
Volume 23, numéro 1, avril 2025 Voyage, drogue et tourisme chamanique Sous la direction de Marc Perreault
Sommaire (8 articles)
Mot de présentation
Réflexion théorique
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Drogues et voyage : une volonté de réenchanter le monde
Eric Gondard
p. 1–16
RésuméFR :
Dans le cadre de notre contemporanéité occidentale, usage de drogues et voyage sont deux pratiques sociales qui prennent un sens particulier et parfois conjoint. Il semble même que les deux puisent dans certaines valeurs communes et se retrouvent ainsi irrésistiblement liés, entretenant de réelles « affinités électives ». L’engouement actuel pour les techniques exotiques de néo-chamanisme nécessitant parfois l’ingestion de plantes psychotropes parle très clairement en ce sens. Nous pensons notamment à l’enthousiasme des Occidentaux pour les rituels d’ayahuasca depuis une vingtaine d’années. À partir du concept d’affinité élective, il est possible de complexifier notre regard sur ces deux aspects de nos sociétés et de dépasser une lecture monocausale et un déterminisme unilatéral. Drogues et voyages sont à la fois un pur produit de notre modernité, ils en révèlent donc le sens, mais aussi une démarche de dépassement, voire de refus de cette dernière. En ce sens, ces deux formes sociales peuvent être comprises comme des techniques de réenchantement du monde.
EN :
In contemporary Western society, drugs and travel are two social practices that take on a particular and sometimes joint meaning. It even seems that both draw on certain shared values and thus find themselves closely linked, maintaining real “elective affinities”. The current craze for exotic neo-shamanism techniques, sometimes involving the ingestion of psychotropic plants, is clearly in line with this. We are thinking of Westerners’ enthusiasm for Ayahuasca rituals over the past twenty years or so. Starting from the concept of elective affinity, it is possible to make our view of these two aspects of our societies more complex, and to go beyond a monocausal reading and unilateral determinism. Drugs and travel are both a pure product of our modernity, revealing its meaning, but also a way of overcoming it, or even rejecting it. In this sense, these two social forms can be understood as techniques for re-enchanting the world.
ES :
En el marco de nuestra contemporaneidad occidental, el consumo de drogas y los viajes son dos prácticas sociales que adquieren un significado particular y a veces conjunto. Parece incluso que los dos se basan en ciertos valores comunes y se encuentran así irresistiblemente vinculados, manteniendo verdaderas «afinidades electivas». El entusiasmo actual por las técnicas exóticas de neochamanismo que, a veces, requieren la ingestión de plantas psicotrópicas habla muy claramente en este sentido. Pensamos en particular en el entusiasmo de los occidentales por los rituales de ayahuasca desde hace unos veinte años. A partir del concepto de afinidad electiva, es posible hacer más compleja nuestra mirada sobre estos dos aspectos de nuestras sociedades y superar tanto una lectura monocausal como un determinismo unilateral. Drogas y viajes son a la vez producto puro de nuestra modernidad, por lo que revelan su sentido, pero también proceso de superación, incluso de rechazo de esta última. En este sentido, estas dos formas sociales pueden ser entendidas como técnicas de re-encantamiento del mundo.
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« Trip » sous LSD : le psychédélisme des sixties
Frédéric Robert
p. 17–38
RésuméFR :
Les années soixante aux États-Unis ont été une décennie turbulente. L’un des principaux éléments de cette transformation sociale, sociétale et culturelle est sans nul doute la « révolution psychédélique » qui a profondément secoué la Californie en général et le quartier de Haight-Ashbury à San Francisco en particulier. La déferlante psychédélique a radicalement transformé la Californie. Le terme psychédélique est un néologisme qui a été popularisé par Timothy Leary, en 1961. Dans cet article, nous chercherons à expliquer en quoi consistait véritablement cette révolution psychédélique. Quels étaient les tenants et aboutissants des « trips » sous LSD ? Quelles étaient les figures de proue du psychédélisme ? En quoi le LSD a-t-il transformé la société américaine et a-t-il été l’un des éléments les plus marquants de la contre-culture des années soixante ?
