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L’ère contemporaine des juridictions pénales internationales a été inaugurée par l’établissement des tribunaux pénaux internationaux pour l’ex-Yougoslavie et pour le Rwanda au début des années 1990. L’entrée dans cette nouvelle ère s’est manifestée en Afrique au fur et à mesure de la création et des activités de la Cour spéciale pour la Sierra Leone (ci-dessous scsl)[1] et de la Cour pénale internationale ainsi que de la poursuite des crimes internationaux au niveau national. Les tribunaux dits ad hoc ont quant à eux vu une mise en oeuvre avancée des stratégies d’achèvement de leurs travaux et sont maintenant confrontés à une fermeture imminente. Le paysage de la justice pénale internationale ne peut que sortir transformé de la fermeture graduelle des tribunaux à l’exception de la Cour pénale internationale qui est l’institution permanente. Ainsi, l’intérêt et l’interrogation se sont accrus, à l’intérieur comme à l’extérieur des tribunaux, quant à leurs promesses et limites, attentes et contributions, impact et héritage[2]. Quelle empreinte la Cour laissera-t-elle ? Autrement dit, quel héritage, où, quand, pour qui et pourquoi ?

Pour s’interroger davantage sur la notion d’héritage, très en vogue dans le monde de la justice pénale internationale depuis quelques années, la scsl apparaît comme une institution idoine, dans la mesure où il s’agit d’une institution dont le siège principal se trouvait dans le pays même où les crimes ont été commis et du premier tribunal ayant fermé ses portes de manière cérémonielle. Le 2 décembre 2013 a marqué la cérémonie formelle de clôture à Freetown. Si l’objectif ici réside moins dans une évaluation de son oeuvre et de son héritage même, au sens d’établir et de mesurer de manière empirique ses contributions concrètes, la question de la portée et de l’applicabilité de son héritage est particulièrement pertinente. Nous tenterons d’évaluer la pertinence de cette question d’abord en retraçant les étapes de l’« arrivée en force » de la notion d’héritage dans le discours et dans les activités de la Cour. Ensuite, en montrant que le fait de léguer un héritage est un processus aux multiples facettes, dans lequel une diversité d’acteurs interviennent. Ainsi, la notion même d’héritage doit davantage être comprise à travers la construction continue d’héritages au pluriel.

Cet article est structuré en quatre parties. Il débutera par une mise en contexte esquissant la création de la Cour et ses jalons les plus importants. Nous interrogerons ensuite la notion d’héritage ainsi que le discours « de » et « sur » l’héritage. Le rôle de l’institution qui lèguera son héritage ainsi que l’innovation pionnière de la Cour seront par la suite définis au vu de la prolifération de discussions, d’activités et de projets. Cela nous permettra de focaliser l’analyse sur les limites d’une telle planification et sur la reconceptualisation proposée qui expose l’interaction dynamique des différents acteurs. Nous explorerons enfin le rôle des héritiers et des héritages en construction pour mettre en relief les dynamiques clés de création, de contestation et de contrôle, avant de nous interroger en terminant sur la portée des héritages multiples.

I – La création d’une cour spéciale

À l’issue d’une décennie de guerre civile marquée par toutes sortes d’atrocités, la Sierra Leone s’est retrouvée face à un dilemme, à savoir : faut-il et, si oui, comment rendre justice ? L’originalité notable du système mis en place après le conflit réside en l’établissement d’une commission vérité et réconciliation ainsi que d’une cour spéciale. La coexistence de ces deux institutions et leur enchevêtrement ont fait l’objet de nombreux débats (Schabas 2004 ; Adenuga 2008). Si nous ne nous attardons pas sur l’histoire du conflit sierra-léonais dont les causes et les dynamiques sont complexes, nous faisons en revanche le choix de nous intéresser à l’histoire de la Cour, qu’il s’agit de garder à l’esprit afin de saisir les enjeux actuels discutés dans le cadre de la succession et de l’héritage. Ainsi, nous nous arrêterons tout d’abord sur les éléments clés de sa création.

La scsl fut créée conjointement en 2002 par le gouvernement sierra-léonais et les Nations Unies, en dépit de l’amnistie inscrite dans l’accord de Lomé du 7 juillet 1999. La question de l’amnistie et des crimes justiciables en droit international fut ensuite examinée par la Chambre d’appel de la scsl (voir Meisenberg 2004). L’idée d’une cour fut lancée explicitement dès l’été 2000 sur la base d’une communication américaine suggérant l’instauration d’une « cour spéciale » (Scheffer 2012 : 321) et d’une lettre du 12 juin 2000 envoyée par le président sierra-léonais d’alors, Ahmad Tejan Kabbah, au secrétaire général Kofi Annan. En réponse à une requête demandant au Conseil de sécurité de créer une cour forte et crédible qui atteindra les objectifs d’apporter la justice et d’assurer une paix durable en Sierra Leone et en région africaine, le Conseil adopta à l’unanimité la résolution 1315 le 14 août 2000. Cette résolution demanda notamment au secrétaire général de négocier un accord avec le gouvernement sierra-léonais, et le résultat de cette négociation fut l’Accord établissant la Cour spéciale pour la Sierra Leone, signé le 16 janvier 2002 et approuvé par le Parlement sierra-léonais en mars 2002. Son mandat consistait donc à poursuivre les personnes qui portaient la responsabilité la plus lourde des violations graves du droit international humanitaire et du droit sierra-léonais, commises sur le territoire de la Sierra Leone depuis le 30 novembre 1996, le jour de l’échec de l’accord d’Abidjan.

