Corps de l’article

Introduction

Ce texte porte sur l’intégration du qimmiq[1] dans les familles inuites[2] de l’Arctique central canadien (Nunavik, île de Baffin et côte occidentale de la baie d’Hudson) avant que celles-ci ne se sédentarisent au milieu du XXe siècle. Si l’article se concentre sur le passé, ce n’est pas par manque d’intérêt pour le présent ou encore pour nier les importants changements qui ont bouleversé la société des Inuits depuis le milieu du XXe siècle. Il a plutôt été écrit dans l’optique de servir de base pour une recherche qui s’intéresse à la place et à l’intégration des chiens dans deux communautés inuites contemporaines, soit celles d’Iqaluit (Nunavut) et de Kuujjuaq (Nunavik)[3]. Ce portrait de base est essentiel à la compréhension d’éléments de la relation entre chiens et Inuits qui ont changé, persisté ou encore disparu.

Ce texte répond également à une lacune dans la littérature dans la mesure où il existe peu de publications sur l’intégration des chiens dans la vie des familles inuites. Les chercheurs qui ont écrit sur le qimmiq s’intéressent surtout à ses caractéristiques physiologiques propres (Brummer, 1970 ; Cellura, 1989 ; Children, 1827 ; Cummins, 2002 ; Freuchen, 1935 ; Han, 2018 ; MacRury, 1991 ; Montcombroux, 2002, 2015 ; Reinhart, 1964), aux techniques de conduite (Inukpuk, 2009 ; Nunavut Quest, 2017) ou à l’histoire de l’abattage au milieu du XXe siècle (Croteau, 2010 ; Gjerstad et Sanguya, 2010 ; Laugrand et Oosten, 2002 ; Lévesque, 2008, 2010, 2011, 2015 ; McHugh, 2013 ; Qikiqtani Truth Commission, 2013ab ; Société Makivik, 2005 ; Tester, 2010ab ; Zahara et Hird, 2015). Mis à part le numéro spécial de Tumivut (2000), un chapitre de Laugrand et Oosten (2014) et quelques pages de Saladin d’Anglure (2015), qui s’attardent tous les trois à la place du chien dans la culture inuite en général, on a très peu publié au sujet des relations quotidiennes entre les Inuits et le qimmiq.

Nous visons ici à décrire l’intégration des chiens dans les familles inuites de l’Arctique central canadien avant qu’elles ne se sédentarisent au milieu du XXe siècle. Pour répondre à cet objectif, nous décrirons d’abord la famille inuite succinctement. Cette description sera suivie d’une autre qui s’attarde aux rapports de proximité qui existaient à l’époque entre qimmiit et Inuits. Cette description des rapports chiens-Inuits s’attardera aux aspects physiologiques du qimmiq, à son importance économique, à sa socialisation et à la place qu’il occupe dans la société. Cette section sera suivie d’une autre qui traite des stratégies de mise à l’écart des chiens. Le tout permettra de constater que le qimmiq est un animal très bien intégré à la société inuite, mais qu’il n’est ni un animal de compagnie ni un animal de travail au sens où on l’entend habituellement dans la société occidentale (Barathay, 2003).

Cet article s’appuie sur une quinzaine d’années de recherche consacrées aux Inuits et à leurs chiens. Il puise dans des sources secondaires (livres, articles, journaux d’explorateurs, rapports gouvernementaux, etc.) et primaires (Bibliothèques et Archives Canada, Archives des Territoires du Nord-Ouest), mais aussi abondamment dans les témoignages d’Inuits cités dans des ouvrages publiés. Parfois, ces ouvrages sont le fruit d’auteurs inuits (Mitiarjuk, 1994, 2002 ; Qumaq 2011), mais le plus souvent, il s’agit d’ouvrages édités par des personnes tierces dans lesquels des Inuits s’expriment sur différents aspects de leur culture (Bennett et Rowley, 2004 ; Oosten et Laugrand, 2001 ; Otak et al., 2014 ; Therrien et Laugrand, 2001) et dans lesquels on retrouve des mentions du qimmiq et des relations complexes qu’il entretient avec les Inuits. Cet article s’appuie finalement sur un travail de terrain effectué à Iqaluit en 2004, où nous avons rencontré près d’une trentaine d’aînés inuits pour les interroger sur leurs relations avec leurs chiens et sur l’abattage du milieu du XXe siècle, ainsi que sur deux terrains effectués à Iqaluit en 2016 et 2017 respectivement, où nous avons rencontré une trentaine de personnes pour discuter de la place contemporaine du chien dans leur vie et leur ville, mais où il a aussi beaucoup été question de savoirs traditionnels.

La famille inuite traditionnelle

L’unité sociale de base des Inuits est la famille nucléaire composée de parents, d’enfants biologiques ou adoptés, et de grands-parents. Avant la sédentarisation, chaque famille habitait un ilagiit nunagivaktangit, « endroit utilisé régulièrement pour la chasse et la cueillette » (Qikiqtani Truth Commission, 2013b : 7, notre traduction), ou campement, qui était un espace ouvert, non cloisonné et de taille modeste qui favorisait les contacts, mais aussi la liberté d’action. Les jeunes pouvaient y observer les gestes des adultes et y écouter leurs conversations. « Ainsi », nous dit Michèle Therrien, « circulaient, de manière fluide, les valeurs et les normes [qui favorisaient] l’apprentissage des codes sociaux » (2012 : 193). L’été, ces campements étaient composés de tentes alors qu’en hiver, ils l’étaient d’illu (iglous), ou maisons de neige.

L’intégration dans le tissu social de la famille passe par le tuqłurausiq, le système des règles de parenté (Otak et al., 2014). Ce système est très pertinent dans la mesure où l’on ne s’adresse jamais à quelqu’un en utilisant son nom propre. On préfère le terme de parenté approprié, par exemple : irniq (fils), panik (fille), ataata (papa), anaana (maman), sakik (beau-parent), ukuaq (belle-fille), ningauk (beau-fils) et ainsi de suite. Ce système, qui existe toujours à l’heure actuelle, permet aux Inuits de toujours savoir de quelle manière ils sont liés les uns aux autres. Traditionnellement, il était d’autant plus important que dans certaines régions, les relations et les attitudes face à différentes personnes faisaient l’objet de prescriptions. Bernard Saladin d’Anglure indique par exemple que dans la région de Kangiqsujuaq, au Nunavik, un frère ne pouvait démontrer d’affection pour sa sœur, mais qu’il devait se montrer coopératif avec ses cousins germains (2013 : 143-145).