EN :
The Sixties in the United States were a turbulent decade. One of the main elements of this social, societal and cultural transformation was undoubtedly the «psychedelic revolution» that turned California upside down and particularly San Francisco’s Haight-Ashbury neighborhood. The psychedelic tidal wave radically transformed California. The term «psychedelic» is a neologism that was popularized by Timothy Leary in 1961. In this article, we will try to explain what this psychedelic revolution was really about. What were the ins and outs of LSD trips? Who were its leading figures? How did LSD transform American society and was it one of the most important elements of the counterculture of the Sixties?
ES :
Los años 60 han sido una década turbulenta en los Estados Unidos. Uno de los principales elementos de esta transformación social, cultural y como sistema social es sin ninguna duda la “revolución psicodélica” que ha sacudido profundamente California en general y el barrio Haight-Ashbury en San Francisco en particular. La avalancha psicodélica transformó California radicalmente. El término “psicodélico” es un neologismo popularizado por Timothy Leary, en 1961. En este artículo los autores buscan explicar que qué consistía verdaderamente esta revolución psicodélica. ¿Cuáles eran los pros y los contras de los “viajes” con LSD? ¿Cuáles fueron las figuras más relevantes del psicodelismo? ¿En qué sentido el LSD transformó la sociedad norteamericana? ¿Fue uno de los elementos más notables de la contracultura de los años sesenta?
Résultats de recherche
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Voyage vers la chaleur des mondes : le devenir médicinal des plantes chez les A’i Cofán
Daniel Alberto Restrepo Hernández
p. 39–62
RésuméFR :
Ce texte décrit un monde en métamorphose où un peuple autochtone, les A’i Cofán de la jungle du Putumayo, se voit affecté par deux fièvres du végétal : la ruée de la monoculture illégale de la coca (Erythroxylum sp.) et l’appropriation du yajé ou ayahuasca (Banisteripsis caapi) par les non-autochtones. Pourtant, dans leur monde chaviré par des violences, trafics et changements écologiques, les plantes regorgent toujours de puissances vitales, enivrantes et magiques, a contrario du déracinement ontologique et moderne de la coca et du yajé. Ce voyage ethnographique au coeur de ce peuple dévoile donc des modes d’existence de ces plantes dans plusieurs régimes de thermicité, de visibilité et de prégnance (terme inspiré de Gilbert Simondon), subsistant malgré les logiques d’une colonialité en suspens qui opère de manière extractiviste à l’égard des plantes et territoires. C’est donc dans les pratiques, les soins et les usages qu’en font les guérisseur.e.s traditionnel.le.s que les plantes deviennent médicinales. Ainsi, la guérison des corps est inséparable de la guérison des territoires, tout comme les rapports avec les êtres invisibles et les ancêtres sont reliés au caractère médicinal ou toxique du végétal. C’est finalement dans la connaissance d’une « science » du végétal que les A’i Cofán peuvent continuer à habiter leurs mondes, et ce, malgré les transitions chroniques coloniales et anthropo(s)céniques qu’ils doivent subir au quotidien dans une jungle en transmutation.
EN :
This text describes a world in metamorphosis where an indigenous people, the A’i Cofán of the Putumayo jungle, are affected by two plant fevers: the rush of illegal coca monoculture (Erythroxylum sp.) and the appropriation of yajé or ayahuasca (Banisteripsis caapi) by non-natives. However, in their world marked by different kinds of violence, drug trafficking and ecological changes, plants are still full of vital, intoxicating and cosmological powers, in contrast to the ontological and modern uprooting of coca and yajé. This ethnographic journey into the heart of this indigenous nation therefore reveals the modes of existence of these plants in several regimes of thermality, visibility and prégnance (a term inspired by Gilbert Simondon), surviving despite the logic of a coloniality in suspense which operates in an extractivist mode regarding plants and territories. Therefore, it is in the practices, care and uses that traditional healers make plants become medicinal. Thus, the healing of bodies is inseparable from the healing of territories, just as relationships with invisible beings and ancestors are linked to the medicinal or toxic nature of the plant. It is ultimately in the knowledge of a “science” of the plant that the A’i Cofán can continue to inhabit their worlds, despite the chronic colonial and anthropo(s)cenic transitions that they must undergo on a daily basis living in a transmutating jungle.