Trois différences avec les tribunaux pénaux internationaux pour l’ex-Yougoslavie et pour le Rwanda sont emblématiques. Premièrement, il s’agit du premier tribunal oeuvrant sur le territoire même où les crimes ont été commis, donc in situ, et qui est composé de personnel à la fois international et local. Son siège devient Freetown, comme déclaré officiellement par l’Accord du Quartier général signé le 21 octobre 2003. Seul le procès de Charles Taylor, l’ancien président libérien, fut délocalisé à La Haye pour des raisons de sécurité, délocalisation approuvée par la résolution 1688 du Conseil de sécurité du 16 juin 2006. Deuxièmement, la Cour fut établie par un traité international et non par une résolution prise par le Conseil de sécurité en vertu du chapitre vii. Troisièmement, la scsl est financée non par le budget principal des Nations Unies, mais par des contributions volontaires de bailleurs de fonds, dont le Canada, les États-Unis, le Nigéria, les Pays-Bas et le Royaume-Uni.

En réponse à l’appel pour une justice qui promet d’être moins coûteuse et plus efficace (Dickinson 2003), la scsl fut créée comme une cour sui generis, établie par traité, de juridiction et de composition mixtes. En effet, plusieurs raisons expliquent qu’un troisième tribunal international ad hoc n’ait plus été considéré comme politiquement viable. La prise de conscience des obstacles auxquels doivent faire face ces tribunaux (voir Zacklin 2004) ainsi qu’un certain sentiment de désengagement à la fois politique et financier dans des tribunaux comme mécanismes de justice transitionnelle figurent au premier rang de ces raisons. Ce désengagement a resurgi lors de la crise financière, en conséquence de quoi la fermeture des tribunaux existants est devenue un impératif politique. La scsl est souvent perçue comme l’archétype d’une nouvelle génération de tribunaux, dite hybride, mixte ou internationalisée (Donlon 2013). Cependant, la scsl « est une proche des ‘tribunaux hybrides’, mais est classée plus exactement avec les tribunaux ad hoc parce que c’est une créature de droit international et non de droit national[3] » (Schabas 2006 : 6). Une décision de la Chambre d’appel de la scsl de 2004 précise qu’il s’agit bien d’une cour pénale internationale : « Nous arrivons à la conclusion que la Cour spéciale est une cour pénale internationale » (scsl 2004 : §6). Cette conclusion a été d’une importance majeure pour la poursuite de Charles Taylor.

Treize personnes ont été inculpées par la scsl pour avoir porté la plus lourde responsabilité. Quatre affaires ont été clôturées, y compris les appels : le procès de trois anciens dirigeants du Conseil révolutionnaire des Forces armées (connu sous l’acronyme anglais afrc), de deux membres des Forces de défense civile (cdf) et de trois anciens dirigeants du Front révolutionnaire uni (ruf) ainsi que de Charles Taylor. Le procès le plus médiatisé a été celui de Charles Taylor, dont le jugement a été rendu le 26 avril 2012 et le jugement d’appel le 26 septembre 2013. La procédure a été jugée globalement bien menée, comme le conclut un rapport de Human Rights Watch (2012). Quatre des treize accusés n’ont pas été confrontés à la justice, trois étant décédés et le dernier n’ayant jamais réapparu : Foday Sankoh, Sam Bockarie, Sam Hinga Norman et Johnny Paul Koroma.

Malgré une référence à « la troisième et dernière année de la Cour » dans son premier rapport annuel (scsl 2003 : 31), la période initiale prévue de trois ans s’est vite avérée trop ambitieuse, optimiste, voire irréaliste. La Cour a surmonté des obstacles tels que repartir de zéro à Freetown, construire un palais de justice et des « baraques » pour le personnel et élaborer des procédures et pratiques spécifiques. Avec la mise en oeuvre d’une stratégie d’achèvement de ses travaux, la fermeture de la scsl s’approchait peu à peu. C’est dans ce contexte de fermeture palpable que s’est posée la question de l’empreinte et de l’héritage de la Cour. La notion d’héritage mérite ici d’être interrogée.

II – Penser l’après : la question de l’héritage

Léguer un héritage ou au moins le planifier, l’évaluer, le saluer ou encore le critiquer semblent en vogue dans l’univers des tribunaux pénaux internationaux. Mener à bien son travail juridique est sans doute le mandat premier d’un tribunal, mais son rôle ne s’arrête pas là. Un tribunal international ne peut pas tout simplement clore sa dernière affaire et fermer ses portes. En effet, un certain nombre de fonctions dites résiduelles doivent continuer d’être exercées une fois que le tribunal a cessé ses activités, comme la supervision de l’exécution des peines prononcées, la protection des témoins et la préservation des archives. Un tribunal ad hoc n’a pas de « date de péremption » sensu stricto, mais certes une limite temporelle qui reste à (re)définir. Après le dernier jugement d’appel rendu, un soi-disant mécanisme résiduel, appelé en l’occurrence la Cour spéciale résiduelle pour la Sierra Leone, a pris le relais de la scsl à partir du 1er janvier 2014. L’Accord établissant la Cour spéciale résiduelle pour la Sierra Leone a été signé en août 2010 et le Parlement sierra-léonais l’a lui aussi approuvé en décembre 2011. L’héritage, en revanche, n’est pas une obligation judiciaire continue de la Cour, mais plutôt une attente ou une revendication vis-à-vis des tribunaux.

