Corps de l’article

La Chine joue résolument la carte de son appartenance à la communauté internationale depuis quelques années. Pensons à son adhésion à l’omc en 2002, aux Jeux olympiques de Beijing en 2008 et à l’Exposition universelle de Shanghai en 2010. Elle procède depuis 1978 à diverses réformes juridiques, allant jusqu’à énoncer la protection des droits de la personne dans sa Constitution en 2004. Par ailleurs, sur le plan interne, les autorités chinoises, par l’entremise de campagnes d’éducation juridique, ont encouragé les justiciables chinois à user des tribunaux afin de faire valoir leurs droits. Cependant, depuis 2002, les dirigeants chinois ont formulé un nouveau mot d’ordre, celui de la création d’une « société harmonieuse ». Depuis, les justiciables sont présentés par les dirigeants comme ayant toujours privilégié le maintien de l’harmonie sur les revendications de leurs droits devant les tribunaux. Le nouveau mode de règlement des conflits est la médiation. Celle-ci est appelée à opérer dans deux cadres, soit en mode extrajudiciaire et dans un contexte judiciaire avec des juges faisant office de médiateurs. Aux fins de cette étude, seule la récente promotion de la médiation judiciaire sera étudiée. Les arguments avancés par la Cour populaire suprême, qui prône la médiation judiciaire, et par le législateur, qui vient de promulguer la Loi de laRépublique populaire de Chine sur la médiation, axée sur la médiation extrajudiciaire, veulent que la médiation présente d’importants avantages par rapport au procès. Outre le fait qu’elle est censée être plus rapide que ce dernier, elle est censée préserver l’harmonie des relations entre les parties (cps 2007). Par ailleurs, les justiciables chinois saisissent de plus en plus les tribunaux afin de défendre leurs droits. Au vu de cette rupture entre les représentations et la pratique des acteurs, comment apprécier l’impact de cette rhétorique officielle de l’harmonie sur la mise en oeuvre des droits en Chine ? L’hypothèse qui sous-tend cet article veut que ce discours sur l’harmonie marque une volonté de ferme résistance des dirigeants actuels face à une possible internationalisation du droit chinois en matière de droits de la personne. Les justiciables chinois sont appelés, par une rhétorique nationaliste jouant sur l’identité chinoise associée à l’harmonie, à se détourner des valeurs universalistes des droits de la personne, associées à un Occident prétendument imprégné de la culture du conflit (Jia 2002 ; Qi 2007).

I – La réception sélective du concept de droits de la personne

Lorsque le Parti communiste chinois (pcc) prend le pouvoir en 1949, il abroge le droit existant, soit celui de la période impériale et celui édicté durant la période républicaine (1911-1949). Un nouveau droit, largement inspiré du modèle soviétique, voit le jour. Dans ce contexte de la guerre froide, la Chine se rallie à ce qui était alors l’urss. Eu égard au droit international, la division entre les deux blocs s’est articulée ainsi : les pays du bloc de l’Ouest ont mis l’accent sur les droits civils et politiques, alors que les pays du bloc de l’Est ont privilégié les droits économiques, sociaux et culturels. Les premiers ont accordé une préférence aux droits de l’individu, les seconds aux droits collectifs. Les pays du bloc de l’Est et la Chine ont rejeté le concept de droits de la personne, au motif de ses supposées origines bourgeoises. La période maoïste ne peut être traitée ici en raison de contraintes d’espace.

Les réformes amorcées en 1978 se traduisent, dans le domaine juridique, par plusieurs changements importants, dont le plus notable réside dans le discours officiel chinois sur les droits de la personne à partir de 1991. Jusqu’alors, ceux-ci n’avaient pas formellement droit de cité dans les lois et règlements chinois. Puis, en 1991, le Conseil des affaires d’État publie le premier livre blanc chinois sur les droits de la personne[1]. Ce document marque la première acceptation officielle de la notion même de droits de la personne en Chine. Depuis, plusieurs autres livres blancs sur le même sujet ont vu le jour. Cette évolution est toutefois assortie d’une limite importante : la Chine adhère au relativisme culturel, lequel conduit à une réception sélective (Potter 2003) des normes de droit international en matière de droits de la personne.

