Corps de l’article

Le droit à la ville et le droit à la différence : outils de combat face à l’exclusion et la carcéralité

L’urbanisme capitaliste introduit dans les villes et leurs habitants un mode d’être (physique, social et politique) hégémonique et aliénant donnant lieu à des transformations qui accentuent la ségrégation sociale et spatiale (Lefebvre, 1968). Selon Lefebvre (1968), il importe peu que cette ségrégation soit spontanée ou programmée. Ce qui importe, ce sont ses résultats : la fragmentation de l’espace, l’éparpillement des habitants dans des zones ou ghettos et l’éclatement de la vie sociale. Puisque certains des habitants de la ville, notamment les ouvriers, ne peuvent plus participer à sa réalisation, la ville cesse d’être une oeuvre collective et devient le produit de technocrates qui transforment l’espace social en espace urbain et imposent une certaine manière d’y être et d’y vivre qui reflète les intérêts du capitalisme (Lefebvre, 1968). L’espace urbain n’est donc pas un espace neutre, mais plutôt politique, où sont en jeu l’accomplissement et la reproduction de la vie (Carlos, 2012). Les villes deviennent ainsi des lieux de luttes entre des forces de domination, d’exploitation et d’expropriation et des habitants qui se mobilisent dans les rues et les quartiers pour revendiquer le droit d’y vivre bien (Harvey, 2012 ; Holston, 2009).

L’intérêt de Lefebvre ne se limite pas à une analyse de ce qu’est la ville et comment elle s’est conçue ainsi. L’auteur s’intéresse plutôt à la ville en tant que projet social, en tant que possibilité de ce qu’elle pourrait être, ce qu’elle pourrait devenir si ses habitants marginalisés réclamaient le droit à la ville[2] (Lefebvre, 1968). Le droit à la ville est en fait le droit à la réinvention de la ville afin que nous puissions être le type de personnes auquel nous aspirons, que nous puissions avoir le type de relations sociales que nous souhaitons, que nous puissions redéfinir notre relation à l’environnement, que nous puissions retrouver notre mode de vie et notre esthétique (Harvey, 2012). Conséquemment, le droit à la ville est arrimé à la lutte contre l’exclusion ou la ghettoïsation sociospatiale (Revol, 2018) qui peut se faire par la rébellion et la révolte (Harvey, 2012), mais également par le développement de pratiques sociales autonomes (Costes, 2010) ainsi que par la vie quotidienne exercée dans des lieux publics et privés de résidence, de travail, de loisir ou encore de transport (Holston, 2009). L’analyse de Lefebvre dépasse ainsi la composante tangible de la ville (l’espace qu’elle occupe et sa matérialité) pour s’intéresser aux relations sociales qu’elle favorise ou entrave et la vie quotidienne qui s’y produit (Purcell, 2009).

Tout comme les autres villes du Canada, les structures capitalistes, coloniales et patriarcales ont donné naissance à la ville d’Ottawa. Les valeurs émanant de ces structures promeuvent un certain mode de fonctionnement, mode de vie, mode d’être et réservent le droit à la ville à ceux qui s’y conforment. Dans cet article, nous nous intéressons plutôt au droit à la ville en tant que mécanisme par lequel des activistes de la ville d’Ottawa revendiquent le droit à la différence.

Le droit à la différence est une quête de transformation révolutionnaire en rupture avec le pouvoir hégémonique du capitalisme (Kipfer, 2008) qui aliène la différence (et ses porteurs) pour ensuite la neutraliser en proposant une inclusion basée sur la diversité (altérité superficielle) dénuée de toute potentialité de transformation. La différence pour Lefebvre n’équivaut pas à la diversité ou aux particularismes libéraux, puisque la différence est évacuée de ces particularismes lorsqu’ils existent au sein de la structure hégémonique du pouvoir (Shmuely, 2008). Autrement dit, la diversité supprime la différence et renforce le pouvoir hégémonique en faisant croire à l’existence d’une hétérogénéité débordante. Le droit à la différence n’est donc pas un droit à la diversité (à une homogénéité fragmentée), mais plutôt le droit à la production et l’implantation de solutions de rechange sociales, politiques et économiques qui conçoivent les humains, la vie et les rapports sociaux autrement que le fait le capitalisme (Kipfer, 2008). Étant intrinsèquement liée aux relations de pouvoir existant dans des espaces sociaux et matériels de la ville, la différence doit inlassablement s’adapter. Elle est toujours fluide, jamais établie, jamais fixée, toujours en formation (Watson, 2019). En évoquant Mathiesen (1974), nous pouvons donc dire que la différence est un projet inachevé et dont l’objectif est précisément de rester inachevé ; d’être toujours en devenir, de se tourner toujours vers le possible.

Le capitalisme néolibéral actuel combat la différence par la moralisation de la conduite – qui consiste à autoriser ou refuser la présence de certaines populations dans certains espaces (Ruppert, 2013) – et la carcéralité – qui consiste à déployer des technologies de surveillance et de contrôle afin de gérer les populations marginalisées et vulnérabilisées (Moran, 2015 ; Moran, Turner et Schliehe, 2018 ; Shantz, 2017). Que la différence se manifeste à travers de situations d’itinérance, de handicap ou de problème de santé mentale, de luttes pour la justice sociale, de transgressions ou encore de résistance à l’imposition de frontières sociales, identitaires ou géographiques, celle-ci doit être contrôlée. De ce fait, toutes les modalités de gestion de la différence, qu’elles soient formelles (institutions de justice pénale), semi-formelles (services sociaux) ou informelles (relationnelles) sont sous-tendues par une une logique carcérale[3] (Coyle et Nagel, 2021).