Un nouveau discours s’est donc développé dans le domaine des tribunaux internationaux avec pour mot-clé l’« héritage ». Parmi les raisons qui expliquent l’orientation vers « l’après », les premières semblent la recherche de sens et une projection dans le futur de la part des institutions. L’idée étant de laisser une empreinte et le souhait étant de donner un sens à son existence pour tenter de vaincre la mort et ne pas s’abandonner à la peur de l’oubli, façonner son héritage devient important pour l’homme au regard de la mort (voir Hunter et Rowles 2005). Un parallèle avec les tribunaux qui arrivent à la fin de leurs vies, voire à la mort institutionnelle[4], et se voient ainsi confrontés à la question de leur héritage peut donc être établi. La présence de la Cour rentre dans l’imaginaire collectif sierra-léonais et devient une référence historique et culturelle. Ainsi l’héritage est important, car « c’est le symbole de notre présence » et « le site de la Cour est un rappel quotidien, comme la Bastille en France[5] ». Toutefois, la variation d’approche entre les différents tribunaux vis-à-vis de leurs héritages n’est pas anodine. En l’occurrence, la scsl semble être l’institution pionnière, par le double fait qu’elle est le premier tribunal qui pense et planifie son héritage tout en le léguant lors de sa fermeture récente.

Sans refaire l’historique de la notion d’héritage ici, précisons d’emblée la particularité de son usage dans le domaine des tribunaux et de la scsl à partir de trois observations. D’abord, si la notion d’héritage peut sembler, de prime abord, claire et évidente, l’usage de la notion apparaît néanmoins plus vague et trop souvent simplifié. On peut d’ailleurs noter qu’il n’existe pas une seule et même définition utilisée par tous les tribunaux internationaux. Une des définitions souvent citées émane du Haut-commissariat des Nations Unies aux droits de l’homme (onu 2008 : 7) qui définit l’héritage comme suit : « l’empreinte durable laissée par un tribunal mixte sur la consolidation de l’état de droit dans une société donnée grâce aux procès effectivement menés pour en finir avec l’impunité, ainsi que sur le renforcement des capacités judiciaires du pays considéré ». Cette définition bénéficie d’une large reconnaissance et est reprise dans de nombreuses publications (Cruvellier 2009 ; osji 2011 ; Reiger 2009) et par la Cour elle-même dans son Huitième Rapport annuel (scsl 2011 : 47). Pourtant, cette définition semble limitée. Elle ne reflète guère la gamme étendue d’héritages multiples d’une telle cour, sur le plan local comme sur le plan international. Une conceptualisation beaucoup plus large est proposée par le Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie, qui définit l’héritage comme « ce que le tribunal va transmettre aux successeurs et autres » (tpiy 2011). La notion d’héritage est souvent utilisée comme un terme collectif englobant toutes sortes de phénomènes et de concepts. On a observé que « le discours s’est amélioré. Au début, tout était considéré comme héritage, c’était déconcertant et imprécis[6] ». En dépit de leur imbrication temporelle, trois éléments souvent confondus peuvent être distingués : l’achèvement du mandat, les fonctions résiduelles et l’héritage.

Par ailleurs, la fin même semble motiver cet engagement renforcé à l’égard de son propre héritage. Cela n’est pas surprenant, puisque la scsl est arrivée à la fin de son cycle de vie et paraît vouloir se perpétuer dans le temps. Une voix au sein de la scsl s’en fait l’écho : « Si nous investissons dans des projets d’héritage, nous investissons dans la vie après la mort[7]. » Pourtant, l’héritage ne se crée pas avec quelques projets à la toute fin seulement d’une existence ; il se forge et se façonne tout au long de cette dernière, et même avant. Dans le Rapport du Secrétaire général sur l’état de droit et la justice transitionnelle dans des sociétés en conflit ou après-conflit du 23 août 2004, Kofi Annan rappelle qu’« il est essentiel qu’à partir du moment où un autre tribunal international ou hybride est établi, on considère, comme priorité, la stratégie finale de sortie et l’héritage intentionné dans le pays même » (onu 2004 : 16). Que l’héritage légué soit intentionnel ou non, positif ou négatif mérite également d’être interrogé. Cela étant dit, une réorientation de l’horizon temporel conventionnel est nécessaire pour apprécier l’héritage comme construction continue.

Finalement, le terme héritage est en général utilisé et conceptualisé au singulier (des exceptions notables sont Campbell et Wastell 2008 ; Luban 1987). Cela nous paraît réducteur. Nous proposerons ici une reconceptualisation explicite au pluriel (voir Dittrich 2014). Malgré le titre formulant le concept d’héritage au singulier, il est entendu qu’il faudra penser la pluralité et la diversité de l’héritage, donc parler plus exactement d’héritages. La mise au pluriel du terme héritage n’est pas simplement un changement rhétorique ou un procédé stylistique. C’est bien la nécessité de repenser le concept conventionnel d’héritage que nous prônons ici. Dans la nouvelle reconceptualisation dynamique, le processus de legs d’un héritage ne se réduit pas à un acte linéaire entre la personne ou l’institution qui lègue un héritage à ses héritiers. Le processus se comprend plutôt comme construction sociale, constante et continue, avec une diversité d’acteurs et des dynamiques sociales et politiques qui caractérisent la (re)création, la contestation et le contrôle d’héritages multiples.

La Cour entretient, depuis sa création, un rapport particulier avec la notion d’héritage et se présente comme précurseur d’une approche institutionnelle qui aspire à la planification de son héritage. Par la suite, nous retracerons le rôle de la scsl dans ce processus.

