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En juin 2020, le Canada a essuyé un revers diplomatique lors de sa deuxième tentative d’obtenir un siège non permanent au Conseil de sécurité de l’Organisation des Nations Unies (onu). Certes, la défaite de 2010 pouvait être attribuée à plusieurs facteurs liés aux transformations de la diplomatie canadienne sous l’ère du gouvernement Harper (2006-2015), notamment une réduction de l’aide au développement envers l’Afrique et une posture pro-israélienne au Moyen-Orient. Qui plus est, le désintérêt du gouvernement Harper envers le multilatéralisme onusien, un changement de cap en matière environnementale et un appui sans réserve aux entreprises canadiennes du secteur extractif ne sont pas passés inaperçus chez les différents acteurs de la société internationale. Or, l’échec de 2020 a mis en évidence les dissonances entre l’image et le récit entretenus par les politiciens canadiens sur le rôle du Canada dans le monde, fortement influencés par l’internationalisme libéral canadien[1], et son impact réel sur la politique mondiale du 21e siècle. Ce décalage narratif entre le discours et l’action du Canada dans le monde est propice à une relecture de son histoire diplomatique.

Cet essai mobilise un corpus composé de trois ouvrages qui proposent de repenser de façon critique l’historiographie diplomatique canadienne. D’abord, le regretté historien Greg Donaghy, ancien chef de la Section des affaires historiques pour Affaires mondiales Canada (AMC), jadis le ministère des Affaires étrangères, du Commerce et du Développement, et David Webster, professeur d’histoire à l’Université Bishops, co-dirigent un ouvrage collectif qui reprend le titre de l’ouvrage de Keith Spicer (1966) où la notion « d’État samaritain » [2] était le point de départ d’une réflexion sur l’évolution de l’aide canadienne envers le Sud global. De leur côté, les historiens Asa McKercher, professeur au Collège militaire royal du Canada, et Phil Van Huizen, conseiller aux relations avec les Premières Nations pour le gouvernement de la Colombie-Britannique, proposent un autre ouvrage collectif qui s’intéresse à la dimension « peu diplomatique » des relations extérieures du Canada. En effet, McKercher et Van Huizen (2019) s’intéressent à l’histoire transnationale et cherchent à mettre en lumière le rôle des acteurs non étatiques dans l’évolution de la diplomatie canadienne afin de faire ressortir les interconnexions entre les enjeux nationaux et internationaux sur les plans politique, social, économique et culturel. Enfin, Jennifer Tunnicliffe, professeure d’histoire à l’Université Ryerson, présente une étude détaillée de l’évolution de l’approche du gouvernement canadien et de la société canadienne envers le langage et les instruments juridiques internationaux relatifs aux droits humains[3]. Ainsi, Tunnicliffe (2019) s’intéresse aux divers facteurs politiques, idéologiques, géopolitiques et culturels qui ont alimenté les contestations et les résistances initiales des gouvernements canadiens à l’égard des droits humains, en particulier la Déclaration universelle des droits de l’Homme (dudh) de 1948 et les pactes de 1966, c’est-à-dire le Pacte international relatif aux droits civils et politiques (pidcp) et du Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels (pidesc), tous les deux ratifiés par le Canada en 1976.

Au-delà des questions de haute politique touchant principalement les enjeux de sécurité internationale impliquant les États-Unis et les pays membres de l’Organisation du Traité de l’Atlantique Nord (otan), les trois ouvrages cherchent à décloisonner l’historiographie canadienne des relations internationales en traitant des relations du Canada avec l’Asie, l’Afrique et l’Amérique latine et les Caraïbes[4]. Ils mettent l’accent sur les expériences transnationales de Canadiens et Canadiennes depuis l’époque de l’Empire britannique en passant par la Guerre froide et la période de la décolonisation. Ainsi, ces trois ouvrages s’opposent à la vision romancée de l’action internationale du Canada, associée entre autres au symbole des Casques bleus canadiens, des images bien présentes au sein de la population canadienne durant l’ère Harper (Paris 2014) et reprises par le gouvernement Trudeau (Coulon 2018). Comme le précisent également Donaghy et Webster (2019), la population canadienne perçoit encore le Canada comme un pays généreux et bienveillant en matière d’appui au développement international. À la lumière de ces observations surgissent des interrogations quant à certains champs d’activités diplomatiques ayant marqué les perceptions et l’auto-perception du rôle et de l’identité du Canada dans le monde, notamment l’aide publique au développement envers les pays du Sud et le régime international des droits humains. Cet essai propose de répondre aux questions suivantes : Quels sont les principaux mythes qui perdurent au sein de l’histoire diplomatique canadienne ? Qui sont les différents acteurs non étatiques impliqués dans la construction et la déconstruction de ces mythes ? Comment analyser différemment la politique étrangère du Canada ?

