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Le grand mérite de l’article de Vincent Pouliot est de déplacer la discussion de la politique internationale des structures atemporelles, objectivées et institutionnalisées vers l’action politique plus ou moins réflexive. À cet effet, Pouliot introduit une série de concepts sociologiques, tels habitus et champ, développés par Pierre Bourdieu et ses collègues et élèves. Les réflexions de Vincent Pouliot participent à un mouvement théorique plus vaste en Relations internationales sur l’action sociale, labellisé comme le tournant pratique (par exemple, voir Schatzki 1987). Cette attention sur les pratiques me semble tout à fait fondamentale pour la compréhension de la politique, et la présentation de Pouliot est importante à cet égard.

En parallèle, depuis les années 1990, plusieurs chercheurs en études européennes ont empiriquement développé une approche similaire. Après les recherches pionnières de Marc Abélès sur le Parlement européen (1990) et de George Ross sur la Commission européenne (1995), mentionnons les études de Niilo Kauppi sur les pratiques politiques européennes (2005), de Willy Beauvallet et Sébastien Michon sur les assistants parlementaires au Parlement européen (2007), de Rebecca Adler-Nissen sur la diplomatie européenne (2010), de Mikael Rask Madsen sur les juristes dans la construction européenne (2013), de Yoav Shemer-Kunz sur les stratégies politiques des partis écologistes (2013) et, plus récemment encore, de Laura Landorff sur les intergroupes dans le Parlement européen (2016). Ces travaux visent l’action dans des contextes transnationaux difficilement accessibles. Ils soulignent les mécanismes sociaux qui favorisent la production de nouvelles pratiques politiques. Toutefois, du point de vue de cette perspective de recherche sur l’action politique, le projet que propose Vincent Pouliot présente des contradictions.

Car le but théorique de Vincent Pouliot consiste à délégitimer la connaissance réflexive, à « théoriser la connaissance pratique comme non réflexive et inexprimée sur toute la ligne » (Pouliot, ce numéro : 163). L’intention théorique est de récupérer un niveau considéré comme fondamental de la réalité, un niveau non dit et non réfléchi, qui servirait dans la forme de pratiques des communautés de sécurité comme base ontologique pour la construction d’une paix internationale. « La paix est bien plus que l’absence de guerre : c’est un rapport pratique au monde dans lequel la diplomatie va de soi et forme un mode d’action commun » (Pouliot 2017 : 19-20). La diplomatie serait le moyen de régler les conflits interétatiques. Elle serait donc, sous la forme de pratiques non réflexives, c’est-à-dire de pratiques implicitement acceptées et mises en action, la solution au problème de la guerre et de la paix. Projet ambitieux et louable, sans aucun doute. Dans le champ des Relations internationales, Vincent Pouliot voudrait voir sa théorie du non-dit – du praticable, pour reprendre son néologisme – comme une théorie « matérielle » de la pratique, complémentaire à celle des conséquences, de la convenance, de l’argumentation. La logique du praticable serait paradoxalement la base non théorique de toutes les théories en ri. L’auteur laisse entendre qu’il n’y aurait pas de place pour le non-dit et l’inexprimé dans ces théories alternatives.

Comment l’approche de Pouliot, inspirée par les travaux de Bourdieu, se prête-t-elle à ce genre d’exercice ? Je voudrais traiter dans ce texte de deux questions qui me semblent essentielles pour une analyse sociologique de la pratique en ri d’un point de vue « webero-bourdieusien » : le rôle du politique et de la domination, puis la logique de la pratique.