On pourrait penser que dans un tel système, le nom propre revêt une importance moindre que celle des titres de parenté. Pourtant, ce n’est pas le cas. Le nom propre (atiq) joue chez les Inuits un rôle fondamental : celui d’inscrire celui ou celle qui le porte dans le tuqłurausiq. En effet, contrairement aux cultures occidentales qui construisent leurs systèmes de parenté autour de liens biologiques, le tuqłurausiq s’articule autour de liens sociaux et d’un ensemble de conventions sociales dont l’unité de base est l’atiq, le nom propre. L’atiq est une entité autonome et immortelle qui véhicule des relations sociales ainsi qu’un ensemble de qualités, de capacités et de désirs. L’atiq, encore utilisé aujourd’hui (Pernet, 2014 ; Otak et al., 2014), incorpore le caractère et les attributs de celui qui le porte. C’est donc lui qui confère un statut social défini au sein du tuqłurausiq. L’atiq provient toujours d’une personne déjà décédée ou qui est sur le point de mourir. Une personne âgée peut ainsi manifester à de futurs parents le désir que son atiq soit attribué à l’enfant à naître ; le défunt peut quant à lui se manifester dans les rêves de futurs parents ou de leurs proches. En attribuant un atiq à un nouveau-né, le donneur réactualise les relations sociales que la personne décédée qui le portait entretenait avec les vivants. On s’adresse ainsi au nouveau-né en utilisant les mêmes termes de parenté que l’on aurait utilisés avec le défunt. Comme l’atiq est unisexe, on peut attribuer à jeune garçon celui autrefois porté par une femme ; une fillette peut porter celui d’un homme. Dans un cas comme dans l’autre, c’est l’atiq qui détermine la position de l’enfant dans le tuqłurausiq, et non ses liens biologiques. Ainsi, c’est l’atiq qui détermine comment on s’adresse à l’enfant et agit avec lui. Si, par exemple, un jeune garçon reçoit l’atiq de sa grand-mère paternelle, son père biologique s’adresse à lui en l’appelant « maman » et sa mère biologique l’appelle « belle-maman ». Plus encore, on se comporte avec lui comme on l’eût fait avec la grand-mère. Ainsi, ce jeune garçon est habillé en fille et on lui apprend à exécuter les tâches féminines (voir plus bas). On encourage également chez lui les comportements qui caractérisaient sa grand-mère biologique en lui rappelant, par exemple, comment il est une excellente couturière ou une bonne conteuse. Les Inuits disent que cette pratique permet d’atténuer la douleur de la mort, et ce, même si tous reconnaissent que l’homonyme n’est pas la personne décédée ou sa réincarnation (Otak et al., 2014 : 36 ; Bennett et Rowley, 2004 : 5). Les enfants se prennent souvent au jeu et tentent d’agir comme l’aurait fait leur homonyme. On dira alors qu’ils « suivent leur nom » (Briggs, 2000 : 73). À l’adolescence, l’enfant commence à apprendre les tâches propres à son genre biologique et peut ainsi construire sa propre existence. À sa mort, ce sont ses attributs qui seront transmis au nouveau porteur de l’atiq.

L’éducation inuite est conçue de manière à encourager l’enfant à réussir (Briggs, 2000). Traditionnellement, l’enfant devait passer du temps avec ses parents pour imiter leurs actions. Les parents l’encourageaient à essayer des tâches nouvelles et à prendre des initiatives, mais le décourageaient à poser des questions. J. Kokseak mentionne : « lorsque j’étais jeune, mon père et moi avions du bon temps. Je ne savais pas à ce moment-là qu’il m’éduquait » (Bennett et Rowley, 2004 : 29, notre traduction). Cette éducation s’effectuait dans un contexte d’absence de colère (Briggs, 1970). Malgré tout, parents et aînés rappelaient constamment leurs exigences aux enfants et encourageaient les jeunes à être modestes, discrets et reconnaissants (Bennett et Rowley, 2004 : 34-39). L’absence de colère ne signifiait pas un manque de discipline. R. Uyarasuk raconte :

Les parents réveillaient leurs enfants dès qu’ils se réveillaient eux-mêmes et ils leur demandaient de s’habiller immédiatement. Ce régime commençait dès que le garçon était assez vieux pour aller à la chasse. Celui-ci était traité rudement par ses parents, mais ces derniers l’aimaient profondément. On disait qu’il apprendrait plus vite si on le traitait de la sorte. Certaines filles étaient réveillées dès que les adultes se réveillaient. On le faisait parce qu’en grandissant, elles allaient devoir se lever tôt pour aider le chasseur à se préparer. (Bennett et Rowley, 2004 : 24, notre traduction)

En fait, « [l]’attitude générale entre parents et enfants reflétait une grande affection réciproque et la subordination des enfants aux parents » (Saladin d’Anglure, 2013 : 147). Si la colère et les châtiments corporels étaient absents, l’autorité des parents était incontestable. Ce mélange d’autorité non coercitive et d’encouragement à observer et imiter visait le développement de l’indépendance et de l’autonomie personnelle (Therrien, 2012 : 197-198).

Dans les camps, l’apprentissage de l’indépendance était crucial, car dès qu’ils savaient comment effectuer leurs tâches, les jeunes, qui pouvaient être âgés de treize à dix-huit ans, étaient appelés à se marier. Généralement, l’épouse quittait la cellule familiale de son enfance pour aller vivre dans celle de son époux. À l’intérieur de la maisonnée, l’organisation du travail était prédéterminée par le genre. Ainsi, les femmes faisaient la gestion du foyer : elles s’occupaient des enfants, confectionnaient les vêtements, préparaient la nourriture, cueillaient les fruits, étaient responsables de la lampe à l’huile et allaient chercher l’eau. Les hommes chassaient, construisaient les habitations (tente ou illu), fabriquaient les traîneaux et étaient responsables des attelages de chiens. Hommes et femmes partageaient certaines tâches. Ainsi, les hommes construisaient l’infrastructure des embarcations, que les femmes recouvraient de peaux. Hommes et femmes pêchaient et cueillaient les œufs. La nourriture donnée aux chiens pouvait aussi être une responsabilité partagée et l’équipement de l’attelage – les traits, par exemple – pouvait être fabriqué conjointement par l’homme et la femme.