Quels facteurs ont motivé la Chine à adhérer, ne serait-ce que partiellement, aux droits de la personne ? Un retour sur le contexte international qui prévalait alors s’impose. L’année 1989 se traduit par la chute du mur de Berlin et la mise sur pied de nouveaux régimes dans plusieurs pays d’Europe centrale et orientale. La trajectoire réformatrice de l’urss déplaisait profondément aux dirigeants chinois (Shambaugh 2008). Lorsque ceux-ci prennent, en juin 1989, la décision d’envoyer l’armée sur la place Tiananmen, ils adoptent une ligne dure qui se solde par le massacre devenu depuis tristement célèbre. Or, ce massacre vaut à la Chine d’être, bien temporairement il est vrai, mise au ban de la communauté internationale. Elle est, à ce jour, le seul membre du Conseil de sécurité de l’onu à avoir fait l’objet de sanctions par la Commission des droits de l’homme. À celles-ci s’ajoutent d’autres sanctions, de nature économique, décrétées par les pays occidentaux. L’éclatement de l’urss en 1991 constitue un choc très profond pour le Parti communiste chinois (Shambaugh 2008), qui voit dans cet événement la matérialisation d’un scénario qu’il veut à tout prix éviter en Chine. Cependant, ces changements sur la scène internationale amènent un nouveau facteur : les droits de la personne deviennent un fondement incontournable du nouvel ordre mondial après-guerre froide (Deng 2008 ). Or, la Chine se retrouve alors isolée et en butte à une très mauvaise image d’elle-même sur la scène internationale. Deng affirme que cette situation a incité le Parti communiste chinois à revoir ses positions eu égard aux droits de la personne (Deng 2008). La réponse de la Chine, ambivalente, aux normes internationales des droits de la personne consiste en un mélange d’acceptation et de résistance. D’une part, elle endosse le concept de droits de la personne et l’intègre progressivement dans certains de ses instruments juridiques. D’autre part, elle développe une vision des droits de la personne qui s’appuie sur un concept alors en vogue, celui dit des valeurs asiatiques. Ce concept voit le jour dans le cadre d’une réunion à laquelle ont participé plusieurs pays d’Asie, dont la Chine, l’Indonésie et la Malaisie, dans le contexte de la préparation du Sommet mondial de Vienne de 1993 sur les droits de la personne. Lors de cette réunion d’avril 1993, en Thaïlande, les pays participants adoptent un instrument juridique à valeur non contraignante, la Déclaration de Bangkok (onu 1993). Celle-ci est l’oeuvre exclusive des gouvernements. Cette déclaration est à la source de la position relativiste adoptée par la Chine. Elle exprime une vision réactive de l’ordre international d’alors où les États puissants font du respect des droits de la personne une condition d’aide au développement et, du point de vue des États asiatiques signataires de la déclaration, un instrument d’ingérence dans les affaires internes d’un pays[2]. Les auteurs de cette déclaration attachent également une grande importance au droit au développement, ainsi qu’il ressort de l’article 17[3]. Le coeur de la position relativiste est énoncé à l’article 8 de la Déclaration de Bangkok : « Les États parties […] constatent que, si les droits de la personne sont universels par nature, ils doivent être considérés dans le cadre d’un processus dynamique et évolutif eu égard au développement des normes internationales, en gardant à l’esprit l’importance des différences et particularités nationales et régionales et des divers contextes historiques, culturels et religieux. » La formulation de l’article pose le principe du caractère universel des droits de la personne pour en amoindrir aussitôt la portée en fonction de divers éléments de contexte. Le corollaire direct de cette position veut que la mise en oeuvre des droits de la personne soit susceptible de varier légitimement au nom de considérations culturelles, religieuses et historiques. Or, pour ne nommer que ceux-ci, les droits des femmes et des enfants sont menacés par une telle position, car ils entrent souvent directement en conflit avec des normes religieuses ou issues d’une culture nationale donnée. S’il faut se référer à ces dernières dans l’application des droits des femmes et des enfants, le risque de réduire ces droits à néant est très grand. Dans un tel cas, la norme internationale devient assujettie à la norme locale, nationale ou régionale. Or, cela est contraire aux exigences du droit international et notamment en matière de droits de la personne. Le discours officiel chinois reste cependant ancré dans une vision relativiste. En effet, si la modification constitutionnelle de 2004 intègre la référence aux droits de la personne dans la Constitution, nulle part il n’est fait référence au caractère universel de ceux-ci.

Par ailleurs, la Chine demeure fidèle à ses positions de la guerre froide concernant la primauté des droits économiques, sociaux et culturels sur les droits civils et politiques. Elle joue à la fois de la rhétorique tiers-mondiste et de celle des valeurs dites asiatiques pour affirmer que le droit au développement prime tous les autres (Conseil des affaires d’État 1991, 2008). Or, le fait d’accorder préséance au droit au développement peut poser divers problèmes. D’une part, la notion même de développement varie : dans son sens le plus restrictif, elle se limite à la stricte croissance économique sans prendre en compte les dimensions humaines et sociales du développement. Une vision plus large intègre ces deux dernières dimensions. D’autre part, la primauté accordée au droit au développement est susceptible d’opérer au détriment de la mise en oeuvre d’autres droits tant que le premier n’est pas atteint. Depuis l’arrivée au pouvoir de Hu Jintao, le Parti communiste chinois promeut la notion de « développement scientifique » qui intègre les dimensions humaines, sociales et environnementales du développement. Il s’agit d’une réponse à l’ère de Jiang Zemin, durant laquelle le développement a été largement réduit à la simple croissance économique (Shambaugh 2008). Cette évolution ne remet pas en question la priorité accordée au droit au développement, mais elle fournit des balises qui, si elles sont mises en place, opéreront au bénéfice de certains groupes vulnérables en Chine. Enfin, la Chine a élaboré un droit qui ne possède aucun équivalent dans un autre système juridique, le droit à la subsistance. Ce dernier se voit aussi accorder, dans tous les livres blancs chinois sur les droits de la personne, un rang prioritaire avec le droit au développement. Les origines de ce droit remontent à l’antiquité chinoise (Bell 2008), et son contenu est aussi évolutif. Il révèle une nature hybride, étant à la fois un droit collectif et un droit de l’individu (Bell 2008). Aussi faut-il garder en tête ces divers éléments lorsqu’il s’agit d’aborder les positions officielles chinoises eu égard aux droits de la personne. Par ailleurs, l’évolution du discours chinois sur le sujet est en relation avec le cadre plus vaste des réformes juridiques entamées depuis 1978, présentées dans la section qui suit.

II – Les réformes juridiques chinoises dans leur contexte

Dans le vaste chantier de réformes mis en oeuvre en 1978 par les dirigeants chinois, Deng Xiaoping en tête, le domaine juridique n’est pas en reste. Les motivations chinoises présidant à ces réformes tiennent à la fois à son ouverture au monde et au commerce international, mais aussi à des considérations d’ordre interne (Piquet 2002). Le pcc, en cette matière comme en d’autres, opère un premier revirement idéologique majeur par rapport à la période maoïste en réhabilitant la notion même de droit (Piquet 2005). Le second revirement revêt une saveur presque révolutionnaire, car les modèles juridiques étrangers (common law, droit civil), associés à l’Occident capitaliste et honnis sous la période maoïste, deviennent des sources autorisées auxquelles peuvent puiser les juristes chinois afin de réformer le droit et le système judiciaire (Chen 2008). Cette ouverture aux sources et référents étrangers va de pair, comme le montre Jianfu Chen, avec divers mots d’ordre du pcc élaborés au fil du temps (Chen 2007). Par ailleurs, le paradigme de la réception sélective (Potter 2003) trouve application. Une réaction à l’utilisation de modèles juridiques étrangers comme source d’inspiration des réformes du droit a vu le jour à partir de 1996. Certains juristes chinois prônent le recours aux « paradigmes locaux », ou ressources endogènes, afin d’élaborer un droit chinois qui serait selon eux mieux adapté aux besoins de la population. Ce mouvement se décline sous plusieurs modes (Piquet 2009), dont un qui repose largement sur une rhétorique nationaliste. Bien que ce courant ne soit pas majoritaire, il se fait beaucoup entendre dans les milieux juridiques chinois et alimente depuis des débats sur les recours, par la Chine, aux transferts de droit.