ES :
Este texto describe un mundo en metamorfosis en el cual un pueblo indígena, los A’i Cofán de la selva del Putumayo, se ve alcanzado por dos fiebres de lo vegetal: el avance del monocultivo ilegal de coca (Erythroxylum sp.) y la apropiación del yajé o ayahuasca (Banisteripsis caapi) por parte de no nativos. Sin embargo, en un mundo trastornado por la violencia, el tráfico de estupefacientes y los cambios ecológicos, las plantas se conservan llenas de poderes vitales, embriagadores y mágicos, en contraste con el desarraigo ontológico y moderno de la coca y el yajé. Este viaje etnográfico al corazón de este pueblo revela, por tanto, los modos de existencia de estas plantas en varios regímenes de termalidad, visibilidad y prégnance (término inspirado de Gilbert Simondon), persistiendo dentro y fuera de las lógicas de una colonialidad en suspenso que opera de manera extractivista en lo que respecta a plantas y territorios. Sin embargo, es en las prácticas, los cuidados y los usos que los curanderos tradicionales hacen de las plantas que las mismas se tornan medicinales. Así, la curación de los cuerpos es inseparable de la curación de los territorios, así como las relaciones con los seres invisibles y los ancestros están ligadas al carácter medicinal o tóxico de una planta. Es, en última instancia, gracias al conocimiento de una «ciencia» de lo vegetal que los A’i Cofán pueden continuar habitando sus mundos, a pesar de las crónicas transiciones coloniales y antropo(s)cénicas que deben atravesar a diario en una selva en transmutación.
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Le cinéma du chamanisme mondialisé : évolution des représentations sur les chamans dans les productions audiovisuelles
Nadège Chabloz
p. 63–87
RésuméFR :
Cet article porte sur l’évolution des représentations sur les chamans qui sont contenues dans les films, majoritairement documentaires et francophones, depuis les années 1990.
Les « films à chamans » des années 1980-1990 les représentant majoritairement isolés dans leur milieu naturel et en tant que figure muette et archaïque tendent à être remplacés par des productions audiovisuelles qui, à partir des années 2000, sont de plus en plus nombreuses à documenter leur inscription dans la mondialisation. L’article, qui s’appuie sur un corpus de quarante films, focalise sur ceux révélant des chamans de tous les continents qui voyagent, entreprennent, utilisent les nouvelles technologies, accueillent des touristes et participent à des alliances et à des festivals. L’analyse montre que ces films, en rompant avec la figure du sage bienveillant intemporel et sédentaire qui oeuvre de manière désintéressée au bien de l’humanité, participent à moderniser l’image des chamans et, ainsi, à leur revanche.
EN :
This article looks at the evolution of representations of shamans in films, mainly documentaries and French-language films, since the 1990s.
The “shaman films” of the 1980s-1990s, depicting shamans as mute, archaic figures, mostly isolated in their natural environment, are tending to be replaced by audiovisual productions which, from the 2000s onwards, are increasingly documenting their place in globalization. The article, based on a corpus of forty films, focuses on those revealing shamans from all continents who travel, undertake, use new technologies, welcome tourists and take part in alliances and festivals. The analysis shows that these films, by breaking away from the figure of the timeless, sedentary, benevolent sage who works selflessly for the good of humanity, help to modernize the image of shamans and, in so doing, their revenge.
ES :
Este artículo se refiere a la evolución de la representación que se hace de los chamanes en las películas, principalmente documentales y francófonas, desde los años 1990.
Las “películas de chamanes” de los años 1980-1990, que los representan principalmente aislados en su medio natural como figuras mudas y arcaicas, tienden a ser remplazadas por producciones audiovisuales que, a partir de los años 2000, son cada vez más numerosas en documentar su inscripción en la mundialización.