Cette organisation du travail créait une interdépendance entre les individus. Ainsi, les veufs se remariaient rapidement après la mort de leurs époux. Les jeunes hommes et les jeunes femmes n’hésitaient pas à épouser des personnes plus âgées, surtout quand ces dernières étaient reconnues pour leurs compétences. Néanmoins, cette interdépendance avait ses limites. Les personnes malades ou vieillissantes étaient délaissées si elles n’étaient plus aptes à accomplir leurs tâches. Sir William Edward Parry raconte par exemple avoir vu un groupe de jeunes partir en traîneau et laisser seul un vieil homme qui dut marcher sur une distance de dix miles sur la banquise pour rejoindre son camp (Parry, 1824 :159-160, 211, 532). Il raconte aussi avoir rencontré une vieille femme de qui on ne s’occupait plus et qu’on ne nourrissait plus parce qu’elle ne pouvait plus contribuer à la vie du groupe en accomplissant les tâches attendues des femmes (Parry, 1824 : 407-409, 532-533). Les femmes qui perdaient leur époux se retrouvaient d’ailleurs dans une position précaire puisqu’elles étaient désormais seules dans une cellule familiale qui n’était pas la leur. Celles qui ne pouvaient se remarier rapidement étaient les premières à qui l’on coupait les vivres lorsque la chasse était moins bonne (Lyons, 1824 : 255-256 ; Parry, 1824 : 400-401). Bref, quand un individu n’était plus apte à assumer ses tâches et que la relation d’interdépendance avec le reste du groupe en devenait une de dépendance, on pouvait faire le choix conscient de ne plus s’occuper de lui pour que les ressources qui lui étaient jusque-là attribuées soient utilisées par une personne apte à faire les siennes (Rasing, 2017 : 31-32).

Proximité Inuits-qimmiit

Le qimmiq, chien des Inuits

Le qimmiq aurait migré vers le Canada à partir de l’Alaska avec les Inuits vers l’an 1000 (Morey et Aaris-Sørensen, 2002 ; MacRury, 1991). Il ne faut pas confondre le qimmiq avec les trois autres races de chien arctique : le huskie de Sibérie, le samoyède et le malamute. Même si la majorité de ces races partagent des traits communs, dont celui d’être extrêmement résistants au froid, chacune a ses caractéristiques propres. Le qimmiq fait partie de la famille des spitz. Le poids du mâle se situe autour de 40 kg et celui de la femelle autour de 30 kg. Le mâle a une taille d’environ 62 cm, alors que la femelle mesure en moyenne 56,5 cm (MacRury, 1991 : 24 ; Montcombroux, 2015 : 71). Son pelage n’est pas uniforme et peut être gris, blanc, noir et même brun. Il a également les yeux bruns. Il s’agit d’un chien extrêmement bien adapté aux rigueurs arctiques ; il peut supporter des températures glaciales, le manque sporadique de nourriture ainsi que le dur labeur qui lui est imposé quotidiennement. Moins rapide que les autres races de chien arctique, le qimmiq est néanmoins très endurant, qualité fort prisée chez les Inuits (Reinhart,1964 : 6-7 ; Soper, 1940 : 102-104). Il peut en effet tirer un traîneau sur plus de 150 kilomètres en 24 heures et préférera mourir qu’arrêter de tirer le traîneau (Bruemmer, 1970 : 118, 120 ; MacRury, 1991 : 21). Un seul de ces chiens peut tirer un poids de 45 à 80 kilogrammes sur une distance variant entre 30 et 100 kilomètres sur une base quotidienne. En tant que chien de bât en été, il peut transporter jusqu’à 15 kilogrammes sur son dos.

Importance économique du qimmiq

Traditionnellement, le nombre de chiens possédé par chaque famille variait selon la région et les circonstances. Les Inuits de la péninsule de Boothia et de l’île King Williams en avaient un à trois par famille, nombre restreint qui s’explique en grande partie par l’insuffisance de gros gibier dans la région, notamment de morse. Pour cette raison, lorsqu’ils devaient se déplacer en hiver, les Inuits tiraient le traîneau avec leurs chiens (Balikci, 1970 : 56, 115 ; Rasmussen, 1931 : 148 ; Cummins, 2002 : 52-54). Les familles inuites du golfe du Couronnement, plus à l’ouest, possédaient un, deux ou parfois trois chiens seulement (Cummins, 2002 : 48-50). Dans la région du détroit d’Hudson, dans la baie d’Ungava ainsi que sur les côtes orientales et occidentales de la baie d’Hudson, chaque famille en avait un ou deux. Dans la région de l’île de Baffin, la situation était différente. Entre Iglulik et Repulse Bay, par exemple, une famille pouvait posséder de six à huit qimmiit (Parry, 1824 : 519 ; Mathiassen, 1928 : 81). Dans le détroit de Cumberland (sur l’île de Baffin) et au nord du détroit d’Hudson, les familles possédaient en moyenne de deux à six chiens. Dans le détroit de Davis, les chasseurs en possédaient chacun entre six et douze (Boas, 1888 : 583). Le nombre élevé de chiens s’explique par l’abondance de mammifères marins, tels le phoque commun et le morse. En fait, il semble que ces régions étaient les seules où, traditionnellement, les familles inuites eussent possédé assez de chiens pour former des attelages capables de tirer les traîneaux sans l’aide d’humains (Damas, 1984 : 392).

Malgré la différence marquée de taille entre les attelages, le traîneau (qamutik) était similaire dans toutes les régions. Il était fait de deux longs patins d’os ou de bois de flottage retenus par plusieurs barres transversales fixées au moyen de cordes ou de tendons. Lorsque tiré par un attelage de chiens, il se déplaçait un peu plus rapidement que le pas normal d’un homme et pouvait porter des charges substantielles (Mathiassen, 1928 : 73-90 ; Mary-Rousselière, 1984 : 433). Le traîneau n’était utilisé qu’en hiver et au printemps, lorsque le sol était enneigé et que l’eau de mer était gelée. Chaque chien possédait son propre trait attaché de manière individuelle au traîneau. Cette technique « en éventail » a l’avantage de répartir le poids des bêtes sur la glace. À l’automne, lorsque venait le temps de se diriger vers l’intérieur des terres pour chasser le caribou, hommes et femmes marchaient sur de très longues distances aidées de chiens qui portaient le bât.