Les efforts de la Chine en matière de législation se poursuivent à ce jour (Zhu 2010). Tous les domaines du droit chinois font l’objet de réformes, à divers degrés. L’adhésion de la Chine à l’Organisation mondiale du commerce (omc), en 2001, insère davantage la Chine dans les règles de l’économie mondiale. Les développements législatifs ne constituent qu’une partie des réformes juridiques en cours, l’autre touchant au système judiciaire lui-même et aux professions juridiques. Durant la période maoïste, le pcc a privilégié la médiation, surtout extrajudiciaire, comme mode de règlement des différends (Lubman 1999). La relative réhabilitation de la règle de droit (Piquet 2005) par le pcc comporte des répercussions tangibles sur le système judiciaire. Les professions juridiques chinoises, notamment les juges, les avocats et les procureurs, voient leurs rôles et leurs pouvoirs modifiés par rapport à la période maoïste, durant laquelle juges, juristes et avocats ont été persécutés (Cuniberti 2008). Depuis le milieu de la décennie 1990, la Chine s’est engagée activement dans la coopération juridique avec quelques pays occidentaux, dont le Canada, afin de réformer les professions juridiques. Entre autres, le Canada, par l’entremise d’un projet de l’acdi, a participé à la formation des juges chinois, entre 1998 et 2001. La tendance est à la professionnalisation des juges (Cuniberti 2008). La Chine compte aujourd’hui 190 000 juges. Si ces derniers commencent à acquérir un statut plus respecté en Chine, ils ne jouissent cependant pas des garanties d’indépendance et d’impartialité reconnues en Occident (Peerenboom 2002). Les dirigeants chinois récusent explicitement la théorie de la séparation des pouvoirs, au sein de laquelle le pouvoir judiciaire occupe une place importante. Cette différence de contexte colore fortement le rôle et les pouvoirs des juges en Chine. Elle ne doit pas être perdue de vue dans les démarches axées sur la comparaison des systèmes judiciaires. La profession d’avocat, en émergence en Chine depuis le début des réformes, est officiellement rétablie en 1980 (Cabestan et al. 2007). La vie économique devenant plus complexe, les besoins d’avocats compétents dans divers domaines de droit se font sentir. Aujourd’hui, la Chine compte autour de 155 000 avocats (Bin 2008). L’avocat chinois acquiert une plus grande liberté, étant autorisé, depuis 1996, à défendre des clients qui ont des intérêts opposés à ceux de l’État[4]. Cependant, cette profession est soumise à diverses pressions de nature politique qui rendent difficile, parfois périlleux, le travail d’avocat en Chine, surtout dans le contexte des affaires de droit pénal (Cabestan, Li et Sun 2007). En outre, la profession est aussi en partie happée par des considérations affairistes (Cabestan et al. 2007) qui font en sorte que des causes valables, mais peu lucratives, ne trouvent pas beaucoup d’avocats pour les défendre[5]. En dépit de ces difficultés, les justiciables chinois ont saisi les possibilités nouvelles qui s’offrent à eux de faire valoir leurs droits. Cependant, si, dans un premier temps, les justiciables chinois été encouragés par le pcc à user des tribunaux afin de faire sanctionner les atteintes à leurs droits, l’heure est désormais à la préservation de l’harmonie dans la société chinoise. Aux termes de cette nouvelle priorité, il existe une nette tension entre l’harmonie érigée en paradigme local et la conscience du droit des justiciables chinois, inspirée par les droits de la personne tels que formulés dans les instruments internationaux. Ces questions font l’objet de la dernière partie de cet article.

III – Les justiciables chinois : une conscience accrue de leurs droits

La population chinoise s’est vu attribuer, par divers spécialistes du droit chinois, tant en Occident qu’en Chine, une supposée préférence culturelle pour le maintien de l’harmonie dans les relations interpersonnelles (Peerenboom 2003). De cette préférence aurait découlé une tendance à éviter autant que possible les recours devant les tribunaux, tant en Chine impériale qu’aujourd’hui. De même, les justiciables chinois auraient évité de revendiquer des droits et auraient souvent cédé (rang) lors de conflits et d’atteintes manifestes aux droits, toujours dans le but de préserver l’harmonie. Or, qu’en est-il en réalité ? Les données dont nous disposons montrent un écart entre la pratique des justiciables chinois et les représentations imposées par le régime relativement à la place de l’harmonie dans la culture juridique chinoise.

A — Les recours croissants aux tribunaux des justiciables chinois depuis 1978

La relative réhabilitation du droit dans le cadre des réformes en cours s’est traduite par de nombreuses campagnes d’éducation juridique entreprises par le pcc (Li et Li 2008) depuis 1985. Les campagnes s’échelonnent sur cinq ans, chacune ayant un thème différent. Certains auteurs qui ont effectué des études de terrain en Chine témoignent de la réception favorable, au sein de la population chinoise, de ces campagnes officielles (Gallagher 2006 ; Zheng 1999). En effet, les justiciables chinois, malgré une connaissance souvent limitée du droit, sont, dans certaines circonstances, tout à fait enclins à tenter de s’approprier le droit étatique comme outil de défense de leurs droits qu’ils sentent injustement attaqués ou déniés. Ces développements auraient leur source dans trois faits concomitants identifiés par Gallagher. D’une part, les autorités chinoises elles-mêmes ont valorisé le recours aux tribunaux étatiques comme moyen de faire valoir ses droits. D’autre part, la médiation extrajudiciaire a souffert d’un important déficit de crédibilité. En outre, les recours devant les tribunaux font l’objet d’une publicité certaine dans les médias, chargés de rapporter de bonnes nouvelles et de présenter aux justiciables une image favorable du système judiciaire (Gallagher 2006). Dans ce contexte, les justiciables se décident à saisir la justice dans l’espoir de voir leur demande traitée aussi favorablement que celles dont il est fait état dans les journaux. Nul doute que ces attentes sont parfois déçues, mais ces déceptions ne se traduisent pas nécessairement par un rejet subséquent du droit. La conscience du droit des justiciables ne se limite pas exclusivement à la saisine des tribunaux. Certains s’impliquent davantage dans des causes similaires aux leurs, à titre de témoins, et suivent à leur façon les développements juridiques eu égard au domaine de droit concerné par leurs revendications. Ces attitudes seraient attribuables, dans les cas étudiés par Gallagher, à un accès à l’aide juridique. Par ailleurs, la tendance à recourir aux tribunaux est aussi présente dans le monde rural, ainsi qu’il ressort des études d’O’Brien et Li (2005) et de Ying Xing (2007).