III – Planifier l’après : la Cour et son héritage

Pour la Cour, la planification et la transmission de son héritage façonné à son image sont devenues une préoccupation institutionnelle. Trois étapes de l’institutionnalisation peuvent être distinguées (Dittrich 2014) : l’héritage est reconnu comme champ d’action et une vision stratégique est développée (1), des entités institutionnelles et groupes de travail sont créés (2) et des projets d’héritage sont conçus et mis en oeuvre (3).

En premier lieu, notons que depuis 2002 la scsl a précisé au fil des années sa vision de l’héritage. La Cour est en effet le premier tribunal à avoir forgé le concept d’héritage dès la publication de son Premier Rapport annuel qui « considère le sujet important d’héritage que la Cour va léguer » (scsl 2003 : 4). Jusqu’en 2005, les références à la notion dans les rapports annuels vont tripler. En 2005, trois des quatre affaires débutent et la conférence nationale de la commémoration des victimes a lieu à Freetown où est esquissé le sujet sensible des attentes et de l’héritage (Wierda 2009). Dès lors, le défi de transmettre un héritage est assumé explicitement par la Cour, comme les rapports annuels le montrent : « L’héritage de la Cour spéciale continue d’être une des plus hautes priorités » (scsl 2008 : 6). En outre, le Rapport de l’expert indépendant Antonio Cassese du 12 décembre 2006 met en relief que « [c]’est la question de l’héritage d’un tribunal : des tribunaux doivent laisser quelque chose d’utile » (Cassese 2006 : 61). Un débat existe sur la question de savoir si l’héritage fait ou devrait faire partie du mandat des tribunaux, comme l’expose l’outil proposé par le Haut-Commissariat des Nations Unies aux droits de l’homme (2008). La scsl, quant à elle, le voit comme un engagement compatible avec son mandat. Quelques documents et développements le prouvent de manière exemplaire.

Sa vision trouve son expression formelle en 2005 dans un document interne intitulé Legacy White Paper (Nmehielle et Jalloh 2006). Une brochure sur son engagement pour l’héritage est également publiée. En 2005, une troisième phase, dite phase « héritage », est envisagée pour se focaliser sur l’impact à long terme, après les phases d’« achèvement » et de « post-achèvement », prévues dans la stratégie d’achèvement des travaux adoptée par le Comité de management de la Cour le 6 octobre 2004. Puis, le 23 novembre 2006, les juges adoptent une résolution au sujet de l’héritage. De même, le programme de sensibilisation (dit outreach) joue un rôle majeur continu même s’il n’est pas vu et financé comme partie intégrante de l’activité de la Cour. Progressivement, la scsl a préparé des bases de manière proactive pour construire et léguer son héritage comme elle le souhaite. Cette prise de conscience de l’importance de son héritage s’est également reflétée dans sa structure institutionnelle même.

En second lieu, la création de groupes institutionnels voués à l’héritage a augmenté la visibilité de son propre engagement et de sa professionnalisation interne et externe. Cela représentait une nouveauté pour les tribunaux internationaux. Cet engagement peut être retrouvé dans les rapports annuels. Le premier greffier, Robin Vincent, a établi le Legacy Working Group en 2005 dont le rôle était de définir et de mettre en oeuvre des projets d’héritage durables (voir Nmehielle et Jalloh 2006). La création d’un legacy committee a suivi peu après en 2006. Autre étape importante : la création du poste dit legacy officer en septembre 2007 pour surtout bâtir une politique d’archives. Un effort institutionnel concerté fut relancé avec la création d’un autre groupe de travail, en 2007, par des membres du tribunal mais aussi de la société civile et des institutions nationales. L’héritage a été décentralisé par la réalisation de projets différents selon les organes concernés. Le bureau du greffier était responsable de la gestion globale dans ce domaine, mais cette gestion semblait caractérisée par une certaine opacité, même au sein de la Cour. Des membres de différentes sections disaient qu’ils n’en étaient pas conscients ou au courant et hésitaient à se prononcer sur le sujet, comme le montrent des remarques comme « Oui, je crois qu’il y a une stratégie, mais je ne la connais pas » ou « C’est difficile pour moi d’énoncer la stratégie, ça reste sous l’égide de la Greffière[8] ». L’objectif de ces développements institutionnels était d’avancer trois éléments : l’affirmation de l’importance de l’héritage, la coordination interne ainsi que l’identification et la mise en place des projets.

En troisième lieu, la conceptualisation et la mise en place de projets spécifiques ont progressivement institutionnalisé la notion d’héritage. L’instauration du programme de stages pour des Sierra-Léonais peut être vue comme une initiative prévisionnelle interne d’héritage. Les six grands projets de la scsl sont les suivants : 1) projet du site, 2) musée de la paix, 3) programme national de protection des témoins, 4) programme de développement des archives, 5) développement des capacités professionnelles et 6) amélioration des standards d’emprisonnement et d’accès à la justice surtout pour les femmes. Du fait de projets menés de façon continue, la recherche de fonds semble une préoccupation constante. L’héritage semble être devenu un champ d’action des différents organes de la Cour. Par exemple, les deux projets phares du bureau du Procureur sont le Sierra Leone Legal Information Institute (SierraLII), accessible en ligne, ainsi qu’un manuel des bonnes pratiques lancé en novembre 2012. Ce dernier est le produit d'une collaboration entre les tribunaux intitulé Compendium of Lessons Learned and Suggested Practices from the Offices of the Prosecutors. D’un côté, la notion d’héritage semble avoir permuté les différents organes, ce qui révèle son attraction et la responsabilité commune de tous les organes. De l’autre, ces initiatives peuvent être lues comme un manque de direction générale et une réflexion sur la fragmentation quant à son héritage. La gamme des projets ainsi que les projets individuels ont évolué graduellement. Il est important d’apprécier l’engagement de la Cour, qui n’a pas toujours été visible ou régulier, car l’identification, la préparation et la mise en place de tels projets requièrent un travail considérable effectué « en coulisse ».