En plus de permettre d’augmenter la cadence du voyage et la charge transportée, le qimmiq avait la faculté, appréciée des Inuits, de flairer les bonnes pistes et de retrouver son chemin même dans les conditions météorologiques les plus difficiles (Mitiarjuk, 2002 : 121-124 ; Qumaq, 1992 : 347 ; Tumivut, 2000 : 41 ; Oosten et Laugrand, 2001 : 104). Les Inuits accordaient aussi beaucoup d’importance au fait d’avoir un chien de tête compétent. Comme le souligne Nutaraq, le chien placé à la tête de l’attelage et le mâle dominant de la meute n’étaient pas nécessairement le même animal (Oosten et Laugrand, 2001 : 104). Le chien de tête pouvait être mâle ou femelle, alpha ou bêta, cela avait peu d’importance. Tout dépendait de ce que l’on recherchait et des besoins du moment. Selon Weetaluktuk, le mâle ne se perdait jamais, alors que la femelle avait beaucoup plus d’endurance (Tumivut, 2000 : 41). Un bon chien de tête devait encourager les autres chiens à augmenter la cadence de leur course et ne devait jamais se perdre. Sa première qualité était cependant de comprendre rapidement les ordres de son maître, en particulier en ce qui concerne la marche, l’arrêt et les changements de direction (Saladin d’Anglure, 2006 : 216-217). Il devait aussi flairer la piste d’animaux à chasser. Les Inuits de la région de l’île de Baffin plaçaient parfois une femelle en chaleur à la tête de l’attelage pour encourager les mâles à courir (Freuchen, 1935 : 174).

Le qimmiq ne faisait pas que tirer le traîneau et transporter des charges ; il participait aussi activement à la chasse. Il flairait les pistes, poursuivait les animaux et pouvait même être un partenaire absolument essentiel de la chasse elle-même, comme dans la chasse à l’ours. D’ailleurs, chez plusieurs populations inuites, le qimmiq était plus utile pour la chasse que pour le transport. Cela était particulièrement vrai chez les Inuits de l’Arctique central canadien, qui dépendaient de la chasse au phoque en hiver. Le seul moyen de chasser le phoque durant cette période était de trouver un trou de respiration entretenu dans la banquise par un phoque et d’y demeurer patiemment, sans bouger, sans faire de bruit et surtout en restant face au vent pour que le phoque ne puisse sentir l’odeur du chasseur, jusqu’à ce qu’il vienne y respirer. Ces trous de respirations étant presque invisibles à l’œil nu, c’est le qimmiq qui les trouvait grâce à son flair. Cependant, amener un qimmiq à la chasse au phoque était une entreprise délicate dans la mesure où cette chasse exige patience et silence. Si le phoque peut sentir l’odeur des humains et des chiens à travers son trou de respiration, il peut également entendre les pas sur la banquise. Les qimmiit devaient donc demeurer calmes durant toute la durée de la chasse, de manière à ne pas alerter le phoque. En fait, les qimmiit mal entraînés nuisaient aux chasseurs (Shannon, 1997 : 39-40). Le qimmiq pouvait aussi aider les Inuits durant la chasse à l’ours. La technique de chasse, attestée dans toutes les régions de l’Arctique, consistait à traquer l’ours en traîneau puis à décrocher les chiens pour qu’ils l’attaquent. Ils ne le tuaient pas, mais le fatiguaient assez pour que le chasseur puisse le tuer avec une lance ou même par strangulation (Balikci, 1970 ; Bennett et Rowley, 2004 ; Freuchen 1935 ; Freuchen, 1961 ; Mary-Rousselière, 1984 ; Tumivut, 2000). Le qimmiq ne participait cependant pas à la chasse au caribou, car il aurait fait fuir les troupeaux, ni à la chasse au morse, bien qu’il fût utile pour aider les chasseurs à tirer leurs carcasses hors de l’eau.

Les Inuits nourrissaient leurs chiens pour qu’ils aient l’énergie d’accomplir leurs tâches ainsi qu’une fourrure chaude (Tumivut, 2000 : 42). De manière générale, ils préféraient leur donner de la viande accompagnée de graisse. Les chiens préféraient en outre la graisse seule à la viande maigre (Freuchen, 1935 : 149-152, 178 ; Tumivut, 2000 : 63). Nourrir convenablement sa meute de chiens demandait un travail considérable. Un qimmiq mangeait à lui seul une livre (454 grammes) de viande et un quart de livre de graisse par jour. Il pouvait aussi engloutir jusqu’à quinze livres de viande et de graisse si on lui en laissait l’occasion (Bruemmer, 1970 : 120). Chez les Inuits de l’île de Baffin, l’idéal durant l’hiver, surtout lors des voyages, consistait à donner de deux à trois livres de viande de phoque gelée un soir sur deux. Lorsque le chien ne travaillait pas, on le nourrissait deux ou trois fois par semaine. L’été, les chiens étaient le plus souvent laissés sur une île où ils devaient trouver leur propre pitance. Pour se nourrir, ils tuaient des lemmings et de jeunes oiseaux, mangeaient des moules, des palourdes et des crevettes. La frugalité de ce régime alimentaire explique sans doute la propension des chiens à vouloir manger à peu près tout ce qui pouvait traîner dans les campements. Ainsi, les Inuits devaient cacher les traits et les harnais du traîneau, car ceux-ci étaient faits de cuir (Mary-Rousselière, 1958 : 14 ; Freuchen, 1935 : 175). Par contre, cette voracité avait des avantages, car elle participait à la salubrité des campements. Les qimmiit mangeaient les restes de table et les excréments humains et canins (Freuchen, 1961 : 58 ; Oosten et Laugrand, 2001 : 64 ; Mathiassen, 1928 : 83 ; Montcombroux, 2002 : 73). Ils pouvaient aussi manger les cadavres d’êtres humains et il arrivait même que la consommation des cadavres soit organisée par les Inuits eux-mêmes (Rasmussen, 1931 : 263, 1932 : 45 ; Keelooyak et Ipellie, 1976 : 46).