Zhu Suli, actuel doyen de la Faculté de droit de l’Université de Beijing, travaillant sur le pluralisme juridique en Chine, a longtemps affirmé que la population rurale évite le droit et répugne à saisir les tribunaux, notamment parce que les valeurs véhiculées par le droit étatique ne correspondraient pas à celles de la société rurale (Zhu S. 2010). Or, Ying Xing a fouillé la question et apporte d’importantes précisions : la population rurale, au contraire, recherche l’intervention du droit étatique. Le problème en est un d’accès à la justice (manque d’avocats, manque de ressources financières pour les payer…) et non pas un refus de la règle de droit édictée par l’État ou un manque total de confiance dans les tribunaux[6]. Les campagnes vivent une situation de pénurie de ressources juridiques. Cette situation a donné naissance aux avocats aux pieds nus, qui travaillent surtout dans le monde rural. Ils prennent des causes assez simples sur le plan juridique, mais ressenties comme très importantes par la population locale en raison des enjeux. Ces avocats aux pieds nus ne sont pas membres d’un barreau en Chine. Il s’agit de personnes ayant acquis des connaissances juridiques et acceptant, pour des sommes modiques, de représenter les justiciables ruraux devant les tribunaux[7]. Les avocats aux pieds nus constituent le véritable moyen de « faire entrer le droit dans les campagnes » (ying fa ru xiang) et d’accéder à la justice. Le succès des avocats aux pieds nus repose sur plusieurs facteurs relevés par Ying Xing. Tout d’abord, ils remédient en partie à la pénurie de ressources juridiques dans le monde rural. Ensuite, leurs honoraires sont accessibles pour le type de clientèle qu’ils défendent. Enfin, une différence importante entre les avocats aux pieds nus et les autres (avocats ou travailleurs juridiques) est que le fondement de leur action réside dans le qing (sentiment) et non pas dans le li (intérêt commercial). Ce dernier élément présente un réel intérêt pour la compréhension du rapport au droit de la population rurale en Chine, car la société des campagnes privilégie une logique de proximité dans les relations interpersonnelles. Les pouvoirs des avocats aux pieds nus demeurent sujets à diverses limites, mais leur contribution à l’accès à la justice dans le monde rural est significative. Cette voie est intéressante et le succès qu’elle rencontre montre que le monde rural chinois ne cherche pas à vivre en dehors du droit ni à éviter d’y recourir pour préserver l’harmonie (Ying 2007).

Bin fait état de diverses données relativement aux recours judiciaires intentés par les justiciables chinois depuis 1978. Les causes en matière civile représentent depuis la fin du 20e siècle plus de 60 % du contentieux, avec un déclin important des causes en matière pénale (Bin 2008). Des données récentes confirment que les recours aux tribunaux, tous domaines confondus, sont à la hausse. Ainsi, le nombre de causes a augmenté de 25 % entre 2005 et 2009, créant chez les juges chinois le sentiment d’être la proie d’un déferlement incessant de dossiers à traiter (China Daily 2010a)[8]. En matière civile, l’augmentation est spectaculaire, car leur nombre est passé de 300 787 en 1978 à 5 412 591 en 2008 (China Economic Review 2010). Outre les causes en matière civile, le contentieux administratif se développe depuis la promulgation de la Loi de la République populaire de Chine sur le contentieux administratif (lca) en 1990 (apnc 1989). Cette loi donne, pour certains motifs, la possibilité aux justiciables chinois de poursuivre l’administration. Selon Chen, cela constitue ni plus ni moins une révolution des moeurs dans un pays où, traditionnellement, les fonctionnaires de l’État ont toujours joui d’un grand respect (Chen 2008) et d’un statut privilégié. Les justiciables chinois intentent régulièrement des recours fondés sur la lca et les tribunaux leur donnent raison dans 40 % des cas (Li et Li 2008). Des développements importants ont lieu en droit du travail. Les travailleurs chinois, initialement sceptiques face au Code du travaildela République populaire de Chine de 1994, l’utilisent de plus en plus comme fondement de recours juridiques. Ainsi, en 1998, 3 693 causes de droit du travail ont été soumises aux tribunaux. En 2004, le nombre de causes est passé à 163 151 (Zheng 2007). Il faut aussi compter avec l’intervention, en droit du travail, des gongmin daili ren ou représentants des citoyens. Il s’agit d’ex-travailleurs migrants (mingong), ou même de fermiers, qui représentent les travailleurs migrants devant les bureaux du travail, section des inspections, ou devant les tribunaux. Leur action est significative à plusieurs égards. Tout d’abord, les mingong sont considérés de manière négative en Chine, traités comme des citoyens de seconde classe. La racine du problème tient au système du permis de résidence, le hukou, qui divise la population en deux catégories : les résidents et les résidents ruraux. Les passerelles juridiques entre ces deux statuts sont très rares. En outre, les mingong ont été exclus de la protection conférée par le Code du travail, jusqu’en 2003. Ils occupent des emplois physiquement exigeants et souvent ingrats, délaissés par les résidents urbains. Cependant, si les mingong subissent des violations de leurs droits, à l’instar des travailleurs urbains ils ont développé une conscience du droit qui les incite à chercher justice devant les instances étatiques. C’est dans ce contexte que s’insère le travail des représentants des citoyens. Un journaliste de Hong Kong en avait recensé 500 en 2007, dont une vingtaine étaient devenus très influents (zone de Shenzhen). Les mingong constituent une clientèle délaissée par la plupart des avocats car leurs causes sont souvent complexes et peu payantes. Aussi éprouvent-ils des difficultés d’accès à la justice, la première étant de se trouver un avocat. Or, les représentants des mingong arrivent à les faire entrer dans le système juridique formel de l’État afin de résoudre leurs différends. Selon leur mode de fonctionnement, ils demandent par exemple entre 50 et 1 000 yuans afin de couvrir leurs frais de déplacement. Ils concluent avec leurs clients des ententes à pourcentage, en vertu desquelles ils recevront un montant fixe, déterminé d’avance et n’excédant pas 6 % du total de ce que recevra le client en compensations. S’ils perdent le cas, tous les frais engagés par les mingong leur sont remboursés. Ils ont incité les bureaux du travail à renforcer leur capacité d’inspection et à les exercer, ce qui a augmenté les coûts de violation du droit pour les employeurs et, donc, les a incités à mieux respecter la législation du travail. Ce groupe de représentants des mingong constitue une importante force sociale dans le delta de la rivière des Perles (Zhang 2007). Autre développement intéressant, l’université Zhengfa à Beijing a instauré une clinique d’aide juridique vouée exclusivement aux poursuites en droit de l’environnement. Elle fournit de l’aide aux personnes qui subissent un préjudice découlant d’une violation de la législation relative à l’environnement. Ainsi, selon les données disponibles sur le site de la clinique (Green Law 2009), des justiciables chinois ont intenté des recours contre des entreprises du secteur biochimique qui polluent leur environnement, des comités de planification urbaine ayant illégalement délivré des permis de construire ou, encore, ont décidé d’user du canal des pétitions aux autorités locales afin de réclamer justice. Les dommages causés à l’environnement génèrent tant de protestations en Chine que les autorités de certaines provinces du Sud ont décidé, en 2008, de créer des cours spécialisées en droit de l’environnement. Plus précisément, ces cours ont pour objet premier, mais non exclusif, la pollution de l’eau. Il est trop tôt pour dresser un bilan de l’efficacité de ces cours mais elles constituent une avancée intéressante et prometteuse (Gao 2010). Enfin, un mot rapide doit être dit sur le développement des litiges d’intérêt public (lip) en Chine (Fu et Cullen 2009 ; Lu 2008). Il s’agit, pour les avocats et justiciables, de recourir au système juridique d’un pays afin d’amener des changements de portée systémique. Leur intérêt réside dans le rôle que jouent certains avocats qui choisissent des causes afin de faire progresser l’état du droit sur une question d’intérêt public. En Chine, les lip ont jusqu’ici porté entre autres sur la lutte contre la discrimination, la défense des droits énoncés dans la Constitution, le droit à l’éducation et la protection de l’environnement. Que la cause soit gagnée ou perdue, elle contribue, par la publicité dont elle fait l’objet, à faire progresser le respect des droits de la personne en Chine (Lu 2008) et la conscience, chez les justiciables chinois, d’être titulaires de droits à faire sanctionner par les tribunaux.