Ainsi, la logique carcérale s’échappe des murs de la prison pour s’insérer dans le tissu social de manière imperceptible pour les habitants de la ville qui s’y conforment, mais de manière flagrante pour ceux qui produisent la différence et en sont donc la cible. En débordant de la prison, le carcéral imprègne donc d’autres espaces (les quartiers pauvres, les hôpitaux), d’autres relations (enseignant-élève), d’autres institutions (organisations charitables, services de logement, etc.) et accapare ainsi la totalité de la vie des gens vulnérabilisés et marginalisés (Gill et al., 2018 ; Moran et al., 2018). À cette logique carcérale s’oppose une logique abolitionniste qui considère que ce sont les communautés de vie qui doivent avoir le droit de déterminer comment elles veulent vivre, investir leurs ressources pour combler les besoins essentiels de tous et répondre à ce qu’elles considèrent comme des transgressions (Coyle et Nagel, 2021).

Afin de porter notre regard sur les luttes menées par des activistes abolitionnistes de la ville d’Ottawa qui cherchent à démanteler les structures capitalistes, coloniales et patriarcales afin de faire place à la différence et permettre aux personnes marginalisées et vulnérabilisées d’exister comme elles le veulent, nous nous inspirons de la géographie carcérale pour analyser les défis, les résistances et les dangers auxquels ils doivent faire face. Plus spécifiquement, nous analysons les espaces urbains imprégnés du carcéral comme des sites de contestation et de résistance où ceux qui doivent affronter les logiques carcérales font preuve d’agentivité (Moran, 2015 ; Shantz, 2017) et déploient des moyens pour résister aux formes de subjectivation que ces logiques produisent (Routley, 2016).

Dans cet article, nous nous intéressons à ceux qui habitent la ville d’Ottawa et qui revendiquent le droit à la différence, ceux qui se battent pour un espace de vie et non simplement de survie, ceux qui luttent contre l’utilisation du carcéral dans la gestion de toute diversité qui déborde les paramètres établis par la « tolérance[4] » libérale bienveillante. Nous identifions trois types de sites (sites de gouvernance, sites de contestation et sites de vie) qui sont rattachés à des espaces spécifiques, habités ou fréquentés différemment par diverses personnes et caractérisés par des pratiques variées. Nous soutenons que la carcéralité rampante et insidieuse amplifie les effets néfastes des structures capitalistes, coloniales et patriarcales en créant des conditions de vie oppressives, en ciblant les modes de vie alternatifs et en se déployant contre des pratiques de dénonciation, résistance et transformation qui visent la production de la différence. En analysant les multiples utilisations des espaces urbains (privés et publics), cet article dévoile l’ancrage spatial tant de la marginalité que de la lutte pour la justice sociale, l’impact profond du carcéral sur la vie des personnes marginalisées et vulnérabilisées, ainsi que le caractère profondément politique du quotidien comme porte d’entrée du possible. Nous proposons que face à l’exclusion et au contrôle produit par le carcéral, la lutte pour le droit à la ville et la revendication au droit à la différence deviennent des voies d’inclusion et de liberté.

Méthodes de la recherche

Cet article s’inscrit dans une recherche du Collectif de recherche sur les études carcérales (CRÉC) de l’Université d’Ottawa se penchant sur les stratégies populaires prônées par des groupes militants locaux non financés travaillant avec et pour les personnes à risque de criminalisation et d’emprisonnement. L’objectif général était de comprendre comment la montée de l’expansion carcérale à Ottawa a une incidence sur les objectifs, stratégies et solutions de rechange que ces groupes proposent et défendent.

Afin de répondre à cet objectif, trois groupes de discussion ont été mis sur pied avec des représentants de groupes militants locaux. Pour participer à la recherche, les groupes devaient être non financés, pilotés par des pairs et/ou des bénévoles, travailler pour ou avec des personnes à risque d’être criminalisées ou emprisonnées, et s’opposer ouvertement à l’expansion carcérale. Puisqu’ils ne reçoivent aucun financement étatique, ces groupes travaillent à l’extérieur de la structure hégémonique du pouvoir.

Treize groupes communautaires[5] ont participé à la recherche. Compte tenu du fait qu’ils sont non financés et pilotés par des pairs et/ou des bénévoles, ces groupes fonctionnent selon une structure plus ou moins formalisée qui favorise une gestion horizontale et participative. Ce sont de petits regroupements composés de membres engagés qui représentent leur noyau dur autour duquel gravitent des bénévoles, pairs et citoyens concernés qui se greffent ponctuellement à leurs actions. Compte tenu de leurs ressources financières limitées, ils misent sur le savoir, les compétences et les ressources de leurs membres et alliés, et favorisent l’entraide et la solidarité au sein de leur regroupement, avec d’autres regroupements et avec les populations concernées par leurs actions. Enfin, ils valorisent le savoir expérientiel des personnes concernées et s’y réfèrent pour guider des actions délibérées. Bien que les luttes propres à ces organismes soient multiples et diverses – santé mentale, consommation de drogues, discrimination raciale, immigration, pauvreté et précarité sociale, diversité de genre et d’orientation sexuelle, surveillance, violence policière et étatique, éducation populaire, etc. –, elles s’articulent toutes autour de la justice sociale et revendiquent des solutions de rechange et des transformations sociales, politiques et économiques aux structures capitalistes, coloniales et patriarcales qui sous-tendent la marginalisation et la criminalisation de certaines populations. L’ensemble des groupes participants s’identifient comme abolitionnistes et luttent activement pour démanteler l’ensemble des systèmes d’oppressions.

