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Durant le mandat de Donald Trump à la Maison-Blanche, la majorité des Canadiens semblait croire l’adage disant « qu’avec de tels amis, on n’a pas besoin d’ennemis ». En avril 2017, un sondage révélait par exemple que 77 % des Canadiens avaient une opinion négative de Trump et que 75 % étaient « pessimistes et inquiets » quant à sa présidence (MacDonald 2019 : 200).

La littérature scientifique offre plusieurs pistes pour expliquer cette impopularité. Pour certains, elle est une réaction au style frondeur de Trump, qui reproche au Canada ses dépenses militaires insuffisantes comme membre de l’otan ou ses pratiques commerciales déloyales comme signataire de l’aléna (Gagnon 2020 ; MacDonald 2020).

D’autres insistent sur les différences culturelles entre le Canada et les États-Unis, notant que les républicains ont moins la cote que les démocrates auprès des Canadiens, dont la culture politique serait moins conservatrice et réceptive au style populiste de Trump que la culture politique américaine (Sands et Carment 2019 : 284 ; Adams 2017). Un troisième groupe d’auteurs se concentre sur les conflits personnels entre Trump et Justin Trudeau, jugeant que l’impopularité du milliardaire au Canada est due à ses différends diplomatiques avec un premier ministre plus apprécié que lui des Canadiens. On se souvient entre autres que Trump avait quitté prématurément le Sommet du g7 organisé par Trudeau en 2018 (Gagnon 2017 ; Doran 2019 : 18-19).

Sans nier la pertinence de telles analyses, cet article avance qu’elles négligent les travaux sur la géo-économie pour comprendre l’impopularité de Trump au Canada. Définissant la géo-économie comme l’importation de la logique du conflit militaire dans le vocabulaire et la mise en oeuvre des politiques économiques et commerciales d’un État (Luttwak 1990 : 19), nous nous inspirons des travaux sur la « géopolitique tabloïde » de François Debrix (2008) pour qualifier la politique de Trump à l’égard du Canada de « géo-économie tabloïde ». Après avoir défini les principaux piliers de cette doctrine, dont la tendance de Trump à s’inspirer des procédés d’expression et du style des journaux à sensation pour décrire les enjeux canado- américains, nous montrons comment le milliardaire l’a déployée à l’égard du Canada sur des enjeux comme la renégociation de l’aléna et les tarifs sur l’acier et l’aluminium. Avançant que d’autres acteurs politiques américains ont été guidés par la géo-économie tabloïde au cours de dernières décennies, mais jamais sur autant d’enjeux à la fois, ni avec une telle constance et intensité que Trump, nous concluons que cette doctrine ne disparaîtra peut-être pas entièrement après que ce dernier ait quitté la présidence, en raison des effets persistants de la « Grande Récession » de 2008-2009, de la rivalité entre les États-Unis et la Chine et de la pandémie de covid-19.

I – La géo-économie tabloïde au coeur de la doctrine Trump

Au début des années 1990, la guerre froide s’achève et le politologue Edward Luttwak prédit que les relations internationales sont sur le point de connaître une transition cruciale, de la géopolitique vers la géo-économie (Luttwak 1990). Selon lui, les rivalités commerciales mondiales prennent le pas sur les rivalités militaires. Les capitaux à la disposition des États, leur innovation civile et leur capacité à pénétrer les marchés internationaux deviennent l’équivalent de ce qu’étaient jadis leur puissance de feu, leurs progrès militaro- techniques et leurs bases miliaires (Luttwak 1990 : 17). Pour Luttwak, les États ont peu d’intérêt à se faire la guerre, car cela peut mener à leur destruction. Cependant, ils conçoivent de plus en plus les relations économiques selon la logique et la grammaire des conflits armés : un jeu à somme nulle faisant des perdants et des gagnants et où la compétition et la recherche de puissance deviennent plus importantes que la collaboration et les gains mutuels. Pour Luttwak, c’est inévitable, car la nature des États les pousse à se comporter conformément à la logique des rivalités géo-économiques : « les États auront tendance à agir “de façon géo-économique” en raison de ce qu’ils sont : des entités définies spatialement structurées pour se surpasser les unes les autres sur la scène mondiale » (Luttwak 1990 : 19, traduction libre).

Luttwak ajoute que les États ont plusieurs outils pour se livrer à cette compétition : restrictions des importations sous la forme de tarifs douaniers, subventions plus ou moins dissimulées aux exportations, financement de projets technologiques compétitifs, soutien à des programmes d’éducation utiles à la compétition internationale dans des secteurs de pointe, mise en place d’infrastructures nationales essentielles au développement économique (Luttwak 1990 : 21). L’objectif de ces mesures est de maximiser la puissance économique des États en procurant les meilleurs emplois au plus grand nombre d’individus au sein des sociétés concernées (Luttwak 1990). Dans ses travaux subséquents, Luttwak ajoute que les États s’adonnent à la compétition géo-économique pour conquérir ou préserver des « rôles désirables » au sein de l’économie mondiale, dynamique qu’il décrit comme suit :

Who will develop the next generation of jet airliners, computers, biotechnology products, advanced materials, financial services and all other high-value output in industries large and small? Will the designers, technologists, managers and financiers be Americans, Europeans or East Asians? The winners will have those highly rewarding and controlling roles, while the losers will only have assembly lines – if their home markets are large enough, or if fully assembled imports are kept out by trade barriers.