B — La rhétorique de l’harmonie réactualisée

Ainsi que le relève Philip Huang, l’appréciation de la place respective de la médiation et des recours devant les tribunaux, eu égard à la période impériale, a longtemps été dominée par « le mythe du Chinois non revendicateur », répugnant à l’expression de tout conflit et privilégiant invariablement les modes extrajudiciaires de règlement (Huang 1996). Les travaux de Huang ont apporté un éclairage différent sur le rapport au droit de la population chinoise à la fin de l’ère impériale et durant la période républicaine (1911-1949). Grâce à un accès à des archives des tribunaux jusqu’alors inaccessibles, il a pu montrer comment, dans les faits, la population chinoise utilisait à la fois le système judiciaire et les modes non contentieux de règlement des différends. Toutefois, la perception dominante en Chine et en Occident demeure celle du justiciable chinois, tant de l’ère impériale que dans la société chinoise des réformes, porté, pour des raisons dites culturelles, à privilégier la médiation comme mode de règlement des différends (Jia 2002 ; Peerenboom 2003).

La période maoïste marque sans doute l’âge d’or de la médiation extrajudiciaire, celle-ci étant en pratique le seul moyen disponible de résolution des différends (Lubman 1999). Les réformes juridiques en cours se traduisent par des changements importants, dont le déclin de la médiation extrajudiciaire au profit des recours devant les tribunaux (Gallagher 2006 ; Zhu 2010). Ainsi, entre les années 2005 et 2008, le nombre de causes entendues par les tribunaux demeure deux fois plus élevé par rapport à celui des causes traitées par la médiation extrajudiciaire (China Daily 2010a, 2010b). Cette évolution est cohérente avec l’accent mis sur la professionnalisation du système judiciaire par le pcc au début des réformes. Dans cette perspective, en raison de l’absence de formation en droit des personnes appelées à être des médiateurs, la médiation a subi une perte réelle de crédibilité, tant aux yeux du pcc que de la population (Lubman 1999). Or, une donne nouvelle intervient depuis quelques années. Le pcc, par l’entremise de la Cour populaire suprême, effectue une relecture de la tradition juridique chinoise au terme de laquelle la préférence pour l’harmonie constituerait une valeur pérenne chez les justiciables chinois depuis l’ère impériale jusqu’à nos jours (apnc 2007). Cette préférence inciterait la population à privilégier la médiation plutôt que le procès devant un tribunal étatique :

La médiation judiciaire est un élément important du système judiciaire chinois […] Elle constitue un moyen de résoudre les différends, ancré dans la tradition culturelle et historique chinoise, et son efficacité a été prouvée sur une longue période de temps dans la pratique judiciaire. Elle est non seulement en accord avec les valeurs actuelles […] de la population en général, mais elle incarne la quête de la nation chinoise pour un ordre naturel et social harmonieux.

apnc 2007

La médiation judiciaire devient ainsi érigée en vertu ancestrale. Elle est présentée par la Cour populaire suprême comme le moyen par excellence de résolution des différends, car elle est culturellement compatible avec les valeurs de la société chinoise. La cps a d’ailleurs lancé un mot d’ordre sur la priorité à la médiation durant l’été 2009 : « tiaojie you xian, tiaopan jiehe », ce qui veut dire : d’abord la médiation et combinons médiation et adjudication (Fan 2009). En outre, la médiation est transformée en ressource endogène par la Cour populaire suprême, en dépit des travaux existants qui démontrent le contraire. Quels facteurs expliquent ce revirement par rapport à la position antérieure des autorités en faveur des recours devant les tribunaux entendus au sens de procès ?

