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Les détroits, que l’on définira comme des bras de mer relativement étroits entre des terres rapprochées, et qui font communiquer deux mers, sont justement des lieux de passage par lesquels des flux maritimes variés peuvent transiter, soit le long de routes maritimes entre deux mers, soit pour assurer les échanges entre ces terres rapprochées. Mais leur proximité des terres confère à ces lieux une dimension stratégique particulière : les détroits relient, mais peuvent aussi être plus aisément contrôlés que la haute mer. Points de passages obligés, ils concentrent les flux et constituent des maillons sensibles des routes maritimes. Par extension, certains canaux, véritables détroits artificiels comme Panama ou Suez, ou les approches maritimes de certains pays, peuvent aussi être abordés selon cet angle des enjeux que représentent les points de passage obligés des routes maritimes.
Ces routes maritimes, et leurs points de passage à travers des détroits et des canaux, revêtent-ils encore, en ce début du xxie siècle, une quelconque importance géopolitique ? Que l’on s’arrête sur quelques événements récents pour amorcer la réflexion.
Au cours de l’été 2002, de vives tensions ont refait surface entre Espagne et Maroc au sujet de la souveraineté sur l’îlot du Persil, possession espagnole à quelques encablures du littoral marocain, mais qui, ce n’est pas un hasard, se trouve aussi tout près du détroit de Gibraltar. Détroit au nord duquel se trouve la possession britannique du même nom : autant l’Espagne rejette les prétentions marocaines sur les présides, les possessions espagnoles au nord du Maroc, autant insiste-t-elle sur le recouvrement du territoire britannique, qui permet incidemment le contrôle de l’accès au détroit.
Les graves différends qui opposent les pays riverains de la mer de Chine du Sud s’alimentent en partie des craintes que les nombreuses bases militaires et garnisons, dont les protagonistes parsèment les archipels disputés des Paracels et des Spratleys, ne servent un jour à bloquer le trafic de la route maritime capitale qui, à travers les détroits de Malacca et de Singapour, relie le Moyen-Orient au Japon.
La dispute, en voie de règlement à l’automne 2002, entre la France et la Grande-Bretagne à propos du centre d’accueil des réfugiés de Sangatte, dans le Pas-de-Calais, illustre le rôle de porte d’entrée des détroits, non seulement pour les flux de marchandises, mais aussi pour les migrants, en l’occurrence à destination du territoire insulaire de la Grande-Bretagne.
L’attaque franco-britannique de 1956 contre l’Égypte pour le contrôle du canal de Suez ; le maintien de deux bases britanniques à Chypre, non loin des approches dudit canal ; puis l’intervention des flottes occidentales en 1986-1987 contre les velléités iraniennes de fermer le détroit d’Ormuz, démontrent l’importance stratégique que certains points de passage maritimes peuvent revêtir aux yeux des États occidentaux.
On ne peut en douter à travers ces quelques éléments : les détroits, véritables portes océaniques, que l’on peut vouloir maintenir ouvertes ou fermées, voire sélectivement ouvertes, demeurent des enjeux majeurs pour les flux commerciaux et migratoires comme pour les questions de sécurité et de déploiement des stratégies navales.
I – La maritimisation de l’économie mondiale : la prééminence du commerce maritime
Entre 1970 et 2000, les exportations mondiales ont doublé et sont passées de 17 à 21 % du pib mondial[1]. Si, avec le développement des techniques de gestion de production en juste à temps, et l’importance croissante de courts délais de livraison pour des produits à forte valeur ajoutée, le transport de marchandises par avion et camion connaît une expansion marquée depuis quelques années[2], il n’en reste pas moins que le trafic maritime mondial est en forte hausse et a porté cette formidable croissance du commerce international : ses flux ont été multipliés par 5 entre 1970 et 2001 (soit une croissance annuelle de 2,3 %), pour dépasser les 5,88 milliards de tonnes[3]. Le commerce maritime représentait, en 1999, 75 % du commerce mondial en poids et 66 % en valeur. Le coût du fret maritime, indicateur crédible de la valeur des prestations rendues, est estimé, pour 1999, à 271 milliards de dollars, soit 5,4 % de la valeur des flux. La flotte marchande mondiale a vu son tonnage multiplié par 2,5 entre 1970 et 2000 – ce qui ne l’a pas empêchée de vieillir considérablement : les navires ont vu leur âge moyen atteindre 14 ans ; 60 % d’entre eux dépassent les 15 ans ; 34 % dépassent 20 ans.