Socialiser le qimmiq

Pour bien comprendre le contexte dans lequel s’articulait la socialisation du qimmiq, il est important de savoir que son comportement diffère à plusieurs égards de celui des chiens occidentaux. D’abord, il s’agit d’un animal de meute. La hiérarchie de celle-ci est fondée, entre autres, sur la force physique. Les combats entre chiens sont donc relativement fréquents, surtout lorsqu’un nouvel animal est introduit dans la meute. Cependant, une fois l’ordre hiérarchique établi, les combats cessent jusqu’à ce qu’un chien conteste à nouveau la place du mâle dominant. Le qimmiq peut aussi représenter un danger pour les humains, surtout ceux qu’il ne connaît pas (Freuchen, 1935 : 158 ; Montcombroux, 2015 ; Shannon, 1997 : 85 ; Qumaq, 1992 : 348). Le qimmiq, particulièrement dangereux lorsque affamé, s’attaque donc y compris aux êtres humains, et particulièrement à ceux qui sont en situation de vulnérabilité (Freuchen, 1935 : 153, 178). Les Inuits du nord du Groenland le castraient même pour atténuer son agressivité (Nelleman, 1963). Le qimmiq répond très fortement aux stimuli externes. Il peut donc, sans nécessairement le vouloir, blesser un être humain qui veut le nourrir. C’est entre autres pour cette raison qu’il est impératif de le socialiser dès le plus jeune âge. Un chiot qui n’a pas été mis en présence d’êtres humains entre la naissance et l’âge de cinq semaines peut être dangereux pour l’humain, une fois adulte.

Traditionnellement, les Inuits utilisaient deux stratégies pour socialiser leurs chiens. D’abord, ils donnaient des chiots aux enfants pour que ceux-ci s’en occupent. De cette manière, les jeunes s’habituaient à la présence des chiots, et ces derniers s’accoutumaient à la présence des êtres humains. Les jeunes imitaient aussi les adultes et attachaient les chiots à de petits traîneaux. On pouvait demander aux chiots d’effectuer certaines tâches, comme aller chercher de la glace d’eau douce pour faire de l’eau, par exemple (Nunavut Quest, 2017). En outre, on ne les attachait pas. Les Inuits considéraient que les chiens libres étaient moins agressifs que les chiens attachés, car ils pouvaient se promener dans le campement et s’habituer à la présence d’êtres humains. Les chiens attachés, en plus d’être moins socialisés, avaient un territoire à défendre, ce qu’ils faisaient souvent de manière très agressive. Il était fondamental de dresser le qimmiq pour qu’il accomplisse ses tâches correctement. Sans entraînement, il ne pouvait ni tirer le traîneau ni aider à la chasse. C’est pourquoi on apprenait aux chiots à tirer de petits traîneaux et aux enfants à les guider. L’entraînement était en quelque sorte mutuel (Wachowich, 1999 : 88-89 ; Mary-Rousselière, 1984 : 436). Il servait également à montrer aux chiens à flairer la piste d’animaux ou encore les trous de respiration des phoques. Enfin, il fallait leur montrer à demeurer sages durant la chasse au phoque et à être agressifs lors de la chasse à l’ours (Randa, 1986 ; Freuchen, 1935 : 167).

Membre animal de la société

Le qimmiq est le seul animal à qui les Inuits attribuaient un atiq. Celui-ci était généralement inspiré par les caractéristiques physiques du chien, mais il pouvait aussi provenir d’un humain. Le chien à qui l’on donnait un atiq ayant appartenu à un être humain était intégré dans le tuqłurausiq, le système des règles de parenté. Il devenait donc une personne et faisait partie intégrante du tissu social (Laugrand et Oosten, 2002 : 91). Par exemple, Jenness raconte cette anecdote :

Les chiens hurlaient depuis le début de la soirée, un gros chien gris étant le pire de tous. Icehouse [la femme chez qui Jenness demeurait], qui lui avait donné le nom de son grand-père, lui cria : « Couche-toi, mon grand-père. Tu n’as pas travaillé aujourd’hui. Tu as été nourri. Ton estomac n’a-t-il donc pas de fond ? » (Jenness, 1959 : 120, notre traduction)

George Agiaq Kappianaq, un aîné respecté du nord de l’île de Baffin, raconte que lorsqu’il était jeune, sa mère avait nommé un des chiens de la famille Panniuq, l’atiq d’un proche décédé récemment, parce qu’il n’y avait aucun nouveau-né dans le groupe à qui il aurait pu être transmis. La transmission des atiit était importante puisqu’elle permettait à une autre entité qui habite le corps des vivants, l’âme tarniq, d’aller dans l’au-delà. L’âme tarniq, qui est en fait une miniature de l’individu et qui se trouve dans une poche d’air dans la région du plexus solaire, s’échappe à la mort de celui-ci et vagabonde sur le territoire jusqu’à ce que l’atiq du corps qu’elle habitait soit transmis. Sans transmission de l’atiq, l’âme tarniq est condamnée à errer sur le territoire et à devenir un tupilaq, un esprit mauvais. La transmission de l’atiq à un chien dans ce contexte sert donc à assurer un certain contrôle sur l’ordre cosmique. Ce chien, qui transmettrait plus tard son atiq à un être humain, était mieux traité que les autres et l’on s’adressait à lui comme on le faisait avec son homonyme décédé (Otak et al., 2014 : 69-70). L’intégration des chiens dans le tuqłurausiq explique sans doute pourquoi les Inuits refusaient souvent de vendre leurs chiens ou de s’en départir. Peter Freuchen raconte qu’un jour un Inuk refusa de lui en vendre un, en lui disant : « je ne peux te le vendre, c’est mon grand-père » (Freuchen, 1935 : 179, notre traduction).

On ne transmettait pas uniquement l’atiq de personnes décédées aux chiens ; il arrivait que celui de personnes vivantes soit aussi transmis. Salumi Mitiarjuk Nappaaluk, une Inuk du Nunavik qui est membre de l’Ordre du Canada pour avoir participé activement à la diffusion de sa culture, raconte que certaines personnes donnaient à un chien l’atiq d’une personne aimée qui vivait au loin ou encore celui d’une personne détestée. Dans le premier cas, on donnait beaucoup d’amour au chien, à qui l’on parlait comme s’il se fût agi de la personne aimée, alors que dans le deuxième cas, on frappait ou battait le chien (Mitiarjuk, 1994 : 76-77). George Agiaq Kappianaq raconte que dans sa jeunesse, il a rencontré deux hommes qui s’appelaient mutuellement qimmiksauti (littéralement « devenir éventuellement son chien ») et qui s’étaient chacun promis de donner l’atiq de l’autre à son prochain chiot, de manière à passer plus de temps ensemble (Otak et al., 2014 : 71).