Ce discours de la Cour populaire suprême fait écho à celui de certains juristes chinois sur le même thème. Les écrits de Qi Jianping (Qi 2007), de même que ceux de Lei Xinghu et Liu Shuilin (Lei et Liu 2007), opposent en effet une « culture occidentale » à la « tradition chinoise ». Pour ces auteurs, la grande caractéristique de la « tradition chinoise » réside dans l’importance cardinale attachée à l’harmonie. Jia affirme que cette valorisation de l’harmonie découlerait de la vision confucéenne des relations humaines, qui met l’accent sur l’interdépendance (Jia 2002), par rapport à un Occident individualiste jusque dans son rapport à la justice. Selon Jia, une autre différence entre la Chine et l’Occident mérite d’être soulignée : la société chinoise perçoit le conflit de manière négative, tout devant être mis en oeuvre afin de prévenir son éclosion. En revanche, en Occident, le conflit serait perçu comme devant être confronté et pouvant déboucher sur des éléments positifs (Jia 2002). Notons que le recours à la médiation, présentée comme paradigme local en réaction à un système judiciaire reposant sur des fondements « occidentaux », n’est pas propre à la Chine. L’Inde a emprunté cette voie dans les années qui ont suivi son indépendance (Galanter et Jayanth 2004). Plus notable encore est le fait que les marc ont été explicitement associés à la préservation de l’harmonie sociale par le juge en chef d’alors aux États-Unis, Warren Burger. Celui-ci opposa aux marc la propension aux litiges, associés aux recours judiciaires, qui minait selon lui la société américaine et créait des trous dans le tissu social (Nader 1988). Cela conduisit Laura Nader à parler de « l’idéologie de l’harmonie » lorsqu’il s’agit du discours de la Cour suprême des États-Unis sur les marc à la fin de la décennie 1970 et durant les années 1980.

Or, en Chine, le contexte dans lequel s’inscrit cet appel à la médiation est celui du mot d’ordre de la « société harmonieuse » lancé par Hu Jintao en 2003. La logique sous-jacente de cette nouvelle vision de la société chinoise repose sur la prise en compte de l’existence de diverses sources de conflits susceptibles, entre autres, de porter atteinte à la stabilité politique nécessaire au développement économique de la Chine (Shambaugh 2008). L’objectif du maintien de la stabilité s’applique à tous les organes du pays, y compris au système judiciaire. Les juges chinois sont censés favoriser « le maintien de la stabilité et l’harmonie » (andingtuanjie) (Ying Xing 2006). La Loi de la République populaire de Chine sur la médiation (apnc 2010) a été promulguée le 28 août 2010 et entrera en vigueur le 1er janvier 2011. Elle porte sur la médiation extrajudiciaire et complète les diverses instructions de la cps eu égard à la médiation judiciaire. L’orientation récente du système judiciaire chinois favorisant la médiation judiciaire et extrajudiciaire suscite un ensemble de questions, qui font craindre pour la défense des droits des justiciables chinois. Afin de comprendre le fondement de ces appréhensions, un bref retour sur la notion même de médiation s’impose.

La médiation constitue, avec la conciliation, la négociation et l’arbitrage, un des modes dits alternatifs de résolution des conflits (marc). Le vocable « alternatif » s’applique lorsque ces processus sont conduits hors du système judiciaire. Dans ce contexte, la médiation est « un processus – donc une méthode – auquel des personnes peuvent avoir recours lorsqu’elles se trouvent en situation de conflit et qui implique l’intervention d’un tiers » (Cruyplants et al. 2008). Le tiers, censé être neutre, n’a pas le pouvoir de rendre une décision ni de se prononcer sur le bien-fondé des demandes de chaque partie. De même, il n’appliquera pas les règles de droit mais plutôt le sens de l’équité. Pour reprendre les mots d’Étienne Le Roy, le médiateur va « privilégier les faits plutôt que les normes » (Le Roy 1995). Trait fondamental de la médiation, les parties sont censées être entièrement libres dans leur décision d’y recourir ou non (Cruyplants et al. 2008).

Les marc connaissent un essor important en Amérique du Nord d’abord, ensuite en Europe occidentale depuis le milieu de la décennie 1970 (Applebey 1993). Ils s’inscrivent en réaction contre plusieurs éléments associés au système judiciaire, dont les très longs délais d’audition, la complexité des procédures, la logique antagoniste du processus au terme duquel sortent un gagnant et un perdant et les coûts (dont les honoraires des avocats) faisant obstacle à l’accès à la justice (Rhode 2004). Les marc, surtout la médiation extrajudiciaire, ont suscité des appréciations contrastées : encensés par les uns, décriés par les autres. Les critiques voient dans les marc une « justice d’apartheid » (Rhode 2004 ), qui préserve un statu quo hostile aux groupes vulnérables de la société plutôt que de s’attaquer aux causes structurelles des inégalités et des injustices (Nader 1988). Par comparaison, les décisions rendues par les tribunaux, de manière transparente, revêtent une portée systémique et permettent de faire avancer le droit. Les marc demeurent confinés à l’espace privé et la solution du conflit n’a qu’une portée limitée au cas concerné. Les partisans des marc, pour leur part, les perçoivent comme un moyen de favoriser l’accès à la justice, car les coûts des processus seraient nettement inférieurs à ceux des recours judiciaires. En outre, les marc préserveraient les relations entre les parties, car ils sont fondés sur une logique gagnant-gagnant, et ils mettraient fin au conflit puisque l’issue du processus n’est pas susceptible d’appel (Applebey 1993).

Dans le contexte chinois, les critiques adressées à la médiation extrajudiciaire ont surtout porté sur le manque de formation des médiateurs des comités de médiation, de même que sur l’influence de la politique dans leurs interventions auprès des parties (Lubman 1999), sur l’insistance mise sur la fin du conflit, sans se préoccuper de déterminer les torts respectifs des parties (Fu et Cullen 2008), et sur le fait que la médiation était imposée. Cela a contribué à en détourner les justiciables chinois au profit de recours devant les tribunaux (Lubman 1999).

