Corps de l’article

Introduction

Née du besoin de mieux comprendre le crime et la déviance, la criminologie s’est construite en puisant dans différentes disciplines, tout en bâtissant un savoir qui lui est propre. Comme chaque discipline et spécialité, elle n’a pas évolué en vase clos, imperméable aux influences des autres disciplines et spécialités. Elle s’est plutôt construite – et continue à le faire – à partir de l’évolution des phénomènes sociaux qu’elle étudie – ses objets – mais également des avancées à la fois théoriques et méthodologiques faites dans les différentes disciplines. Alors que l’histoire de la criminologie s’est généralement faite à partir de sources historiques (Becker et Wetzell, 2006 ; Beirne, 1993 ; Garland, 2002 ; Gibbons, 1979 ; Lilly, Cullen et Ball, 2015 ; Tierney, 2010), nous souhaitons ici étudier les transformations de la discipline en nous penchant sur les documents écrits par les chercheurs et à leurs caractéristiques. À l’instar de bon nombre de travaux de recherche qui ont fait ce type d’analyse pour d’autres disciplines – voir Larivière, Sugimoto et Cronin (2012) pour les sciences de l’information ou Claveau et Gingras (2016) au sujet de l’économie –, nous proposons de porter un regard bibliométrique sur l’histoire de la criminologie. Plus précisément, nous aborderons les influences disciplinaires qui ont marqué la criminologie en proposant une analyse empirique des références citées au sein d’un ensemble de revues criminologiques, majoritairement publiées aux États-Unis et en Grande-Bretagne, depuis le début des années 1990. Notre étude cherche à répondre aux questions suivantes : les articles de criminologie sont-ils interdisciplinaires, c’est-à-dire intègrent-ils des références à plusieurs disciplines ? Quelle est la place accordée aux différentes disciplines au sein des articles et des revues de criminologie et comment évolue-t-elle dans le temps ? À quelles disciplines sont affiliés les auteurs publiant dans les revues de criminologie ?

Avant d’examiner la méthodologie utilisée et de présenter les résultats obtenus, nous effectuerons un survol de la littérature à propos des influences disciplinaires qu’a connues la criminologie anglo-américaine. En effet, tout au long de leur développement, les savoirs criminologiques ont été façonnés par le contexte dans lequel ils se sont inscrits. Il importe donc de faire un survol historique pour cerner certains des enjeux sociaux, politiques, économiques et institutionnels qui ont marqué la criminologie et qui ont joué un rôle déterminant dans l’influence qu’y ont eue les différentes disciplines.

Historique

L’émergence de la criminologie

Dans l’Europe du xviiie siècle, c’est du droit et de la philosophie qu’émergent les réflexions sur le crime. L’école classique de Beccaria et de Bentham propose une société offrant une réaction rationnelle et contrôlée au crime. Celui-ci y est considéré comme un choix : en tant qu’être rationnel, l’individu serait apte à évaluer les conséquences d’une infraction et serait ainsi motivé à maintenir une conduite acceptable (Robertiello, 2014). Selon cette approche, tous sont égaux devant la loi et les différences individuelles sont donc ignorées (Jones, 2008, p. 2). Un siècle plus tard, l’école positiviste s’inscrit dans la perspective opposée : accordant peu d’intérêt au libre arbitre de l’individu, elle tente plutôt d’utiliser la méthode scientifique pour comprendre ce qui mène un individu à devenir criminel. Ainsi, alors que Quetelet et Guerry s’intéressent à l’effet des facteurs sociaux qui pousseraient l’individu vers le crime, Lombroso propose un positivisme biopsychologique qui cible l’influence des différences individuelles sur la criminalité (Logan et Dulisse, 2014).

1930-1960 : Positivisme

À partir des années 1930, un courant réformateur se met en place, tant aux États-Unis qu’en Grande-Bretagne. L’optimisme associé aux découvertes scientifiques favorise la domination d’un courant positiviste et empiriste qui remet en question les courants classiques en prenant en compte les facteurs qui peuvent expliquer le passage à l’acte de l’individu. On souhaite humaniser le système pénal et réhabiliter les délinquants (Gibbons, 1979 ; Young, 1986, p. 6). Pour ce faire, on emprunte toutefois des voies différentes : aux États-Unis, on s’intéresse principalement aux déterminants sociaux de la criminalité alors qu’en Grande-Bretagne, ce sont les caractéristiques individuelles qui retiennent l’attention.

États-Unis

L’importance grandissante de la sociologie dans le milieu universitaire américain et les préoccupations sociales liées à l’urbanisation et à l’industrialisation favorisent, durant cette période, la montée des approches sociologiques de la criminalité (Gibbons, 1979, p. 38-76 ; Lilly et al., 2015, p. 7-9). La volonté de réforme et le rejet du déterminisme biologique sont alors propices à l’étude des facteurs sociaux (Jones, 2008, p. 10). Les travaux de Shaw et McKay de l’École de Chicago et ceux de Robert K. Merton, publiés au cours des années 1920 et 1930, marquent une première transition importante en ce sens : leur attention ne se porte plus sur les caractéristiques de l’individu délinquant, mais plutôt sur l’effet du groupe et de la structure sociale en général (Laub, 2004, p. 10 ; Lilly et al., 2015, p. 36-64). Puis, entre 1930 et 1950, Sutherland joue un rôle décisif dans la montée d’une criminologie sociologique et théorique en rejetant catégoriquement les interprétations psychologiques ou biologiques de la criminalité (Akers, 1992, p. 5 ; Cullen, 2011, p. 291-297 ; Laub et Sampson, 1991 ; Short et Hughes, 2007, p. 609 ; Wright et Cullen, 2012, p. 242). Cette période marque donc l’émergence du lien privilégié entre la criminologie américaine et la sociologie. Cette relation de proximité entre les deux disciplines s’observe d’ailleurs à différents niveaux. En effet, au sein des universités, plusieurs départements de sociologie commencent à offrir des programmes spécialisés en criminologie (Gibbons, 1979, p. 71-72). De nombreux criminologues s’impliquent également dans l’American Sociological Association et publient dans les revues de sociologie (Short et Hughes, 2007, p. 623). Plusieurs auteurs soulignent d’ailleurs que la littérature scientifique en criminologie publiée à l’époque est majoritairement signée par des sociologues (Clinard, 1951, p. 549 ; Gibbons, 1979, p. 71-72 ; Sellin, 1950, p. 416).