I – Images, symboles et mythes au sein de l’histoire diplomatique canadienne

McKercher et Van Huizen (2019) rappellent que les approches classiques de l’histoire internationale ont tendance à réifier les intérêts des États à partir d’une vision simple opposant une compréhension « réaliste » et « idéaliste » de la puissance, de la sécurité et des intérêts économiques. Certains États tels que le Canada et les États-Unis incarneraient des entités historiques avec des intérêts identifiables à la position qu’ils occupent au sein du système international, ce qui expliquerait leurs comportements en matière de coopération et de conflit[5]. De là surgissent plusieurs images, symboles et mythes bien tenaces au sein de la politique étrangère du Canada (pec) caractéristiques de l’internationalisme libéral depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. Par conséquent, McKercher et Van Huizen (2019 :16) rappellent que plusieurs Canadiens ont, par le passé et encore aujourd’hui, adhéré au récit présentant le Canada comme une nation tolérante servie par des conciliateurs et des soldats de la paix.

L’attachement des Canadiens au maintien de la paix s’inscrit dans cette vision idéaliste et nostalgique de la diplomatie canadienne qui s’est longtemps caractérisée par l’idée d’altérité du Canada avec les États-Unis en termes de puissance et de moralité internationale durant et après la Guerre froide[6]. En effet, plusieurs anciens politiciens canadiens ont déjà évoqué l’importance des mythes constructifs pour l’image internationale, la fierté et l’unité nationale[7]. Certains auteurs ont également souligné que « les débats sur le comportement international du Canada seraient incompréhensibles sans l’existence de mythes », notamment lorsqu’il s’agit de « principes moraux rassembleurs et distincts » qui unissent les Canadiens (Massie et Roussel 2008 : 73-83). Or, certains champs de la diplomatie canadienne ayant également contribué à alimenter ces mythes en pec ont été fortement ébranlés sous l’ère Harper (2006-2015), alors que la question de l’unité nationale n’était plus au programme des conservateurs[8]. C’est pourquoi Donaghy et Webster (2019) estiment que les années 1960 et 1970 représentent une période clé où l’aide canadienne au développement et la participation aux opérations de maintien de la paix ont façonné l’identité du Canada et insufflé le sentiment d’être de bons samaritains sur la scène internationale. Selon eux, les affaires internationales ont permis de redéfinir ce que cela signifiait d’être Canadien dans cette période de crise d’identité nationale causée, entre autres, par la menace culturelle et économique des États-Unis et le nationalisme québécois. Tunnicliffe (2019) rejoint les propos évoqués sur l’importance des mythes identitaires en politique étrangère canadienne durant cette période cruciale en y ajoutant ceux concernant les droits humains. Ainsi, l’historienne adhère à l’argument (Lui 2012) selon lequel les inquiétudes sur l’unité nationale au Canada ont contribué au désir du gouvernement fédéral de réécrire son histoire vis-à-vis des droits humains, notamment durant les années de Pierre Elliott Trudeau (1968-1984) et dans les années 1990. L’auteure évoque notamment une vignette télévisée des Minutes du Patrimoine de 1997 qui mettait en scène le juriste canadien John Peters Humphrey. Or, bien qu’il soit connu comme étant le rédacteur de la première version de la dudh de 1948, Humphrey ne travaillait pas pour le gouvernement canadien, mais pour l’onu. Dans les faits, malgré une implication active de l’éminent juriste, Ottawa tarda à signer ce document historique [9].

