van Billoen, 2008, p. 104).

La victimation s’étend au-delà de la victime directe des violences sexuelles

Dans un contexte social déstructuré et traumatisé, il importe de ne pas considérer comme seule victime la victime directe des violences sexuelles[20], mais de tenir compte, dans les procédures à mettre en oeuvre et les traitements à envisager, de l’ensemble des membres de la communauté, y compris la communauté elle-même. À cet égard, le quatrième récit est révélateur tant il est impossible de déterminer le nombre des personnes victimes à des degrés divers. Qui sont-elles ? La mère, endeuillée par la mort de son mari, violée et contaminée par le VIH ? Les enfants, soudainement et violemment orphelins de père, témoins du viol de leur mère, privés de leur insouciance et rendus précocement adultes par des questions de nécessité et de survie ? Le voisin potentiellement contraint, sous peine d’être tué, de dénoncer l’origine ethnique de sa voisine, potentiellement contraint aussi de la violer ? Les témoins oculaires ou ceux qui ont simplement entendu la cruauté de cette scène et qui doivent désormais vivre avec ce traumatisme ? Les miliciens qui agissent peut-être sous commandement ou qui sont victimes d’un système qui les enivre et les rend aveugles à l’ignominie de leurs actes ? Les générations suivantes frappées par un lourd passif dont elles doivent pouvoir se départir ou du moins s’accommoder ? Autant de réponses possibles qui démontrent que le nombre de personnes qui ont besoin d’être accompagnées et soignées est immense, que les victimes doivent doucement parvenir à se frayer un chemin au milieu de leurs ruines et le faire, pour une simple question de survie, en lien les unes avec les autres pour consolider leur savoir-être et celui de la société tout entière.

Cet ensemble de problèmes conduit à penser à la nécessité de la construction et de la mise en place de procédures judiciaires complémentaires ou alternatives à la justice pénale telle qu’elle fonctionne actuellement, qui contribueraient à la reconstruction de communautés profondément meurtries.

Conclusion

La conception et la mise en oeuvre d’une justice au profit d’une meilleure santé mentale, individuelle et collective, est une problématique majeure à laquelle les intervenants ne peuvent plus tourner le dos car l’ignorer revient à marcher à reculons sur le chemin de la guérison des victimes et de leur communauté d’appartenance. Entre les constantes de volonté de pacification et les attentes de justice différentielles, entre la recherche thérapeutique d’un mieux-être et l’implacabilité des réalités conjoncturelles, structurelles, institutionnelles et culturelles de la procédure judiciaire, il est difficile de vouloir donner un sens à une justice qui contribue à alimenter une construction artificielle des rapports sociaux, auteur-victime, là même où la prise en charge communautaire en santé mentale des victimes de violences sexuelles s’efforce de recréer du lien.

Pour soutenir au mieux la volonté et la nécessité de pacification sociale, il est nécessaire de considérer à leur juste valeur la diversité des situations à prendre en compte, de tenir compte de la complexité des différents acteurs concernés et d’éviter de les cantonner dans l’unique catégorie dans laquelle les place la justice pénale.

Il semble aussi important de réfléchir avec les intervenants et les communautés à un cadre conceptuel qui permette à l’approche juridico-judiciaire des crimes de violences sexuelles d’être communautaire et de tenir compte de l’appartenance souvent communautaire des auteurs, qui permette aux victimes d’être rééquilibrées, de sortir la tête haute, de quitter leur statut d’objet, de se réhumaniser, tout en donnant la possibilité à la communauté de se reconstruire.

Il faut enfin réfléchir avec les intervenants aux voies et moyens qui favorisent le processus d’intériorisation de l’approche communautaire car la promotion d’une forme complémentaire/alternative de prise en charge juridique des victimes de violences sexuelles ne va pas de soi. Quelle justice et au service de quelles priorités ? Quels sont les principaux modèles de justice à l’oeuvre ? Quelles sont les forces et les faiblesses de chacun d’eux ? Et qu’est-ce qui peut être exploité en chacun d’eux pour servir à l’élaboration d’une prise en charge juridique communautaire ? Voilà autant de questions qui renvoient à l’importance d’une analyse approfondie de situations vécues et des interprétations qu’elles suscitent, d’une prise de conscience des impasses de la justice pénale mais également des contraintes qu’elle exerce sur la pensée et enfin d’une ouverture vers de nouvelles pistes de réflexion plus sociocentrées.