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Une forme de statu quo fragile est préservée au Proche et Moyen-Orient au tournant de la guerre du Golfe en 1991, laquelle renforce la suprématie des États-Unis dans le système international. Vers la fin de la décennie, le dossier irakien a conduit à un regain d’influence des idées néoconservatrices aux États-Unis, qui prennent le dessus après les attaques terroristes sur le territoire américain en septembre 2001. Dès lors, se confirme l’interventionnisme des États-Unis dans la région, inscrit dans une stratégie offensive exacerbée, concrétisée en 2003 par l’invasion de l’Irak. Certains pays de la région souhaitent faire contrepoids à ce leader unipolaire qui pose une menace directe à leur sécurité ou à leur autonomie. La question principale est de savoir s’ils peuvent le faire et comment ils y parviendront.

En analysant les relations de la Syrie avec la Russie depuis les années 1990, nous voulons comprendre comment la volonté de puissance syrienne s’ancre, se manifeste et oscille, ainsi que les éléments qui la nourrissent. La Syrie partage avec d’autres pays arabes et non arabes du Moyen-Orient certains traits communs sur plusieurs plans. La Syrie a une faiblesse structurelle ; c’est un pays économiquement sous-développé dont le régime a des problèmes de légitimité politique importants. C’est aussi un pays qui a une histoire de victimisation de la part des grandes puissances, ainsi qu’une position géographique attractive sur le plan de la politique mondiale.

La particularité de la politique étrangère de la Syrie semble, néanmoins, résider dans les options que le régime de Damas a choisies au fil des années et, en particulier, depuis le changement dans la stratégie des États-Unis envers le Moyen-Orient. Sur ce plan, le contraste entre le comportement de Damas et celui de ses voisins arabes qui, comme la Syrie, aspirent à exercer un leadership régional est évident. Le style de la diplomatie syrienne se caractérise par l’opposition et le défi ouvert vis-à-vis des intentions de Washington à l’égard du Proche-Orient : la Syrie se montre particulièrement réticente à coopérer avec la puissance hégémonique dans des sujets que Damas juge essentiels pour sa sécurité et son prestige. Enfin, la Syrie se distingue d’autres pays arabes parce qu’elle ne fait pas partie d’un système d’alliance aux côtés des États-Unis. Les bas niveaux d’institutionnalisation caractérisent les rapports bilatéraux Syrie/États-Unis, en termes d’accords formels et de la participation active des Syriens dans l’arène multilatérale. L’élément critique de la puissance syrienne, dans cette optique, est celui d’avoir un degré suffisant d’autonomie dans la formulation et l’application des politiques en matière de priorités gouvernementales.

Certes, la capacité de mettre en oeuvre une politique relativement autonome est limitée par la forte implication et, à partir de 2003, la présence militaire des États-Unis. La région elle-même peut limiter l’autonomie de la Syrie en raison de son instabilité et de son atomisation. L’autonomie peut aussi être restreinte par la dépendance et les contraintes de l’interdépendance économique. Or, malgré leur supériorité en taille, population, ressources naturelles et autres ressources, les pays arabes voisins ont accru leur dépendance vis-à-vis des États-Unis en ce qui concerne leur développement économique, militaire et technologique, ce qui limite davantage leur marge de manoeuvre diplomatique. Dans cette perspective, la puissance comme autonomie est la capacité relative d’enrayer ou de limiter la coercition ainsi que les règles formulées et imposées par d’autres États (Skidmore et Hudson 1983 : 7 ; Holsti 1992 : 83), d’exprimer son désaccord et de l’assumer. Ce jeu régional a fréquemment valu à Damas l’isolement diplomatique et a durement frappé les projets de réforme économique. Le contraste entre les ressources dont dispose la Syrie et ses ambitions régionales ne peut donc que frapper l’observateur.

On pourrait dire que c’est le jeu international bipolaire depuis les années 1970 (dans les années 1950 et 1960, parler de puissance syrienne était difficile du fait que la Syrie était un enjeu plus qu’un acteur) qui contribuait à la capacité d’action de la Syrie, dans la mesure où il ne mettait pas réellement à l’épreuve son jeu diplomatique régional. Or, dans une perspective historique, ce qui caractérise le comportement syrien n’est pas son désir de leadership régional ni la volonté d’agir en conséquence, mais sa durée et sa réussite relative, malgré ses grandes (et croissantes) faiblesses au regard de la politique américaine.

Le rôle régional de la Syrie, exposé au jeu diplomatique ordinaire, est distinctif par son comportement envers (et son influence sur) des acteurs étatiques et non étatiques régionaux ; par les espaces dans lesquels de telles interactions ont lieu, par la volonté de s’imposer comme acteur international d’autant plus considérable qu’il peut être dérangeant et d’exploiter les vides de sécurité dus aux faiblesses des États voisins.

L’argument développé ici est nourri par deux débats principaux en relations internationales, le réalisme et le constructivisme. Le paradigme réaliste tient la volonté de puissance comme moteur de la politique mondiale et de l’« intérêt national » des États. Le réalisme nous oriente vers le contenu de la puissance de la Syrie, sa volonté de l’afficher et l’évolution de sa marge de manoeuvre. La puissance est une notion variable et la façon dont un État cherche à s’en servir est déterminée par les circonstances (internes et externes) et par ses objectifs à un moment donné. Les choix des alignements diplomatiques des États s’expliquent en termes de dilemme de sécurité, d’équilibre de puissance et de menaces résultant de l’anarchie du système international. Enfin, le processus de prise de décision en politique étrangère d’un État est rationnel ; la rationalité – qui dérive de l’importance de la puissance – se mesure en fonction des objectifs moraux et pratiques de l’État, qui amènent ce dernier à faire des choix selon un calcul des coûts et des bénéfices (Morgenthau 1985 ; Waltz 1979 ; Walt 1987).

Puisque les rapports de puissance forgent la politique étrangère, on reconnaît également, dans une perspective néoréaliste (Waltz 1979), que l’évolution du système international – la prééminence politico-militaire des États-Unis et ses effets sur la sécurité au Moyen-Orient – est la variable principale qui expliquerait la distanciation entre Damas et Moscou pendant les années quatre-vingt-dix et les trois premières années du nouveau siècle, tout comme le rapprochement prononcé que les deux cherchent dans la sphère militaire, économique et commerciale à partir de la guerre en Irak, et particulièrement de 2005. Pour la Syrie, la structure internationale anarchique et marquée par la prééminence des États-Unis et son alliance avec Israël conditionne largement l’importance que Damas accorde à la relation avec Moscou dans sa volonté d’adapter sa politique aux transformations survenues dans le système international (Rosenau 1981), de contrôler les effets de la stratégie américaine, de conserver un rôle de puissance régionale arabe au Proche-Orient pour contenir Israël et de maintenir le régime baasiste au pouvoir.

Le conflit – qui se manifeste dans les déséquilibres de pouvoir dans le domaine stratégique, tout comme dans le jeu de perceptions entre les États et leur interprétation de normes internationales – façonne l’intensité de la volonté de puissance du leadership syrien et les bénéfices que la Syrie trouve à l’afficher. Le conflit régional est un critère crucial, nécessaire et probablement suffisant de la volonté de puissance de Damas ; une sorte d’atmosphère permissive du rôle de puissance régionale qui revendique l’autonomie et la distanciation vis-à-vis des politiques des pays forts, en l’occurrence les États-Unis, et qui pousse Damas à se tourner vers la Russie pour augmenter sa capacité de défense. Le conflit est aussi un critère qui permet à la Syrie et à la Russie de convertir leurs faiblesses en atouts de puissance et d’en faire un sujet de débat qui dépasse les frontières de leurs États.

En tant que méthode pour déchiffrer la politique mondiale, le constructivisme reconnaît l’importance capitale de la puissance, mais souligne l’influence que les idées (proches du critère de la moralité si chère aux réalistes et inséparable de la puissance), l’identité nationale et le discours ont sur la formulation, l’implémentation et les résultats en politique étrangère (Wendt 1992 ; Katzenstein 1996 ; Valter 2002 ; Barkin 2003). L’accent mis sur ces éléments sociaux, collectifs et intersubjectifs – qui s’affirment toujours par rapport à un Autre – permet d’attester, dans une perspective plus dynamique et sociologique, la reformulation du rôle de la Syrie en politique étrangère et l’évolution de sa marge de manoeuvre face aux conditions externes et internes.

Le courant constructiviste, en outre, aide à comprendre quand et comment l’identité nationale de la Syrie comme « puissance de la ligne de front » et « bastion de l’arabisme[1] » établit des paramètres que doivent gérer les décideurs dans leur propre définition de la sécurité et des intérêts de la Syrie, orientant les perceptions et les objectifs dans une certaine direction et contribuant à hiérarchiser les priorités. Si la politique de puissance de Damas est déployée vers une réalité objective externe comportant des enjeux et des dangers, la signification de ces menaces est construite par les acteurs syriens et russes à partir de leur position, formation, entraînement et familiarité avec leur système politique et institutionnel, et leur environnement externe. C’est à la lumière d’un ensemble de valeurs, de principes généraux, de convictions et d’expériences que la conduite de la Syrie en général, et envers la Russie en particulier, acquiert sa signification. La dimension interne de l’État ne peut, donc, être négligée ni séparée de la dimension externe, dans la mesure où la politique de puissance de la Syrie serait le résultat logique des structures sociopolitiques dans le contexte géopolitique et historique qui est le sien.