I – La place du politique et de la domination

Dans les travaux de Bourdieu, deux conceptions de la politique sont en interaction : une conception de la politique comme domination et comme activité restreinte à un secteur de la société. Dans les deux cas, le pouvoir politique joue un rôle central. Le texte de Pouliot, pour sa part, est profondément apolitique dans le sens où l’auteur cherche une base pacifiée, un hors-jeu, une zone non touchée par les contradictions de la réalité, incontestée, pour ne pas dire incontestable, pour les relations internationales. L’approche de Bourdieu (ainsi que celle de Weber ; voir par exemple 1966) est explicitement, et jusqu’au bout, conflictuelle. Elle est faite pour révéler les formes de domination et de pouvoir dans la société (voir Bourdieu et Wacquant 1992). Dans cette perspective, la sociologie est un « sport de combat », pour reprendre la formule de Bourdieu, une forme d’autodéfense contre les dominants. Elle n’est pas construite pour trouver des solutions aux problèmes communs, comme peut l’être la sociologie politique de Seymour Martin Lipset, par exemple, ou pour désamorcer les enjeux politiques, sociaux ou économiques de la société. Ce n’est pas le projet intellectuel ou politique de Bourdieu. C’est d’ailleurs pour cette raison que la réception de son oeuvre là où le consensus politique est de rigueur, dans les pays nordiques, par exemple, est difficile. Le projet de Bourdieu est la politisation plutôt que la pacification ou l’intégration. Dans cet esprit, une zone présentée comme pacifiée, à l’instar de celle que propose Pouliot, ne peut l’être que dans l’intérêt de quelqu’un : le public est une extension du privé, une optimisation partielle en quelque sorte. En parler d’une manière à ne pas souligner cet aspect de pouvoir est donc déjà suspect et sera interprété comme une légitimation d’une certaine constellation de pouvoir et de certains intérêts. Pour contribuer à une analyse de la domination ou de l’autorité (Herrschaft dans les travaux de Weber), l’approche de Pouliot devrait théoriser les pratiques en termes de pouvoir, par exemple de pratiques dominantes (orthopraxis) et dominées (hétéropraxis). Le statut des pratiques internationales comme la diplomatie ainsi que son institutionnalisation sont toujours le résultat de luttes politiques. Il ne saurait en être autrement.

Pouliot propose une interprétation de la « théorie » de Bourdieu, qui n’en est cependant pas une au sens traditionnel du terme. Bourdieu insistait beaucoup sur ce point dans son enseignement. Les concepts qu’il a développés constituent des outils heuristiques de découverte et d’exploration intellectuelle plutôt qu’un projet normatif. Le danger constant est la réification des concepts au détriment des idées qu’ils transmettent. Cela a eu lieu massivement dans la diffusion de son oeuvre après sa mort, en ri ainsi que dans d’autres domaines de recherche. Nous trouvons aujourd’hui des champs partout, et plus rarement des analyses relationnelles empiriques sérieuses. Pour beaucoup, « champ » signifie simplement « contexte ». La modalité dominante d’appropriation de l’oeuvre de Bourdieu a surtout été conceptuelle. Dans la circulation internationale de son oeuvre, les concepts circulent détachés des pratiques intellectuelles et des méthodes de recherche. Les concepts semblent avoir une vie autonome comme éléments dans des stratégies de distinction intellectuelle. Ainsi, quiconque mentionne le terme de « champ » devient aux yeux des autres un bourdieusien.

L’analyse des champs et de l’action de Bourdieu est profondément wébérienne. Il suffit de relire Politik als Beruf ou Wissenschaft als Beruf (voir Weber 1959 pour les traductions françaises) pour s’en convaincre. Car Weber y procède comme le ferait Bourdieu, en retraçant d’abord les structures institutionnelles de chaque sphère de vie (Lebenssphäre), pour ensuite analyser les divers agents impliqués et pour finir sur le type d’action engagé (pour une discussion, voir Burawoy 2012). Chez Bourdieu, le processus est analogue : la bonne méthode consiste d’abord à tracer empiriquement les contours du champ (tracer les contours du bâtiment pour ensuite y poser la porte et les fenêtres comme moment d’objectification), ses lignes de tensions binaires principales, puis à analyser les actions des agents comme des stratégies dans cet espace circonscrit et structuré. Comparativement à l’analyse wébérienne, la nouveauté avec Bourdieu est l’introduction des structures saussuriennes, binaires, et celle d’une analyse strictement interne du champ : l’action dans le champ serait réductible aux structures du champ et aux positions des agents. Il y aurait des dominés et des dominants, un capital symbolique et économique, etc. Mais cette analyse contrôlée du contexte d’action que propose l’analyse du champ ne devrait pas laisser penser que le champ serait autre chose qu’une construction savante. Cette position méthodologique était celle de Weber (voir par exemple, pour une discussion, Palonen 2017). Le chercheur accentue certains aspects de la réalité qu’il juge importants pour la compréhension d’un phénomène. L’avantage principal d’un concept comme « champ » est qu’il permet d’analyser ensemble des éléments qui sont d’habitude séparés.