En tout, 25 représentants des 13 groupes communautaires ont participé à 3 groupes de discussion. La majorité des participants s’identifient comme issus de groupes marginalisés ou en faisant partie. Une minorité des participants s’identifient comme privilégiés. Ceux-ci expliquent qu’ils ont pris conscience de leurs privilèges au contact de personnes marginalisées. Ces contacts sont souvent le catalyseur qui les a poussés vers l’action sociale. Que leur situation personnelle ou un désir de contribuer à la cause ait motivé leur implication dans ces groupes, l’ensemble des participants s’affichent comme abolitionnistes et militants, et endossent cette identité dans plusieurs sphères de leur vie.

Les rencontres des groupes de discussion ont eu lieu entre octobre 2020 et octobre 2021. Le premier groupe de discussion était animé par un membre de l’équipe de recherche et comptait onze représentants de six groupes militants[6]. Les deuxième et troisième groupes de discussion étaient animés par une organisatrice communautaire qui avait participé au premier groupe de discussion. Sept représentants de trois groupes militants formaient le deuxième groupe de discussion alors que sept représentants de quatre groupes militants composaient le troisième. Mis à part le premier groupe de discussion qui s’est réuni trois soirs, les deux autres l’ont fait deux soirs, soit pendant deux périodes de trois heures. Les rencontres se tenaient en anglais et à distance en utilisant la plateforme Zoom. Elles ont été enregistrées audio et vidéo et retranscrites verbatim.

La formule de groupe de discussion a été retenue pour favoriser l’échange et la discussion entre les participants. Une cohérence entre les discours et les revendications des participants a été remarquée non seulement au sein de chaque groupe de discussion, mais aussi dans les trois groupes de discussion. Chaque groupe de discussion traitait des mêmes thèmes, dénonciations et revendications, et plusieurs participants prenaient la parole ou mobilisaient le forum de discussion pour remercier un autre participant pour ses constats ou renchérir avec un exemple ou une expérience similaire. Cette dynamique de consensus, manifeste dans les trois groupes de discussion, peut s’expliquer par le fait que les participants partagent une vision commune et portent des revendications similaires. D’abord, ils sont tous membres de groupes abolitionnistes et partagent ainsi une vision commune de l’expansion carcérale et de son rôle dans le maintien des structures capitalistes, coloniales et patriarcales qui marginalisent et vulnérabilisent les individus. Enfin, ces groupes travaillent souvent ensemble pour faire front commun et ont donc été appelés par le passé à mettre en commun leurs visions et leurs revendications. Bien que les discussions aient eu lieu dans un climat de confiance, de solidarité et de soutien mutuel, il est important de noter que le fait que les réunions des groupes de discussion ont eu lieu en ligne plutôt qu’en personne limite l’analyse du langage non verbal et réduit la convivialité et l’interaction que permet la proximité.

Ce consensus entre les participants quant aux revendications présentées et la concordance entre leurs messages explique le choix que nous avons fait de faire ressortir les éléments centraux de leur discours plutôt que les formulations précises. Par souci de confidentialité et par respect pour les participants, nous leur avons demandé de choisir eux-mêmes leurs pseudonymes. Malheureusement, nous avons reçu peu de réponses. Plutôt que de prendre le risque de leur imposer un nom fictif qui pourrait leur être problématique, nous avons choisi de les identifier par leur ordre de participation : participant 1 (P1), participante 2 (P2). Nous ne sommes pas satisfaites de ce choix et reconnaissons les nombreux questionnements que cela peut soulever et nous invitons les lecteurs à réfléchir à cet égard.

L’Ottawa à défaire

Les participants décrivent Ottawa comme une ville marquée par l’inégalité économique où existe un clivage entre ceux qui peuvent contribuer à l’économie de la ville (bureaucrates, politiciens, intellectuels, financiers et entrepreneurs) et les gens pauvres, racisés, marginalisés. Les premiers sont perçus par les participants comme un groupe homogène à un tel point que selon P4 lors d’une visite, sa cousine s’est exclamée : « Tous les gens sont blancs ici, même les gens noirs sont blancs ! » Ces individus sont reconnus comme habitants légitimes de la ville par la gouvernance locale qui promeut leurs intérêts, tandis que les seconds sont ceux que Nixon (2011) appelle les non-habitants, qui ne sont pas considérés comme des personnes, mais comme des obstacles irrationnels au développement du capital.

Ottawa est aussi décrite par les participants comme une ville très conservatrice du fait d’être la capitale nationale, de la présence de trois ordres de gouvernement (fédéral, provincial et municipal) et de trois universités (Carleton, Saint Paul et l’Université d’Ottawa). Cette richesse économique et les liens étroits d’un grand nombre de ses habitants avec les pouvoirs politiques et intellectuels se veulent discrets, mais colorent le mode de vie et la manière d’être privilégiés par la gouvernance locale ainsi que la manière dont la conduite de ses habitants est moralisée. De ce fait, Ottawa est une ville où la surveillance sous plusieurs formes et l’intervention policière sont omniprésentes.

D’un point de vue de planification urbaine, les participants décrivent Ottawa comme une ville éparpillée qui sépare géographiquement des communautés[7] tout en regroupant au niveau électoral des quartiers conservateurs avec des quartiers marginalisés pour neutraliser leur potentiel effet politique[8] (P11). Enfin, sur le plan de la mobilisation politique, les habitants d’Ottawa sont dépeints par les participants soit comme des conservateurs s’opposant à tout changement social ou comme des réformistes qui, préoccupés par leur confort, leur emploi et leur carrière politique, craignent la contestation et hésitent à passer à l’action même lorsqu’ils considèrent une situation inacceptable. Ottawa est donc considérée par les participants comme une ville difficile à mobiliser où certains s’engagent dans un activisme performatif plutôt que transformatif.