Cela autorise à mettre en relief l’interaction de deux volontés, syrienne et russe, qui, loin d’obéir à un modèle normatif préétabli, se construisent dans leur interaction par une suite d’ajustements successifs. Par cette voie, il est aussi possible de définir les paramètres matériaux et intangibles de la puissance syrienne, et d’appréhender ses multiples facettes (Carr 1964 ; Wolfers 1962 ; Gilpin 1983 ; Baldwin 1989).

I – La Syrie et la Russie pendant la guerre froide : client rebelle, patron évasif

Les rapports diplomatiques syro-russes datent de 1946, mais le rapprochement significatif entre les deux pays a eu lieu après l’arrivée au pouvoir du parti Baas en 1963 et surtout après 1966 (Ginat 2000). Sous le gouvernement de Hafez al-Assad (1970-2000), et dans le cadre de la guerre froide, la Syrie s’est appuyée sur des experts soviétiques pour entraîner l’armée syrienne et moderniser son équipe, ainsi que pour construire des autoroutes, des chemins et ponts, des stations électriques, comme le célèbre barrage de l’Euphrate. Des milliers de jeunes Syriens ont bénéficié des bourses soviétiques pour faire leurs études en Union soviétique. Dans le cadre de la rivalité avec les États-Unis et des menaces potentielles que les conflits du Moyen-Orient, géographiquement proche, pourraient représenter pour sa propre sécurité, l’Union soviétique a pour sa part cherché à s’assurer une présence dans la région à travers ses principaux clients : la Syrie, l’Égypte, la Libye, l’Irak et l’Organisation pour la libération de la Palestine (olp).

Or, l’alliance qu’Israël maintient avec les États-Unis depuis 1967 est très loin de correspondre à celle que Damas a tissée avec Moscou. Les rapports syro-russes ont fréquemment été ponctués de différends. Lors des guerres israélo-arabes de 1967 et 1973, la priorité de la Russie a été d’éviter l’affrontement direct avec Washington, ce qui l’a amenée à renforcer les capacités militaires de la Syrie en même temps qu’elle s’efforçait de contenir les politiques offensives de Damas à l’égard d’Israël (Cobban et Neumann 1991 ; Golan 2006 ; Kober 2006). Ce jeu d’équilibriste – qui s’est maintenu relativement constant jusqu’à nos jours – pourrait expliquer le fait que, pendant les dix premières années de sa présidence (1970-1980), Hafez al-Assad se soit refusé à signer un accord d’amitié et de coopération avec l’Union soviétique (Seale 1989).

La Syrie a commencé à resserrer ses liens avec la superpuissance soviétique lorsqu’elle est entrée dans une phase d’extrême vulnérabilité à partir de 1975. Vers 1976, des facteurs tels que les intentions de l’Égypte de s’éloigner de la Syrie vers une paix séparée avec Israël, la guerre civile libanaise, les tensions avec Bagdad, les répercussions de la décision de Damas d’offrir son soutien à la jeune République islamique d’Iran ont menacé la stabilité et la continuité du régime baasiste mené par Assad, ainsi que la sécurité territoriale de l’État.

Dès le moment fondateur de la politique de puissance syrienne sous Hafez al-Assad dans les années 1970, et en raison de ses problèmes de légitimation, l’espace politique interne syrien est englobé dans une fonction extrinsèque, dans laquelle les liens avec l’Union soviétique, particulièrement à partir des années soixante-dix, sont partie intégrante. Néanmoins, le poids du caractère autoritaire (et minoritaire) dans la volonté de puissance n’explique pas tout. Les intérêts nationaux de la Syrie seraient aussi largement conditionnés par des rapports de force et les processus d’interaction avec d’autres États, de même que par des facteurs identitaires et normatifs[2].

La décision finale de l’Égypte et de son président Anwar al-Sadat de signer la paix avec Israël à Camp David (1979) a fini par pousser la Syrie dans l’orbite soviétique et l’a éloignée de Washington, après la courte lune de miel entre les deux pays qui avait débuté avec le rétablissement des rapports entre la Syrie et les États-Unis en 1974. La Syrie est donc passée plus clairement dans le camp « anti-américain », ce qui s’est manifesté, entre autres, dans la décision de Damas de ne pas condamner l’invasion soviétique de l’Afghanistan par l’Armée rouge en 1979, ou de se rapprocher des pays « radicaux » comme la Lybie et l’Iran. En percevant Moscou comme le seul pouvoir dissuasif crédible face aux gouvernements israélien de Menahem Begin et américain de Ronald Reagan, le 8 octobre 1980 la Syrie a fini par signer un accord de coopération et d’amitié avec l’urss.

Cet accord n’a pourtant jamais été une alliance stratégique. Tandis que pour les Soviétiques les préoccupations principales étaient ailleurs – en Afghanistan et en Pologne –, Assad a essayé à maintes reprises de conserver une marge de manoeuvre et une autonomie suffisantes dans ses décisions de politique étrangère, et ce, malgré sa dépendance militaire vis-à-vis de l’urss[3].

Les intérêts de la Syrie et la Russie ont continué d’évoluer. Après l’arrivée de Mijaïl Gorvachov au Kremlin en 1985, Hafez al-Assad a vite constaté que les priorités de l’Union soviétique ne tarderaient pas à se modifier de manière substantielle et que, par conséquent, la Syrie devait trouver un autre interlocuteur stratégique. La possibilité de se rapprocher du vainqueur de la guerre froide, les États-Unis, s’est présentée avec l’invasion irakienne du Koweït en 1990 et la guerre du Golfe qui a suivi : Assad a pris la décision de soutenir l’opération multinationale Desert Storm sous commandement américain contre l’Irak et, peu après, de participer aux négociations multilatérales et bilatérales pour la paix au Proche-Orient ouvertes à Madrid en octobre 1991. Cette décision a eu des fruits immédiats, comme celui d’obtenir l’assentiment de Washington à l’emprise syrienne sur le Liban vers la fin de sa guerre civile.

II – Les années quatre-vingt-dix

Les rapports bilatéraux se sont maintenus « à flot » après la désintégration de l’urss en 1991 et tout au long de la décennie 1990. La Russie a participé seulement de manière formelle à la diplomatie du Proche-Orient, en sa qualité de membre permanent du Conseil de sécurité de l’onu et par sa coprésidence dans les négociations de paix entre Arabes et Israéliens qui se sont ouvertes à Madrid en octobre 1991. Pour sa part, malgré la perte de l’aide soviétique et l’impossibilité d’atteindre la « parité stratégique » avec Israël, Damas n’a pas renoncé à recourir à la dissuasion stratégique dans le domaine de l’armement conventionnel, ni à agir par l’intermédiaire d’acteurs non étatiques (tels que le Hezbollah libanais ou des groupes palestiniens). Ces avantages s’expliquent par la prééminence du conflit et des intérêts liés à la stratégie régionale syrienne au sens large dans laquelle le Liban revêt une importance capitale.

À partir de la deuxième moitié des années 1990, devant le déclin relatif de sa position, la Syrie essaie de mobiliser ses ressources. Cette période se caractérise par un important déséquilibre militaire face à ses voisins, en particulier Israël. Les États-Unis ont assuré « l’avantage militaire qualitatif » de leur allié dans le contexte d’une effervescence régionale marquée par des événements tels que : les bombardements aériens anglo-américains contre l’Irak en novembre 1998, un relatif désintérêt des États-Unis dans le processus de paix arabo-israélien, l’alliance militaire de 1996 entre Tel-Aviv et Ankara, conséquence de fortes tensions diplomatiques communes avec Damas, l’interruption des négociations indirectes entre la Syrie et Israël, l’incertitude régionale créée par la victoire du Likoud et l’arrivée de Benjamin Netanyahu au pouvoir en Israël (1996-1999). Devant un tel scénario, la Syrie s’est tournée vers son ancien patron, la Russie, afin de réduire sa vulnérabilité et de conserver un minimum de pouvoir dissuasif traditionnel.

Du côté russe, Moscou affrontait des difficultés économiques et l’urgence de s’attirer des capitaux étrangers, ce qui a poussé ses dirigeants à trouver dans la vente d’armement et le transfert de technologie au Proche-Orient une soupape économique importante. C’est ainsi qu’en juin 1998, pour la première fois depuis la disparition de l’urss, la Russie a repris la vente d’armes à la Syrie (mei 1998 : 8 ; Cordesman 2004 : 210-211). Entre février et mai 1999 les deux pays ont discuté de perspectives de coopération sur le plan militaire et d’armement sophistiqué. Au début juillet, le président syrien s’est rendu dans la capitale russe pour la première fois depuis la chute de l’urss. Par surcroît, plusieurs accords ont été signés pour la coopération dans les domaines commercial, scientifique et technique. Igor Ivanov, ministre russe des Affaires étrangères, lors d’une visite à Damas a fait allusion aux « relations historiques » entre les deux pays comme à leur quête d’un « monde multipolaire » (bbc 1999).