L’innovation institutionnelle contenue dans la planification de l’héritage se reflète dans trois autres développements. Une nouvelle rubrique « Héritage » a été ajoutée au site web de la scsl et de la Cour résiduelle. En outre, la scsl a organisé et encadré un sondage sur son impact et sur son héritage. L’organisation non gouvernementale (ong) No Peace Without Justice a réalisé une étude en 2012, en partenariat avec des ong locales telles que Manifesto 99, la Coalition for Justice and Accountability, le Sierra Leone Institute of International Law et le réseau libérien des ong. Mesurer l’héritage directement après le jugement de Charles Taylor rendu le 26 avril 2012 représente une démarche unique. Le dernier projet consiste en deux conférences, une organisée à New York en novembre 2012 et l’autre à Freetown en février 2013 par l’ong International Center for Transitional Justice (ictj) et la scsl, en vue d’évaluer son héritage. D’un point de vue critique, la notion d’héritage semble devenir un dispositif rhétorique et de recherche de fonds pour promouvoir l’institution.

Comme nous l’avons montré ci-dessus, la gestion de son propre héritage est un chantier actif pour la scsl. La Cour restera ainsi sous la pression de s’engager pour léguer un héritage fort et durable. Au vu de son existence in locus criminis, sa juridiction et sa composition mixtes autant qu’au vu du système judiciaire maladif en Sierra Leone, la Cour s’est engagée dans une « planification d’héritage délibérée » (Nmehielle et Jalloh 2006). Toutefois, il est essentiel de distinguer l’héritage planifié de l’héritage effectivement réalisé (voir Dittrich 2014). Au-delà d’une quelconque planification, l’héritage est une construction sociale marquée par l’interaction d’acteurs multiples comme de dynamiques sociopolitiques complexes. Il est donc essentiel d’élucider davantage ce processus social et les héritages qui restent en construction.

IV – La diversité d’acteurs

Les tribunaux pénaux internationaux n’oeuvrent pas dans un vide apolitique ou isolé. La Cour en tant qu’institution qui lègue des héritages est un acteur central, certes, mais seulement un parmi des acteurs multiples en Sierra Leone et au-delà du pays. Jusqu’à présent, la diversité des acteurs a largement été ignorée. Malgré quelques appels à considérer d’autres acteurs (onu 2008 ; Reiger 2009), ces perspectives font preuve d’une certaine homogénéité et d’une convergence d’intérêts et de visions. Nous pouvons pourtant distinguer cinq acteurs idéal-typiques engagés dans la construction d’héritages (Dittrich 2014) : le « légateur » (legacy leaver), le producteur (producer), l’impositeur (enforcer), le documentaliste (recorder) et le récipiendaire ou l’héritier (recipient). Après avoir défini le rôle de la scsl, nous allons explorer maintenant le rôle de son pendant, l’héritier, voire les héritiers.

Dans le contexte de la Cour, la question du récipiendaire ou héritier semble particulièrement importante, surtout au regard de la question « la justice pour qui ? » (voir Sriram 2007). Il existe une grande diversité de récipiendaires potentiels. La Cour, partagée entre des attentes divergentes, se préoccupe donc de léguer un héritage tant aux Sierra-Léonais qu’aux autres peuples (ictj et pnud 2003 ; Lincoln 2011). Cela est une illustration de l’imbrication de l’international et du local qui caractérise la Cour. À l’occasion de l’ouverture du palais de justice le 10 mars 2004, le président sierra-léonais de l’époque, Kabbah, a mis en évidence cette extension de la raison d’être de la scsl : « C’est la Cour spéciale pour la Sierra Leone, un symbole de l’état de droit et un élément essentiel dans la poursuite de la paix, de la justice et de la réconciliation nationale pour le peuple sierra-léonais. C’est aussi la Cour spéciale pour la communauté internationale, un symbole de l’état de droit international… La Cour spéciale est une bonne chose pour la Sierra Leone. Elle est aussi une bonne chose pour le monde d’aujourd’hui » (Kabbah 2004 : 1).

Il serait toutefois erroné d’appréhender ce phénomène seulement de façon monolithique. En effet, des membres de la société civile, des juristes, des hommes politiques mais aussi les accusés, les victimes et le gouvernement pourraient bel et bien montrer des attitudes et des perceptions différentes de la Cour et de ses héritages. Ces différences sont influencées par les savoirs, l’exposition à la Cour, les attentes, les évaluations et les intérêts. Il semble primordial de donner une voix et un rôle dans le travail d’héritage à ceux ayant subi des violences. Du point de vue sierra-léonais, Joseph Kamara, ancien procureur adjoint de la Cour et aujourd’hui directeur de la Commission anti-corruption sierra-léonaise, disait : « Il s’agit aussi de créer un héritage pour les victimes » (Kamara 2009 : 24). Certes, l’héritage ne devra pas juste tourner autour de la maximisation des résultats dans une optique de justification des dépenses publiques.