La nouvelle avenue préconisée par la Cour populaire suprême (cps) de Chine favorise la médiation comme processus institutionnalisé intégré au système judiciaire. Dans cette perspective, le rôle du juge subit une transformation, car celui-ci sort de sa réserve pour adopter un rôle actif et devient en pratique un juge médiateur. Cette évolution n’est pas propre à la Chine, tant s’en faut. La médiation judiciaire est de plus en plus répandue en Occident, dans divers contextes mais notamment dans le domaine de la justice en matière civile (Spencer 2006). Elle suscite plusieurs interrogations eu égard, notamment, au rôle du juge et aux droits des parties. Ces questionnements se transposent en partie au contexte chinois, avec les nuances qui s’imposent. Aux fins de cette étude, le postulat de départ veut que la médiation judiciaire en Chine intègre, dans la sphère judiciaire, l’esprit de la médiation extrajudiciaire. Au premier chef, le recours à la règle de droit occupe une place secondaire, voire difficile à définir, dans ce nouveau programme de la cps. La priorité va clairement à la résolution des conflits comme moyen important de préserver l’harmonie et la stabilité sociale (cps 2009). L’objectif de la médiation n’est pas la justice, mais la pacification des relations entre les parties (Jia 2002). Or, en dépit des divers problèmes affectant le système judiciaire, les justiciables chinois ont, de plus en plus, cherché à obtenir justice par l’entremise des tribunaux, tant dans le milieu urbain (Gallagher 2006) que dans le monde rural (Ying 2007). Les recours s’appuyaient sur une ou plusieurs dispositions législatives ou réglementaires. C’est dire que la norme issue du droit étatique se voit accorder une grande crédibilité par les justiciables chinois.

Quelles que soient les raisons véritables pour lesquelles les autorités chinoises mettent l’accent sur la médiation judiciaire et extrajudiciaire, ce développement est porteur d’une régression des droits des justiciables chinois si les fondements de la résolution des conflits font appel à des normes non juridiques, à contenu variable, susceptibles d’être appliquées de manière divergente par les tribunaux. Cela ouvre la place à l’arbitraire. Les cours se font morigéner par le président de la cps parce qu’elles n’accorderaient pas suffisamment de poids à l’opinion publique (China Daily 2010c). S’agit-il d’un retour vers la « ligne des masses » prônée durant la période maoïste (Cuniberti 2008), au nom de laquelle d’innombrables dénis de justice ont été commis ? S’il est trop tôt pour le dire, le fait qu’un juge, éminent chercheur et professeur de droit, fasse référence de manière positive au modèle autoritaire de justice maoïste a de quoi inquiéter. Ainsi, dans une entrevue du 1er septembre au journaliste du Dongfang Fayan (2010), le juge You Tiancheng, juge en chef adjoint de la Cour populaire intermédiaire du Yunnan, a vanté la méthode de travail d’un juge de la période maoïste, Ma Xiwu. Or, les méthodes de travail de ce dernier, très interventionnistes, faisaient un large appel, dans la collecte d’éléments de preuve, aux propos des masses sans que la véracité de ceux-ci soit vérifiée (Huang 2010). Le fait que le juge You estime le style Ma Xiwu toujours d’actualité est en tous les cas significatif de la tendance idéologique qui domine le monde judiciaire.

La rhétorique de l’harmonie qui sous-tend ce recours à la médiation judiciaire évacue toute réflexion sur les causes des injustices et limite la portée de l’action judiciaire aux parties visées par le processus. Cela est déplorable, dans un contexte où, malgré des opinions diverses sur le sujet (Lubman 1999), certaines décisions des cours revêtaient sinon une valeur de précédent au sens de la common law, du moins une valeur persuasive ou destinée à guider (Piquet 2005). Les recours au droit des justiciables chinois ont ainsi permis d’importantes avancées dans plusieurs domaines, notamment en matière de litiges d’intérêt public (Fu et Cullen 2009) dans des cas comme la discrimination, les droits des consommateurs, etc. Or, tous ces progrès risquent d’être sacrifiés sur l’autel de l’harmonie sociale et de la stabilité, dont la préservation prime toute autre considération dont l’application de la règle de droit. Des tendances analogues ont été relevées en Australie dans le cadre de la médiation judiciaire, et des craintes du même ordre, relativement à l’évincement du droit, ont été exprimées (Spencer 2006).

La vision du conflit qui ressort des divers documents de la CPS est négative : il s’agit d’une menace, qu’il faut contenir, surtout lorsqu’il est question d’actions collectives impliquant un grand nombre de justiciables (Choukroune et Garapon 2007). De là à conclure que les autorités seraient réellement dérangées par l’appropriation relative du système judiciaire chinois de la part des justiciables chinois, il n’y a qu’un pas. Fu et Cullen ne sont pas de cet avis (Fu et Cullen 2008), mais le durcissement constant des autorités envers les juristes défenseurs des droits, les demandes en justice des parents qui ont perdu des enfants dans le tremblement de terre de mai 2008, ou dont les enfants sont malades après avoir bu du lait contaminé, tendent à confirmer au moins partiellement cette hypothèse (Clarke 2009). Dans cette perspective, il ne faudrait rien de moins que jouer sur le nationalisme culturel de la population chinoise pour faire accepter ce qui constitue en réalité un très important changement de cap dans les réformes juridiques chinoises, motivé par diverses considérations. Le fait de rattacher la médiation à une caractéristique nationale intemporelle marquerait ainsi une stratégie délibérée, orientant les justiciables chinois vers la réappropriation d’un élément central de leur « tradition » en partie délogée par l’irruption de modèles et normes juridiques issues de l’étranger (lire : de l’Occident). Les documents officiels de la cps n’attaquent pas directement le procès comme mode « importé » de résolution des différends mais il est presque absent des options offertes aux justiciables, venant bien après la médiation judiciaire (cps 2009). L’époque où les justiciables chinois étaient encouragés à saisir les tribunaux afin de faire valoir leurs droits n’est plus. D’autres motifs d’inquiétude doivent être soulevés. Bien que la cps prenne le soin de préciser que la médiation doit reposer sur le libre consentement des parties à celle-ci (cps 2007), ce principe risque de subir des atteintes sérieuses en raison du fait que les juges chinois sont évalués, entre autres, par rapport au nombre de dossiers qu’ils ont réglés (cps 2007). Le système crée une pression sur les juges qui pourrait, dans certains cas, les inciter à imposer la médiation aux parties… et une solution. Or, cette dernière pourrait très bien ne pas convenir aux parties et, ultimement, le but de pacification poursuivi par le processus sera compromis. En outre, la question de la formation des juges à la médiation se pose dans le cas chinois comme ailleurs (Spencer 2006). L’attitude requise du médiateur diffère de celle du juge (Le Roy 1995). Or, suivant le scénario envisagé par la cps, les juges chinois cumuleront en réalité le rôle du magistrat dans certaines causes et le rôle de médiateur dans d’autres causes. Il reste, en Occident, beaucoup de travail à faire afin d’encadrer ce rôle de médiateur par des règles déontologiques (Spencer 2006) et cela vaut pour la Chine où la mutation est toute récente.