Arrivé au pouvoir à la fin de 1999, le président russe Vladimir Poutine entendait restaurer la position de la Russie sur la scène internationale. Au Proche-Orient, il s’agissait de relever le profil international traditionnel de Moscou par un transfert massif d’armement. À la lumière de l’éventuelle levée de l’embargo européen d’armements sur la Chine, la connexion syrienne devient prometteuse, en raison de son caractère stratégique. En 2000, un contrat d’armement entre Damas et Moscou est signé peu avant la mort de Hafez al-Assad ; les deux pays conviennent de donner suite à un important marché d’armes portant sur 2 milliards de dollars (1,85 milliard d’euros) pour renouveler le système syrien de défense aérienne[4]. La Syrie et la Russie concluent en outre plusieurs accords de coopération dans les domaines commercial, scientifique et technique.

Dans la pratique, pourtant, entre 1998 et 2002 les chiffres syriens ne montrent de récupération réelle ni dans les nouvelles commandes ni dans la livraison d’armement (Cordesman 2004 : 146-147). En Syrie, la crise économique est sévère : la croissance a décliné et, avec la chute des prix du pétrole, l’économie syrienne est tombée dans la récession en 1999. Moscou demande aux Syriens de payer une partie de leur dette (estimée alors à plus de 10 milliards de dollars) comme condition à de nouveaux contrats (Antonenko 2001[5]). Par ailleurs, des problèmes de corruption endémique, la politisation de la structure du commandement militaire syrien, les bas salaires, le mauvais entraînement technique s’ajoutent aux facteurs qui entravent la capacité militaire ainsi que le potentiel des accords militaires bilatéraux avec la Russie et d’autres pays.

Les attentats terroristes du 11 septembre 2001 aux États-Unis n’ont pas contribué à approfondir les relations syro-russes dans le court terme. Après le 11-Septembre et la déclaration de « guerre globale » américaine contre le terrorisme, Moscou se déclare en faveur de l’alignement avec Washington. Cette révision de la politique russe s’est traduite par un soutien de Moscou à l’intervention en Afghanistan, l’ouverture de bases militaires américaines en Ouzbékistan et au Kirghizstan, la création du Conseil otan-Russie et l’acceptation de l’élargissement de l’Alliance atlantique aux États baltes. Jusqu’en 2004, cette politique a résisté à tous les chocs, y compris à la guerre américano-britannique en Irak.

De leur côté, après le 11-Septembre les Syriens ont parié sur la coopération avec les États-Unis (Hosenball 2002 : 21 ; Hersh 2003[6]). La politique du gouvernement de George W. Bush dévalue les objectifs traditionnels de la politique américaine pour le Moyen-Orient, stabilité politique et processus de paix, ce qui entraîne une dévaluation des cartes syriennes grâce auxquelles Damas pouvait promettre de coopérer ou d’empêcher ces objectifs d’aboutir. Pourtant, les Américains, paralysés par la nécessité de préparer l’invasion de l’Irak et de compter sur le soutien de la plupart des pays arabes (la Syrie, par ailleurs, occupait un siège au Conseil de sécurité comme membre non permanent), n’ont pas poussé trop loin leurs pressions sur la Syrie pour que celle-ci renonce à soutenir des groupes libanais et palestiniens radicaux. Si avec la Syrie la relation est totalement remise en question par le cercle de pouvoir à Washington, le changement dans la posture américaine ne devient politique concrète qu’avec l’invasion et l’occupation de l’Irak en 2003. Jusqu’à la mise à exécution du projet d’envahir et occuper l’Irak, en effet, Washington demeure plutôt conciliant à l’égard de la Syrie. Ainsi, la position américaine face au groupe chiite armé libanais Hezbollah, et donc à la Syrie (son principal allié étatique avec l’Iran), reste ambivalente à la fin de 2001 et au long de 2002. La Syrie et le Hezbollah ont profité d’une marge de manoeuvre assez large au Liban-Sud, et cela jusqu’à la chute du régime irakien de Saddam Hussein en avril 2003.

Durant cette période, les positions syriennes et russes ont été divergentes ou, du moins, distantes. Par exemple, après l’arrivée de Poutine au Kremlin, la Syrie et le Liban ont boycotté la conférence multilatérale pour la paix au Proche-Orient, parrainée en février 2000 par Moscou. Damas a allégué que les négociations bilatérales avec Israël devaient précéder les négociations multilatérales ; c’est-à-dire qu’il fallait d’abord avancer de manière significative sur le plan palestinien et syro-israélien avant de parler de coopération régionale (Bahaa 2000). Un autre exemple est donné par le vote de la résolution 1397 (12 mars 2002) du Conseil de sécurité de l’onu, qui appelait à la coexistence pacifique entre deux États, palestinien et israélien. À cette occasion, la Russie a voté en faveur de la résolution avec treize autres membres, tandis que la Syrie a été le seul membre non permanent du Conseil de sécurité à s’abstenir (un Press Release 2002).

La volonté de puissance est toujours motivée par l’intérêt de peser sur les aboutissements des crises et des négociations régionales et d’en déterminer les règles du jeu, ce qui est cohérent avec le projet de la « lutte pour le Moyen-Orient » que Patrick Seale décrit si justement dans sa biographie de Hafez al-Assad (Seale 1989). Or, cette lutte pour le leadership régional est désormais contrariée par l’objectif pressant de corriger la disjonction entre, d’un côté, des ambitions de jouer un rôle incontournable et, d’un autre côté, la réalité économique interne qui devient explosive et des fissures au coeur du régime syrien. Le tout se combine avec une hégémonie américaine offensive animée par le désir de transformer le conflit israélo-arabe, d’ébranler les équilibres géopolitiques fragiles sur place et de construire une politique de sécurité fondée sur l’intérêt d’en finir avec la « spécificité » de cette zone géographique. Cette motivation rejette ouvertement le rôle de la Syrie, lui ferme son accès. Face à cette politique et à ses effets d’enchaînement, la Syrie doit paraître puissante, surtout lorsque le gouvernement Bush commence à parler de ce pays comme de la prochaine cible de sa stratégie de regime change[7].

À la fin de 2003, la Syrie et la Russie se sont de nouveau rapprochées ouvertement. Cela, en raison de l’isolement diplomatique que les États-Unis et l’Union européenne imposent à la Syrie et qui déstabilise les bases du régime baasiste, ainsi que de la tension croissante entre Moscou, Bruxelles et Washington.

III – La réactivation des rapports syro-russes

La chute de Bagdad en avril 2003 met la Syrie devant plusieurs dangers illustrés par la présence militaire américaine sur le sol irakien, les avertissements proférés par la Maison-Blanche en raison de l’opposition de la Syrie à l’invasion de l’Irak, de même que les pressions communes des Américains et Français à propos de la politique syrienne au Liban. Après 2000, mais surtout à partir de 2003 et de la guerre qui éclate ensuite en Irak, le Moyen-Orient est immergé dans une dynamique confessionnelle qui se répercute sur le système politique, créant des fissures au sein du régime syrien[8] (Pierret 2004).

Par ailleurs, en 2004, l’armée israélienne a reçu une nouvelle génération d’avions de combat, les premiers chasseurs américains F16 I « Soufa ». Ces appareils ont, selon les experts, un rayon d’action atteignant 1 500 km, ce qui met à leur portée des cibles éloignées, sans avoir à être ravitaillés en vol. Selon les médias israéliens, cette nouvelle arme pourrait permettre à l’aviation israélienne de lancer des raids sur des sites nucléaires en Iran (Global Security 2005 ; The New York Times 1999).

Ainsi, dès la fin de 2003 et plus clairement à partir de 2004, lorsque Damas se trouve entre le marteau américain et l’enclume européenne et que le Kremlin, Washington et Bruxelles sont pris dans une spirale de méfiance réciproque, Damas cherche dans le complexe militaro-industriel russe un effet palliatif de sa propre impuissance. Le gouvernement syrien sait objectivement rebondir après le désastre irakien au point d’apparaître comme un pays nécessaire à son ancien patron, Moscou.

Dans le cadre des fortes pressions américaines et françaises contre le régime baasiste, Bachar al-Assad (qui a succédé à son père en juin 2000) effectue une visite d’État en Russie du 24 au 27 janvier 2005. Il affirme aller à Moscou chercher une aide pour stabiliser la situation au Proche-Orient, et non des armes comme le craignait Israël. La visite a été précédée par les avertissements de Tel-Aviv et Washington qui accusaient la Russie de vouloir doter la Syrie des missiles sol-air type Iskander-E, susceptibles de donner à Damas une capacité de première frappe (Baev 2005). La Syrie avait montré son intérêt à acquérir ces missiles depuis au moins le mois de mars 2003. L’intention de vendre des systèmes anti-aériens à la Syrie risquait d’avoir des conséquences pour Moscou, notamment de mécontenter Washington et de discréditer le rôle de médiateur de la Russie dans la région, et allait créer un nouveau problème dans les relations avec Washington à la veille du sommet Poutine-Bush à Bratislava le 24 février (Golovnina 2005). C’est probablement pour cette raison que le ministre russe de la Défense a d’abord nié l’information ; plus tard, il a affirmé que l’exportation de ces missiles ne représentait pas une violation des accords internationaux et qu’elle était techniquement légale : avec une portée de 280 km et une capacité de transport/charge de 480 kg, les missiles Iskander-E glissent en dessous des limites de 300 et 500 km établies par le régime de contrôle de la technologie des missiles. En outre, le gouvernement russe a tenu à souligner que ce type de missile est moins précis que le Iskander-M.