El artículo, que se basa en un corpus de cuarenta películas, se centra en las que presentan chamanes de todos los continentes que viajan, son emprendedores, utilizan nuevas tecnologías, acogen turistas y participan en casamientos y festivales.
El análisis muestra que estas películas, al romper con la figura del sabio benévolo, intemporal y sedentario que actúa de manera desinteresada por el bien de la humanidad, participan en la modernización de la imagen de los chamanes y, de esta manera, en su revancha.
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« Ayahuasca sans ayahuasca » : du clientélisme chamanique à une patientèle en devenir
José López Sánchez et Silvia Mesturini Cappo
p. 88–108
RésuméFR :
Cet article montre comment un onanya shipibo travaillant dans le tourisme de l’ayahuasca perçoit, raconte et résiste à l’instrumentalisation de sa pratique. Respecter l’éthique propre à son savoir-faire et à son rôle nécessite, selon lui, non seulement une reconfiguration des pratiques, mais aussi une adaptation des discours. Il s’agit de répondre adroitement aux projections et aux attentes de la clientèle internationale et, en même temps, à ce dont cette clientèle a besoin pour devenir une patientèle. Le passage du client au patient est ce qui permet à cet onanya de rester fidèle à son apprentissage et son intégrité de soignant, à sa « diète » (sama en shipibo). L’idée n’est pas de reproduire une tradition, mais de parvenir à l’actualiser dans un contexte de marchandisation et de commercialisation. Aussi, la pratique de guérison se connecte ici également aux asymétries socio-économiques et politiques héritées de la colonisation que reconduit l’économie néo-libérale globalisée. En défense d’une ayahuasca ayant une « mère », à laquelle vient s’opposer le devenir drogue d’une ayahuasca « orpheline », émerge la proposition thérapeutique de séances d’ayahuasca sans ingestion d’ayahuasca de la part de la patientèle, une « ayahuasca sans ayahuasca ». En reconfigurant les attentes, les attitudes et les manières de faire de ses patients, cet onanya prend un positionnement et ouvre des perspectives qui vont bien au-delà de ce contexte particulier.
EN :
This article shows how a Shipibo onanya working within ayahuasca tourism perceives, recounts and resists the instrumentalization of his practice. Respecting the ethics specific to his expertise and role requires him to reconfigure his practices and adapt his discourse. At the same time, this implies responding skilfully to the projections and expectations of the international clientele and to what his clients need in order to become patients. The transition from client to patient is what enables this healer to remain faithful to his apprenticing and his integrity as an onanya, to his “dieta”, sama in Shipibo. The idea is not to reproduce a tradition, but to bring it up to date with what his patients need in a context of commodification and commercialisation. Here too, the practice of healing is connected to the socio-economic and political asymmetries inherited from colonisation, which are being updated by the globalised neo-liberal economy. In defence of an ayahuasca with a “mother”, which is opposed by the drug status of an “orphan” ayahuasca, the therapeutic proposal of ayahuasca sessions without the patient ingesting ayahuasca, an “ayahuasca without ayahuasca” emerges. By reconfiguring his patients’ expectations, attitudes and manners, this healer takes a stance and opens up perspectives that go far beyond this particular context.
ES :
Este artículo muestra cómo un onanya shipibo que trabaja en el turismo de la ayahuasca percibe, relata y resiste a la instrumentalización de su práctica. Para él, respetar su saber-hacer y su rol implica reconfigurar sus prácticas y adaptar su discurso. Al mismo tiempo, se trata de responder hábilmente a las proyecciones y expectativas de la clientela internacional y a lo que ésta necesita para convertirse en una pacientela. La transición de cliente a paciente es lo que permite a este onanya mantenerse fiel a su formación y a su integridad como sanador, a su “dieta”, sama en Shipibo. No se trata de reproducir una tradición, sino de actualizarla en función de las necesidades de la clientela en un contexto de mercantilización y comercialización. Mas todavía, la práctica de la curación está relacionada con las asimetrías socioeconómicas y políticas heredadas de la colonización, que están siendo actualizadas por la economía neoliberal globalizada. En defensa de una ayahuasca con “madre” a la que se opone el estatuto de droga de una ayahuasca “huérfana”, surge la propuesta terapéutica de sesiones de ayahuasca sin que el paciente ingiera ayahuasca, una «ayahuasca sin ayahuasca». Al reconfigurar las expectativas, actitudes y formas de hacer de sus pacientes, este curandero toma posición y abre perspectivas que van mucho más allá de este contexto particular.