Grande-Bretagne

En Grande-Bretagne, c’est plutôt dans une perspective psychiatrique et médico-légale que se développe, dès le milieu du xixe siècle, le projet scientifique de compréhension du criminel. Porté par les médecins et les psychiatres travaillant dans le contexte carcéral, ce projet vise surtout à outiller les intervenants des institutions pénales dans leurs interventions auprès des criminels incarcérés. Ainsi, au début du xxe siècle, les premiers travaux scientifiques en criminologie sont écrits par des psychiatres travaillant en prison et sont publiés par les services médicaux des institutions carcérales ou dans des revues scientifiques médicales (Garland, 2002, p. 32 ; Tierney, 2010, p. 60).

Entre 1930 et 1960, la criminologie fait peu à peu sa place dans le monde universitaire britannique, tout en demeurant imperméable aux courants de pensée sociologiques américains (Cohen, 1981 ; Tierney, 2010, p. 77). Selon Cohen (1981), la recherche de l’époque est pragmatique, elle vise une réforme du système correctionnel et tente de prédire et de traiter la délinquance. Il s’agit aussi d’une recherche positiviste, basée sur des données cliniques ou statistiques, qu’on souhaite analyser selon différentes perspectives disciplinaires afin de comprendre les multiples facteurs qui pourraient expliquer scientifiquement la criminalité. Toutefois, malgré ce désir d’avoir un regard multidisciplinaire sur le crime, en pratique, la psychologie et la psychiatrie continuent de dominer largement la recherche de cette époque (Cohen, 1981, p. 224 ; Tierney, 2010, p. 74). Ainsi, en 1950, le British Journal of Delinquency[2] est fondé par deux psychiatres et un juriste (Garland, 2002, p. 39).

Jusqu’au milieu des années 1960, la sociologie joue un rôle mineur au sein de la criminologie britannique. Ce désintérêt serait lié en partie à l’importance du pragmatisme qui domine la criminologie à l’époque et qui participe à la reconnaissance de la légitimité de la nouvelle discipline (Tierney, 2010, p. 77). Par son intérêt pour le social, la sociologie n’aurait pas démontré son utilité pratique là où psychologie et psychiatrie, compte tenu de leur intérêt pour l’individu délinquant, apportaient des solutions concrètes (Cohen, 1981, p. 226 ; Tierney, 2010, p. 77). À cela s’ajoute le fait que les sociologues britanniques de l’époque étaient peu intéressés au champ d’étude du crime et de la déviance (Cohen, 1981, p. 231). Ainsi, bien qu’au cours des années 1950, quelques recherches sociologiques de nature empirique aient été menées et qu’un intérêt ait tranquillement émergé pour les travaux des criminologues américains, ce n’est qu’à la fin des années 1960 qu’un tournant sociologique majeur a lieu en Grande-Bretagne (Tierney, 2010, p. 119).

1965-1979 : Âge d’or de la théorie

Les mouvements politiques et sociaux qui marquent les années 1960 créent un contexte propice à la remise en question des normes sociales. En criminologie, les constats empiriques faits au cours de cette période imposent aussi des remises en question importantes. En effet, les taux de criminalité continuent d’augmenter malgré le fait que les conditions sociales se soient grandement améliorées depuis la fin de la guerre. Les criminologues doivent alors faire face à une crise étiologique : les causes qu’ils avaient établies pour expliquer le crime se révèlent non fondées (Young, 1986, p. 4-5). Ressentant un malaise grandissant devant la relation qu’entretient la criminologie avec les politiques correctionnelles, ils observent également l’importance des taux de récidive et remettent en question l’idéal de réhabilitation (Cullen, 2011, p. 301 ; Cullen et Gendreau, 2001 ; Garland, 2002, p. 44 ; Young, 1986, p. 6).

Ce contexte favorise, d’abord aux États-Unis puis quelques années plus tard en Grande-Bretagne, le foisonnement de nouveaux courants de pensée sociologiques, qui s’opposent au positivisme et au pragmatisme des années précédentes. Les théories de la réaction sociale, issues notamment de l’interactionnisme symbolique (Bennett et Brickley, 2014), favorisent le développement d’un débat à propos de la notion de crime qui, jusqu’alors, était pris comme un fait. Le projecteur, autrefois orienté principalement sur les causes de la criminalité, se déplace pour tenir compte de l’expérience de l’individu délinquant et du contexte social qui amène celui-ci à être identifié comme délinquant (Tierney, 2010, p. 136). Le débat s’élargit également en ce qui a trait à son objet : on ne s’intéresse plus uniquement au crime, mais de façon plus générale, à la déviance. La sociologie de la déviance, ainsi créée, favorise une réaffirmation de l’ambition théorique en criminologie (Garland, 2002, p. 44) et ouvre de nouvelles possibilités de recherche (Tierney, 2010, p. 138). Puis, à la fin des années 1960 et au début des années 1970, la criminologie critique émerge des nombreux débats qui ont lieu à propos des théories issues de la sociologie de la déviance. Inspirée, entre autres, du marxisme et du féminisme, la criminologie prend alors une couleur politique en s’intéressant aux inégalités et à leur effet sur la déviance et la victimisation (Kauzlarich, 2014 ; Tierney, 2010, p. 165-167).