Pour les participants, Ottawa est donc une ville qui nécessite un changement radical. Ils dénoncent le capitalisme, le colonialisme et le patriarcat comme systèmes qui exploitent, excluent et rendent différents (voire anormaux) tous ceux qui refusent de se conformer à un certain mode de vie, une manière d’être ou qui ne sont pas en mesure de le faire. En revendiquant le droit à la ville et en exerçant le droit à la différence, les participants et les groupes qu’ils représentent luttent contre des pratiques d’exploitation, de domination et de subjugation, et pour des projets alternatifs de vie, de sociabilité et de gouvernance visant à éradiquer la carcéralité. Autrement dit, ils se battent pour la création d’une communauté politique reposant sur la bienveillance, la redistribution équitable des ressources et l’entraide. Ces revendications et luttes s’ancrent dans des espaces concrets, géographiquement situés, qui portent en eux des fonctions temporelles et permanentes.

L’architecture et l’aménagement des espaces dans la ville reflètent le type d’activité et le type de personne qu’on s’attend à retrouver dans ces espaces (Sewell, 2013). Tout comme le reste de la ville, ces espaces ont un rythme[9] intrinsèque qui sera perturbé lorsqu’ils seront utilisés pour des fonctions ou par des personnes autres que celles prévues (Kern, 2016). Dans les sections qui suivent, nous présentons trois types de sites et trois types de stratégies qui y sont déployées pour revendiquer le droit à la ville et ainsi pouvoir exercer le droit à la différence.

Les sites de gouvernance : corps et paroles qui dérangent, dénoncent, déstabilisent et exigent

Les sites de gouvernance sont les espaces où ont lieu des discussions et prises de décisions sur la configuration urbaine, les services, les activités, la surveillance, la présence policière, etc. Ces décisions configurent la ville et ses habitants ; elles façonnent les modes de vie qui sont possibles et acceptés, les modes d’occupation publique et privée de l’espace, les corps qui sont autorisés et desservis et ceux qui sont soupçonnés et surveillés. Ces sites sont localisés autant au coeur du centre-ville – la mairie se trouvant à quelques minutes à pied de la colline parlementaire – que dans divers quartiers de la ville, que ce soit dans les écoles (réunions des conseils d’école) ou dans les centres communautaires (consultations auprès de la population).

Ces espaces sont traditionnellement occupés par les politiciens, fonctionnaires, associations de commerçants, etc. (P3). Ils sont rarement investis par les habitants racisés, marginalisés, ou vivant la pauvreté en raison de multiples obstacles tels la distance, les conflits d’horaire, le manque de temps pour s’organiser, le sentiment de manque de légitimité ou d’expertise, la mécompréhension des procédures ou le langage inaccessible (P3, P8, P22, P7). Mis à part ces multiples contraintes, ces sites sont également investis par des autorités formelles (élus, employés des diverses instances gouvernementales, conseillers juridiques, etc.) qui peuvent être menaçantes pour certains habitants. À cet égard, certains habitants d’Overbrook se sont sentis victimes d’une manoeuvre d’intimidation lorsque le chef de police d’Ottawa s’est présenté à une consultation publique sur le sentiment de sécurité de la communauté avec son arme de service à la hanche (P10). La présence de la police, de l’Agence des services frontaliers (ASFC) et d’autres agents de carcéralité engendre la peur et limite l’engagement dans ces sites pour les personnes souvent maltraitées par ces institutions (P3, P7). Enfin, les propos irrespectueux, comme ceux d’une représentante de l’Association de commerçants de Vanier qui exigeait plus de lumière et plus de surveillance pour éradiquer les cafards (les personnes les plus marginalisées du quartier) qui dépendent des activités criminalisables pour leur survie (P10), contribuent à un sentiment d’illégitimité et de mal-être chez certains habitants qui, autrement, voudraient occuper les espaces de gouvernance. Ainsi, des espaces dits démocratiques s’avèrent des espaces d’exclusion où certaines voix, certains corps et certaines idées ne sont pas représentés ni bienvenus et où les débats ne permettent pas la différence, étouffent le possible et perpétuent la promotion d’intérêts particularistes.

Afin de contourner ces pratiques d’exclusion et de promouvoir la présence de divers corps et voix, les participants développent une série de stratégies. D’abord, les participants aident les habitants à organiser leurs responsabilités familiales, leur offrent une compensation financière, facilitent leur transport, les aident à formuler leurs idées, leur donnent confiance en leur légitimité, les accompagnent physiquement, les encouragent à s’exprimer ou encore présentent des lettres au nom de ceux qui ne peuvent pas être présents (P12, P3, P7, P14, P13, P11). Le but de ce type de stratégie est l’occupation de l’espace par des corps différents de ceux qui l’occupent habituellement (corps blancs) (P10, P12, P15). Il s’agit de perturber ces espaces en introduisant la différence afin de déstabiliser l’image de qui peut légitimement les occuper (P4), mais également de créer un malaise et susciter des émotions qui dérangent les corps habituels (P9, P15, P14).

Ensuite, les participants se battent pour rendre la ville accessible à tous, ce qui requiert, selon eux, la décolonisation de la planification urbaine, la décarcéralisation de la ville ainsi que l’accès au logement (P10, P22, P2, P14). Pour ce qui est de la planification urbaine, ceci implique de favoriser la mobilité des habitants dans une ville qui encourage le transport privé au détriment du transport en commun, isolant ceux qui en dépendent (P15). Concrètement, cela veut dire recadrer le débat relatif aux pistes cyclables sur les difficultés de mobilité des habitants de la ville et le besoin de nouveaux et meilleurs services pour tous, par exemple en éliminant les frais de transport en commun pour les gens en situation de précarité (P10). Également, cela veut dire remettre en question les priorités et les logiques mises en avant dans le budget municipal et présenter un budget alternatif qui favoriserait une autre logique de ce qui est possible (P3, P15). En ce qui a trait à la décarcéralisation, les participants revendiquent des coupes dans le budget de la police ainsi que le retrait des policiers des écoles, s’opposent à l’installation de caméras de surveillance, encouragent les services de la ville et les ressources communautaires à ne plus demander le statut migratoire des gens et à rompre leur collaboration avec l’ASFC (P2, P10, P11).