Mais le Kremlin n’a pas renoncé à ses transactions avec Damas. Peu avant sa visite en Israël en avril 2005, Poutine a annoncé la livraison à la Syrie de missiles sol-air de type « Strelets ». Tel-Aviv s’oppose avec véhémence à ce contrat. Poutine multiplie les assurances à Israël en précisant que « ces systèmes peuvent anéantir des cibles aériennes qui sont à portée de vue. Ils sont basés en outre sur des véhicules militaires automobiles et il est impossible de les transmettre secrètement à des organisations terroristes », car ils ne peuvent pas être portés à l’épaule (ria Novosti 2005a). Les pressions ont, pourtant, porté leurs fruits et le président russe a bloqué le contrat de missiles d’Iskander-E avec la Syrie – temporairement, puisque le contrat sera bien conclu en janvier 2007. Entre-temps, le Kremlin annonce le règlement de la dette syrienne (Kommersant 2005).

À la suite de la décision de Damas, en mai 2005, de mettre fin à sa coopération dans le domaine militaire et du renseignement avec les États-Unis (cnn 2005), le journal israélien Maariv alerte sur la prise par la Syrie de missiles sol-air de type SI 18 (World Tribune 2005). En juin, les États-Unis et Israël ont accusé la Syrie de faire des essais avec des missiles Scud (Erlanger 2005). L’incident, en juin 2005, sur les hauteurs du Golan (territoire syrien occupé par Israël depuis 1967), de tirs provenant du côté syrien a coïncidé avec la livraison par la Russie à la Syrie de missiles russes sol-air dernier modèle destinés à combattre les hélicoptères et les avions volant à basse altitude. La transaction s’inscrit dans les mois succédant l’attaque de l’armée de l’air israélienne dans la lutte contre de prétendues « cibles terroristes » situées en territoire syrien et le survol en 2004 du palais présidentiel syrien par des avions militaires israéliens. Israël et les États-Unis ont protesté vainement contre cette transaction. Le général Shakedi, commandant de l’armée de l’air israélienne, redoutait que ces missiles, qui peuvent être tirés depuis l’épaule, ne soient en fin de compte mis à la disposition du Hezbollah libanais ou d’« organisations terroristes » agissant en Irak.

Au début de janvier 2006, les sources russes ont confirmé la livraison par la Russie à la Syrie d’un système de défense aérienne (qui comprend des missiles Strelet) (Forbes 2007 ; ria Novosti 2007). Pour le ministre russe des Affaires étrangères, Sergei Lavrov, la Syrie, « comme tout pays de la région, a le droit de se procurer les moyens de sa défense » (Syrian News Agency 2005). Moscou a également offert son aide dans le domaine de l’entraînement militaire. Le 2 juin 2006, la Russie a décidé d’installer une base navale militaire dans les ports syriens de Latakie et Tartous. Selon des sources russes, Moscou était disposé à payer à la Syrie ses droits navals avec de l’armement avancé et un pacte de défense stratégique[9]. Pour l’instant, le port de Tartous fonctionne comme une station-service pour l’armée russe, ce qu’aucun des deux pays ne veut admettre. Avant tout, la récupération de cette base militaire peut s’interpréter comme une réponse de Moscou au plan de Washington de déployer un bouclier antimissile en Pologne et en Ukraine.

Finalement, après moins de deux ans de blocage de la vente, le Kremlin a approuvé l’exportation à la Syrie de missiles Iskander-E de portée moyenne (SS-26 Stone dans la nomenclature de l’Otan) (Litovki 2007). Pour Moscou, l’approvisionnement de missiles à la Syrie était probablement motivé par des ambitions plus larges que celle de compenser la perte des profits des exportations vers l’Asie du Sud-Est (bbc 2005). L’administration américaine a sanctionné (sous le Iran and Syria Nonproliferation Act du 22 novembre 2005) trois sociétés chinoises, trois russes et une entreprise nord-coréenne en raison de leurs transactions militaires avec la Syrie et l’Iran. Le chef du Comité des affaires internationales de la Douma a répondu à cela que les Américains « agissent, une nouvelle fois, de manière superficielle et myope » (Gertz 2007 ; Reuters 2007).

Lorsqu’on examine les échanges militaires syro-russes il faut considérer, certes, leur poids relatif dans les relations entre Moscou et Tel-Aviv. Si Vladimir Poutine se positionne comme un fournisseur d’armes et, indirectement, comme un « gardien » de la Syrie, la Russie n’est pas pour autant un protecteur complaisant et n’est pas en mesure d’offrir des millions de dollars d’aide. L’importance que le Kremlin accorde aux rapports avec Israël et aux susceptibilités de ce dernier est un élément important qui empêche la Russie de vendre certains types d’armement dont la Syrie a besoin pour renouveler son équipe et améliorer sa capacité de défense, surtout aérienne. Selon un rapport de l’agence d’intelligence militaire du Pentagone, élaboré en mars 2009 et présenté devant le Sénat américain, la Syrie serait près de recevoir de Moscou des avions de chasse MiG-31E et MiG-29M/M2. Les rumeurs sur cette opération datent de 2007 ; Moscou et le monopole Rosoboronexport les avaient alors niées. Selon les autorités militaires israéliennes, l’acquisition par la Syrie de ces avions mettrait en sérieuses difficultés la force aérienne de leur pays (Jerusalem Post 2009 ; upi 2009[10]). Quelques jours plus tard, la Russie a annoncé qu’elle allait geler la vente des MiG-31 en raison des pressions israéliennes (Haaretz 2009).

Si, donc, la Russie ne souhaite pas renoncer facilement à ses relations militaires avec l’Iran ou la Syrie, elle ne semble pas non plus disposée à rompre les liens avec Israël pour rassurer Damas ou Téhéran. Les relations entre Israël et la Russie sont bonnes ; sous la présidence de Poutine en particulier, le volume du commerce bilatéral n’a cessé d’augmenter[11], tout comme la coopération en matière de sécurité (Katz 2008 ; 2005[12]), et les liens culturels sont historiquement importants.

L’intérêt de Damas dans le développement de l’industrie d’armement et la modernisation de la technologie militaire peut s’associer au caractère des rapports entre l’État et ses militaires (Droz-Vincent 2007). Il faudrait rappeler que la consolidation de ce qu’on a appelé le complexe « militaro-mercantile » (Bahout 1994) en Syrie a dépendu largement de la présence politique et militaire syrienne au Liban. La fonction du Liban est devenue de plus en plus celle d’une zone de compensation des pertes ou de l’inefficacité syrienne dans d’autres domaines. Cet enjeu et la réelle accumulation capitalistique qui s’est produite ont profité à un bon nombre des proches du pouvoir, y compris des officiers de l’armée et les membres des services de la Sécurité politique et de la Sûreté générale qui exercent ordinairement une ingérence majeure dans la politique étrangère (Aïta 2007 : 578 ; Benhadj et Kienle 2007 : 721-722). Ceux-ci auraient perdu une riche source d’enrichissement lorsque la Syrie a dû retirer ses troupes en avril 2005. Par ailleurs, à l’époque de Hafez al-Assad, l’armée syrienne bénéficiait, en la personne du général Moustafa Tlass, d’un représentant dont le statut politique était élevé. Sa proximité avec le président ainsi que les multiples liens politiques et militaires qu’il avait pu tisser garantissaient l’assise de l’institution militaire. En revanche, l’actuel ministre de la Défense, Hassan Turkmani, n’a pas la même proximité avec le président Bachar (Benhadj et E. Kienle 2007 : 723). Cela dit, l’armée syrienne reste loyale au régime, même si ce n’est pas elle qui garantit la sécurité du régime, mais les forces prétoriennes.

Or, on ne saurait attacher la quête de pouvoir militaire simplement au caractère autoritaire du régime syrien, à ses intrigues internes et au désir des services secrets et des généraux d’empocher des commissions juteuses sur le marché de l’armement. La modernisation des équipements a une logique stratégique indéniable résultant des rapports de force. Le retrait des troupes syriennes du Liban en avril 2005 a sans doute pesé sur la place de l’armée dans le dispositif du pouvoir et dans la protection de l’État. La dimension géographique des disputes territoriales motive Damas à conserver un pouvoir militaire dissuasif dont on espère qu’il découragera les velléités offensives d’Israël[13]. Un des exemples plus récents a été la tactique israélienne des représailles à grande échelle contre le Liban à l’été 2006. Cette opération militaire n’a pas atteint l’objectif d’éliminer le Hezbollah ; elle n’a pas non plus rétabli la capacité de dissuasion globale d’Israël[14]. Bien que l’asymétrie du pouvoir militaire entre la Syrie et Israël fait de la guerre conventionnelle à grande échelle une ligne rouge, « la faiblesse de la puissance israélienne » dans un environnement régional où plusieurs conflits et acteurs se superposent, spécialement après 2003, augmente la capacité dissuasive des transactions syro-russes.