Bien que les courants criminologiques traditionnels continuent d’évoluer durant cette période, le contexte institutionnel et social favorise le foisonnement de nouvelles réflexions issues de la sociologie de la déviance et de la criminologie critique (Garland, 2002, p. 44 ; Tierney, 2010, p. 135-146). En effet, l’expansion des universités et des départements de sociologie au cours des années 1960 amène l’embauche de jeunes professeurs formés dans une perspective critique qui deviendra le coeur de la criminologie anglo-américaine (Rock, 1988 ; Tierney, 2010, p. 145). Durant cette période, les fondements théoriques sur lesquels s’appuie la criminologie sont donc intimement liés à la sociologie, tant aux États-Unis qu’en Grande-Bretagne (Akers, 1992 ; Rock, 1988 ; Short et Hughes, 2007). Au sein des institutions universitaires des années 1960, ce lien est d’ailleurs explicite : la criminologie est alors définie, enseignée et transmise principalement par des sociologues, au sein de départements de sociologie, la recherche criminologique est faite par des sociologues et publiée, le plus souvent, dans les revues de sociologie (Akers, 1992, p. 6). Puis, au cours des années 1970, la criminologie s’institutionnalise au sein des universités américaines et britanniques (Akers, 1992, p. 7 ; Rock, 1994, p. 147). De nombreux départements de criminologie, indépendants des départements de sociologie, émergent et favorisent une progression « explosive » de la discipline. De nouvelles revues de criminologie naissent et les associations de criminologie voient leur nombre de membres se multiplier (Akers, 1992, p. 7). Ces changements organisationnels et la reconnaissance de la criminologie en tant que discipline marqueront le début d’une distanciation progressive entre criminologie et sociologie (Short et Hugues, 2007, p. 629).

Les années 1980 : Vague conservatrice

À la fin des années 1970, une vague conservatrice modifie le contexte dans lequel se développe la criminologie. L’augmentation de la criminalité violente et les préoccupations qu’elle suscite dans la population donnent une légitimité au durcissement du discours sur le crime (Cihonski, Ruiz et Hummer, 2014 ; Wood, 2014). On observe alors un rejet des politiques sociales libérales et l’émergence de théories néoconservatrices qui se désintéressent des causes sociales profondes du comportement criminel (telles que les inégalités sociales) et privilégient plutôt une représentation du crime comme un choix individuel (Lilly et al., 2015, p. 234 ; Shantz, 2014). Ce fut donc l’occasion de ramener à l’avant-scène des interprétations biopsychologiques, voulant que les criminels soient différents (en termes d’intelligence, de personnalité, de génétique ou de cognition), ou encore des théories liées à l’école classique envisageant le criminel comme un individu rationnel qui opte pour le crime si le bénéfice qu’il en tire excède le coût à payer (Lilly et al., 2015, p. 244 ; Shantz, 2014). Enfin, ce courant conservateur est aussi associé à des politiques répressives visant à punir ou à contrôler les délinquants plutôt qu’à les aider ou à les soigner (Lilly et al., 2015, p. 233 ; Wood, 2014).

Majoritairement formés à la sociologie de la déviance et aux perspectives critiques des années 1970, qui demeurent au coeur de leur identité et de leurs enseignements, la plupart des criminologues des années 1980 se sont opposés au mouvement conservateur et à ses politiques punitives qui allaient à l’encontre de leurs représentations du crime. Toutefois, la persistance de ce courant aurait affaibli l’emprise des théories des années 1960-1970 en ouvrant l’espace idéologique aux criminologues qui souhaitaient sortir de ce cadre pour explorer d’autres paradigmes (Lilly et al., 2015, p. 318). Ainsi, durant cette période, la criminologie devient plus fragmentée (Ericson et Carriere, 1994 ; Tierney, 2010, p. 223).

Au cours de ces années marquées par la récession, la recherche criminologique anglo-américaine est aussi soumise à des influences économiques liées à son financement. En effet, la baisse des ressources dans les départements de sociologie donne lieu à une certaine diminution de la recherche et des théories issues de cette discipline, ce qui mène des criminologues formés à d’autres disciplines (science politique, droit, histoire, psychologie, économie) à contribuer à la recherche (Tierney, 2010, p. 234). Par ailleurs, ces difficultés de financement poussent plusieurs criminologues à orienter leurs recherches vers des sujets pratiques, qui sont plus près des intérêts des agences gouvernementales, lesquelles sont de plus en plus impliquées dans la recherche criminologique (Jefferson et Shapland, 1994, p. 268 ; Tierney, 2010, p. 235-236). On assiste ainsi à la montée d’une criminologie plus appliquée, qui s’éloigne des considérations théoriques, et qui se veut utile pour l’élaboration de politiques. Qualifié par certains de « criminologie administrative », ce type de recherche porte surtout sur la prévention du crime et se désintéresse des questions étiologiques ou théoriques (Tierney, 2010, p. 277-282 ; Young, 1986, p. 9). Cette montée de la recherche appliquée favorise, elle aussi, une distanciation relativement à la sociologie : l’intérêt de cette dernière quant aux effets de la structure sociale est considéré par plusieurs comme peu opérationnalisable en matière de politiques publiques, décourageant ainsi le financement de la recherche en sciences sociales (Short et Hughes, 2007, p. 634). Enfin, parce qu’elle la considère comme trop vocationnelle et appliquée, la sociologie tend également à prendre ses distances relativement à la criminologie (Akers, 1992, p. 10).

Les années 1990 à aujourd’hui

À partir des années 1990, la criminologie est bien implantée en tant que discipline universitaire dans le monde anglo-américain et elle prend aussi de l’expansion sur le plan international (Carrabine, 2016). Revues, associations professionnelles et congrès de criminologie sont maintenant établis et fréquentés. Les écoles de criminologie, majoritairement indépendantes des départements de sociologie, attirent de plus en plus d’étudiants, surpassant le nombre d’étudiants en sociologie (Hannah-Moffat, 2011). L’existence de diplômes des trois cycles universitaires amène de plus en plus de diplômés entièrement formés dans la discipline (Carrabine, 2016 ; Morn, 1995). Malgré cette nouvelle indépendance académique, la criminologie continue d’être dominée par divers courants sociologiques (Larregue, 2017, p. 177 ; Rafter, Posick et Rocque, 2016, p. 215). Cependant, l’expansion de la discipline contribue à la marginalisation des perspectives critiques (Hobbs, 2012) dont la nature théorique et la position antagoniste devant l’État limitent la capacité des chercheurs d’obtenir du financement et d’accéder aux données (Martel, Hogeveen et Woolford, 2006 ; Tierney, 2010, p. 327).