À l’heure des technologies de l’information et de l’internet, l’économie mondiale demeure dépendante du commerce maritime, car les économies des divers pays ont vu la part de leur pib dépendre de plus en plus de leurs ventes dans des marchés éloignés[4]. En effet, ce n’est pas tant les échanges de pétrole et produits pétroliers qui ont tiré cette expansion du commerce maritime : leur part, en tonnes-kilomètres, a chuté de 60,9 % des flux globaux en 1970, à 45,4 % en 1998. Au contraire, le trafic des marchandises diverses, dont les produits conteneurisés de forte valeur ajoutée, a vu sa part (en valeur, elle serait bien supérieure) passer de 19,9 % en 1970 à 25,9 % en 2000[5]. L’essor économique du Japon, de la Corée, de l’Asie du Sud-Est, de la Chine n’a pu se faire que grâce à l’explosion de leurs exportations, essentiellement maritimes. Déjà en 1993, le commerce maritime assurait 90 % des exportations chinoises et 40 % des mouvements de biens. En France, 56 % des importations et 40 % des exportations en volume étaient acheminées par bateau en 1999[6]. Au Pérou, plus de 91 % des échanges internationaux en volume sont acheminés par la voie maritime, et 95 % en Inde[7]. La mondialisation passe aussi par l’essor des échanges commerciaux, et donc le développement des routes maritimes.
II – De fait, les détroits sont des points de passage stratégiques pour des économies mondialisées
Les routes maritimes demeurent donc au coeur des préoccupations et des calculs des gouvernements : le transport maritime structure l’économie mondiale. Les détroits et les passages, points de transit obligés pour certaines routes, peuvent permettre de contrôler ces dernières. La porte peut être laissée ouverte, être fermée à la navigation, ou présenter de nombreuses entraves, qu’il s’agisse d’une action délibérée de la part d’un État, ou le fait d’obstacles liés soit à des politiques indirectes, soit à la faiblesse même des États riverains, comme dans le cas de la piraterie dans les Caraïbes ou en mer de Chine du Sud. Les détroits constituent donc des enjeux géopolitiques majeurs dans une économie mondialisée.
A — Des portes de passage à double dimension
Certes, les détroits sont les portes des grandes routes maritimes : il s’agit là de leur fonction longitudinale. Mais ils constituent aussi les points de passage transversaux, qui permettent de relier ou, au contraire, d’isoler le territoire situé de l’autre côté. Cette double fonction se retrouve notamment dans les cas de figure des détroits danois, du détroit de Gibraltar et du Pas-de-Calais (présentés par Jean-Claude Lasserre), ou du détroit de Taiwan (étudié par Claude Comtois et James Wang).
B — Certains détroits constituent des enjeux mondialisés
Certains détroits constituent des points de passage stratégiques mondiaux : les routes maritimes qui les empruntent sont devenues stratégiques de par leur ampleur, ou de par les enjeux qu’elles constituent, régionalement certes, mais aussi parce qu’elles représentent des intérêts majeurs pour des puissances éloignées. Ainsi en est-il du détroit d’Ormuz, bien connu du fait du passage du pétrole moyen-oriental vers les marchés européens, nord-américains ou asiatiques. Lors de la guerre Iran-Irak (1980-1988), c’est pour s’en assurer le contrôle et contrer les entreprises de rupture des routes du pétrole pratiquées par les belligérants, que les Occidentaux y ont dépêché leurs flottes de guerre, à partir de 1986. Afin de réduire leur dépendance économique envers la situation politique dans le golfe Arabo-persique, les armateurs Seeland et Maersk ont relocalisé leur principal port de conteneur à Salalah, au sud d’Oman, au détriment de Dubaï, ce qui leur permet de ne pas avoir à franchir le détroit d’Ormuz. Les détroits de Malacca et de Singapour, points de passage très fréquentés entre l’océan Pacifique et l’océan Indien, sont devenus cruciaux pour les économies du Japon, de la Chine et des pays de l’asean, très dépendants des mouvements de pétrole et du commerce maritime pour leur développement économique, comme l’expose Peter Rimmer.