Conclusion

La Chine s’est engagée dans le monde par les réformes lancées en 1978. La position internationale de la Chine va en se renforçant, notamment en raison de son important pouvoir économique. Dans ce processus, les réformes juridiques occupent une place importante. Elles ont suscité beaucoup d’attentes en Occident et nourrissent à ce jour des débats passionnés chez les chercheurs. La Chine est-elle tenue, à terme, d’endosser le modèle de la démocratie libérale associé à l’État de droit ? Ou bien, comme elle le réclame, peut-elle suivre sa propre voie sans avoir à copier l’Occident ? Depuis quelques années, les dirigeants chinois mettent de plus en plus l’accent sur la revendication d’une voie distincte pour la Chine et, dans cette perspective, l’invocation de la médiation comme ressource endogène s’inscrit potentiellement en collision frontale avec la logique universaliste des droits de la personne. En effet, malgré certaines précautions énoncées dans les documents de la cps, concernant notamment la nécessité de préserver le caractère libre du consentement des justiciables dans le processus de médiation, nombreux sont les risques de dérapage. Il ne s’agit pas ici de dénier tout mérite à la médiation, judiciaire ou extrajudiciaire, ni d’encenser le procès comme unique modèle de résolution des différends. Il convient plutôt d’apprécier l’impact de la référence à l’harmonie, véhiculée par la médiation judiciaire, sur les justiciables chinois en ce début de 21e siècle, après presque deux décennies d’éducation au droit. Plusieurs chercheurs ont fait état de la perception, assez positive somme toute, que les justiciables chinois ont des tribunaux. Ces derniers usent abondamment des tribunaux, dans divers contextes juridiques. Or, si cette perception favorable des tribunaux comme forums de règlement des différends est altérée, rien ne garantit que les causes profondes des conflits seront traitées. En effet, si le processus est imposé aux parties, ou mal conduit, en raison de balises éthiques insuffisantes, les justiciables risquent fort de rester aigris au sortir de la médiation. Cela peut les conduire à délaisser les tribunaux comme forums de résolution des différends, pour tenter de se faire justice eux-mêmes. La désaffection des tribunaux entraîne dans d’autres contextes géographiques le développement de justices parallèles, présentées comme des paradigmes locaux répondant aux besoins de la population par rapport au modèle du procès importé (Nkou Mvondo 2002). En effet, ces justices parallèles, hors de tout processus judiciaire et des garanties propres à celui-ci, se traduisent par des situations où les droits de la personne des justiciables sont bafoués (Nkou Mvondo 2002). Lucien Bianco ayant démontré le retour des vendettas dans certains villages du sud de la Chine depuis le début des réformes (Bianco 2005), la possibilité de dérives portant atteinte à la stabilité de la société chinoise est bien réelle, surtout si les justiciables décident de se faire justice eux-mêmes parce qu’ils sont insatisfaits de la réponse du système judiciaire étatique. Seul l’avenir dira si les justiciables chinois, en dépit des obstacles qui se dressent sur leur route, poursuivront leur lancée universaliste ou s’ils seront contraints de composer durablement avec l’appel du localisme et du relativisme culturel. C’est tout le mode d’engagement de la Chine qui est en cause et celui-ci est susceptible de varier grandement selon une multitude de facteurs internes et externes (Shambaugh 2008).

Enfin, le gouvernement chinois est sur la défensive depuis l’attribution, le 8 octobre 2010, du prix Nobel de la paix à Liu Xiaobo. Ce dernier purge une peine de 11 ans de prison qui lui a été infligée en Chine le 25 décembre 2009 en raison de sa participation à la rédaction de la Charte 08 (Rue 89 2008). Cette dernière consiste en un manifeste qui, diffusé sur Internet, entre autres, affirme haut et fort le caractère universel des droits de la personne. Censurée en Chine, elle a recueilli en Chine et en dehors de Chine environ 5 000 signatures. Or, si le gouvernement chinois croyait avoir disposé de la Charte 08 en emprisonnant un de ses principaux rédacteurs, Liu Xiaobo, il doit maintenant composer avec l’attribution du prix Nobel à ce dernier. Ce geste du comité du prix Nobel ravive les susceptibilités du régime actuel qui prône non seulement le relativisme culturel en matière de droits de la personne, mais l’existence d’une voie chinoise à laquelle devrait se rallier la population (The Economist 2010). Cependant, une centaine d’intellectuels chinois ont bravé la censure en envoyant une lettre ouverte au régime, exigeant la libération immédiate de Liu Xiaobo (Rue 89 2010). Les signataires de cette lettre font aussi état du fait que la nouvelle de l’attribution du prix Nobel de la paix à Liu Xiaobo a donné lieu, partout en Chine, à des célébrations, mais que celles-ci ont vite été réprimées. En outre, les signataires réaffirment avec conviction le caractère universel des droits de la personne. Le débat entre la vision universaliste des droits de la personne et la vision relativiste est donc plus d’actualité que jamais en Chine. C’est aussi tout le rapport de la Chine à l’Occident qui se joue dans ce débat, lequel demeure fortement coloré par des considérations identitaires depuis le milieu du 19e siècle.