Comme de nombreuses disciplines, la criminologie est fortement affectée par les politiques néolibérales des années 1990 : l’enseignement supérieur et la recherche sont alors touchés par des restructurations et des coupes budgétaires (Canaan et Shumar, 2008 ; Lorenz, 2012). Moins financées, les universités accueillent un nombre grandissant d’étudiants, augmentant la pression sur le corps professoral qui dispose de moins de temps pour la recherche (Hillyard, Sim, Tombs et Whyte, 2004). Tributaires des fonds de recherche qu’ils tentent d’obtenir, les chercheurs, dont les postes sont souvent précaires, seraient incités à produire des recherches utiles à l’élaboration de politiques (evidence-based policy) qui cadrent avec les thèmes de recherche subventionnés. Ils seraient donc rarement en position de développer un programme de recherche plus ambitieux que permettrait un financement plus stable (Hillyard et al., 2004). Pour évaluer l’utilité et l’impact de la recherche, des mesures d’évaluation sont donc mises en place, lesquelles participent à l’augmentation de la quantité de publications, produits tangibles de la recherche (Hillyard et al., 2004 ; Tierney, 2010, p. 327).

Par ailleurs, au début des années 1990, le discours en faveur de l’interdisciplinarité prend de l’importance et est relancé dans différents contextes. Certaines voix s’élèvent pour condamner le caractère idéologique des perspectives sociocriminologiques qui, s’appuyant sur un idéal de justice sociale, rejetteraient systématiquement les causes individuelles de la criminalité (en particulier les études psychologiques) pour ne considérer que les causes structurelles (Andrews, 1990 ; Andrews et Wormith, 1989 ; Cullen et Gendreau, 2001 ; Laub et Sampson, 1991). Prônant le retour à une recherche pragmatique, on critique aussi le fait que la criminologie sociologique aurait orienté ses efforts à démontrer ce qui ne fonctionne pas dans le système pénal – s’appuyant sur la thèse du nothing works de Martinson (1974) – plutôt qu’à proposer des solutions. On propose alors de passer à une criminologie du what works qui utiliserait des données empiriques, issues notamment de la psychologie et de la biologie, pour aider la société à faire face à la problématique du crime (Cullen, 2011 ; Cullen et Gendreau, 2001).

Faisant écho à ces critiques, plusieurs interprétations multifactorielles sont proposées durant cette période. Par exemple, Gottfredson et Hirshi (1990), auteurs parmi les plus cités à l’époque (Cohn et Farrington, 1998a, 1998b), publient A General Theory of Crime où ils proposent une compréhension multifactorielle du crime, laissant supposer que la criminologie ne doit pas se subordonner à une discipline (p. 83). Au même moment émerge également la criminologie développementale, ou life-course criminology[3], qui s’intéresse, entre autres, à la façon dont les expériences vécues à certaines périodes de la vie d’un individu peuvent avoir une influence sur l’évolution de son comportement criminel (Jennings et Donner, 2014). De nature essentiellement empirique, ce type de recherche ouvre la voie à l’interdisciplinarité puisqu’il porte son attention sur l’effet de différents facteurs sur la trajectoire d’un individu, qu’ils soient sociologiques, psychologiques, politiques, économiques ou biologiques (Carlsson, 2016, p. 3). Enfin, à partir des années 2000, l’intérêt pour les facteurs de risque biologiques de la criminalité, comme la génétique et la neurobiologie, devient plus manifeste dans certains milieux (Larregue, 2017, p. 181 ; Rose, 2000). Connu sous le nom de criminologie biosociale, ce type de recherche prône une approche interdisciplinaire : utilisant les méthodes et les concepts des sciences biologiques, il analyse comment, en interaction avec l’environnement, les caractéristiques biologiques des individus peuvent être liées au crime (Larregue, 2017 ; Nedelec et Beaver, 2014). Ce retour vers des théories biologiques n’est pas sans susciter de débat : si certains s’inquiètent de ce qui est considéré comme un retour au déterminisme biologique (Carrier et Walby, 2014, 2015), d’autres (Cullen, 2011 ; Sherman, 2003 ; Walsh, 2007) se réjouissent des promesses liées à ces nouvelles connaissances et prônent leur intégration aux recherches criminologiques, comme en fait foi ce commentaire du sociologue Matthew Robinson (2004) : « The biological sciences have made more progress in advancing our understanding about behavior in the past 10 years than sociology has made in the past 50 years » (p. x).

Ce survol historique a fait ressortir certains facteurs qui ont participé à forger la criminologie anglo-américaine et modulé la place qui y a été accordée aux différents courants disciplinaires. L’analyse bibliométrique qui suit permettra de voir comment ces relations entre la criminologie et les autres disciplines se sont articulées au sein des revues de criminologie, depuis le début des années 1990.

Méthodologie

Les données analysées ici proviennent du Web of Science (WoS) de Thomson Reuters, qui comprend le Science Citation Index Expanded, le Social Science Citation Index et le Arts and Humanities Citation Index. Bien que ces bases de données bibliographiques soient disponibles en ligne et permettent d’effectuer certaines analyses de base, nous avons utilisé la base de données de l’Observatoire des sciences et des technologies (UQAM), qui contient les données sources du WoS, sous forme de base de données relationnelle SQL permettant de faire des analyses plus avancées. Plus spécifiquement, nous avons utilisé les revues catégorisées dans la discipline « criminologie » de la classification de la National Science Fondation (NSF), desquelles nous avons retiré quatre revues de nature moins universitaire[4]. Cette source de données a certaines limites : d’une part, elle n’indexe pas les livres, qui ont longtemps été un mode de publication important en criminologie (Gibbons, 1979, p. 71-72) et, d’autre part, elle favorise principalement les publications de langue anglaise et donne donc un accès limité aux recherches écrites dans une autre langue que l’anglais.