Étant donné cette combinaison d’analyse de l’action et des structures, la conception des structures du constructivisme présentée par Pouliot est trop simple (page 162). Car deux conceptions de structure existent dans les travaux de Bourdieu (Grignon et Passeron 1988 ; pour une discussion, voir Kauppi 2000). Du structuralisme linguistique de Saussure et de Lévi-Strauss, Bourdieu hérite une conception des structures comme structures mentales ou symboliques ou encore binaires du type « A-B ». Ainsi, A peut être la nuit, B le jour, l’homme la femme, le bon le mauvais, etc. (par exemple, voir Lévi-Strauss 1974). Mais cette conception n’est pas la même que la conception sociologique des structures qui fait référence aux régularités sociales observables. En fait, un des problèmes majeurs de la sociologie de Bourdieu consiste justement en l’analyse des rapports entre les deux : comment le chercheur passe-t-il des variations empiriques infinies à des structures binaires ?

Dans l’approche de Bourdieu, deux logiques de l’action peuvent être observées, et cela, suivant la définition des sphères de vie de Weber (elle-même basée sur une conception calviniste de la société). Une logique universelle de calcul du bénéfice dans les sphères ou les champs est combinée avec une logique spécifique de poursuite des valeurs en fonction de la sphère ou du champ en question. Pour cette raison, la logique de la pratique telle que la comprend Bourdieu ne peut pas être simplement complémentaire aux autres logiques que Pouliot mentionne, celles des conséquences, de la convenance et de l’argumentation. Elle met en question les principes mêmes de ces logiques. Les agents engagés dans un champ combinent dans leurs pratiques toutes les logiques mentionnées (voir Kauppi 2011). Bien que les agents sociaux fonctionnent selon la même logique formelle, les valeurs, les modalités de pouvoir, les stratégies discursives et politiques ainsi que les finalités poursuivies diffèrent en fonction de l’histoire et des structures des champs.

II – Une logique du praticable est-elle possible ?

Vincent Pouliot distingue deux niveaux dans la théorie de la pratique de Bourdieu : une pratique non dite et non réflexive, la logique du praticable selon son néologisme et une théorie réflexive de la pratique. Selon Pouliot, Bourdieu se concentre sur le second point, en minimisant les aspects non réflexifs de la pratique. Pouliot nous propose une interprétation « non réflexive » de la théorie de la pratique comme le fondement de la théorie sociale. À cette fin, il fait ressortir la différence entre la théorie de la pratique de Bourdieu et les autres approches en ri dont il veut se distancier. L’apport théorique de Pouliot serait l’analyse de cette dimension tacite, de cet arrière-plan. Pouliot voudrait théoriquement sauver cette dimension non réflexive, « les savoir-faire non réfléchis » sur lesquels la logique de la pratique repose (page 156, note 3). Pour Pouliot, cette dimension est fondamentale pour la compréhension de la politique mondiale et plus spécifiquement de la diplomatie.