A — Acrobaties diplomatiques et rhétoriques

Ces transactions ont un rôle additionnel : à travers les échanges militaires de la Russie, la Syrie conserve une image et une politique de puissance régionale. La place que la Syrie occupe dans la politique russe s’inscrit, pour sa part, dans le cadre des efforts de Moscou de s’assurer une présence au Moyen-Orient, essentielle pour son prestige comme grande puissance internationale (Adomeit 1995). Revendiquer le rôle de la Russie dans cette région dans les domaines de l’armement, du gaz et du pétrole est une tâche que requiert la collaboration tant de l’Iran, principal partenaire de la Syrie dans la région, que de la Syrie. Poutine et Assad dénoncent à maintes reprises la politique « déstabilisatrice » des États-Unis. Les « valeurs communes » claironnées par celle-ci et l’Union européenne soulèvent des soupçons ; dans leurs respectives sphères d’influence les deux cherchent donc à faire contrepoids.

En 2005, Damas est surtout soucieux d’éviter que le dossier libanais n’entrave les négociations pour le règlement de sa dette avec Moscou. Il y réussit : l’accord a été signé en mai 2005. À la fin du mois de juin, Damas a réussi à rallier la Chine et la Russie à sa cause ; les deux pays se sont engagés à établir des liens économiques avec la Syrie et ils demandent à Israël de respecter ses responsabilités internationales, y compris la restauration totale de la souveraineté syrienne sur les hauteurs du Golan (Arabic News 2005c). Si Moscou, en tant que membre du Quartette pour la paix au Proche-Orient, appelle Damas à « fermer les bureaux du Jihad islamique palestinien et à empêcher l’utilisation de son territoire par des groupes armés engagés dans des actes terroristes », ses pressions dans ce dossier ne sont pas allées plus loin (Global Security 2005).

Les rencontres diplomatiques de haut niveau avec la Russie et, de surcroît, la Chine, deux membres permanents du Conseil de sécurité, sont principalement militaires. Mais elles apportent également à la Syrie un poids diplomatique. Lors de la publication du premier rapport de la commission internationale de Detlev Mehlis (octobre 2005, premier document officiel qui associe la Syrie à l’assassinat de l’ancien premier ministre libanais Rafiq Hariri[15]), la Chine et la Russie se sont abstenues de voter la résolution 1636, ce qui a permis d’écarter la menace de sanctions imposées automatiquement à la Syrie (même si la résolution fait mention au chapitre vii de la Charte des Nations Unies[16]) (ria Novosti 2005b).

La Russie s’est réjouie de l’efficacité de sa « pression psychologique » exercée sur les autres délégations et qui a permis de sauver Damas des sanctions économiques automatiques qui « n’étaient pas nécessaires ». Un membre du comité de sécurité du Parlement russe a qualifié la Syrie d’« obstacle aux complots » (Arabic News 2005c). La Chine a expliqué sa position par son respect du principe « de s’attacher à ce qu’aucun usage ou menace de sanctions ne soit permis dans les relations internationales » (onu 2005). Moscou a en outre épaulé Damas dans son opposition au Tribunal international pour juger les assassins de Rafiq Hariri, en remettant en question la légalité de ce tribunal tel qu’il est prévu par les gouvernements libanais et américain. Les Russes semblent avoir freiné à plusieurs reprises les tentatives américaines de présenter ce dossier devant le Conseil de sécurité (Kralev 2007).

À Damas, on a été déçu de la décision de la Russie de s’abstenir de voter la résolution 1636 au lieu d’imposer son veto. Dans les milieux diplomatiques français, il est évident que la Russie veut monnayer le pouvoir de nuisance de la Syrie, pourtant, « l’état de l’armée russe est déplorable [...] Moscou ne peut pas aller très loin dans son opposition aux États-Unis ». Un de nos interlocuteurs minimise la portée de la position russe et chinoise au Conseil de sécurité relativement au dossier syro-libanais :

« La Russie et la Chine n’ont jamais imposé leur veto ; ils ont juste imposé des modifications aux textes des résolutions. Or, même ces modifications ne signifient pas que la Russie représente un grand soutien pour la Syrie, puisque tout le monde sait que les résolutions font toujours l’objet du marchandage. Ceux qui proposent le texte originel, dans ce cas la France et les États-Unis, exagèrent délibérément les propos, certaines propositions, pour descendre ensuite à un optimum négocié, à ce qu’ils veulent vraiment […] » (Ambassade de France 2006).

En effet, on ne saurait pas dire que Moscou représente un soutien diplomatique et militaire inconditionnel dans sa politique régionale. Il suffit de rappeler la position russe au plus fort de la crise syro-libanaise après l’attentat à la voiture piégée qui a coûté la vie à l’ancien premier ministre libanais Rafiq Hariri le 14 février 2005 à Beyrouth. Washington et Bruxelles ont pointé du doigt Damas comme le responsable du crime. Dans les semaines suivant la mort de Hariri, Moscou s’est joint aux États-Unis et à l’Union européenne dans les appels au retrait syrien du Liban. Le discours russe envers la Syrie dans cette période a adopté un ton presque sévère, comme l’ont démontré les propos de Vladimir Poutine lors du sommet américano-russe tenu à Bratislava le 21 février (Katz 2006). Par ailleurs, s’il est vrai que Moscou s’était abstenu de voter la résolution 1559 (septembre 2004)[17] qui exigeait du gouvernement libanais de désarmer le Hezbollah et les groupes palestiniens au Liban, et de déployer son armée dans tout le territoire, Moscou s’est prononcé plus tard, de concert avec Berlin, Paris et Madrid, pour l’application de la résolution. Concernant le Hezbollah, la position russe est que le parti chiite ait «  la possibilité de représenter ses intérêts dans le cadre des institutions politiques[18] ». En outre, lors de la visite à Moscou du chef libanais druze, Walid Joumblatt, le 12 mars 2005, le ministre russe des Affaires étrangères déclare son soutien au libre déroulement des élections législatives au Liban « sans ingérence extérieure, de façon démocratique […] » et il met à nouveau l’accent sur « la nécessité de respecter la résolution 1559 de l’onu ».

Tout cela a sans doute contribué à renforcer l’isolement de Damas. En mars 2005, le ministre adjoint des Affaires étrangères, Walid Moallem, visite la Russie pour rassurer le gouvernement Poutine sur les intentions syriennes de se retirer du Liban. Plus tard, la Russie ne s’est pas opposée à l’accord au sein de l’onu sur l’établissement d’un tribunal international pour juger les responsables de la mort de Hariri.

Le marchandage au sein du Conseil de sécurité de l’onu auquel notre source diplomatique française se réfère est sans doute réel, tout comme l’incapacité ou le manque de volonté du Kremlin d’entraver la création et les travaux du Tribunal international. Or, la Syrie, comme la Russie, s’est fermement opposée aux efforts des États-Unis de compter sur le soutien de l’onu pour envahir l’Irak (Hinnebusch 2005) ; pour les deux pays, le Liban reste une alerte rouge, l’endroit où Washington a toujours cherché à matérialiser sa stratégie hégémonique et de contrôle de la région. Moscou sous Poutine cherche à maintenir sa présence dans la région et refuse sans ambiguïté que la Syrie subisse le même sort que l’Irak. Tant Moscou que Damas font du soft balancing : ils coordonnent leurs positions diplomatiques afin d’exercer, ensemble, plus d’influence sur les États-Unis. La Russie a besoin de la coopération syrienne afin que Moscou dispose d’une marge de manoeuvre suffisante pour aider Damas à sortir de son isolement.

Pour le vote de la résolution 1680 (18 mai 2006) du Conseil de sécurité de l’onu, la Russie, tout comme la Chine, s’abstient à nouveau. Cette résolution accroît les pressions sur la Syrie pour l’amener à reconnaître pleinement l’indépendance du Liban, en « encourageant fermement » Damas à établir avec Beyrouth des relations diplomatiques formelles et à délimiter la frontière commune. Le représentant de la Russie auprès de l’onu, Vitaly Churkin, a insisté sur le fait que cette résolution n’était pas nécessaire, Beyrouth et Damas ayant déjà fait certains progrès dans leur dialogue bilatéral.

Ensemble la Russie et la Syrie veulent créer l’image d’acteurs intermédiaires constructifs. Sur la scène intra-palestinienne, les deux pays coordonnent leurs efforts pour persuader le Hamas d’appliquer les clauses de la « Feuille de route[19] ». La puissance syrienne se voit aussi confortée par la décision russe de continuer ses contacts avec le gouvernement palestinien du Hamas (élu en janvier 2006, soutenu par Damas) et de rejeter les sanctions économiques contre le nouveau gouvernement palestinien imposées par les États-Unis et l’Union européenne à la suite de la victoire électorale du groupe islamiste.