Ces détroits mondialisés présentent des enjeux tant pour les acteurs régionaux que pour des puissances plus éloignées, parfois pour des raisons différentes. Les États-Unis insistent avec force sur le principe de la liberté de navigation, tant commerciale que militaire : ils veulent assurer l’accès de leurs entreprises aux routes maritimes, et de leur flotte de guerre à toutes les mers du globe – une tendance confirmée par la conversion en cours de la marine militaire américaine, d’une flotte de haute mer destinée à contrer la marine soviétique dans l’Atlantique, à une flotte opérant plus près des côtes (brown water navy) de toutes les mers, et destinée à protéger la liberté de navigation et d’accès pour la sauvegarde des intérêts américains[8].
C — Des détroits contrôlent les accès à de véritables carrefours maritimes
Certains détroits ouvrent la porte à de véritables carrefours maritimes : ces régions sont non seulement intégrées dans des routes maritimes qui s’inscrivent sur une échelle mondiale, mais comprennent aussi des routes régionales et locales. Trois espaces maritimes constituent de tels carrefours, où s’entrecroisent de multiples routes régionales et internationales sur plusieurs échelles de relations commerciales : les Caraïbes (voir l’article de Brian Slack et Robert McCalla), la Méditerranée, la mer de Chine du Sud.
Le caractère semi-fermé de ces espaces maritimes renforce la dimension stratégique du contrôle de leurs accès. Les tensions en mer de Chine du Sud, nourries par les enjeux territoriaux et frontaliers, ont abondamment alimenté le débat sur l’impact potentiel de la fermeture de cette mer au trafic maritime mondial et régional[9].
D — D’autres passages et routes maritimes deviennent stratégiques à travers un processus évolutif
Les enjeux stratégiques des passages et des routes maritimes ne sont pas figés, cependant : si certains revêtent une importance cruciale depuis des siècles, d’autres voient les enjeux qu’ils représentent évoluer au cours du temps. Ainsi, l’Inde a pris conscience depuis peu des enjeux stratégiques de ses approches maritimes, de l’importance de la route océanique du 8e parallèle, le long de laquelle les États-Unis conservent de nombreux points d’appui (Berbera en Somalie jusqu’en 1991 ; Diego Garcia ; Singapour), et de ses archipels périphériques, Lacquedives, Andaman et Nicobar, lesquelles contrôlent l’accès au Grand Passage, au nord de Sumatra, vers le détroit de Malacca. La nouvelle politique navale de l’Inde reflète cet éveil aux enjeux maritimes; elle est bien entendu aiguillonnée par la rivalité avec la Chine, qui a installé une base dans l’archipel birman des Cocos, au nord des îles Andaman indiennes.
III – Des enjeux qui évoluent en fonction des changements géopolitiques contemporains
Ainsi, les mutations dans l’ordre géopolitique international ont eu des impacts profonds sur les enjeux stratégiques que représentent les détroits, modifiant leur environnement géopolitique, ou conduisant les États riverains à reformuler leur stratégie à l’endroit de ce point de passage. Ainsi, la progressive unification européenne, en posant la question des frontières de l’Union et de ses relations avec sa périphérie, modifie l’importance de porte transversale du détroit de Gibraltar.