Comme l’attachement du Canada envers les droits humains et la participation active aux opérations de maintien de la paix, l’aide canadienne au développement n’est pas fondée uniquement sur des sentiments altruistes, mais aussi sur des facteurs pratiques liés à l’évolution de l’intérêt national. Suivant Spicer (1966), Donaghy et Webster rejettent la prémisse sous-entendue par le titre de l’ouvrage. Loin d’être un État samaritain, Donaghy, Webster et les différents contributeurs de leur ouvrage acceptent l’idée selon laquelle l’aide canadienne vise à promouvoir les objectifs de la politique étrangère du Canada, notamment les intérêts économiques. Donaghy et Webster (2019 :17) cherchent à historiciser et nuancer la participation canadienne au champ du développement international. Ils présentent ainsi une relecture des politiques du Canada qui n’apparaît ni comme un « bienfaiteur héroïque » ni comme un « exploiteur impérialiste » (Gordon et Webber 2008 ; 2019 ; Klassen 2014) : le Canada occupe une position plus ambiguë qui reflète l’évolution des tendances au sein de la théorie et de la pratique du développement.

C’est un constat similaire qui ressort de l’ouvrage de Tunnicliffe (2019) au sujet des droits humains dans l’histoire diplomatique canadienne. En continuité avec d’autres relectures historiques, Tunnicliffe remet en cause l’image du Canada comme champion des droits humains à l’échelle internationale (Clément 2008 ; 2012 ; Thompson 2017). Toutefois, Tunnicliffe insiste sur la volte-face opérée par le gouvernement canadien au début des années 1960 par rapport à la dudh (1948) ainsi que le pidcp et le pidesc (1966). L’opposition initiale à l’universalité des droits humains a cédé la place à leur promotion active à l’extérieur de ses frontières nationales. Selon Tunnicliffe, la résistance du gouvernement canadien avait pour origine des visions divergentes sur ce que les droits humains étaient censés protéger, le rôle du gouvernement pour la protection de ces derniers et les relations entre le droit national et international. L’historienne estime que le changement de position du gouvernement canadien s’explique, d’une part, par un réajustement face à la pression croissante du mouvement des droits humains au pays et, d’autre part, une évolution dans la façon dont la plupart des Canadiens et Canadiennes comprenaient désormais ces droits. Ainsi, ce n’est qu’au cours des années 1960 que le gouvernement canadien a commencé à considérer sérieusement la réaction de la population envers un refus de signer ou d’adhérer à des traités onusiens de protection de droits humains. Dans un même ordre d’idées, Tunnicliffe (2019b) signe un chapitre dans l’ouvrage de McKercher et Van Huizen (2019) qui aborde la criminalisation de la propagande haineuse par le Canada durant la période 1960-70 qui coïncide avec l’appui canadien envers la Convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale (ciedr) de 1965. Bien que l’adoption de cette convention ait été réalisée durant la période où le Canada siégeait à la Commission des Droits de l’Homme des Nations Unies (1963-1965)[10], Tunnicliffe (2019a ; 2019b) démontre que la décision d’appuyer la ciedr (1965), le pidcp (1966) et le pidesc (1966) a été davantage influencée par la crainte des répercussions politiques de ne pas adhérer à ces instruments internationaux sur l’image nationale et internationale que par un véritable attachement aux droits humains.

II – Les différents acteurs non étatiques impliqués dans la construction et la déconstruction de ces mythes de la politique extérieure canadienne

Les auteurs du corpus analysé rappellent que plusieurs des mythes de l’histoire diplomatique canadienne sont enseignés dans les écoles, repris par les médias et réifiés par le gouvernement et certaines organisations non gouvernementales (ong). À titre d’exemple, le site Web du gouvernement canadien affirme en 2020 que le Canada : « plaide depuis toujours et avec force en faveur de la protection des droits de la personne […]. Cela a commencé avec notre rôle central dans la rédaction de la Déclaration universelle des droits de l’homme en 1947-1948 »[11]. À cet égard, Tunnicliffe donne aussi l’exemple d’Amnistie internationale en 2013. En voulant critiquer le bilan et les politiques du gouvernement Harper, l’ong s’est appuyée sur la croyance profondément enracinée du soi-disant leadership historique du Canada dans le domaine des droits humains à l’onu. Dans un même ordre d’idées, Donaghy et Webster affirment que le mythe du Canada en tant qu’État samaritain a été construit à la fois par les gouvernements et les acteurs non gouvernementaux. Néanmoins, le rôle des acteurs non étatiques est crucial pour comprendre le façonnement du tandem intérêt national-identité nationale en matière de sécurité, de paix, de développement et de droits humains au sein de la pec. C’est pourquoi les approches transnationales dans l’ouvrage de McKercher et Van Huizen (2019) mettent de l’avant la contribution d’une diversité d’acteurs non étatiques sur une panoplie d’enjeux tels que la migration, l’environnement, les ressources naturelles, la gouvernance globale, le commerce international et les droits humains.