La perception des diplomates arabes que nous avons rencontrés à Damas est que la Russie de Poutine ne peut pas construire les mêmes liens que l’Union soviétique avec les pays arabes, et cela, en raison de sa faiblesse économique et politique (Ambassade d’Égypte en Syrie 2006 ; ambassade d’Arabie saoudite en Syrie 2006). Mais selon un membre du ministère syrien des Affaires étrangères : « Sous Poutine, Moscou a fait sentir sa présence dans le monde. La Russie est toujours capable de redresser quelques déséquilibres provoqués par la partialité de l’administration américaine en faveur d’Israël » (Ministère des Affaires étrangères 2006). Selon un éditorialiste syrien également rencontré à Damas en 2006, le nouveau régime russe ne s’est pas aligné sur la politique occidentale, et notamment américaine : « C’est cette particularité qui lui assure la continuité de son rôle historique au Moyen-Orient avec une présence qui contrebalance celle des pays occidentaux. » Un membre de l’opposition séculaire en Syrie que nous avons rencontré à la même période considère que « [l]a Russie n’est pas en train de construire son influence dans la région sur sa propre puissance économique, financière ou politique effective, mais sur la faiblesse des États-Unis et les erreurs de la France » (Anonyme 2006).

La description des rapports avec la Russie ne s’appuie pas sur des considérations de politique économique, mais sur une concordance de perceptions refusant la politique de l’Occident et ses projets dans la région. Cela permet de remarquer, d’abord, que si l’autonomie semble parfois dépourvue d’efficacité dans le terrain de l’action, elle est toujours et davantage pratiquée sur le plan rhétorique (Badie 2006 : 94-95). De plus, les déclarations diplomatiques servent aux leaders étatiques syriens et russes à envoyer des signaux destinés à plusieurs audiences, intérieure et internationale. Quand l’incertitude et la précarité de la situation provoquée par le conflit augmentent, la stratégie associée à la puissance régionale devient une stratégie de plus courte portée : elle est définie par la capacité à maintenir et gérer les perceptions publiques internes et externes de cette puissance, car ce sont ces perceptions qui connectent les acteurs externes et internes entre eux et qui contribuent à la continuité de la communauté politique.

On peut également affirmer que l’attention que la Syrie a accordée au temps de la bipolarité, des années 1960 aux années 1980, à ses rapports militaires avec l’Union soviétique conforte la perception que le monde extérieur a de la puissance syrienne qui conserve le soutien russe sous l’hégémonie américaine. Surtout après la fin de la présence militaire de la Syrie au Liban, ces transactions auraient aussi une fonction interne, dans le sens où elles servent, pourrait-on dire, à renforcer dans l’imaginaire collectif un sentiment de « syrianité ». En effet, aux yeux de certains observateurs en Syrie, l’assassinat de Rafiq Hariri et le retrait militaire du Liban auraient provoqué une « crise d’identité » majeure au sein de l’élite au pouvoir et de la population syriennes, puisque ce retrait aurait « humilié » la puissance syrienne et démontré que la Syrie a perdu toute influence sur la sphère arabe. Or, face à la politique américaine, la puissance syrienne n’a pas besoin de renouveler son identité régionale ; en revanche, si cette crise identitaire a bien eu lieu, elle pousse la Syrie à s’attacher à un discours volontiers moral de la puissance syrienne qui fait aussi partie d’une orientation nationaliste et souverainiste, et qui accentue une identité proprement syrienne, qui souligne ses traits distinctifs, et non seulement ses traits communs, vis-à-vis des sociétés arabes voisines. Par là s’opère le remplacement de l’identité arabiste et baasiste ancienne.

L’autoperception de la Syrie – qui est un fait objectif et comportant des éléments propres à l’histoire politique de ce pays – n’est pas sans conséquence sur l’analyse de la politique étrangère syrienne. Vers la fin de l’année mouvementée de 2006, la Syrie revendique sa place comme puissance régionale qui défend la multipolarité. L’éditorial d’un journal syrien proclamait que le monde unipolaire appartient, cette fois, au passé. « [Et] aujourd’hui la Russie est en train de jouer un rôle non moins important que les États-Unis dans la promotion de la paix et de la sécurité internationales, de telle sorte que la région ne sera plus un otage des Américains » (memri 2007), tandis qu’une bonne partie de la presse russe, semble-t-il, interprète les résultats de la guerre au Liban de 2006 comme une victoire de la Syrie et de ses alliés contre les États-Unis (ria Novosti 2006).

À la suite de la visite officielle d’Assad en Russie en janvier 2005, le porte-parole du ministère russe des Affaires étrangères décrit la Syrie comme « le plus important partenaire de la Russie au Moyen-Orient […] et un État clé dans la région » qui va aider l’ex-Union soviétique à reprendre « une place digne d’elle au Proche-Orient et retrouver grâce à cela un statut de superpuissance » (Arabic News 2005a ; 2005b).

Le 20 août 2008, le président syrien Bachar al-Assad s’est rendu à Moscou une nouvelle fois. Lui et le premier ministre russe Dmitri Medvedev ont parlé de la crise autour du programme d’enrichissement d’uranium de l’Iran, des projets militaires de l’otan et des États-Unis en Europe, et de l’importance d’un calendrier précis pour le retrait du sol irakien de toutes les troupes étrangères (Oudat 2008). Cette visite a eu lieu moins de deux semaines après le début de la guerre entre la Russie et la Géorgie en Ossétie du Sud[20], et un mois après le rapprochement de la France et de la Syrie amorcé par le président Nicolas Sarkozy (icg 2009).

La Syrie a été le deuxième pays, après la Biélorussie, à exprimer son soutien au gouvernement russe dans sa crise avec la Géorgie, provoquant les critiques et les avertissements du Département d’État américain (Haaretz 2008). Assad a déclaré à un journal russe : « Dans ce dossier [de l’Ossétie du Sud et la Géorgie] nous soutenons totalement la Russie. Les Américains continuent avec leurs politiques de guerre froide. La guerre, provoquée par la Géorgie, est le point culminant des efforts d’assiéger et d’isoler la Russie […] La Géorgie a commencé cette crise et c’est la Russie que l’Occident culpabilise. De toutes parts il y a désinformation et distorsion des faits. » Assad a ajouté qu’« il est important que la Russie assume une position de superpuissance, afin de faire échouer ces efforts » (Moubayed 2008). De plus, dans son entretien Assad a affirmé qu’« en Russie et dans le monde tous sont conscients du rôle qu’Israël et ses conseillers militaires ont joué pendant la crise [en Géorgie][21] » (Ravid 2008). Il est probable que de tels soupçons aient motivé la Russie à commencer, en septembre 2009, à fournir à la Syrie des missiles de défense aérienne Pantsir-S1, selon la United Aircraft Corporation de Russie (information que le gouvernement russe a toutefois niée [upi 2009[22]]).

La volonté de défendre une certaine autonomie est un composant dynamique qui permet de mettre en relief le croisement, entre, d’une part, les contraintes et les avantages de la structure internationale du pouvoir et, d’autre part, le choix et l’emploi des instruments pour répondre aux évolutions d’une telle structure. En particulier, la tactique ponctuelle de « mise à défi » de la Syrie vise les normes et les procédures liées à l’unilatéralisme américain et les stigmatise en les qualifiant d’injustes (Badie 2008 : 251). Elle sert à Damas à contester une vision universelle de la guerre et de la moralité lorsque la puissance hégémonique n’est plus perçue comme légitime. De ce fait, elle établit le rapport entre la subjectivité de la puissance et sa réalité objective, d’un côté, et le fossé existant entre les moyens dont dispose la Syrie et ses ambitions stratégiques, de l’autre.

Les images et les perceptions réciproques sont également issues des inter-actions des États et de la position relative que chacun d’entre eux occupe dans le système international. Le paramètre rhétorique contient les mots et les représentations que la Syrie se fait de sa propre puissance. L’État syrien veut afficher, d’abord, une image de victime des complots fomentés par les États ennemis ; ensuite, celle d’une position morale avantageuse sur la scène internationale. Par là, la Syrie cherche à s’accrocher à sa « spécificité » de puissance régionale arabe ; et la Russie à celle de puissance globale. La question de la puissance relative de Moscou par rapport à Washington est donc loin de se réduire à une question d’équilibre des forces militaires.

Les formules verbales n’indiquent pas forcément toutes les intentions politiques ou stratégiques réelles du régime syrien. Néanmoins, à certaines conditions elles peuvent être utiles, quand elles correspondent à une évaluation objective des capacités matérielles ou aux choix faits par Damas. Elles sont, en outre, pensées pour atteindre une audience interne et externe, tout comme pour négocier.

Dans tous les cas, le discours des Syriens et des Russes relève d’une politique d’équilibre de puissance (balance of power). Une fois que les États-Unis ont concrétisé la décision d’envahir l’Irak, l’emploi des instruments militaires asymétriques mis à la disposition de la Syrie, tels que le soutien au groupe libanais Hezbollah, n’est plus admis comme légitime. À Damas il faut donc justifier ces instruments matériels, compenser la diminution relative de leur pouvoir dissuasif et l’augmentation de leur coût par une recherche de l’ancien patron soviétique ainsi que par des démonstrations orales ponctuelles et virulentes qui sont à mettre en relation avec la nécessité pour le régime de stabiliser et de maintenir la cohésion sur le front intérieur. Les transactions militaires avec la Russie tout comme le discours syrien ont, en revanche, un côté incertain puisqu’ils fragilisent la Syrie en la contraignant à la justification et qu’ils suscitent des réactions qui peuvent nuire à sa recherche de réputation (Colonomos 2005 : 278).