Réflexion théorique
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Corps en voyage. Tourisme chamanique en Amazonie
Sébastien Baud
p. 109–126
RésuméFR :
L’article est né de mes voyages et mes rencontres avec un grand nombre de voyageurs venus en Amazonie, entre 1998 et aujourd’hui, pour boire l’ayahuasca. Il rapporte des désirs d’expérience et les gestes dont ils vibrent. De manière explicite ou lentement amenés dans les conversations, les images-esprits ou êtres gestuels occupent une place centrale dans ces paroles, en lien avec le sentiment intime « que quelque chose manque » ; en lien aussi avec un animisme « inscrit au plus profond de nos corps ». Parce que je ne nous retrouve pas dans la littérature sur le tourisme chamanique, je propose ici une phénoménologie des sensations propres à l’expérience ayahuasca et à cette épaisseur du temps en jeu dans les rituels. Ce faisant, l’article est une manière de montrer que les expériences des voyageurs et les corporéités qui s’y inventent sont des articulations du paradigme chamanique.
EN :
The article is born from my travels and my encounters with travelers who have come to the Amazon, from 1998 to the present day, to drink ayahuasca. It narrates the desires for experience and the gestures they resonate with. Explicitly or gradually brought into conversations, the images-spirits or gestural beings hold a central place in these narratives, linked to the intimate feeling that “something is missing”; also linked to an animism “inscribed deep within our bodies.” Because I do not find us in the literature on shamanic tourism, I propose here a phenomenology of the sensations particular to the ayahuasca experience and to this thickness of time at play in the rituals. In doing so, the article is a way to show that the experiences of the travelers and the corporealities they invent are articulations of the shamanic paradigm.
ES :
El artículo nació de mis viajes y mis encuentros con viajeros que llegaron a la Amazonia, entre 1998 y hoy, para beber ayahuasca. Refiere a los deseos de experiencia y los gestos que vibran en ellos. De manera explícita o gradualmente traídos en las conversaciones, las imágenes-espíritus o seres gestuales ocupan un lugar central en estos relatos, en relación con el sentimiento íntimo de “que algo falta”; también en relación con un animismo “inscrito en lo más profundo de nuestros cuerpos”. Porque no nos encuentro en la literatura sobre el turismo chamánica, aquí propongo una fenomenología de las sensaciones propias de la experiencia ayahuasca y de esta densidad del tiempo en juego en los rituales. Al hacerlo, el artículo es una manera de mostrar que las experiencias de los viajeros y las corporeidades que se inventan son articulaciones del paradigma chamánica.
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Souffle d’ocre rouge — Le récit illustré d’un voyage en suspension
Julie Laplante et Dariel Helmesi
p. 127–151
RésuméFR :
Un souffle d’ocre rouge nous prend par surprise, éveille subitement et intensivement, tel une insufflation de rapé épicé. Remède guérisseur, le rapé est typiquement une poudre de tabac soufflée directement dans le nez dans les pratiques chamaniques en Amérique du Sud avec lesquelles nous sommes familières. Nous sommes par ailleurs au Cameroun auprès d’un guérisseur basaa, en périphérie de Yaoundé ou en forêt ancestrale. En relatant ce récit de voyage comme une expérience « psychotrope », on se demande avec Deleuze (1969) et d’autres, si son expérience ne peut pas être revécue pour elle-même, indépendamment de l’usage de sa substance. La coécriture de ce récit de voyage dans une anthropologie en suspension se comprend au sens de l’épochè (suspension de l’approche naturelle du monde) ainsi qu’au sens où l’air nous maintient dispersés dans une composition avec d’autres suspensifs et suspendus (Choy et Zee 2015). Le « voyage » se présente d’abord dans sa remontée intense rouge vif. Une seconde section décrit sa persistance et son expansion dans une couleur et approche « neutre », et une troisième section bleue retombe dans la nuit lors de laquelle la sensation de rapé épicé glisse dans celle du yagé dans un recoupement aux saveurs camerounaises. L’ocre, la couleur et le dessin procurent « un espace interstitiel d’activité » (Taussig 2018) permettant d’amener ces consciences imageantes au texte qui habite cet entre-deux sur le point où se franchissent les seuils faisant passer du rouge au bleu, du virtuel à l’actuel, du sommeil à l’éveil, de la poussière de fer dans l’air à la sensation « psychotrope » végétale, du terrain au voyage. En unissant la forme de notre coécriture texte-dessin à une méthode-théorie exploratoire d’une anthropologie en suspension, nous tentons d’habiter la vitalité du souffle.