Afin d’investir ces sites de gouvernance autrement et faire valoir la différence, les participants se battent pour être présents et pour remettre en question les récits habituels, proposent de nouveaux cadres de référence, défient les paramètres tacites de la discussion, soulèvent des problèmes qui n’étaient pas envisagés et proposent d’autres solutions (P4, P11, P14). Par la parole qui dérange, la prise de parole qui prend plus de temps, l’insistance, la répétition, l’interruption, la contestation du langage violent et l’introduction de mots émancipateurs, les participants transforment le rythme temporel de ces réunions. C’est en exprimant leurs colère, honte, regret, tristesse, douleur, etc. qu’ils transforment leur rythme émotionnel. C’est ainsi qu’ils déstabilisent l’espace et rendent possible la transformation de la ville par leur présence et leur parole.

Les sites de contestation : corps qui s’opposent, gestes qui défient

Éparpillés à travers la ville, on trouve trois types d’espace de contestation où les participants déploient une variété de stratégies pour résister à l’état carcéral, lutter contre des pratiques discriminatoires, rendre disponibles des services aux habitants qui en ont besoin, protéger les plus démunis de la ville, dénoncer le système et revendiquer le changement.

Le premier type d’espace investi par les participants est celui qu’ils nomment le complexe industriel caritatif (les espaces associatifs, les ONG et tout autre organisme offrant des services aux personnes marginalisées, vulnérabilisées ou judiciarisées). Puisque les dirigeants et travailleurs de ces organismes sont des professionnels ou des bénévoles qui n’ont généralement pas vécu les situations dans lesquelles ils interviennent, les participants estiment que, malgré leurs bonnes intentions, ils ne réalisent pas à quel point leurs pratiques, actions et paroles peuvent être problématiques et causer des torts, voire des traumatismes, aux habitants auprès desquels ils interviennent (P1, P9, P19, P21). Également, le fait que plusieurs de ces organismes se retrouvent à proximité du centre-ville oblige les habitants ayant besoin de leurs services à se déplacer s’ils n’habitent pas à proximité, ce qui a une influence marquée sur le rythme de leur vie puisqu’ils doivent adapter leurs horaires et déplacements (P15, P21, P17).

Les locaux de ces organismes sont conçus selon des logiques bureaucratiques et professionnalisantes qui maintiennent un clivage entre les « usagers » et les « travailleurs ». Ainsi, les espaces eux-mêmes produisent la différenciation et la distanciation entre les travailleurs/habitants bénévoles qui « aident » et ceux qui ont des problèmes de consommation, de santé mentale, de pauvreté, d’itinérance, de criminalisation, etc. Les premiers occupent les locaux à leur guise et sont autorisés à se déplacer à travers les diverses zones, tandis que les seconds ne peuvent se retrouver dans les locaux que de manière passagère (le temps de recevoir les services) et leur occupation de l’espace se limite à des zones déterminées, leurs déplacements faisant l’objet de restrictions et leur présence étant conditionnelle au respect des règles et à l’acceptation d’un certain niveau de surveillance et de contrôle. La surveillance dans ces espaces est une forme de préviolence non seulement parce qu’elle conditionne l’accès aux services dont dépend souvent leur survie, mais également parce qu’à tout moment ils peuvent être dénoncés à une variété d’institutions vectrices de carcéralité (police, libération conditionnelle, protection de l’enfance, ASFC, etc.) (P8, P9, P2, P7, P16). Ainsi, ces espaces sont conçus et vécus comme des espaces de carcéralité par les habitants qui les fréquentent.

Les participants estiment que ces organismes perpétuent la violence étatique (notamment carcérale) non seulement parce qu’elles pallient et donc occultent les effets de cette violence, mais aussi parce qu’elles travaillent en collaboration avec des organisations carcérales mentionnées plus haut (P3, P6, P2, P8, P19). Pour les participants, s’investir en tant que travailleurs ou bénévoles dans ces organismes est un acte de résistance visant à subvertir leur fonctionnement et à humaniser leurs pratiques (P3, P9, P7). Les participants peuvent ainsi aller à l’encontre des règlements ou des pratiques (par exemple offrir des services sans demander une preuve d’identification), ignorer certains règlements (par exemple permettre aux habitants d’être sur place plus longtemps ou d’avoir accès à d’autres services), aider dans la gestion de situations problématiques pour éviter le recours aux institutions carcérales, et protéger ces habitants de commentaires désobligeants de la part d’autres travailleurs (P2). De surcroît, être en contact direct avec des personnes dans le besoin leur permet de dépasser leurs fonctions et de les conseiller sur d’autres démarches à entreprendre, de les informer sur d’autres services disponibles ailleurs, de les mettre en garde contre les organismes qui pourraient les dénoncer auprès des divers organismes carcéraux et de leur offrir un soutien émotionnel et un traitement humain (P7). Malgré les multiples avantages liés à leur implication auprès de ces organismes, les contraintes quotidiennes, la violence bureaucratique et les menaces de la part des employeurs lorsqu’ils essayent de faire bouger les choses rendent cette implication émotionnellement, mentalement et physiquement ardue (P9, P20, P19).