B — Rapports commerciaux : secteur énergétique

Au tournant de la guerre du Golfe de 1991, la Syrie avait bénéficié des grâces financières saoudiennes en raison de sa participation à l’opération militaire multinationale contre l’invasion irakienne du Koweït. Or, vers la fin de la décennie il n’en était plus ainsi. En général, une relance économique éphémère en Syrie est constatée en 2001-2002, attribuable aux échanges avec l’Irak. À l’instar de la Turquie et de la Jordanie, la Syrie a largement profité de l’embargo imposé à l’Irak depuis la réouverture en novembre 2000 de l’oléoduc Kirkouk-Banias, fermé depuis 1982 (icg 2004)[23]. Or, au début d’avril 2003, ses importations de pétrole irakien via l’oléoduc se sont arrêtées. Dès lors, la capacité du régime à contenir l’émergence des pôles d’opposition internes en distribuant des avantages économiques a diminué dans une conjoncture économique qui ne cessait de s’aggraver.

Devant un tel scénario, Damas décide d’abord d’effectuer le paiement de sa dette envers les Soviétiques d’environ 12 milliards de dollars par le biais d’un « accord d’exportation » : les industries publiques et privées ont exporté des biens de très faible qualité vers l’urss jusqu’en 1991, ce qui a contribué à retarder les réformes qui devenaient urgentes. Plus tard, la fin des perspectives de paix régionale à partir de 1996 a découragé davantage les réformes économiques.

Vers l’année 2000, il était devenu évident que la Syrie avait besoin de l’appui de moyens matériels afin de mettre en oeuvre le positionnement choisi dans ses rapports bilatéraux et multilatéraux (Charillon 2007 : 148). Devant l’incapacité de la Syrie d’atténuer les pressions américaines, Damas a adopté une politique de diversification des ressources de puissance afin de rompre son isolement international. La Syrie a pu gérer sa crise économique en mêlant, d’une part, des revenus pétroliers et un processus de libéralisation contrôlée à l’intérieur du pays et, d’autre part, la relance des relations économiques et commerciales avec la Turquie, l’Irak, les pays arabes, entre autres (Hinnebusch et Schmidt 2008).

Avec la Russie, la Syrie a signé en 2005 un accord interbancaire qui permet aux banques russes d’agir comme garants dans la mise en oeuvre de projets conjoints. Jusque-là, seules les banques occidentales pouvaient le faire, ce qui rendait les projets plus coûteux. Les discussions sur des projets d’investissement russe dans la construction, le tourisme, le secteur bancaire et les transports se sont aussi multipliées. Au début de 2005, les échanges commerciaux bilatéraux syro-russes étaient de 218 millions de dollars seulement. Un an plus tard, ils atteignaient 460 millions de dollars (The Syria Report 2006a), atteignant le milliard de dollars entre 2007 et 2008.

L’augmentation était réelle, mais loin d’être importante en regard des échanges commerciaux avec les pays européens, voire avec les États-Unis[24]. Cette politique de diversification, qui restait encore limitée, pourrait surtout s’interpréter comme un message que Damas essayait de transmettre aux puissances occidentales à un moment où l’Union européenne s’était prononcée contre les détentions arbitraires par le régime des opposants et militants de la démocratie, et où les sanctions américaines empêchaient la Syrie d’acheter, pour 500 millions de dollars, des avions américains Boeing et européens Airbus[25].

En mai 2005, significativement au milieu de la crise syro-libanaise, la Syrie a obtenu de Moscou qu’elle efface 73 % de la dette syrienne datant de l’époque soviétique. Ainsi, 9,8 milliards de dollars ont été rayés de l’ardoise syrienne, dont le montant total était de 13,4 milliards de dollars. Le régime syrien a aussi cherché à établir des rapports avec l’Ukraine. Une délégation dirigée par le ministre des Finances Mohammed al-Hussein a visité Kiev pour discuter des possibilités d’échanges commerciaux et bancaires. Au début de 2006, l’Ukraine figurait comme l’un des premiers pays dans les importations (46,09 %) et exportations (19,62 %) syriennes. La Russie suivait, avec 20,27 % des importations et 16,60 % des exportations (Aïta 2005 : 83).

À court terme, l’activisme diplomatique auprès de ces pays permet à la Syrie de disposer de deux atouts importants : un temps de répit et une marge de manoeuvre. Plus particulièrement dans le cas de la Russie, du fait que Moscou affirme sa présence dans les projets d’infrastructures, hydrauliques, pétroliers, gaziers, on confirme que les ressources naturelles et les voies de communication, et les revenus associés, peuvent influencer la vitesse et le degré de la modernisation militaire de la Syrie, et ainsi accroître le prestige de l’État.

Le fait de contenir l’opposition islamiste et laïque, de pousser davantage la diversification du commerce extérieur accompagnée d’une libéralisation économique contrôlée ou, encore, l’augmentation de la présence des services de renseignements dans les sphères du pouvoir syrien sont autant d’éléments du front interne qui vont de pair avec l’attitude contestataire de Damas sur la scène internationale et régionale, dans le but de répondre à la politique des États-Unis sous George W. Bush et à celle du premier ministre israélien Ariel Sharon.

Du point de vue de ces attributs matériels, la situation géopolitique de la Syrie est d’une valeur stratégique indéniable : elle se trouve au nord-est de l’Égypte, au nord de la péninsule arabique, et représente un pont entre l’Irak et la Méditerranée. Il existe, à cet égard, des données géographiques et géologiques lourdes qui sont incontournables pour la Syrie et les acteurs régionaux, et qui représentent, dans certaines conditions régionales et internationales, un atout important de la puissance. Cette interaction sera d’ailleurs encore plus forte si la gestion de ces atouts s’opère dans une situation politique conflictuelle.

En Syrie, la Chine et la Russie veulent s’affirmer comme de grandes puissances en utilisant des instruments traditionnels de contrôle dans le secteur de l’énergie et de son transport. L’activisme russe envers la Syrie pourrait même s’interpréter comme un effort de faire contrepoids à la concurrence de Pékin dans la région[26]. Depuis pratiquement 2003, dans le domaine pétrolier et gazier, les industries russes et chinoises (en dehors de l’Asie, le partenaire principal était le Canada) ont accru leur présence en Syrie. En janvier 2003, la compagnie syrienne al-Bayan s’est dite prête à coopérer avec les entreprises russes dans le développement des champs pétroliers irakiens de al-Qurneh (Arabic News 2003). En mars, la Compagnie pétrolière syrienne a conclu une entente dans le domaine de la production avec la China National Petroleum Company. En décembre, la compagnie russe Stroytransgaz a signé un contrat d’une valeur de 200 millions de dollars avec la Syrian Gas Company pour la construction d’un complexe de traitement de gaz près de Palmyre, qui prévoyait une usine, des capacités de production auxiliaires et des gazoducs (The Syria Report 2005b). En 2007, au moment de dissensions entre le gouvernement irakien de Nouri al-Maliki et celui du Syrien Bashar al-Assad, le premier a invité l’entreprise russe Stroytransgaz à présenter la proposition de réactiver l’oléoduc Kirkuk-Banias, situé à la frontière syro-irakienne et fermé depuis les années quatre-vingt (Oweis 2009).

Le choix syrien de se tourner vers la Russie et la Chine s’inscrit dans le contexte de deux événements principaux, le premier étant les blocages à l’accord d’association euro-syrien décidés par Bruxelles[27] (The Guardian 2003). Le second, les sanctions américaines, ont inévitablement des effets directs et indirects sur l’investissement étranger direct en Syrie, en particulier dans les secteurs de la production électrique et l’aviation civile. Bien que le texte du salsa n’envisage pas explicitement l’interdiction d’investissements américains en Syrie, estimés en 2004 à 600 millions de dollars et majoritairement concentrés dans le secteur pétrolier et du gaz, ces investissements sont tout de même affectés. Les secteurs stratégiques comme le gaz et le pétrole risquent de manquer des capitaux nécessaires pour actualiser leurs équipements et les capacités, ou de faire des investissements plus coûteux. La compagnie américaine Veritas (qui avait signé un contrat pour la surveillance sismique) quitte la Syrie en novembre 2004, et son contrat est attribué à une compagnie norvégienne. À la fin de mai 2003, la Compagnie syrienne du pétrole s’associe avec deux sociétés américaines, Devon Energy et Gulfsands, dans une coentreprise (joint venture) pour explorer, développer et produire du pétrole près de la frontière avec l’Irak. Pourtant, en mars 2005, Devon Energy annonce son intention de se retirer de Syrie et vend ses intérêts dans l’exploration à Gulfsands, lequel a signé un accord avec le russe Soyuzneftegaz (la compagnie russe a vendu sa part en janvier 2006 à Emerald Energy, de Grande-Bretagne) (Mattar 2006 : 1042 ; The Syria Report 2005a ; 2005b). Au début de 2005 Conoco Phillips confirme également son retrait de la Syrie (contrairement aux deux autres compagnies américaines, Conoco a mené son contrat à terme).