La promotion d’un héritage durable et positif pour la Sierra Leone apparaît comme un leitmotiv dans le discours public de la Cour et de son programme d’accompagnement et de sensibilisation s’adressant aux héritiers. La première édition de la brochure Wetin Na Di Spεshal Kot ?[9], produite et distribuée par la section d’accompagnement, se conclut comme suit : « La Cour spéciale est la cour des gens. Elle existe pour le bien de tous les Sierra-Léonais. » Des critiques exposant une communication à sens unique et un sentiment d’être « régenté » par la Cour se sont toutefois fait entendre. Le sentiment persiste que celle-ci décide à son gré des projets d’héritage et de l’ultime héritage qu’elle souhaite léguer au pays. Un article de presse intitulé « La communauté de Lumpa est instruite sur l’héritage de la Cour spéciale » en est le révélateur (Kallon 2012). Parlant de la communication vers l’extérieur et lors des événements de sensibilisation le rôle de la Cour est décrit comme suit au sein du tribunal : « Nous devons leur conter nos réussites » et « Les aspects négatifs, nous ne les appelons pas héritage. Nous prônons notre héritage positif »[10]. Mais un Sierra-Léonais commente ce sentiment d’aliénation et d’expropriation : « Le plus grand problème, [...] sans être xénophobe, était que des internationaux discutaient de l’héritage en Sierra Leone[11]. » Cela résonne comme une critique avancée par Kelsall (2009) que dans la conduite des affaires judiciaires, notamment dans l’affaire cdf, l’institution internationale a échoué à apprécier la culture locale, voire à s’y ajuster.

La relation entre la Cour et le gouvernement sierra-léonais s’avère complexe. Ce dernier a tâché de se montrer intéressé et coopératif, tout en veillant à préserver l’indépendance de la scsl ainsi que la sienne. Le Cinquième Rapport annuel de la scsl note que le président sierra-léonais Ernest Bai Koroma a anticipé le 20 février 2008 que, « quand la Cour spéciale est attendue d’achever son mandat, elle léguera pour la postérité et des générations qui ne sont pas encore nées cet héritage magnifique et imposant » (scsl 2008 : 39). Dans son discours prononcé le 10 mars 2004, le président d’alors, Kabbah, avait déjà noté qu’« à la fin de son mandat la Cour spéciale laissera[it] un héritage dans les annales de l’administration de la justice en Sierra Leone et dans celles de la communauté internationale. Elle [lèguerait] aussi au peuple sierra-léonais une citadelle de justice dans la forme de ce palais de justice ». Il avait précisé que les actes brutaux commis dans le conflit « avaient entaché l’image de la Sierra Leone, une petite nation pacifique, sympathique et éclairée » (Kabbah 2004 : 2). Le gouvernement semble donc intéressé par la question de l’héritage en se présentant comme un État africain moderne dévoué à l’état de droit, à la justice, à la paix et à la coopération avec la communauté internationale. Le 17 octobre 1998, le gouvernement sierra-léonais a été parmi les quinze premiers pays africains à signer le Statut de Rome. La première d’une cour pénale internationale in situ en Afrique s’inscrit en effet dans une série de premières en Sierra Leone : par exemple, le premier établissement d’enseignement supérieur en Afrique de l’Ouest et le premier service câblé publique de radiodiffusion. Le musée de la paix, un projet d’héritage de la scsl en coopération avec les autorités nationales, est un autre exemple qui montre, d’un côté, l’engagement de la Sierra Leone vers la paix et les efforts d’assumer son passé et, de l’autre, son ouverture internationale, au tourisme et à la recherche. La coopération avec la communauté internationale dans le domaine de la justice et de la paix peut être vue comme constituant une sorte de « marque » de la nation sierra-léonaise.

Une dimension importante mais souvent négligée dans une représentation conventionnelle du processus de legs d’un héritage est en effet la réception active de ce dernier par des héritiers, de même que la construction sociale qui caractérise ce processus.

V – Des héritages en construction constante et continue

Avant même la fermeture de la Cour, les héritages étaient d’ores et déjà devenus des sujets de débats et de contestation sur le rôle et la portée définitive de la Cour pour la Sierra Leone, l’Afrique et la justice pénale internationale en général. Aucun tribunal, aucun légateur éphémère ne peut construire son héritage ou ses héritages de manière définitive. Quelle empreinte la Cour a-t-elle laissée ? Quel impact et quel héritage ? Il s’agit de questions largement controversées. En effet, la multiplicité des voix et l’interaction collective dans la sphère publique sont partie intégrante de la construction des héritages. Le documentaire primé War Don Don (2010), dirigé par Rebecca Richman Cohen, a pointé les différentes perspectives ou constructions des héritages autour d’un procès, celui d’Issa Sesay, le chef par intérim de la ruf. On ne peut manquer de constater l’écart entre les partisans et les critiques, de même qu’entre ceux qui avaient des attentes modestes et ceux qui voyaient la scsl comme une panacée. Un héritage prometteur pour les uns peut être un héritage redoutable pour d’autres, et un héritage vu comme positif aujourd’hui peut être un héritage négatif demain ou vice versa.