L’intégration des chiens dans le tissu social passait aussi par l’inua. Ce terme est formé du radical « Inuk » (Inuit au singulier, littéralement « personne, individu, être humain ») et de l’affixe grammatical « a » (possessif). Littéralement, inua veut dire « sa personne ». Généralement traduit par « maître » ou « propriétaire », l’inua possède une apparence humaine et contribue à l’existence, à la vitalité et à la procréation (Thalbitzer, 1930 : 89-90 ; Oosten, 2000 : 120-121). L’inua est le principe vital possesseur de chaque chose permanente (Thalbitzer, 1930 : 87). L’être humain est son propre inua. Les animaux ont généralement un inua collectif. Cela est le cas pour les caribous du Nunavik (Turner, 1979 : 36) et pour les mammifères marins, dont l’inua, très connue, porte le nom de Sedna (aussi Nuliajuk ou Takannaaluk). Celle-ci, que l’on assimile généralement dans l’imaginaire occidental à une déesse marine, est issue d’une union entre une femme et un chien (ou un pétrel dans certaines régions). Sedna est à l’origine des mammifères marins, mais elle en est aussi la maîtresse en plus de contribuer à leur existence. Cependant, elle ne peut vivre sans eux. Par exemple, elle ne peut s’abreuver que lorsque les chasseurs mettent de l’eau dans la bouche de leurs prises. Il y a donc une relation d’interdépendance directe entre elle et les mammifères marins. Cette relation d’interdépendance est commune à tous les inua et aux animaux dont ils sont les maîtres.

C’est le cas du chien et de son maître. En effet, l’inua du chien est l’Inuit qui le possède (Thalbitzer, 1930 : 89 ; Laugrand et Oosten, 2002 : 101 ; Oosten, 2000 : 119). L’inua est aux animaux ce que l’Inuk est à son chien. Le maître contribue à l’existence de son qimmiq en l’hébergeant, en le nourrissant et en le faisant travailler. Ce dernier ne vit en effet pas à l’état sauvage dans l’Arctique. Mais ici aussi il y a relation d’interdépendance, car les humains dépendaient des chiens pour la chasse et le transport. Plusieurs Inuits nous ont dit que sans qimmiq, la vie dans l’Arctique aurait été impossible. L’existence des humains est donc liée à celle des chiens, et vice versa. En fait, « le chien et son maître constituent un tout physique » (Laugrand et Oosten, 2002 : 101). Cette unité se traduit même dans le vocabulaire courant. Ainsi, le terme qimuksiq décrit comme un tout l’homme qui voyage en traîneau avec ses chiens (Therrien, 1987 : 128).

L’intégration du qimmiq dans les familles inuites passait donc à la fois par une socialisation qui lui permettait d’apprendre à accomplir ses tâches et à vivre avec les êtres humains, ainsi que par son incorporation dans le tissu social à travers le don d’atiq. Son intégration était aussi caractérisée par une relation d’interdépendance avec son maître. Ces caractéristiques faisaient ainsi du qimmiq un membre à part entière de la société qui jouissait donc d’une grande proximité avec les Inuits.

Stratégies de mise à l’écart

En plus de s’exprimer par l’entremise de son intégration au tissu social et aux activités de la société, la proximité entre le chien et les Inuits s’exprimait aussi au quotidien. Par exemple, le chien possédait la liberté d’aller et venir dans le camp. Il pouvait donc s’approprier l’espace, socialiser avec les êtres humains et interagir avec ses congénères pour établir un ordre hiérarchique adéquat au sein de la meute. Les Inuits laissaient aussi leurs chiens en liberté, car plusieurs portaient un atiq et étaient donc, littéralement, des personnes. Il ne serait pas venu à l’idée des Inuits d’attacher une personne contre son gré. De plus, cette manière d’agir était en phase avec la façon dont les Inuits gèrent leurs relations interpersonnelles. Dans cette société, où l’indépendance et la capacité de prendre des initiatives étaient valorisées, on s’attendait des adultes, des enfants, mais aussi des chiens, qu’ils soient autonomes.

Néanmoins, cette proximité n’était pas absolue puisqu’elle s’accompagnait de plusieurs prescriptions qui visaient à lui imposer une certaine distance avec les êtres humains. Malgré son importance fondamentale et une proximité qu’il était le seul animal à avoir avec les Inuits, le qimmiq n’était pas considéré comme un être humain et, de ce fait, devait être gardé à l’écart. Cette mise à distance s’exprimait de différentes façons. Par exemple, malgré les apparences, le qimmiq n’était pas réellement libre d’aller là où il voulait dans le camp. En effet, les Inuits refusaient généralement que leurs chiens viennent dans leurs maisons de neige (illu) en hiver ou dans leur tente à l’automne. S’il pouvait arriver que les chiens soient amenés un à un dans le passage qui mène de l’extérieur à l’intérieur de l’illu, de manière à être nourris individuellement, ou que des chiots y soient hébergés en cas de grand froid, le qimmiq passait l’essentiel de sa vie à l’extérieur. Les quartiers des Inuits ne lui étaient pas accessibles, même par les plus grands froids. En été, cette mise à l’écart était encore plus importante puisqu’elle consistait généralement à placer les qimmiit de la famille sur une île qu’il leur était impossible de quitter. Cette mise à l’écart se traduisait aussi dans les gestes quotidiens. Par exemple, il était de mise de ne jamais leur montrer d’affection en les flattant, une habitude que de nombreux Inuits gardent encore aujourd’hui avec leurs chiens de travail. Les qimmiit étaient aussi gardés à l’écart des endroits où les Inuits faisaient leurs besoins, non pas parce qu’on ne voulait pas qu’ils mangent les selles (ce qu’ils faisaient de toute manière), mais parce qu’ils représentaient un certain danger. Il était même fréquent de devoir les garder à distance en utilisant le fouet (Freuchen, 1935 : 152). De même, Alicie Koneatak, une aînée de Kangiqsujuaq, au Nunavik, mentionne que les femmes avaient l’habitude d’enterrer leur placenta sous des roches pour éviter que les qimmiit les dévorent (Pernet, 2012 : 156).