McKercher et Van Huizen (2019) ainsi que leurs contributeurs rappellent l’action historique transnationale des missionnaires religieux, des spécialistes du développement, des militants, des musiciens, des athlètes et des firmes multinationales qui ont parfois complété ou contrecarré les objectifs diplomatiques du gouvernement canadien. Parmi les nombreuses contributions importantes de l’ouvrage de McKercher et Van Huizen (2019), David Webster (2019b) insiste sur le rôle de la religion dans les relations transnationales du Canada durant les périodes de la Guerre froide et de la décolonisation. S’intéressant à l’histoire des réseaux transnationaux issus de l’Église catholique québécoise et des églises protestantes canadiennes avec la Chine et certains pays latino-américains et africains, Webster explore comment ces acteurs en sont venus à développer leurs propres « politiques étrangères » distinctes de celles d’Ottawa. Soucieux de justice sociale, ces réseaux oecuméniques ont notamment critiqué les positions du gouvernement canadien face à l’apartheid en Afrique du Sud, à la guerre civile et aux violations des droits humains au Nicaragua et au Salvador ainsi qu’aux questions de la dette des pays du Sud. Évoquant la notion de humane internationalism mise de l’avant dans les travaux de Cranford Pratt (1990)[12], Webster estime que ces influences religieuses se sont fait ressentir sur le plan normatif de la pec et ont contribué à « humaniser » certaines politiques canadiennes d’aide au développement.

Plus de 40 avant l’annonce de la politique d’aide internationale féministe du Canada, le gouvernement fédéral envoyait une première délégation féminine lors de la première conférence internationale de l’onu sur les femmes à Mexico en 1975. L’historienne Amanda Ricci, professeure au Collège Glendon de l’Université York, propose un excellent chapitre dans l’ouvrage de McKercher et Van Huizen (2019) qui explore les différentes visions des femmes canadiennes, québécoises et autochtones participant à cette conférence mondiale qui se tenait dans un contexte de Guerre froide, de décolonisation et de demandes pour un monde plus juste sur le plan économique. Ainsi, Ricci (2019) met de l’avant les définitions divergentes du féminisme proposées par les représentantes des délégations officielles et non officielles du Canada à Mexico. Ricci rappelle que la délégation officielle du Canada s’est abstenue d’appuyer la résolution sur le projet de Déclaration de Mexico (1975), soutenues par le Groupe des 77, une coalition de pays en développement qui appelait, entre autres, à une redistribution plus équitable de la richesse mondiale. À l’inverse de la position officielle du Canada, d’autres militantes canadiennes, notamment des femmes autochtones, ont utilisé cette plateforme internationale pour critiquer et dénoncer le colonialisme intrinsèque à certaines politiques du gouvernement canadien. En mettant de l’avant la prise de conscience de diverses femmes canadiennes, québécoises et autochtones ayant participé à la Conférence mondiale de Mexico de 1975, la contribution de Ricci ouvre la voie à d’autres recherches qui pourront contrebalancer l’une des principales lacunes identifiées par McKercher et Van Huizen (2019) au sein de leur propre ouvrage : ils souhaitent voir davantage d’analyses croisant les relations internationales et l’impérialisme au Canada, notamment l’histoire entre l’État canadien et les Premières Nations, les Inuits et les Métis.