Un deuxième type d’espace de contestation occupé par les participants est les groupes d’entraide et de soutien par les pairs. Ces groupes n’ont généralement pas de local et donc pas d’espace physique déterminé car ils refusent d’être financés par le gouvernement ou toute autre institution ayant des liens avec le carcéral. Comme ils fonctionnent uniquement à l’aide de dons, leur situation est extrêmement précaire et leur capacité d’action limitée aux ressources qu’ils peuvent obtenir, à leur force de travail et à leur succès pour mobiliser d’autres pairs. Malgré ces contraintes, ils mettent en place une riche diversité d’actions et d’initiatives qui visent à agir autrement, à produire la différence, et qui ne requièrent pas que les habitants se déplacent. Puisqu’ils n’ont pas de local, ce sont les participants qui se déplacent pour aller à la rencontre des habitants là où ils se trouvent, amplifiant ainsi l’impact de leurs actions.

Que ce soit des cercles de politisation pour des étudiants noirs du secondaire, la création de clubs de leadership par et pour les étudiants noirs à l’Université d’Ottawa, la collaboration avec l’Université Carleton pour que leur campus soit un endroit sécuritaire pour les personnes en situation d’itinérance, l’offre de formation en résolution de conflits et justice réparatrice, la création d’un regroupement pour l’intervention sans recours au carcéral, l’aide dans la préparation et le dépôt de plaintes ou de griefs auprès des institutions, la création de bourses d’études pour des jeunes en situation d’itinérance, la distribution de nourriture et autres produits de base, l’accompagnement aux rendez-vous administratifs ou médicaux, l’offre de premiers soins, la distribution de billets d’autobus gratuits ou encore l’offre d’un endroit où se poser temporairement, les actions de ces groupes visent à développer des communautés d’imputabilité, de confiance et de bien-être fondées sur l’attachement aux autres et l’entraide. Ces exemples de pratiques sociales autonomes reconnaissent et valorisent la différence tout en laissant la place à la création de multiples possibles[10].

Ces pratiques sociales autonomes profitent à ceux qui les reçoivent. Comme l’explique P21, leurs interventions dans les rues auprès de personnes qui souffrent de problèmes de santé mentale évitent qu’elles soient « amenées de force par un flic à une putain d’unité psychiatrique ». Toutefois, il s’agit d’un travail quotidien ardu non rémunéré qui nécessite un investissement émotionnel, physique et psychique qui éveille des vulnérabilités ou traumatismes, et qui les met en contact fréquent avec des organismes carcéraux qui se moquent d’eux et les menacent (P11, P7, P9, P19). Ils nécessitent donc des espaces de soutien et de partage (P8, P27, P22). L’épuisement est réel. Selon P22, « je me bats pour les autres, mais je dois quand même m’assurer que je reste en vie aussi ». La solidarité et l’entraide entre activistes sont tout aussi réelles : « On s’envoie de la nourriture, ou on sort manger, ou encore on va les uns chez les autres pour être ensemble dans notre fatigue. C’est vraiment beau de juste être là dans le même espace, les uns avec les autres, voulant être heureux en dépit de tout ce qu’on peut être en train de traverser » (P14).

Le troisième type d’espace de contestation est les lieux publics tels que les rues lors de manifestations dénonçant le capitalisme et le colonialisme ou lors de l’occupation des intersections achalandées du centre-ville pour forcer les conseillers municipaux à entamer le dialogue, les postes de police pour exiger la libération de manifestants arrêtés, ou encore les bureaux des entreprises de gestion immobilière pour dénoncer des pratiques illégales d’éviction en période de crise de logement (P3, P7, P8, P10, P17, P22, P14, P12). Dans ces cas, l’occupation de ces lieux se veut temporaire, mais dans d’autres cas, il y a une occupation des espaces publics de manière plus permanente qui vise à vivre autrement, en solidarité, et à rendre visible le besoin d’espaces de vie et de services adéquats. Un exemple serait l’occupation d’espaces au centre-ville pour créer des sites de consommation sécuritaire (P1, P9). Contrairement aux sites de consommation supervisée officiels qui voient les usagers uniquement comme des consommateurs de drogues, ces initiatives visent à créer une communauté, à offrir des espaces de répit, de détente et de loisir, des espaces où dormir ou aller aux toilettes (P9). Il s’agit de transformer des espaces publics où ils sont habituellement déshumanisés en espaces où leur humanité est reconnue et leur différence valorisée.

Quelle que soit leur temporalité, ces occupations de l’espace sont des actions citoyennes revendiquant le droit à la ville et exerçant le droit à la différence. La marginalité est mise en avant à des fins de dénonciation et revendication, elle n’est pas cachée et elle n’est pas soumise, au contraire, elle est valorisée. C’est une résistance ouverte à la subjectivation qui veut leur imposer la logique carcérale. Ici, on propose le droit à l’espace en tant qu’habitants légitimes. Ces occupations ne visent pas uniquement à changer la définition de l’habitant légitime ou de la légitimité de l’occupation de l’espace, elles visent parallèlement à entraver et altérer le rythme de la ville, particulièrement du centre-ville, imposé par le capitalisme néolibéral.