Il faut se demander pourquoi Bourdieu ne se concentre pas sur le non-réflexif. Pourquoi n’a-t-il littéralement rien à dire sur ce sujet ? Parce qu’il s’agit d’une distinction qui n’est qu’implicite dans les travaux de Bourdieu dans le sens où il n’utilise pas le terme de pratique non réflexive, mais plutôt de pratique comme un art, de maîtrise pratique ou de logique de la pratique (voir, par exemple, Bourdieu 1980). Dans la logique de la pratique de Bourdieu, les pratiques ne se réduisent pas à un savoir-faire tacite, non exprimé et non réflexif. Pour Bourdieu, comme pour des auteurs comme Erving Goffman, le sens du jeu nécessite une certaine mesure de calcul, de réflexivité, de retour sur soi-même ou d’action interne, pour paraphraser Weber. L’analyse de Bourdieu sur le tacite ne renvoie explicitement qu’à des activités physiques, le tennis, la marche, par exemple. Quelle est l’utilité de ce type de réflexion à l’analyse des pratiques diplomatiques ? Car que font les diplomates ? Il s’agit pour beaucoup d’un travail de bureaucrate (lecture et rédaction de documents), combiné à un travail de représentation de leur pays (dîners, cocktails, réceptions) à l’extérieur. Les pratiques des diplomates ne se réduisent pas aux activités que Bourdieu mentionne lorsqu’il évoque les pratiques. Il faudrait peut-être plutôt analyser les pratiques diplomatiques en termes de structures temporelles, d’une part, et de degré et type de réflexivité (théorique-pratique), d’autre part. Il est plus difficile de décrire les non-dits du symbolique qui se matérialisent dans les actions diplomatiques. Les pratiques du bon sens et de la prudence (phronesis) ne peuvent pas être détachées des croyances et des idées. Bref, le rapport du diplomate au temps et à la réflexivité est différent de celui du joueur de tennis, engageant des pratiques symboliques qui ne se réduisent pas à une pensée rapide (Kahneman 2011), intuitive et préréflexive. Au contraire, l’action diplomatique exige une pensée lente, réflexive et mesurée.

Le problème est que la théorie de la pratique, une expression qui se contredit d’elle-même, développée par Bourdieu est le résultat, en phase avec des travaux de sociologues que Bourdieu connaissait et admirait comme ceux d’Aaron Cicourel (1993), d’une réflexion critique sur les pratiques qu’il a pu observer lors de ses travaux empiriques en Algérie et en France. À vrai dire, il ne saurait en être autrement, car dans l’approche néokantienne de Bourdieu les limites du savoir sont aussi bien théoriques que pratiques. Elles ne deviennent apparentes que par une confrontation entre différents types de savoirs et d’activités. Ainsi, pour Bourdieu dans son analyse du sens pratique, les catégories des approches traditionnelles ne collaient pas avec les catégories de la logique pratique. Néanmoins, la connaissance pratique nécessite toujours une mesure de réflexivité, surtout quand les actions ne sont pas en phase avec la réalité ou quand les situations non prévisibles demandent un ajustement des actions ou de choix de code. Bref, je doute que pour Bourdieu il y eût des pratiques « non réflexives » qui auraient un statut ontologique supérieur aux pratiques plus ou moins réflexives. Comme il le dit lui-même, « [i]l n’y a pas, si l’on sait ce que parler veut dire, de discours (ou de roman) d’action. Il n’y a qu’un discours qui dit l’action et qui, sous peine de tomber dans l’incohérence ou l’imposture, ne doit cesser de dire qu’il ne fait que dire l’action » (Bourdieu 1980 : 57). Dire l’action est déjà une activité plus ou moins réflexive. Soutenir autre chose ne peut que conduire qu’à des contradictions insurmontables.

Pouliot voit le rapport entre théorie et pratique comme un jeu à somme nulle. Cependant, dans une perspective de sociologie de l’action, la théorie n’est pas l’opposé de la pratique, pas plus que la pratique n’est possible sans la théorie. Il faudrait plutôt conceptualiser le rapport de la théorie et de la pratique comme un espace fécond de contradictions et de tensions plutôt que comme une opposition simple. Cette confrontation mouvante entre description et action, en fonction du point de vue adopté et des outils symboliques utilisés ainsi que du matériel empirique disponible (pour une autoanalyse, voir Bourdieu 1988 et 2004), peut nous révéler à un certain moment les limites à la fois de la raison théorique et de la raison pratique. Ou les limites de l’exprimable, car nous sommes toujours contraints par le langage et les formes matérielles d’expression (l’écrit, l’imprimé).