Sur un plan positif, la scsl, considérée comme un des contributeurs majeurs de la justice pénale internationale, a fortement marqué le paysage de la justice transitionnelle en Sierra Leone, en Afrique et dans le monde entier. Les jalons importants dans la réalisation du droit international et dans la lutte contre l’impunité sont trop nombreux pour être énumérés ici, bien que certains méritent incontestablement d’être soulignés. Par exemple, dans sa jurisprudence phare, on compte les jugements concernant le mariage forcé, l’enrôlement d’enfants soldats, la valeur des amnisties nationales pour les crimes internationaux, l’immunité des chefs d’État et la prise en otage de Casques bleus. Le procès phare contre Charles Taylor, un chef d’État inculpé devant la justice internationale alors qu’il était encore en exercice, est notable, puisque c’est la première fois qu’un ancien chef d’État est condamné depuis le procès de Nuremberg, en 1946, de Karl Dönitz, l’amiral qui devint le président du Reich allemand pendant 20 jours en mai 1945. Quant au programme d’accompagnement ou de sensibilisation, il est remarquable par sa portée très large et sa présence dynamique en Sierra Leone, ayant traversé le pays et les 18 districts et organisé le Forum interactif de la Cour spéciale, un forum d’échange régulier avec des ong à Freetown. Autre première dans l’histoire des tribunaux internationaux, quatre femmes dirigeaient la Cour en 2012 et 2013 : Justice Shireen Avis Fisher (présidente), Brenda Hollis (procureure), Binta Mansaray (greffière) et Claire Carlton-Hanciles (défendeure principal). Dans le contexte de la présence encouragée de femmes dans des institutions de justice dans des pays postconflictuels et dans le respect de l’application de la résolution 1325 du Conseil de sécurité sur les femmes, la paix et la sécurité, ce développement notable a été célébré au niveau des Nations Unies (onu-Femmes 2012). Le 9 octobre 2012, le Conseil de sécurité a ainsi salué l’oeuvre de la Cour (onu 2012). Le jour de la fermeture des portes, le 31 décembre 2013, le Secrétaire général de l’onu, Ban Ki-Moon, a rendu hommage à la scsl : « De l’héritage impressionnant et de tous les enseignements tirés du travail que le Tribunal spécial laisse derrière lui, maintenant que nous avançons vers la naissance véritable de l’ère de la responsabilisation, une leçon se distingue parmi toutes : la justice est un élément indispensable pour pérenniser la paix dans les sociétés postconflit » (onu 2013 : 1). Autrement dit, la Cour est ainsi perçue comme ayant rendu justice en Sierra Leone, lutté contre l’impunité en Afrique, contribué à la jurisprudence internationale et au renforcement de la paix en Sierra Leone ainsi que dans la sous-région de l’Afrique de l’Ouest. Elle se pose dans cette optique comme véritable modèle en matière de tribunaux in situ. Toutefois, en l’absence d’études systématiques sur son impact, il y a un risque de propagation d’affirmations attribuant chaque changement positif à la présence de la Cour.

Pour les plus sceptiques, la Cour n’est pas considérée comme un modèle. Ou, au contraire, elle peut être vue comme un modèle négatif. Dans cette perspective, la scsl n’a pas rendu justice aux Sierra-Léonais, ni influé sur le système judiciaire national, a engendré des délais et irrégularités et s’est vu confrontée à l’inertie administrative et l’asphyxie financière. Selon Sow (2007), une telle cour qui fonctionne grâce aux contributions des bailleurs de fonds incarne une sorte de justice internationale « au rabais ». Le système de contributions volontaires est globalement vu comme un point faible de la Cour, une « malformation de naissance[12] ». Compte tenu de l’amnistie générale inscrite dans l’accord de Lomé, la perception d’une justice sélective et limitée pour des considérations politiques et financières est problématique. De même, l’omission ou le manque de volonté d’inclure des Sierra-Léonais dans des positions clés dès le début du processus (voir Keen 2005) ainsi que dans des discussions institutionnelles est déploré. Bien qu’elle se trouve au milieu de la capitale sierra-léonaise, la Cour est perçue par certains comme un univers à part entière, un élément étrange, voire un « vaisseau spécial qui a atterri à Freetown et va repartir un jour[13] ». Avant décembre 2013, on entendait des voix critiques sur la prolongation des procédures, et des Sierra-Léonais affirmaient : « Personne ne parle plus de la Cour. Beaucoup pensent qu’elle a déjà fermé ses portes, [donc] il est temps que la Cour ferme[14] ». Reconstruire un système judiciaire est en effet un processus complexe qui peut nécessiter l’inclusion de réformes concernant la profession de juges, la formation des juristes, la police et les procureurs. Finalement, l’existence même d’un héritage est remise en cause (voir Penfold 2009).

Derrière les constructions d’héritages multiples se trouve une autre préoccupation qui n’est pas toujours exprimée de manière explicite, mais qui nous intéresse particulièrement dans une perspective d’étude des relations internationales, à savoir le rôle de la justice pénale internationale et la raison d’être d’un tribunal après un conflit. Autrement dit, ce qui est en jeu ici, c’est la remise en cause du modèle de justice. Cela requiert un regard critique, notamment sur la justice rendue (voir Jalloh 2011 ; O’Shea 2003), l’enchevêtrement des différentes dimensions de la reconstruction postconflictuelle, la situation des tribunaux en Afrique, les obstacles et conditions idiosyncratiques du système judiciaire à reconstruire (Widner 2001) et les raisons d’une prolifération des tribunaux ad hoc (Tiba 2006). La juxtaposition de l’intervention de la communauté internationale et des « solutions africaines pour des problèmes africains » (Goldmann 2008) mérite aussi d’être interrogée. Or, comme nous l’avons démontré ci-dessus, à travers la préoccupation de l’héritage, ces questions plus larges étaient présentes dans la vie de la Cour, et ce, depuis sa création en 2002 jusqu’à sa fermeture à la fin de 2013. Cela explique entre autres pourquoi la question de l’héritage est une question aussi sensible, pour la communauté internationale et les Nations Unies, pour les tribunaux eux-mêmes comme pour les héritiers. Leurs intérêts peuvent être complémentaires mais aussi conflictuels. Il s’agit de thèmes extrêmement importants compte tenu de l’étendue de leurs conséquences potentielles, ce qui explique pourquoi les interrogations sur la notion d’héritage, les héritages en construction et leur portée n’ont jamais été aussi importantes.