En mars 2006, le Trésor américain somme toutes les banques commerciales américaines d’éviter les engagements dans le domaine de l’exploration et de l’exploitation de pétrole et de gaz. Le Trésor exige aussi des banques commerciales américaines qu’elles cessent tout contact avec la Banque commerciale de la Syrie ainsi qu’avec sa filiale la Banque commerciale syro-libanaise[28].

Le passage d’oléoducs par le territoire syrien a une importante dimension stratégique et politique qui, parfois, semble l’emporter sur les arguments et les politiques de développement économique. La Syrie utilise les atouts dont elle dispose dans un domaine particulier (position géographique comme « pays de la ligne de front ») pour en tirer bénéfice dans un autre où elle n’en a pas (technologie militaire, ressources économiques). La constatation qui en découle est que la puissance se gère en menant ce que Karl Deutsch appelle une « politique de puissance » (politics of power) (Deutsch 1968 : 44-45 ; De Tinguy 2003). Damas dépense de la puissance pour acquérir de la sécurité ; elle compense ses faiblesses par le maintien d’une capacité d’autonomisation. La Syrie fait en sorte d’être incontournable dans la négociation vis-à-vis des États-Unis, de la France, d’autres pays européens et des pays voisins parce qu’elle maîtrise ou, du moins, détient une part importante des termes de ce qui est à négocier avec les grandes puissances occidentales : l’armement, les rapports avec l’Iran, les liens avec des acteurs non étatiques palestiniens, libanais, kurdes, jordaniens ou irakiens, entre autres[29].

On observe donc la construction d’une volonté au sens d’effort conscient pour afficher un rôle régional, se rendre utile aux partenaires commerciaux et contrôler la scène intérieure. Dans cette optique, les intérêts russes et syriens convergent au moins sur deux plans : conserver leur statut d’acteurs indispensables au Proche-Orient et accroître la légitimité de leurs gouvernements. Cette convergence les conduit à déployer des efforts constants pour se maintenir suffisamment proches.

Conclusions

L’examen de l’adaptation de la politique de puissance syrienne à la lumière des rapports entre Damas et Moscou nous aide à éclaircir le rapport entre l’étude de la puissance (notion clé du réalisme classique) et l’étude de la construction sociale des relations internationales (conception chère au constructivisme).

Premièrement, depuis 1991 on constate que ces rapports restent conditionnés par des arguments de sécurité dans lesquels l’instrument militaire a la priorité sur l’économique et le commercial. Il est difficile de connaître les détails et les chiffres plus récents des transactions d’armement entre les deux pays ; de surcroît, les informations des médias sur les contrats dans ce secteur sont ambiguës et les contradictions des sources russes sont récurrentes. Pourtant, selon l’information disponible, on remarque une diversification limitée des achats militaires syriens. Entre 2002 et 2005, la Syrie a été le pays arabe qui a acheté la plus grande quantité d’armement russe, ce qui en fait, avec un pays non arabe de la région (et principal allié de Damas), l’Iran, l’un des deux clients les plus importants de la Russie au Proche-Orient en matière de défense. Si la Chine représente elle aussi une source potentielle de technologie militaire (Cordesman 2004 : 478 ; imra 2004), la Russie reste le principal fournisseur d’armement conventionnel de Damas.

Les rapports syro-russes répondent d’abord à la prééminence des États-Unis au Proche-Orient. Pour Damas, le rapprochement avec la Russie doit se faire de façon à ne pas provoquer la rage de Washington, tout comme à ne pas accentuer le dilemme de sécurité avec Israël et à ne pas se mettre dans une position antagonique vis-à-vis de l’Union européenne. Cette dernière, après plusieurs années de marginalisation de la Syrie comme interlocuteur, a décidé (en 2007, à l’initiative de la France) de la réintégrer dans les propositions de reprise des négociations régionales.

La volonté de la Syrie de se distancer de la politique américaine dans les dossiers qu’elle juge fondamentaux pour sa sécurité ne semble pas découler automatiquement d’une mentalité d’assiégé du régime qui l’empêcherait d’être souple (Chartouni 2001 : 24 ; Picard 2005 ; Droz-Vincent 2007b : 811 ; icg 2004). Elle résulte plutôt d’une volonté d’assumer un rôle régional en profitant des « niches[30] » générées par le conflit militaire, social et normatif sur le plan régional.

Ajoutons à cela que, si la Syrie affiche une politique de puissance, c’est aussi en raison d’un conflit territorial concret : l’occupation du Golan. On pourrait, à cet égard, considérer que le fait d’avoir des territoires occupés par Israël constitue une sorte de « privilège » de la puissance, non per se, mais en articulation avec les effets sociaux, politiques et stratégiques du renversement structurel de l’équilibre régional qui commence vers la deuxième moitié de la décennie 1990. La Syrie est assez démunie pour ne pas souffrir de la conflictualité de l’espace régional et de l’occupation ; ce qui fait qu’elle cherche à en faire un atout de puissance.

On ne saurait pas nier, pourtant, que la réhabilitation de la puissance de la Syrie observable à partir de 2008 exacerbe aussi des contradictions. D’abord, l’administration américaine reste divisée entre ceux qui prônent l’engagement de Damas et ceux qui maintiennent que la Syrie doit être transformée de force et non seulement incitée à changer de comportement. Washington et l’Europe manquent d’une grille de lecture appropriée des problèmes de la région, et Israël reste à la limite de la confrontation directe. De plus, les structures du pouvoir en limitent considérablement la portée et Bachar al-Assad n’est pas un acteur de poids, pas plus qu’aucun leader arabe de la région. Enfin, autant de facteurs semblent entraver le potentiel militaire de la Syrie ; celle-ci, étant un pays pauvre, n’est parfois pas capable de maintenir le matériel existant en état de marche et ne possède pas les moyens de renseignement modernes, condition sine qua non d’une indépendance stratégique. Dans le contexte régional créé par la stagnation des négociations de paix israélo-arabes depuis 2000 et la guerre en Irak après 2003, la Syrie a toujours besoin, de toute évidence, de mettre à jour sa défense aérienne. Démonstration en a été faite en septembre 2007, lorsque Israël a bombardé un prétendu réacteur nucléaire en territoire syrien près de la frontière turque. L’armement que Damas a obtenu de Moscou n’a pas empêché la destruction du site après que les forces israéliennes eurent dérouté le système de défense aérienne des Syriens.

Or, malgré tous ces éléments, l’intérêt de la Russie de fournir certains types d’armement à l’Iran et la Syrie contribue sans doute à consolider une stratégie défensive d’équilibrage (balancing). Celle-ci consiste en une combinaison de diverses options : développer des capacités militaires conventionnelles spécifiquement destinées à neutraliser les capacités israéliennes ; exploiter les domaines où la puissance américaine n’est pas écrasante, par la conclusion d’accords économiques avec plusieurs partenaires ; faire appel au droit international pour attaquer la légitimité de la politique américaine.

Il n’est pas certain qu’une éventuelle récupération de la souveraineté syrienne sur le Golan, ou une éventuelle chute du régime par une situation économique explosive ou par les pressions externes, pousserait les dirigeants syriens à abandonner leur politique de puissance, laquelle, entre autres, offre un espace important à la Russie. L’étude de la dynamique interne du pouvoir en Syrie et de ses rapports avec les acteurs de sa scène régionale permet de spéculer que le choix des instruments d’un nouveau leadership à Damas ne saurait être très différent ; leur emploi se modifierait sans doute afin de s’adapter aux évolutions du jeu diplomatique, mais la portée serait conditionnée par la prépondérance des militaires comme acteur corporatiste principal dans le système politique syrien, ainsi que par le jeu de construction du voisinage avec Israël et à l’égard de la politique américaine.

La quête par la Syrie du partenariat avec la Russie au temps de l’unipolarité rappelle celle du système de la guerre froide, tout en s’inscrivant dans des logiques plus complexes des blocs de jadis. L’attention que la Syrie a accordée aux relations militaires avec l’Union soviétique au temps de la bipolarité, entre les décennies 1960 et 1980, conforte la perception que le monde extérieur a de la puissance syrienne qui conserve le soutien russe sous l’hégémonie américaine. Le gouvernement syrien sait objectivement rebondir après le désastre irakien au point d’apparaître comme un pays nécessaire à son ancien patron. De surcroît, le poids des affaires étrangères en Syrie fait qu’une bonne partie des décisions de politique étrangère et interne s’inscrit dans un discours patriotique qui entend redonner au pays le rôle qu’il estime devoir jouer dans la sphère régionale. Sur ce plan, les intérêts des deux pays coïncident. Enfin, l’évolution des rapports entre la Syrie et la Russie montre que la volonté de puissance syrienne et sa matérialisation sont nourries par des mécanismes qui se trouvent à trois échelles, stratégico-militaire, symbolique et économique, toutes les trois appartenant au domaine de l’action internationale et régionale de l’État syrien (Cohen 2003). Ces échelles, interdépendantes, permettent d’aborder la question des oscillations de la puissance syrienne et de son adaptation face aux nouveaux équilibres qui s’affirment au Moyen-Orient après la chute de Bagdad.