La fin de la guerre froide, avec la disparition des tensions entre les deux blocs ex-soviétique et pro-occidental, conduit à une recomposition complète des relations maritimes à l’intérieur de la mer Baltique, ce qui amène à la modification des fonctions de passage des détroits danois. La fin de la guerre froide a aussi conduit à l’abandon, par les États-Unis (Subic Bay et Clark Air Field aux Philippines, 1992) et la Russie (Cam Ranh, Vietnam, 2001, activité réduite dès 1996), de bases qui leur permettaient de contrôler le carrefour maritime de la mer de Chine du Sud. On a alors parlé d’un « vide stratégique » dont auraient cherché à profiter les pays riverains, dont la Chine, pour affirmer leur souveraineté sur cet espace maritime si contesté. La rétrocession du canal de Panama à la République panaméenne par les États-Unis, en 1999, a conduit Washington à s’interroger ouvertement sur la capacité de Panama d’assurer l’entretien et la sécurité du canal (Brian Slack et Robert McCalla). La démilitarisation n’a donc pas nécessairement conduit à un apaisement des enjeux stratégiques.
Au contraire, d’autres carrefours maritimes et points de passage (ou leurs approches) demeurent gardés par des bases militaires dont la disparition n’est absolument pas envisagée par la puissance tutélaire : mentionnons ainsi les bases britanniques de Dekelia et Akrotiri (Chypre, approches du canal de Suez) et de Gibraltar; françaises à Mayotte (canal du Mozambique) et à Djibouti (détroit de Bab el-Mandeb) ; américaines à Naples, Diego Garcia, Singapour (point d’appui), Guam; Guantanamo (Cuba), Ceiba (Puerto Rico), Andreos (Bahamas) (approches orientales des Caraïbes) et Thule (Groenland).
Parties annexes
Notes
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[1]
Le degré d’ouverture de l’économie mondiale est cependant à nuancer : il faut attendre 1990 pour que les taux d’exportation des pays occidentaux retrouvent les niveaux de 1913 (15 % du pib).
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[2]
Frédéric Lasserre, « Internet : la fin de la géographie ? », Cybergéo, Revue européenne de géographie, no 141, 2000, pp. 15-19.
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[3]
Rapport de la Conférence des Nations Unies sur le commerce et le développement (cnuced), Genève, Review of Maritime Transport 2001, 2002, p.10; Laurent Carroué, « Ces espaces hors la loi du transport maritime », Manière de voir, no 65, 2002, p. 67 ; Idem., Géographie de la mondialisation, Paris, Armand Colin, 2002, pp. 89-96.
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[4]
Lire, au sujet de la dépendance économique croissante envers le commerce maritime, André Vigarié, Géostratégie des océans, Caen, Paradigme, 1990.
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[5]
Rapport de la Conférence des Nations Unies sur le commerce et le développement (cnuced), op. cit., p. 28.
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[6]
Armateurs de France,http://www.armateursdefrance.net/emploi/ metiers/Droitea.htm.
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[7]
« Assorted response to transparency exercise questionnaire international maritime trade », Taipei, Institute of Transportation, http://www.iot.gov.tw/apec_tptwg/ tpt/tpt-main/Publications/teq/international-trade.htm.
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[8]
C’est ainsi, par exemple, que les programmes des énormes sous-marins d’attaque (ssn) Seawolf, à l’origine conçus pour contrer la menace des sous-marins lance-missiles soviétiques (ssbn) dans l’Atlantique, sont remplacés par les modèles de la classe Virginia, plus petits, plus maniables dans des eaux moins profondes. Naval Technology, http://www.naval-technology.com, consulté le 6 décembre 2002. Merci à Jérôme Le Roy (American School of Paris) pour l’information.
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[9]
Voir notamment John Noer et David Gregory, Chokepoints : Maritime Economic Concerns in Southeast Asia, Washington, dc, Institute for National Strategic Studies, National Defense University, 1996, et Frédéric Lasserre, Le Dragon et la Mer. Stratégies géopolitiques chinoises en mer de Chine du Sud, Montréal, L’Harmattan, coll. Raoul Dandurand-uqam, 1996.