Cinquante revues associées à la criminologie ont donc été retenues pour cette étude. Comme le montrent les Tableaux 1 et 2, la majorité d’entre elles sont publiées aux États-Unis et en Grande-Bretagne et sont de langue anglaise. Unique revue canadienne indexée dans cette source, la Revue canadienne de criminologie et de justice pénale/Canadian Journal of Criminology and Criminal Justice, qui propose des contenus bilingues, est la seule à publier en français.

Tableau 1

Origine géographique des revues étudiées (n = 50)

Origine géographique des revues étudiées (n = 50)

-> Voir la liste des tableaux

Tableau 2

Langue principale des revues étudiées (n = 50)

Langue principale des revues étudiées (n = 50)

-> Voir la liste des tableaux

Le Tableau 3 présente l’évolution du nombre de revues et d’articles indexés en fonction du temps. Au total, entre 1991 et 2014, 18 812 articles ont été analysés. Chacune des revues[5] citées par ces articles a ensuite été associée à un groupe disciplinaire. À cet effet, sept groupes disciplinaires[6] ont été créés à partir des 140 catégories de la classification de la NSF. Ainsi, nous avons été en mesure de quantifier l’usage de la littérature scientifique des différentes disciplines par les revues de criminologie.

Tableau 3

Nombre de revues et d’articles étudiés par année

Nombre de revues et d’articles étudiés par année

-> Voir la liste des tableaux

Par ailleurs, l’affiliation des auteurs a été extraite du champ « département » de la base de données. Bien qu’il s’agisse d’un indicateur imparfait, puisque l’affiliation départementale n’est pas toujours représentative de la discipline de formation d’un chercheur ni de l’orientation qu’il donne à ses travaux, cette donnée était la plus susceptible de nous permettre de déterminer l’appartenance disciplinaire d’un auteur. Cette information était disponible pour 14 076 articles (74,8 %). Lorsque disponible, l’affiliation de tous les auteurs des articles a été prise en compte, amenant des différences entre le nombre d’articles et le nombre d’auteurs affiliés.

L’analyse des proportions de disciplines associées aux références et à l’affiliation des auteurs a été faite pour chacune des revues. Cette analyse a permis de regrouper ces revues en une classification[7] comptant trois types de revues : 1) les revues ancrées dans la criminologie et les sciences sociales ; 2) les revues de criminologie interdisciplinaires ; 3) les revues centrées sur d’autres disciplines que la criminologie (3.1 psychologie, 3.2 droit). Cinq revues indexées depuis moins de cinq ans demeurent « non catégorisées », les données étant insuffisantes pour pouvoir les insérer dans une catégorie.

Les références bibliographiques des articles publiés dans les 50 revues analysées ont été utilisées pour établir une cartographie de ces dernières (Figure 9) au moyen du logiciel Gephi (https://gephi.org/). Chaque noeud du réseau correspond à une revue, la taille du noeud étant déterminée par le nombre d’articles publiés par la revue. La teinte du noeud représente quant à elle le groupe auquel appartient la revue. Un lien entre deux revues est créé lorsque l’une est citée par l’autre, la taille du libellé d’une revue étant déterminée par le nombre de revues du réseau avec lesquelles elle a au moins un lien. Chaque lien entre deux revues a un poids déterminé par la formule suivante :

forme: 2045841n.jpg

Où a et b sont les deux revues en question, Cab est égal au nombre de citations faites à la revue b par des articles publiés dans la revue a et Cba est le nombre de citations faites à la revue a par des articles publiés dans la revue b. TC représente le nombre total de citations faites par la revue aux autres revues du réseau, et TR représente l’ensemble des citations faites à la revue par les autres revues du réseau. Le poids des liens détermine leur épaisseur. Le poids est aussi utilisé par l’algorithme Force Atlas, disponible dans Gephi, pour positionner les noeuds dans le réseau. Finalement, afin d’alléger la représentation visuelle du réseau, seuls les liens dont le poids est égal ou supérieur à 0,05 sont visibles.

Interdisciplinarité des articles

À la différence de la multidisciplinarité, où plusieurs disciplines présentent leur point de vue sur une même question selon leurs propres référents disciplinaires, l’interdisciplinarité implique l’interaction et l’intégration de savoirs (théories, méthodes ou données) provenant de plusieurs disciplines (Klein, 2012).

Très valorisée dans le monde de la recherche en général, l’interdisciplinarité l’est également en criminologie (Osgood, 1998 ; Walsh, 2007 ; Wellford, 2015). Ainsi, depuis 1970, l’American Society of Criminology a intégré cette notion au sein même du titre de sa plus importante revue : Criminology : an Interdisciplinary Journal. De même, la consultation des politiques éditoriales[8] des revues étudiées publiées en 2014 montre qu’une majorité d’entre elles (65 %) se dit explicitement interdisciplinaire ou affirme s’intéresser aux savoirs de plusieurs disciplines.

La Figure 1 présente le nombre de disciplines citées pour tous les articles de criminologie publiés en 1994, 2004 et 2014. Elle permet d’évaluer l’interdisciplinarité des articles qui est ici mesurée en termes de nombre de disciplines citées[9] au sein des références d’un même article, la référence à plusieurs disciplines témoignant d’une certaine intégration des savoirs issus de ces dernières. On y observe que l’interdisciplinarité, déjà présente en 1994, s’est accrue au cours des deux décennies suivantes : alors qu’en 1994, 81 % des articles de criminologie citaient deux disciplines ou plus, en 2014, cette proportion passe à plus de 95 %, signifiant que moins de 5 % ne citent qu’une seule discipline. On remarque également qu’entre 1994 et 2014, le nombre de disciplines citées par les articles devient plus important. Si l’on examine par exemple les articles citant quatre disciplines ou plus, on observe que leur proportion passe de 26 % en 1994 à 42 % en 2004 puis à 65 % en 2014. Ainsi, la vaste majorité des articles de criminologie fondent leurs propos sur des connaissances issues d’autres disciplines et, avec le temps, on observe que les articles se tournent vers un nombre grandissant de disciplines. Ceci dit, les pratiques de référence ont changé au cours de la période : comme c’est le cas de l’ensemble de publications en sciences sociales, les articles de criminologie citent un nombre croissant de références depuis 1991. On peut donc penser qu’il serait alors plus facile de citer une source provenant d’une autre discipline de façon symbolique (Nicolaisen, 2007), sans que celle-ci exerce une influence réelle au sein de l’article. Pour compléter cette mesure d’interdisciplinarité, il est donc intéressant de connaître la proportion accordée à chacune des disciplines au sein des articles.