La dynamique entre proximité apparente et mise à l’écart s’exprimait aussi dans l’ambiguïté à l’égard de la consommation de viande de qimmiq et des rapports sexuels avec lui. L’usage voulait en effet que le qimmiq ne soit pas considéré comme nourriture ou partenaire sexuel potentiel (Rasmussen, 1931 : 151 ; 197-198). Néanmoins, il arrivait que l’on mange du qimmiq ou que celui-ci soit partenaire sexuel temporaire, deux pratiques qui demeurent à ce jour très controversées. La consommation de qimmiq pouvait survenir lors de famines, par exemple. Ceux qui mangeaient du qimmiq le faisaient pour ne pas avoir à manger le cuir des vêtements, de la tente ou des traits d’attelage. Mais même en cas de famine, certains Inuits refusaient de manger de la chair de chien, geste qu’ils associaient au cannibalisme. Ils justifiaient souvent leur refus en affirmant que manger un animal qui n’a plus de graisse (la famine n’épargne personne) accélère l’inanition. Les relations sexuelles avec le qimmiq étaient également ambigües dans la mesure où si le qimmiq pouvait être considéré comme un partenaire sexuel potentiel (l’union d’une femme et d’un chien est un thème prépondérant dans la mythologie inuite et plusieurs exemples ont été documentés dans la littérature), plusieurs Inuits considéraient qu’il s’agit d’un comportement honteux à éviter absolument (Laugrand et Oosten, 2014 : 162-163).

Le qimmiq était à la fois proche et loin : ni totalement animal de compagnie, ni totalement animal de travail. Cela se traduisait aussi par les attentes que l’on avait envers lui. Les Inuits s’attendaient à ce que leur qimmiq soit comme tous les membres du groupe : autonome et apte à accomplir les tâches qui lui étaient dévolues. En plus de savoir se comporter en société, le chien devait savoir tirer, aider à la chasse et porter. Il devait également trouver lui-même sa pitance puisque les Inuits le nourrissaient généralement assez peu. En fait, les Inuits valorisaient les chiens autonomes et aptes à subvenir eux-mêmes à leurs besoins. Seuls les qimmiit les mieux adaptés à ce régime frugal survivaient. Les Inuits affirmaient qu’en plus d’encourager l’autonomie de leurs chiens, la frugalité du régime augmentait leurs performances et les rendait plus résistants lors des périodes de disette. En utilisant des chiens capables de fonctionner en étant peu nourris, même en plein cœur de l’hiver, les Inuits s’assuraient d’avoir des bêtes résilientes et capables de travailler même dans les pires conditions. Il en allait de la survie de ce peuple. Peter Freuchen, qui a passé les premières décennies du XXe siècle à explorer l’Arctique, raconte que lorsque les patrouilles de la Gendarmerie royale du Canada parcouraient la côte orientale de la baie d’Hudson dans les années 1920, il arrivait parfois qu’elles empruntent des chiens aux Inuits. Pendant la patrouille, les chiens inuits étaient nourris une ou deux fois par jour, comme ceux de la GRC. Si la nourriture venait à manquer parce que le voyage était plus long que prévu, les chiens des policiers mouraient bien avant ceux des Inuits, eux-mêmes habitués à passer à travers les rigueurs les plus extrêmes (Freuchen, 1935 : 176).

Comme pour les enfants, qui étaient éduqués pour être autonomes mais qui étaient néanmoins subordonnés à leurs parents, les qimmiit l’étaient à leurs propriétaires respectifs. Cette dynamique entre autonomie et subordination, entre proximité et distance, pouvait prendre plusieurs formes. Par exemple, il arrivait qu’un Inuit frappe son qimmiq. C’était le cas lorsque ce dernier pillait de la nourriture. Dans Sanaaq, Mitiarjuk décrit une scène où une jeune fille doit éloigner les chiens d’une cache de viande. Comme elle est effrayée par les qimmiit, ceux-ci parviennent à la cache et mangent de la viande. Ils sont ensuite chassés à coups de pierres (Mitiarjuk, 2002 : 49). Le qimmiq pouvait aussi être battu s’il n’écoutait pas, et particulièrement pendant que l’attelage tirait le traîneau. Le fait de frapper les chiens était considéré par quelques-uns comme faisant partie de leur éducation normale : ceux qui savaient tirer n’étaient pas battus, mais ceux qui ne savaient pas comment travailler ou qui ne comprenaient pas les commandes du maître l’étaient (Shannon, 1997 : 104). Dans le mythe de la femme battue qui décida de se transformer en chien, un long passage relate ce fait :

Alors qu’elle tirait, en tête de l’attelage, elle ne savait pas comment faire pour guider les autres chiens quand son maître voulait changer de direction. Chaque fois qu’il s’efforçait de la faire tourner, et qu’elle ne comprenait pas, il lui donnait des coups. Il se démenait, criait beaucoup, et la battait, pour lui faire changer de direction. […] Comme elle était souvent battue, elle questionna un vieux chien, celui qui était auparavant le chien de tête : « Je me demande pourquoi je suis si souvent battue, même quand je tire bien et fort ? » Il lui répondit : « S’il veut tourner et que tu tournes dans la même direction que lui, tu ne seras pas battue ; de même, quand tu arrives dans des zones de glace pleines d’aspérités, si tu essayes de les éviter et si tu passes par les manirait (endroits bien plats), alors, tu ne seras pas battue. » Elle suivit ses conseils et ne fut plus battue. (Saladin d’Anglure, 2006 : 216-217)

Le sujet est délicat, cependant, car si certains Inuits affirment qu’ils frappaient leurs chiens, plusieurs autres disent qu’ils ne le faisaient jamais. Par exemple, un aîné rencontré en 2004 me disait que les meilleurs chiens, ceux qui tiraient le mieux et obéissaient le plus, n’étaient jamais frappés, ni avec les pieds ni avec le fouet. Par contre, un autre nous mentionnait qu’il frappait ses chiens car il voulait qu’ils sachent qui était leur maître ainsi que les conséquences de la désobéissance. Le fait de frapper un chien était donc un geste ne relevant pas uniquement de normes culturelles, mais aussi de préférences personnelles. En un sens, le fait de frapper le qimmiq confirmait la place que celui-ci occupait au sein de la société dans la mesure où son intégration passait par sa subordination à son maître, son inua. Le qimmiq qui ne désobéissait pas et donc qui préservait intacte la relation de proximité qu’il entretenait avec son inua ne courait aucun risque d’être frappé. Celui qui se mettait à l’écart en ne remplissant pas ses tâches pouvait l’être.