La portée des héritages de la scsl est potentiellement considérable non seulement sur un plan théorique et intellectuel, mais aussi dans la formation de la mémoire du conflit et de la paix en Sierra Leone et la formulation même de nouvelles politiques et de nouveaux modèles de justice sur les plans local, régional et international. En théorie, la portée des héritages est illimitée. Il n’y a pas de limites spatiales ou temporelles prédéfinies. Ainsi, la portée se veut principalement universelle, perpétuelle. Mais la planification de l’héritage par l’institution elle-même est limitée dans le temps, car il est entendu que la Cour dispose de peu de temps pour transmettre ses capacités, savoirs et ressources à ses partenaires locaux avant sa fermeture. En pratique, cependant, la portée est limitée, surtout, par des facteurs indépendants de la Cour. Des facteurs tels que la mémoire, la volonté politique, la disponibilité de fonds et les conditions d’accès peuvent jouer un rôle limitant pour l’héritage tangible et intangible. Ce qui est en jeu, au bout du compte, ce sont des intérêts et des affirmations tenant à la construction de la vérité et au pouvoir d’interprétation. Des tentatives de légitimation, analysées par exemple récemment dans le cas de Charles Taylor (Glasius et Meijers 2012), et de mise en avant de l’efficacité et de la réussite de ces institutions jouent un rôle dans les constructions des héritages.

Finalement, la portée demeure et évolue au gré de l’acceptation et du bon usage des bénéficiaires à travers la réception et la (re)construction continue. Par exemple, sur le plan juridique, des récipiendaires potentiels comme les tribunaux internationaux, régionaux et locaux pourraient amplifier ou au contraire limiter la portée des jugements et des décisions de la Cour. Un autre facteur important est le rôle futur de l’Afrique comme « laboratoire d’expérimentation et de développement du droit pénal international » (Manirakiza 2009 : 30). Sur le plan politique, le fait que la rhétorique autour des élections de novembre 2012 ait inclus un certain nombre d’avertissements contre la violence et les crimes internationaux, est un élément qui a valorisé la justice pénale internationale en Sierra Leone. En outre, un forum interactif autour de la Commission anti-corruption a été mis sur pied à l’instar du Forum interactif de la Cour spéciale. En même temps, l’incorporation du Statut de Rome dans la loi domestique reste non résolue en Sierra Leone. Ainsi, dans ce contexte la construction, la déconstruction et la reconstruction des héritages se perpétuent.

Conclusion

La question de l’héritage ou des héritages n’est pas uniquement une question juridique, mais aussi et avant tout une question politique. L’oeuvre et l’héritage de la Cour méritent sans doute que l’on s’y intéresse indépendamment des orientations théoriques ou du regard porté sur l’institution. La scsl se présente comme un précurseur en matière de transmission d’héritage, de la rhétorique à la pratique. La Cour en tant qu’institution qui planifie et lèguera son héritage est un acteur central parmi une multitude d’acteurs. Les héritiers divers en Sierra Leone notamment jouent un rôle actif dans la construction des héritages dans la sphère publique. La reconceptualisation d’héritages au pluriel permet selon nous de centrer le débat sur des questions politiques interrogeant les intérêts, la création de sens, la contestation et le contrôle. Les héritages de la Cour restent en construction constante et continue, de même que la portée de ces héritages.

Faire le choix ici d’interroger la notion même d’héritage au lieu d’évaluer ou de mesurer de manière empirique cet héritage de la Cour s’est avéré et s’avère en effet fructueux. Pour certains, l’évaluation vient trop tard, pour d’autres elle est trop précoce. Dans cet article, nous avons souhaité montrer comment une démarche qui privilégie le recul – par rapport aux études qui essayaient déjà de mesurer l’héritage ou l’impact – et qui aspire à une compréhension et une exposition plus nuancée et dynamique du processus de legs d’un héritage est féconde. Ce sont précisément les processus sociaux de construction, mais aussi de déconstruction et de reconstruction des héritages par des acteurs différents qu’il nous revient d’étudier.

En tant que premier tribunal ayant fermé ses portes de manière cérémonielle en décembre 2013 par le biais d’une stratégie d’achèvement de ses travaux et des projets d’héritage, la scsl restera au premier rang dans les discussions à venir sur le rôle de la justice internationale dans des pays postconflictuels. Bien évidemment, la justice pénale internationale n’est pas monolithique. Elle se manifeste de manière différente selon les contextes, en Afrique notamment avec la scsl, le Tribunal pénal international pour le Rwanda et la Cour pénale internationale. Même après la fermeture des tribunaux ad hoc, la Sierra Leone, mais aussi l’Afrique et le monde resteront confrontés aux questions de justice, aux interrogations sur la justice pénale internationale et aux enjeux de leurs héritages multiples.