Figure 1

Interdisciplinarité des articles de criminologie (1994, n = 439 ; 2004, n = 718 ; 2014, n = 1536)

Interdisciplinarité des articles de criminologie (1994, n = 439 ; 2004, n = 718 ; 2014, n = 1536)

-> Voir la liste des figures

Place des disciplines au sein des articles

Sur quelles disciplines se fondent les articles de l’ensemble de revues étudiées ? Comment la place des disciplines au sein des articles a-t-elle évolué dans le temps ? Proposant une vue d’ensemble de la place des disciplines au sein de l’ensemble des articles entre 1991 et 2014, la Figure 2 permet d’amorcer une réponse à ces questions.

Figure 2

Disciplines associées aux références citées par les articles de criminologie, 1991-2014 (n = 18 812)

Disciplines associées aux références citées par les articles de criminologie, 1991-2014 (n = 18 812)

-> Voir la liste des figures

Il en ressort d’abord que la criminologie est la discipline la plus citée avec une proportion stable légèrement supérieure à 30 % des références citées. On observe ensuite un changement important dans la proportion des références aux sciences sociales et à la psychologie. Ainsi, les références aux sciences sociales déclinent de façon marquée entre 1991 et 2014, passant de 26,4 % à 15,9 %. Alors qu’elles étaient au deuxième rang des disciplines les plus citées en 1991, elles cèdent définitivement leur place à la psychologie autour de 2000. En effet, on observe à partir de cette date une montée importante des références à la psychologie, qui passent de 20,4 % en 1991 à un sommet de 28,7 % des références en 2014. Enfin, si les proportions de références à la médecine, à la catégorie économie-management-science politique et aux autres disciplines sont stables, on note une baisse importante des références au droit qui, autour de 10 % au début des années 1990, chutent à 3 % en 2014. Ceci dit, il importe de préciser que la montée rapide de la psychologie est influencée par l’introduction dans le WoS, au cours des années 2000, de revues dominées par les références à la psychologie[10]. Afin de contrôler l’effet de ces revues sur l’évolution de la place des disciplines, nous les avons retirées de l’analyse afin de produire la Figure 3.

Figure 3

Disciplines associées aux références citées par les articles de criminologie à l’exclusion de sept revues s’appuyant principalement sur la psychologie introduites au cours des années 2000, 1991-2014 (n = 16 739)

Disciplines associées aux références citées par les articles de criminologie à l’exclusion de sept revues s’appuyant principalement sur la psychologie introduites au cours des années 2000, 1991-2014 (n = 16 739)

-> Voir la liste des figures

Au sein de ce groupe de 43 revues, la proportion des références à la criminologie progresse davantage qu’à la Figure 2, grimpant de 30,4 % (1991) à 36,5 % (2014), alors que la montée des références à la psychologie, toujours présente, s’est légèrement amoindrie, passant de 20,4 %, en 1991, à 24,5 %, en 2014. Quant aux références aux autres disciplines, elles demeurent quasi identiques par rapport aux résultats de la Figure 2.

Place des disciplines dans les revues de criminologie

Parmi les revues étudiées, trois grands types de relations disciplinaires ont été relevés : certaines revues sont très liées aux savoirs des sciences sociales et de la criminologie ; d’autres sont des revues de criminologie interdisciplinaires ; et enfin, certaines revues sont dominées par une autre discipline.

Revues ancrées dans la criminologie et les sciences sociales

Parmi les 50 revues étudiées, 11 (22 %) montrent un lien privilégié entre la criminologie et les sciences sociales. On y observe des proportions dominantes et relativement continues de référence à ces deux disciplines. En moyenne, les revues de cette catégorie accordent entre 28 % et 49 % de leurs références à la criminologie et entre 23 % et 38 % aux sciences sociales, avec des proportions de références pour ces deux champs disciplinaires qui varient de 64 % à 72 %. Les auteurs qui publient dans ces revues sont d’ailleurs majoritairement affiliés à ces deux champs avec des proportions variant de 65 % à 85 % des auteurs selon les revues. Ainsi, ces titres s’inscrivent dans une tradition sociocriminologique qui, tel qu’il a été mentionné plus tôt, a dominé la criminologie dès les années 1930 aux États-Unis et à partir du milieu des années 1960 en Grande-Bretagne. Les titres présentés à la Figure 4 illustrent bien la dynamique de ces revues[11] où les auteurs, majoritairement issus de la criminologie et des sciences sociales, se réfèrent de façon dominante et stable à ces deux disciplines. Bien que d’autres disciplines, comme la psychologie, interviennent dans ces publications, leur apport y demeure secondaire.

Revues de criminologie interdisciplinaires

Des 50 revues de l’ensemble étudié, 21 (42 %) adoptent une posture plus interdisciplinaire. Toutes relativement bien investies par la criminologie (en moyenne, entre 28 % et 56 % des références), ces revues accordent une bonne part de leurs références à des revues d’autres disciplines que la criminologie ou les sciences sociales (entre 36 % et 54 %). Il est à noter qu’au sein de ce groupe de revues, les proportions accordées aux différentes disciplines sont variées et parfois changeantes. Ainsi, à un bout du spectre, on retrouve des revues qui font interagir de façon quasi égale plusieurs disciplines (p. ex. : Crime, Law and Social Change). À l’opposé, on observe des revues fortement dominées par la criminologie, qui illustrent leur propos en citant une faible proportion de plusieurs disciplines (p. ex. : Crime & Delinquency). Entre les deux se déclinent différentes formes de relations interdisciplinaires où l’on sent parfois encore le lien privilégié avec les sciences sociales bien qu’une place non négligeable soit accordée à d’autres disciplines, notamment à la psychologie (p. ex. : Canadian Journal of Criminology and Criminal Justice). À ce titre, il est intéressant de noter les changements survenus dans les pratiques de citations de la revue Journal of Criminal Justice qui, longtemps ancrée dans les sciences sociales, a connu une montée importante des références à la psychologie, qui sont passées de 9 % en 2009 à un sommet de 37 % en 2013 (Figure 5). L’avènement de Matt DeLisi (figure importante de la criminologie biosociale) au poste d’éditeur en chef de cette revue en 2010 et, à sa suite, l’implication de nombreux criminologues biosociaux au sein de cette revue (Larregue, 2017, p. 187) peuvent sans doute expliquer la croissance marquée des références à la psychologie que nous y observons.