Les différentes formes de discrimination et de racisme à l’égard des peuples autochtones, des femmes, des minorités religieuses et différents groupes racisés sont au coeur de l’ouvrage de Tunnicliffe (2019). Avant l’adhésion du Canada à la dudh (1948), l’historienne rappelle que le système canadien ne faisait pas encore la promotion d’une protection égale devant la loi et de nombreuses personnes étaient confrontées à des préjugés et de la discrimination sur une base quotidienne. Depuis la Confédération (1867), Tunnicliffe estime que la société canadienne et les pouvoirs législatifs fédéraux et provinciaux ont privilégié les hommes blancs, britanniques, protestants, hétérosexuels, et l’un des objectifs de son ouvrage est de démontrer que les changements politico-juridiques au Canada sont le fruit de décennies de labeur d’individus, de mouvements et de groupes qui ont lutté pour une société plus inclusive et égalitaire. La position du Canada à l’égard des droits des peuples autochtones demeure l’une des grandes faiblesses de l’histoire diplomatique canadienne, et Tunnicliffe affirme que les responsables canadiens ont fait tout ce qui était en leur pouvoir afin de marginaliser la question des droits des peuples autochtones au sein de l’agenda des droits humains de l’onu. En effet, le Canada a été l’un des quatre pays à s’opposer à la Déclaration des Nations Unies sur les droits des peuples autochtones en 2007[13]. Selon Tunnicliffe, le Canada a approché l’enjeu d’un traité international sur les droits autochtones à l’onu de la même manière qu’il avait initialement abordé la dudh (1948) et les pactes internationaux, c’est-à-dire craignant de s’opposer ouvertement à un tel document et évoquant le spectre des conflits de champs de compétences juridiques provinciaux/fédéraux.

La responsabilité sociale des entreprises (rse) est également abordée dans l’ouvrage collectif de McKercher et Van Huizen (2019). Bien avant le rejet du projet de loi C-300 en 2010, lequel préconisait des sanctions envers les entreprises minières, pétrolières et gazières canadiennes responsables de violations de droits humains à l’étranger, plusieurs initiatives avaient déjà été lancées pour mieux encadrer le commerce international en termes de droits humains. C’est dans cet esprit que s’inscrit la contribution de l’historienne Stephanie Bangarth, professeure à Western University. Sans se pencher sur la rse dans le secteur minier, Bangarth (2019) aborde les tensions entre la promotion du commerce et des droits humains dans les années 1970, en particulier les inquiétudes de la société civile, de citoyens et de parlementaires canadiens face à la prolifération nucléaire, le régime d’apartheid et la vente d’armes. Bangarth aborde notamment la mobilisation à la Chambre des communes du député néo-démocrate Andrew Brewin et du député progressiste-conservateur David MacDonald, farouchement opposés à la vente de réacteurs nucléaires candu à l’Argentine et à la vente d’armes à des régimes autoritaires. Ce qui ressort de l’analyse de Bangarth fait non seulement écho à d’autres problématiques éthiques similaires du passé[14] et à des cas plus contemporains, comme les exportations de matériel militaire à l’Arabie saoudite, mais aussi à l’importance du rôle des individus. Malgré le rejet des projets de lois émanant des députés Brewin et MacDonald au cours des années 1960 et 1970, les initiatives parlementaires étudiées par Bangarth expriment des préoccupations individuelles et collectives par rapport au versement de l’aide canadienne et au maintien d’échanges commerciaux avec des États violant les droits humains. Pour reprendre l’expression de McKercher et Van Huizen (2019), il existe une diversité de personnes à l’intérieur et à l’extérieur de l’appareil gouvernemental qui oeuvrent pour la cessation de certaines activités « peu diplomatiques » du gouvernement canadien et de certaines sociétés de la Couronne, telles qu’Exportation et développement Canada (edc).