À vrai dire, on ne peut pas parler d’une logique du praticable comme l’entend Vincent Pouliot pour la simple raison que, selon son interprétation et pour utiliser ses propres mots, la « connaissance pratique [est] non réflexive et inexprimée » (page 163). Comment la logique du praticable en soi pourrait-elle nous fournir théoriquement une base ontologiquement supérieure à la théorie, puisqu’elle est toujours et nécessairement déjà le produit d’un détour réflexif, d’un regard sur soi-même, dont le degré et le type restent à déterminer empiriquement ? C’est aussi le cas pour la théorie comme le résultat d’un détour pratique qui est développée, d’un certain point de vue, pour promouvoir certains intérêts ou valeurs (voir, par exemple, Cox 1981).

La définition de la raison adoptée par Pouliot est trop simple. Elle n’est pas toujours désincarnée et dé-située (page 4). Suivant des auteurs comme Karl Deutsch (1966), il faudrait peut-être, pour saisir les dynamiques de la paix internationale, distinguer sociologiquement différents types de logiques de la théorie / des théories de la pratique, les perceptions des agents concernant les finalités de la diplomatie, etc. Les difficultés théoriques et pratiques liées à l’analyse des pratiques sont particulièrement claires dans le cas de la recherche en intégration européenne, un exemple rare de transformation politico-économique pacifique à grande échelle. Plusieurs travaux nous ont montré que les pratiques politiques des acteurs majeurs ne sont pas détachées des théories économiques et politiques (Marcussen 2000 ; White 2003). Cela est clair avec l’intégration économique (conception néoclassique avec l’euro) et politique (néo-fonctionnalisme, intergouvernementalisme). Ces théories économiques et politiques ont des effets variables sur les pratiques des agents. Car les agents sont eux-mêmes pris, d’un côté, dans des dynamiques structurelles prévisibles et, de l’autre côté, dans des événements non prévisibles, comme récemment l’élection de Donald Trump aux États-Unis.

Pour Weber, les idées jouent un rôle clé dans l’action. Elles se développent selon une logique propre, en relation étroite avec des intérêts matériels. Selon l’expression de Weber, les intérêts matériels constituent les rails que suit le développement de la société, mais les idées peuvent fonctionner à certains moments historiques comme des voies d’aiguillage qui redirigent le développement. Les pratiques sont toujours liées à des croyances. Les pratiques et les routines qui sont aujourd’hui non dites ne l’ont pas toujours été. Dans son ouvrage sur le protestantisme et le capitalisme, Weber (1980) trace l’évolution des rapports entre croyances et pratiques. Les croyances religieuses des calvinistes (les conditions du salut) expliquent pourquoi certaines pratiques économiques (liées à un éthos économique) ont vu le jour. L’accumulation de biens matériels était vue comme le résultat d’un travail systématique et rationnel. Les pratiques sont donc le processus par lequel une « théorie », des savoirs, une morale, des croyances sont joués, incarnés, concrétisés dans l’action. Ces pratiques ont un but, une finalité qui peut être idéale ou pratique en fonction de la sphère d’activité en question. Dans le temps et avec le développement du capitalisme, ces pratiques religieuses calvinistes se sont transformées en pratiques laïques, en relation avec d’autres développements politiques, économiques et technologiques. Les pratiques économiques restent, mais les croyances qui y sont attachées changent avec l’expansion du capitalisme. Dans ce sens aussi une certaine inertie des pratiques existe.

Séparer le non-dit du théorisé comme le fait Pouliot dans sa théorie du praticable serait occulter l’enchevêtrement des pratiques, des valeurs et des finalités de l’action. Même les pratiques qui semblent non réfléchies n’existent pas détachées de valeurs et de finalités. Pour exister, ces pratiques sont nécessairement mises en action ; elles font corps. Les idées et les valeurs sont toujours implicites aux pratiques. Les idées ne sont pas l’opposé des pratiques. Les idées, la discipline individuelle dans le cas du calvinisme, peuvent aussi être une forme de pratique symbolique intérieure à l’agent, d’action interne, de subjectification ou d’ascétisme temporel pour paraphraser Weber.