Figure 4

Affiliation des auteurs et disciplines citées de revues ancrées dans la criminologie et les sciences sociales (n = 7)

Affiliation des auteurs et disciplines citées de revues ancrées dans la criminologie et les sciences sociales (n = 7)

-> Voir la liste des figures

Figure 5

Affiliation des auteurs et disciplines citées de revues de criminologie interdisciplinaires (n = 21)

Affiliation des auteurs et disciplines citées de revues de criminologie interdisciplinaires (n = 21)

-> Voir la liste des figures

Notons enfin que les profils d’affiliation des auteurs sont également variés au sein de cette catégorie : certaines revues comptent une majorité d’auteurs issus de la criminologie (p. ex. : Police Quarterly, avec 75 %) et d’autres accordent une place importante à des auteurs issus d’autres disciplines que la criminologie ou les sciences sociales (p. ex : Journal of Experimental Criminology compte 18 % d’auteurs affiliés à la médecine et 23 % à la psychologie).

Revues centrées sur d’autres disciplines

Des 50 revues évaluées, 13 (26 %) sont centrées sur d’autres disciplines que la criminologie. Parmi celles-ci, 11 (22 %) revues accordent une place prédominante à la psychologie au sein de leurs références. Si elles ont en commun de se référer de façon marquée à la psychologie, ces revues se positionnent de façon différente relativement aux autres disciplines et, en particulier, à la criminologie. Ainsi, quatre d’entre elles sont investies en grande partie par des auteurs affiliés à la psychologie (entre 55 % et 75 % des auteurs selon les revues) qui fondent surtout leurs propos sur des références à cette discipline (en moyenne, entre 56 % et 69 % des références selon les revues). La Figure 6 présente l’une de ces revues qui accordent une part secondaire aux auteurs et aux sources liés à la criminologie.

Avec des proportions de références à la psychologie un peu moins fortes (en moyenne, entre 37 % et 53 % selon les revues) et des auteurs affiliés à différentes disciplines, les sept autres titres ont un profil plus interdisciplinaire, qui demeure cependant centré sur la psychologie (Figure 7).

Figure 6

Affiliation des auteurs et disciplines citées d’une revue dominée par la psychologie (n = 4)

Affiliation des auteurs et disciplines citées d’une revue dominée par la psychologie (n = 4)

-> Voir la liste des figures

Figure 7

Affiliation des auteurs et disciplines citées d’une revue interdisciplinaire centrée sur la psychologie (n = 7)

Affiliation des auteurs et disciplines citées d’une revue interdisciplinaire centrée sur la psychologie (n = 7)

-> Voir la liste des figures

Enfin, deux revues (4 %) sont principalement liées au droit. En effet, plus de 61 % des auteurs qui y publient sont affiliés à cette discipline et entre 31 % et 55 % des références citées sont issues de revues de droit. C’est le cas du Journal of Criminal Law and Criminology qui, comme on l’observe à la Figure 8, accorde une part secondaire à la criminologie, tant en ce qui a trait aux références qu’à l’affiliation des auteurs.

Réseau de citations des revues étudiées

La Figure 9 présente le réseau des citations des 50 revues analysées pour l’ensemble de la période étudiée (1991-2014). Elle permet de constater la distance qui sépare les revues, les plus proches se fondant sur des sources similaires et les plus éloignées n’ayant pas ou peu de références communes. Les revues au coeur de ce réseau sont celles qui sont souvent citées par plusieurs autres revues de l’ensemble. On voit que les revues ancrées dans la criminologie et les sciences sociales (p. ex. : Criminology [CRIM]) y partagent le centre avec plusieurs revues interdisciplinaires (p. ex. : British Journal of Criminology [BJC]) et avec deux revues centrées sur la psychologie (p. ex. : Criminal Justice and Behavior [CJB]). Par ailleurs, la présence de nombreuses revues à la périphérie du réseau démontre une certaine fragmentation des lieux de publication en criminologie puisque ces revues partagent peu de citations avec les revues centrales de la discipline. Il s’agit en effet de revues qui occupent un créneau spécialisé qui est parfois relié à leur thème (p. ex. : Homicides Studies [HS]), à leur perspective théorique (p. ex. : Critical Criminology [CC]) ou à leur approche disciplinaire (p. ex. : Social & Legal Studies [SLS]).

Figure 8

Affiliation des auteurs et disciplines citées d’une revue centrée sur le droit

Affiliation des auteurs et disciplines citées d’une revue centrée sur le droit

-> Voir la liste des figures

Figure 9

Réseau de citations des revues de criminologie analysées (1991-2014)

Réseau de citations des revues de criminologie analysées (1991-2014)

Pour les sigles des revues, consultez l’Annexe, p. 52.