Dans cette optique, les ouvrages de McKercher et Van Huizen (2019), Donaghy et Webster (2019) et Tunnicliffe (2019) mettent en lumière l’action de plusieurs fonctionnaires, sous-ministres, ministres et diplomates. Au-delà de l’important rôle de Lester B. Pearson dans l’histoire diplomatique canadienne, d’autres figures moins connues du grand public sont présentées dans le corpus analysé. Par exemple, durant la période couvrant l’entrée du Canada dans le monde de l’aide au développement (1950-1960), Greg Donaghy (2019) met de l’avant le rôle des premiers administrateurs de l’aide canadienne, dont R.G. « Nik » Cavell. Dès la mise en oeuvre du Plan de Colombo en 1950, l’aide canadienne faisait partie des armes idéologiques de la Guerre froide. Ainsi, entre 1951 et 1957, la personnalité flamboyante de Cavell a été mise à profit par le gouvernement de Louis St-Laurent pour promouvoir l’aide canadienne aux pays asiatiques. En effet, Donaghy souligne que la personnalité de Cavell et sa connaissance de la région lui permettaient d’apaiser les tensions raciales entre les différents représentants des États du Commonwealth britannique. Dans un même ordre d’idées, Kevin Brushett (2019), professeur d’histoire au Collège militaire royal du Canada, brosse un fascinant portrait de l’ancien vice-président de l’acdi, Lewis Perinbam. Ce dernier fut non seulement co-fondateur du Canadian University Services Overseas (cuso), mais a aussi posé les bases du Programme des ong de l’acdi en jouant un rôle important pour amener les universités et les collèges canadiens à participer activement au domaine du volontariat international. Brushett présente la trajectoire d’un « bureaucrate révolutionnaire » qui a su utiliser ses appuis à l’intérieur et à l’extérieur de l’appareil gouvernemental entre 1969 et 1991 afin de changer et influencer les politiques canadiennes de développement international. Selon Brushett, l’action de Perinbam a incarné et nourri le narratif de l’internationalisme canadien à visage humain (Pratt 1990), notamment par son travail de consultations avec les ong locales et internationales. En somme, le gouvernement ne représente pas une entité monolithique, et les valeurs et les motivations des individus peuvent parfois provoquer d’importantes innovations politiques.

Conclusion : analyser différemment l’histoire diplomatique canadienne

Depuis la seconde moitié du 20e siècle, l’histoire canadienne a vu s’ériger plusieurs « mythes altruistes » situés au carrefour d’enjeux éthiques, sécuritaires et économiques de la pec. Bien que deux des livres analysés soient des ouvrages dirigés avec plusieurs collaborateurs, les trois ouvrages composant le corpus de cet essai convergent vers un objectif commun : repenser les narratifs dominants au sein de l’histoire diplomatique canadienne. Pour ce faire, Tunnicliffe (2019) de même que la majorité des contributions au sein des ouvrages de McKercher et Van Huizen (2019) et de Donaghy et Webster (2019) font preuve d’une excellente recherche basée sur des archives gouvernementales et des archives privées d’ong, de même que sur l’histoire orale et l’analyse textuelle et de l’image, notamment des photos et des caricatures de différentes époques. Ainsi, le corpus analysé cherche à s’éloigner de l’analyse de la politique étrangère et de l’histoire diplomatique canadienne classique, longtemps caractérisée par une ontologie stato-centrique, axée sur le premier ministre, concentrée sur les enjeux sécuritaires touchant les États-Unis et l’Europe. En outre, plusieurs des contributions analysées dans le corpus de cet essai bibliographique mettent de l’avant la race, la classe, le genre et la religion comme facteurs de prise de décisions politiques dans différents contextes historiques[15]. À cet égard, les ouvrages de McKercher et Van Huizen (2019) et de Donaghy et Webster (2019) couvrent non seulement les relations avec le Sud global, mais ouvrent la voie à une relecture de ces relations avec les Canadiens et Canadiennes issus de l’immigration et de la diversité ethnoculturelle. En effet, ces trois ouvrages s’inscrivent dans une démarche interdisciplinaire participant à un important processus de décloisonnement ontologique, méthodologique, épistémologique et normatif de l’analyse de l’histoire diplomatique canadienne. L’étude de l’État demeure pertinente, mais pour reprendre les propos de McKercher et Van Huizen (2019) au sujet de l’apport de l’histoire transnationale, celle-ci examine comment les gens, les idées, les institutions et les cultures se sont déplacées au-dessus, en dessous, au travers, autour et à l’intérieur du Canada. En somme, l’historicisation des actions du Canada dans le développement des champs altruistes de la diplomatie au milieu du 20e siècle permet de bien ancrer les débats actuels et les critiques autour du continuum sécurité, justice et développement des politiques canadiennes en Amérique latine, en Afrique et en Asie.