Finalement, la dynamique entre autonomie et subordination pouvait aussi mener les Inuits à tuer certains de leurs chiens, mise à l’écart absolue s’il en est une. Traditionnellement, les qimmiit mouraient rarement de causes naturelles ou de vieillesse. La grande majorité était tuée avant d’atteindre un âge avancé et certains pouvaient l’être même dans la fleur de l’âge. Lors de nos recherches in situ, les aînés nous ont confié qu’ils tuaient très souvent les chiots femelles. Ils privilégiaient les mâles, qui étaient plus gros et plus forts et ainsi pouvaient tirer davantage que les femelles. Ces mêmes aînés nous ont confié tuer de manière systématique les chiens malades ou blessés. Les Inuits rencontrés dans le cadre de la Qikiqtani Truth Commission (Qikiqtani Truth Commission, 2013ab) ou encore ceux rencontrés par la Société Makivik (Croteau, 2010) ont raconté essentiellement la même chose. Qu’on fût dans l’ilagiit nunagivaktangit ou en déplacement, le qimmiq malade était tué immédiatement. Le qimmiq qui avait mordu un être humain ou un autre chien pouvait aussi être tué, et ce, même s’il n’était pas malade. Mais on ne l’abattait pas immédiatement après l’incident. Dans le nord de l’île de Baffin, par exemple, on attendait la guérison de la victime, car on disait que la mort du chien empêcherait sa victime de guérir (Oosten et Laugrand, 2001 : 58 ; Therrien et Laugrand, 2001 : 123). À l’opposé, il arrivait que l’on mutile ou tue des chiens pour guérir leur propriétaire. Cette pratique était courante au Nunavik, sur l’île de Baffin et même au Labrador (Laugrand et Oosten, 2002 : 58, 97 ; Taylor, 1993 ; Therrien et Laugrand, 2001 : 123).

Malgré la proximité du chien avec les Inuits et malgré le fait que celui-ci soit intégré au sein des familles et, plus largement, de la société, ceux-ci ne considéraient pas qu’il était sacré. Lorsque les conditions étaient réunies, il était tout à fait possible de le tuer sans remettre en cause son importance. Il était d’abord possible de le faire s’il représentait un danger pour la société. On disait par exemple du qimmiq qui avait goûté le sang qu’il allait récidiver. Parce qu’il représentait un danger pour la vie humaine, on n’hésitait donc pas à le tuer. Ensuite, on tuait les chiens qui ne pouvaient plus effectuer leur travail. Ainsi, les chiens trop vieux qui devenaient incapables de tirer, les chiens blessés ou malades se plaçaient dans une relation de dépendance vis-à-vis leur maître. Dans une société où l’indépendance est valorisée et où les relations sociales s’articulent autour de l’interdépendance de chacun envers les autres, les êtres dépendants, qu’ils soient humains ou canins, n’y ont pas leur place. Troisièmement, en mourant, un chien pouvait faciliter la guérison de son maître. Cela s’explique en partie par leur proximité, instrumentalisée dans la relation inua-animal. Cette proximité rendait possible le transfert de relations. En tuant le chien ou en détruisant des parties de celui-ci, on faisait en sorte que les esprits responsables de la maladie du maître considèrent ce dernier comme mort et cessent de l’attaquer (Lévesque, 2015). Selon Tipuula Qaapik, d’Arctic Bay, « les Inuits étaient soulagés quand leurs chiens mouraient à leur place. On disait que si les chiens n’étaient pas malades, ce sont les humains qui l’auraient été, donc on était soulagé. C’est toujours mieux quand c’est un chien qui meurt plutôt qu’un être humain » (Therrien et Laugrand, 2001 : 123, notre traduction).

Il était donc possible de tuer un qimmiq lorsque celui-ci représentait un danger, lorsqu’il se plaçait dans une situation de dépendance vis-à-vis de son maître et du groupe, ou encore lorsqu’il fallait faciliter la guérison du maître – bref, lorsqu’il ne faisait plus partie de la société et que son intégration au groupe était remise en question. Hors de ces circonstances bien spécifiques, la mort des qimmiit était considérée comme une agression contre soi-même. Quand en 1922, par exemple, le commerçant Robert Janes a menacé Nuqallaq à quelques reprises de tuer tous ses chiens, Nuqallaq s’est senti menacé et a tué Janes (Grant, 2002 : 124-125). Après que les autorités québécoises et canadiennes eurent tué des centaines de chiens au moment de la sédentarisation, au milieu du XXe siècle, les Inuits furent profondément blessés, assez pour croire qu’ils allaient être les prochains à être tués (Lévesque, 2008, 2010).

Conclusion

En Occident, le terme animal de compagnie désigne tout animal apprivoisé qui occupe l’espace domestique et que l’on garde principalement pour des raisons sentimentales. Les chiens y occupent cette fonction depuis plus d’un siècle et demi déjà. L’animal de travail existe quant à lui depuis bien plus longtemps et a pour principale fonction d’assister l’être humain dans diverses tâches (Guillo, 2011 ; Serpell, 2017 ; Tague, 2015). Dans la société inuite traditionnelle, le qimmiq n’était ni un animal de travail, ni un animal de compagnie au sens où on l’entend habituellement dans la société occidentale. Son intégration dans les familles passait à la fois par une socialisation lui permettant d’apprendre à accomplir ses tâches et à vivre avec les êtres humains, et par son incorporation dans le tissu social à travers le don d’un atiq. La relation du qimmiq avec son maître en était une d’interdépendance ; chacun dépendait de l’autre pour sa survie au quotidien. Cette proximité n’en faisait pas pour autant un animal de compagnie. En effet, celle-ci était médiée par un ensemble de stratégies de mise à l’écart qui ménageaient une distance entre lui et les humains. On lui interdisait l’accès aux maisons en tout temps et même la vie dans le camp durant l’été ; on pouvait le battre ou le tuer, avoir des rapports sexuels avec lui ou le manger, et l’on refusait de le flatter. De même, bien qu’il participât activement aux activités économiques du groupe (notamment en facilitant le transport et la chasse), il n’était pas non plus être considéré comme un animal de travail au sens strict, du fait de son rapport particulier avec les Inuits. En effet, si son travail était important, son intégration à la société et au tissu social par l’entremise de l’atiq faisait de lui beaucoup plus qu’un animal de travail. C’est ainsi que le qimmiq occupait traditionnellement chez les Inuits un espace unique.