-> Voir la liste des figures

Discussion et conclusion

Cette étude a permis de faire un portrait non exhaustif d’un ensemble de revues de criminologie, principalement anglo-américaines, et de connaître la place qui y est accordée aux autres perspectives disciplinaires. Nous y avons observé que, même si elles portent toutes sur des enjeux relatifs au crime et à la justice criminelle, ces revues s’appuient sur des savoirs variés dont la criminologie fait toujours partie, mais selon des patrons parfois très différents. À l’image de l’ensemble des sciences (Porter et Rafols, 2009), la criminologie devient plus interdisciplinaire, dans la mesure où ses articles s’appuient sur des références à un nombre grandissant de disciplines (Figure 1). Parmi elles, la psychologie occupe une proportion de plus en plus importante dans les références des articles publiés depuis le début des années 1990, alors que les sciences sociales et le droit y voient leur influence décliner (Figures 2 et 3). Nous avons vu que, si 22 % des revues étudiées s’inscrivent dans une certaine tradition sociocriminologique en s’appuyant de façon prédominante sur des références à la criminologie et aux sciences sociales, la plus large part des revues étudiées (68 %) ont des influences disciplinaires différentes : 42 % d’entre elles adoptent une posture interdisciplinaire alors que 22 % accordent une large part de leurs références à la psychologie et 4 % au droit. Reflet de l’importance accordée aux influences disciplinaires extérieures à la criminologie, nous observons d’ailleurs qu’au coeur du réseau de revues étudiées (Figure 9) cohabitent des publications aux influences disciplinaires variées, les revues ancrées dans les savoirs criminologiques et sociologiques y côtoyant de très près des revues interdisciplinaires ainsi que des publications centrées sur la psychologie.

Nous avons vu qu’historiquement des forces nombreuses et de natures variées ont participé à l’élaboration des savoirs criminologiques et ont modulé l’importance qu’y ont eue les différents courants disciplinaires. En effet, nombre d’enjeux sociaux, politiques, économiques, scientifiques et institutionnels ont participé aux transformations de la criminologie et ont modifié à de nombreuses reprises le regard porté sur ses objets que sont le crime, le criminel et la réaction sociale qui leur est associée.

Le détachement progressif observé entre la criminologie et les sciences sociales ainsi que la plus grande part accordée à l’interdisciplinarité que nous observons ces dernières années peuvent, eux aussi, être liés à plusieurs de ces facteurs. Parmi ceux-ci, les transformations associées au numérique sont incontournables. En favorisant la collaboration entre les chercheurs, les avancées technologiques des dernières années ont contribué grandement à faciliter les échanges entre les disciplines (Palmer et Fenlon, 2017). Alors qu’il y a quelques décennies, les criminologues pouvaient suivre l’actualité de la recherche en consultant quelques revues, les chercheurs d’aujourd’hui font face à une offre éditoriale beaucoup plus dispersée. La multiplication des revues scientifiques, la facilité de repérage et d’accès aux articles publiés favorisent une plus grande diffusion des connaissances entre les disciplines (Jacobs, 2013, p. 90). Les criminologues ont donc plus de facilité à accéder aux savoirs et aux méthodes d’autres disciplines, notamment au regard posé par ces dernières sur les enjeux qui touchent leur objet d’étude.

Tributaires de subventions favorisant une recherche « utile », les chercheurs qui souhaitent publier leurs travaux font face à des revues qui valorisent la recherche appliquée et orientée vers les politiques (policy-oriented), tel que nous l’avons observé en consultant les politiques éditoriales des revues étudiées[12]. Dans ce contexte, les applications pratiques et individuelles que proposent les approches centrées sur l’individu, telles que la psychologie et la biologie, s’avèrent pertinentes et efficaces là où les propositions faites par des disciplines comme la sociologie sont plus complexes, plus difficiles à réaliser et à évaluer.

L’émergence d’une culture où l’on s’intéresse aux sources biologiques des comportements humains (Rafter et al., 2016, p. 216 ; Rose, 2000) est aussi un facteur important à considérer. Duster (2006, p. 5) souligne en effet que dans le contexte scientifique actuel, les interprétations du comportement humain qui se fondent sur une unité d’analyse plus grande que l’individu, tel que le proposent les sciences sociales, sont considérées comme peu compatibles avec l’investigation scientifique, laquelle concorde mieux avec des unités d’analyse plus petites, telles que le corps ou un sous-ensemble du corps (biochimie, neurophysiologie, génétique, etc.). Les disciplines des sciences sociales, notamment la sociologie, ne sont pas insensibles à l’importance de ce type d’interprétations et tentent de réorienter leurs attitudes disciplinaires relativement à ce type de recherche (Rafter et al., 2016, p. 283). Par ailleurs, comme l’a proposé Larregue (2017) à propos de la criminologie biosociale, au sein même de la criminologie existent des luttes de pouvoir entre les acteurs qui visent à remettre en cause les fondements de la discipline en dénonçant, entre autres, les approches sociologiques, pour leur manque de rigueur et leur dimension politique, afin de privilégier les méthodes des sciences dures, comme la biologie, considérées comme neutres.

Finalement, les nombreux changements sociaux, économiques et politiques survenus au cours des dernières décennies ont eu un effet important sur les représentations sociales du crime au sein de notre société. Selon Garland et Sparks (2000), le crime et la peur du crime occuperaient une place beaucoup plus importante et diffuse au sein de notre société. Thème au coeur de la vie sociale contemporaine, il suscite l’intérêt de nombreux acteurs sociaux, y compris au sein du milieu universitaire. Ainsi, contrairement à leurs prédécesseurs, les criminologues d’aujourd’hui feraient face à une érosion importante du quasi-monopole que leur discipline a déjà eu dans la recherche sur le crime :

Even within the academy, criminology becomes only one of many settings in which crime is discussed. Feminism, cultural studies, economics, town planning, architectural design, film, political science, risk analysis, social theory in its various forms – all of these now take crime as a central theme in their analyses, a central problem in their research.

Garland et Sparks, 2000, p. 201

Cette étude s’est penchée sur l’analyse du contenu de revues de criminologie publiées entre 1991 et 2014. Il serait pertinent de suivre l’évolution de l’influence des disciplines sur ces publications en reprenant cette analyse dans l’avenir. Par ailleurs, en portant son attention sur les publications des chercheurs, la bibliométrie pourrait également apporter un éclairage intéressant à différentes dimensions de l’étude du crime et de la déviance. Par exemple, il serait intéressant d’élargir l’ensemble de revues étudiées afin de dresser un portrait de l’impact de la criminologie et de ses auteurs dans les revues d’autres disciplines, tout comme il serait pertinent de répertorier les publications sur le thème du crime afin de dresser un panorama de l’étendue de la recherche sur ce sujet au sein d’un ensemble de disciplines.