III – En conclusion

Le problème soulevé par Pouliot est le suivant : comment imposer la diplomatie comme seule manière de régler les conflits internationaux ? La solution que propose Pouliot est théorique : les pratiques non réflexives de la diplomatie comme base ontologique des rapports en ri. Une autre « solution », plus modeste et plus pessimiste, serait de dire qu’il s’agit d’une question empirique et non théorique, des opportunités offertes par les rapports de force existants et des stratégies des agents.

La théorie de la pratique de Bourdieu telle que la présente Vincent Pouliot est-elle la solution au problème millénaire des rapports entre contemplation et action ? On peut en douter. Car ce n’est pas en combinant théorie et pratique dans le même concept que le problème des relations entre les deux serait « résolu ». Plutôt qu’un problème à résoudre, la distinction entre théorie et pratique devrait plutôt être vue, suivant Kant, comme une des conditions de notre pensée. Pour reprendre une expression taoïste, elle constitue le lit de la rivière où coule notre pensée. Combiner les deux en un concept peut être vu comme une manière d’engager notre réflexion et d’explorer l’interaction entre les deux. Cette distinction intellectuelle se matérialise socio-historiquement en pratiques internes et externes de réflexion sur soi-même et avec les autres. Dans cette perspective « webero-bourdieusienne », la théorie est une action sociale de type spécifique, une action symbolique, et la pratique aussi bien symbolique que physique, des habitudes de pensée (Peirce 1958 : 121) aux actions physiques, est une forme de théorie. La théorie savante ne peut être autre chose qu’une rationalisation rétrospective limitée et partielle de la réalité.

Les pratiques « non réflexives » que Vincent Pouliot voudrait « sauver » sont déjà le produit de processus socio-historiques ; elles sont imprégnées de significations, préconstruites. Certaines sont fortement institutionnalisées, et contestées. Dire que la paix internationale ne saurait être garantie que par un sens pratique non réflexif des agents de sécurité, une orthopraxis ou un rituel, indépendamment d’une réflexion théorique, de conflits d’intérêts, de concepts contestés, de débats politiques, etc., est une idée contradictoire. Il s’agit d’un choix savant et de la légitimation d’une certaine configuration de pouvoir qui ne sont pas présentés comme tels. Concernant la théorie, le problème est le même. Les pratiques théoriques fortement institutionnalisées, intériorisées par les agents, peuvent leur sembler incontestables et non réflexives, arbitraires même comme dans l’approche de Bourdieu. Au fond, elles ont toujours une histoire et sont le résultat de luttes politiques. La réalité des mondes secondaires est profondément politique, imprégnée de processus de domination.

L’analyse du sens pratique de Bourdieu est évidemment une critique de l’intellectualisme. En ce sens, l’article de Pouliot élabore brillamment cette perspective en ri. Mais c’est une chose de défendre le statut ontologique du savoir-faire pratique dans la théorie sociale (page 163) à laquelle on ne peut que souscrire, et c’est une tout autre chose de soutenir, au nom d’une radicalisation théorique, une interprétation des pratiques qui en évacue la réflexivité (logique du praticable). Le problème pour le projet théorique de Vincent Pouliot est qu’il présume trop, qu’il accorde au non-réflexif et au non-dit un statut ontologique supérieur. Car on ne peut analyser l’action que par le langage. Comme disait Wittgenstein fameusement, « sur ce dont on ne peut parler, il faut garder le silence » (Wittgenstein 2001). Ou, comme Bourdieu le formule à sa manière, « [l]a situation de l’ethnologue rappelle la vérité de la relation que tout observateur entretient avec l’action qu’il énonce et analyse : à savoir la rupture indépassable avec l’action et le monde » (Bourdieu 1980 : 57). En réalité, parler du praticable revient à parler d’autre chose, de certaines formes de pratiques variablement réflexives, de leurs institutionnalisations et de leurs effets en Relations internationales.