L’occupation de ces espaces est soumise à une surveillance importante et ostentatoire par divers organismes carcéraux tels la police, l’ASFC, les agents de règlements municipaux et les agences de sécurité privées qui visent surtout les corps racisés (P22, P17, P16, P18). Cette surveillance des corps criminalisés, criminalisables, déportables, entrave la participation des habitants à des activités publiques, car ils peuvent rarement se permettre de payer des amendes, d’avoir un casier judiciaire ou d’être identifiés par les agences de carcéralité (P22, P2, P7, P14, P17, P19). Le risque de perdre leur travail, leur logement, la garde de leurs enfants, leur permis de travail, leur résidence permanente ou encore leur citoyenneté force certains habitants à prendre du recul et à disparaître de l’espace public, limitant ainsi la visibilité des habitants marginalisés ou marginalisables en tant qu’acteurs politiques légitimes de la ville. À cet égard, P19 affirme qu’« étant quelqu’un qui travaille dans une école, j’aimerais participer à des manifs, mais je ne peux pas, car je suis racisée et je suis plus facilement repérable et donc j’ai plus de chances de me faire arrêter et si j’ai un casier, je peux perdre mon boulot. Donc, la surveillance nous empêche d’occuper ces espaces. »

Les sites de vie : corps insoumis, habitants du possible

Les sites de vie sont des espaces où la production de collectivités politiques alternatives devient possible. Il s’agit de quartiers, bâtiments, rues, parcs, écoles, cliniques, etc., habités, utilisés, occupés, visités par des habitants marginalisés ou vulnérabilisés de la ville, mais également par les habitants qui se conforment au mode de vie et à l’éthos capitaliste néolibéral. Lorsque les premiers sont majoritaires, ces sites de vie sont souvent étiquetés comme « problématiques » et conçus comme des espaces à reconquérir, à embourgeoiser. Lorsque les deuxièmes sont majoritaires, les sites deviennent des espaces à protéger. Dans les deux cas, ces espaces deviennent des sites de marginalité et de carcéralité (P9, P10, P20). La violence étatique imprègne ainsi toute la vie de ceux qui y sont soumis : « elle a un impact sur la manière dont on peut accoucher, la manière où on va à l’école, la manière dont on éduque nos enfants, comment on peut exister chez nous, comment on dort, l’accès à nos médicaments » (P15).

Les sites de vie sont constamment sous surveillance soit par des caméras, soit par des organismes carcéraux ou encore par d’autres habitants (P1, P9, P8, P10, P15) au point que « pour participer dans la société, il faut accepter d’être surveillé » (P4). La vie de tous les jours des personnes marginalisées et vulnérabilisées est affectée par la surveillance et la violence étatique et institutionnelle, mais aussi privée (P3, P4, P9, P15). Ceux en situation la plus précaire sont les plus ciblés par la surveillance et ceux pour qui les répercussions sont les plus graves (P2, P22). Par exemple, les travailleurs temporaires ou ceux embauchés par le programme des aides familiaux résidants sont soumis à la surveillance continue par leurs employeurs et toute plainte sur leurs conditions de travail ou tout écart de conduite les rend susceptibles de déportation (P2, P7). Les espaces de vie de certains habitants de la ville sont ainsi transformés en espaces carcéraux ou en espaces de carcéralité flagrante (P4).

Dans les quartiers dits « problématiques » (Vanier/Overbrook, Marché By/Basse-Ville, Centre-ville, Carlington/Caldwell, Bayshore, Heron Gate/Ottawa-Sud), la police d’Ottawa a mis en place un programme de « police communautaire de quartier » qui est mobilisée dans la surveillance et l’intervention auprès des groupes marginalisés et vulnérabilisés tels les jeunes hommes racisés, les personnes ayant des problèmes de santé mentale, les utilisateurs de drogues, les personnes qui ne se conforment pas à la cis-hétéronormativité[11] et celles qui développent des stratégies économiques de survie[12] (P3, P10, P22, P18, P16). Leur présence armée, leurs interactions normatives, leurs interventions verbales, leurs interventions musclées, ainsi que les risques d’arrestation, de dénonciation à l’ASFC ou d’internement psychiatrique involontaire font en sorte que les habitants majoritaires de ces quartiers ne se sentent pas en sécurité là où ils vivent (P2, P5, P10, P7, P15, P11, P18, P21).

Les participants luttent contre cette présence policière et contre l’établissement de ces unités spéciales, tout en mettant en place des pratiques sociales autonomes pour améliorer la vie dans ces quartiers. Ils accompagnent les personnes qui sont ou vivent différemment, ils mettent en place des cercles de discussion pour faciliter une prise de conscience des structures capitalistes, coloniales et patriarcales ; ils offrent des ressources et des espaces d’entraide ; ils informent les nouveaux arrivants des ressources existantes, de leurs droits, de stratégies de survie, de possibles soutiens ; ils organisent des réunions communautaires pour identifier les besoins et les désirs de la communauté ; ils proposent des formations pour gérer la violence conjugale sans avoir recours au carcéral ; ils offrent protection et sécurité aux habitants LGBTQ2SAI. Mis à part ces pratiques, les participants font état de l’existence de tout un réseau d’entraide qui a pris de l’ampleur durant la pandémie où des voisins se sont aidés économiquement, ont partagé leur nourriture, ont fait les courses pour leurs voisins et se sont partagé la garde des enfants (P5, P9, P22, P10).

Dans les « bons » quartiers, les gens marginalisés ou vulnérabilisés sont facilement repérables par leur non-conformité au mode de vie et d’être des autres habitants du quartier qui les surveillent et font appel aux organismes carcéraux pour les déplacer (P3, P6, P9, P17). Les participants qui habitent ou ont des liens avec ces quartiers remettent en cause la volonté d’exclusion et le recours à la police par les voisins au moyen de discussions en personne et d’éditoriaux dans les journaux de quartier (P3). L’objectif est de normaliser la présence, l’apparence et le mode de vie de ceux considérés comme indésirables tout en problématisant le recours au carcéral comme mode de gestion de la différence (P6, P9).