EN :
A gust of red ochre takes us by surprise, awakes us suddenly and intensively, like an insufflation of spicy rapé. Healing remedy, rapé is typically tobacco powder blown directly in the nose used in shamanic practices in South America with which we are familiar. We are however in Cameroon with a basaa healer, in the periphery of Yaoundé or in the ancestral forest. Recounting this travel narrative as a “psychotropic” experience, we wonder with Deleuze (1969) and others, if its experience cannot be relived for itself, regardless of the use of its substance. Co-writing this travel narrative in an anthropology of suspension can be understood in the sense of épochè (suspension of the natural attitude) and in the sense that air holds us dispersed and maintained in a particulate fellowship with suspended and suspensible others (Choy et Zee, 2015). The “voyage” first presents itself in its intense vivid red rise. A second section describes its persistence and expansion in a “neutral” color and approach, and a third blue section falls into the night during which the spicy rapé sensation slides into one of yagé recut to Cameroonian flavors. Ocher, color and drawing provide an « interstitial space of activity » (Taussig 2018) enabling to bring this imaging consciousness to the text which inhabits the in-between on the point where thresholds are reached and make us pass from red to blue, from virtual to actual, from asleep to awake, from iron dust in the air to a vegetal “psychotropic” sensation, and from fieldwork to voyage. By uniting the form of our text-drawing co-writing to an exploratory method-theory of an anthropology in suspension, we seek to inhabit the breath’s vitality.
ES :
Un soplo de ocre nos toma por sorpresa, anima súbitamente e intensamente, como una insuflación de rapé picante. Remedio sanador, el rapé es típicamente un polvo de tabaco soplado directamente en la nariz dentro de las prácticas chamánicas en Sudamérica con las que estamos familiarizados. Sin embargo, nos encontramos en Camerún con un curandero basaa en las afueras de Yaundé o en el bosque ancestral. Relatando el viajé como una experience « psicotrópica », nos preguntamos, con Deleuze (1969) y otros, si su experiencia no puede ser revivida por sí misma, independientemente de luso de su sustancia. La co-escritura de este relato de viaje en una antropología en suspensión se entiende en el sentido de la épochè (suspensión de la aproximación natural al mundo), así como en el sentido de que el aire nos mantiene dispersos en una composición con otros elementos suspensivos y suspendidos (Choy & Zee, 2015). El « viaje » se presenta en un primer tiempo, en una sección rojiza que relata este evento; una segunda sección « neutral » se dispersa y se mezcla en un enfoque y una escritura en suspensión que invita a pensar el color; y una tercera sección azul desciende en la noche, durante la cual la sensación del rapé picante se desliza hacia la del yagé, en un cruce con sabores cameruneses. El ocre, el color y el dibujo proporcionan «un espacio intersticial de actividad» (Taussig, 2018) que permite llevar estas conciencias imaginantes al texto que habita este entre-dos, en el punto donde se cruzan los umbrales que llevan del rojo al azul, de lo virtual a lo actual, del sueño a la vigilia, del polvo de hierro en el aire a la sensación «psicotrópica» vegetal, del terrano al viaje. Al unir la forma de nuestra co-escritura texto-dibujo con una método-teoría exploratoria de antropología en suspensión, intentamos habitar la vitalidad del soplo.