Si le quartier est sous surveillance, le logement l’est également. Alors que l’intervention d’organismes carcéraux, notamment la police, dans son chez-soi peut entraîner d’importants traumatismes, la surveillance par d’autres instances peut mener à la perte de son logement (P2, P10, P5, P11). Dans un contexte d’embourgeoisement et de crise de logement, les entreprises de gestion immobilière essayent d’évincer illégalement ou sous divers prétextes des locataires en situation de précarité afin d’augmenter leurs profits (P19). Dans le quartier de Heron Gate, certains de ces logements ont été détruits et remplacés par de nouvelles habitations de luxe (P22). Parallèlement, les entreprises de gestion immobilière continuent d’utiliser des stratégies d’intimidation et de violence auprès des nouveaux arrivants ou réfugiés qui ont un statut précaire et qui ne parlent pas bien la langue afin de libérer d’autres logements (P22). Ces évictions ont eu pour effet de détruire le soutien mutuel qui existait dans ces communautés, fragilisant ainsi des vies déjà précaires (P22).

Les écoles sont un autre espace de vie marqué par la surveillance. Bien que la présence policière permanente dans les écoles ne soit plus la norme, celles-ci continuent d’avoir recours à la police pour gérer des questions de discipline (P11). De plus, d’autres acteurs, tels les travailleurs sociaux et les administrateurs, participent à la surveillance dans les écoles (P3, P11). Si la police et l’ASFC n’entrent plus régulièrement à l’intérieur des écoles, elles continuent d’attendre les élèves à l’extérieur (P2, P7). On peut dès lors constater le traitement différentiel des élèves blancs et privilégiés de celui des élèves racisés, utilisateurs de drogues, à faible revenu ou qui refusent de se conformer à la cis-hétéronormativité (P11, P15). Cette présence et cette surveillance policière dans les écoles maintiennent et perpétuent le circuit école-prison (P22).

Face à cette surveillance, les participants ne se contentent pas de dénoncer la présence d’organismes carcéraux dans les bâtiments et sur les terrains scolaires (P11). Ils revendiquent la mise en place de nouvelles approches pour répondre aux situations problématiques et proposent le développement de ressources alternatives qui répondent aux besoins des jeunes plutôt que de continuer à prôner la logique carcérale qui est nuisible aux élèves et à leurs familles (P11, P13, P19).

Deux autres sites de vie qui sont constamment sous surveillance sont les lieux de transport public (particulièrement le train léger) et les cliniques d’urgence ou les hôpitaux (P21, P3). La surveillance dans ces endroits engendre souvent des pratiques de carcéralité qui nuisent à la qualité de vie des habitants marginalisés, qui les évitent de peur d’être repérés et pris en charge (P2).

Les espaces de vie à Ottawa ne sont pas conçus pour favoriser le sentiment de communauté (P22, P15, P11). Tandis que l’architecture de la ville favorise la surveillance, la volonté d’embourgeoisement déplace, voire expulse, les corps indésirables de ces espaces pour y préconiser un mode de vie capitaliste et colonial protégé par la surveillance et la carcéralité. Les stratégies déployées par les participants sont guidées par une volonté de vivre autrement, de créer des communautés au sein des espaces de vie et d’établir des liens entre les quartiers de façon à promouvoir un réseau de solidarité et d’entraide. Cela dit, créer et soutenir ces liens requiert de l’espace physique et des ressources matérielles ainsi qu’une mobilisation des habitants, mais encore faut-il que ceux-ci, ainsi que nos participants, puissent se nourrir, s’habiller et se loger (P8, P15, P14). Lorsqu’une ville vise à faire disparaître, à effacer les personnes qui ne correspondent pas à l’habitant idéal, subsister est une manière de résister (P15, P7, P16).

Vers une autre Ottawa : le possible face au carcéral

Constamment sous surveillance, la vie quotidienne des communautés et personnes marginalisées et vulnérabilisées est empreinte de carcéralité. Cette surveillance limite la différence et entrave les possibles. En s’investissant dans les sites de gouvernance – pour transformer la ville par la parole qui dérange –, dans les sites de contestation – pour lutter contre la surveillance et les pratiques carcérales par l’entraide et la visibilité des corps différents – et dans les sites de vie – pour abolir les pratiques d’exclusion qui favorisent le carcéral et promouvoir des communautés d’entraide où les gens se sentent en sécurité –, les participants revendiquent une réinvention de la ville d’Ottawa. Ils investissent le projet social d’une Ottawa qui reconnaît à tous le droit à la ville et où les populations marginalisées et vulnérabilisées ne sont plus des groupes à gérer ou exclure, mais des habitants valorisés dans toutes leurs différences.

Les pratiques de l’espace des participants, en tant que « procédures – multiformes, résistances, rusées et têtues – qui échappent à la discipline sans être pour autant hors du champ où elle s’exerce » (de Certeau, 1990, p. 146), sont essentielles aux transformations sociales nécessaires pour favoriser le droit à la ville et à la différence. Tantôt actes de révoltes, tantôt actions quotidiennes, les stratégies proposées par les participants s’ancrent dans des espaces concrets pour se les réapproprier. Bien que ces pratiques puissent parfois paraître particularistes, elles demeurent imprégnées de différence et productrices de possibles. En contestant le capitalisme, le colonialisme et le patriarcat, chacune de ces pratiques s’avère un point d’entrée et non pas de noyade de la transformation sociale.

Pourtant, cette transformation est toujours précaire, car elle dépend surtout d’organisations, groupes ou individus non financés et épuisés qui essayent d’appuyer les actions et modes de vie quotidienne générateurs de différence tout en tentant d’« unifier » dans une dénonciation publique du système une population difficilement mobilisable du fait qu’elle est surveillée, menacée et marginalisée. Dans un contexte où tout effort pour être et vivre autrement est suspect, policé et démantelé, survivre et vivre autrement, c’est faire place aux possibles.