Luttwak 1993 : 310

Depuis Luttwak, d’autres politologues ont défini les dynamiques géo-économiques contemporaines. Selon Robert Blackwill et Jennifer Harris, la géo-économie pousse les États à utiliser une multitude d’instruments économiques pour promouvoir et défendre l’intérêt national (Blackwill et Harris 2016 : 20). Mikael Wigell, Sören Scholvin et Mika Aaltola ajoutent que les offensives économiques n’ont jamais autant été au coeur de la politique étrangère (Wigell, Scholvin et Aaltola 2019 : 1). La Chine recourt à la finance, l’investissement et le commerce pour construire des alliances et acquérir de l’influence en Afrique, Asie et Amérique latine. Les États riches en pétrole, comme le Qatar et l’Arabie Saoudite, profitent de la dépendance des autres États pour exercer une influence démesurée sur les affaires régionales et mondiales. La Russie tire profit de ses ressources énergétiques pour consolider ses alliances au Moyen-Orient et en Europe, ce pourquoi certains États ont fermé les yeux lorsqu’elle a annexé la Crimée en 2014 (Wigell, Scholvin et Aaltola 2019 : 1). Au cours des dernières décennies, la Maison-Blanche met également les outils géo-économiques à profit. La décision de Jimmy Carter d’imposer des sanctions économiques à l’Iran en réponse à la crise des otages américains est un exemple classique d’une politique étrangère à saveur géo-économique (Rivlin 2019).

L’arrivée de Donald Trump à la présidence marque toutefois une rupture, car on a rarement vu un président faire de la géo-économie un aussi grand pilier de sa politique étrangère. Dans la littérature scientifique, on qualifie ainsi Trump de président « protectionniste » (Stiglitz 2017 ; Arès et Paquin 2017 ; Wraight 2019) lorsqu’il promet de rejeter des accords de commerce comme l’aléna et l’Accord de partenariat transpacifique (tpp). On le dit également « nationaliste économique » (Chow, Sheldon et McGuire 2019 ; Gagnon 2020 ; Lester et Manak 2018) à cause de son désir de protéger les emplois américains à tout prix et de sa suspicion à l’égard de la mondialisation. D’autres le disent « mercantiliste » (Nelson 2019 ; Santini 2018 ; Artus 2019) pour décrire sa « stratégie de croissance basée sur la progression rapide des exportations, le gain de parts de marché et les excédents commerciaux » (Artus 2019).

S’ils ne sont pas d’accord sur le meilleur qualificatif pour décrire Trump, ces auteurs inclinent à croire que la variable géo-économique est au coeur de sa doctrine de politique étrangère. Qui plus est, la politique extérieure de Trump peut parfois sembler « chaotique » ou « improvisée » (David 2020), mais le président fait néanmoins preuve de constance en matière de géo-économie. Il est d’ailleurs déjà préoccupé par ces questions lorsqu’il est homme d’affaires dans les années 1980, encourageant Washington à imposer des tarifs douaniers au Japon pour limiter les exportations de ce pays en sol américain et prévenir sa montée en puissance.

La doctrine géo-économique de Trump repose sur au moins cinq piliers[1]. Premièrement, à l’instar de la conception des relations internationales de Luttwak décrite plus haut, Trump juge que l’avenir des États-Unis dépend en majeure partie de sa puissance économique dans un système international où d’autres États sont en train de les surpasser, surtout des « puissances révisionnistes » comme la Chine (Maison-Blanche 2017 : 25), laquelle recourt à l’espionnage économique ou au vol de propriété intellectuelle pour nuire aux États-Unis. Cela ne veut pas dire que Trump néglige la puissance militaire, lui qui se targue d’avoir augmenté le budget de défense des États-Unis. Cependant, les discours publics de Trump, notamment ceux sur l’état de l’Union prononcés devant le Congrès au début de chaque année, accordent plus d’importance à la géo-économie (créer de l’emploi, déchirer des accords de commerce, déjouer les stratégies commerciales déloyales d’autres pays) qu’aux enjeux militaires.

Deuxièmement, un peu comme l’affirmait encore Luttwak, Trump juge que les relations économiques et commerciales internationales sont un jeu à somme nulle faisant nécessairement des gagnants et des perdants (Lester et Manak 2018 : 153 ; Gagnon 2020 : 242-243). À titre indicatif, Trump fustige régulièrement les États avec lesquels les États-Unis ont des déficits commerciaux, dont le Mexique et la Chine. Selon lui, ces déficits prouvent que ces États ont profité du marché américain pour s’enrichir, alors que les travailleurs américains n’ont pas eu cette chance, en raison d’accords commerciaux ou de pratiques commerciales qui leur étaient défavorables.

Le troisième précepte de la vision géo-économique de Trump est que le rôle du président des États-Unis est de rectifier le tir à tout prix et par tous les moyens. Tandis que la Constitution des États-Unis décrit l’occupant de la Maison-Blanche comme le « commandant en chef » des forces armées américaines, Trump se voit encore davantage comme l’ultime gardien de la sécurité économique des États-Unis. Il juge que les injustices économiques dont les Américains ont fait l’objet depuis des décennies justifient le recours à tout un arsenal géo-économique pour renverser la vapeur et prévenir le déclin des États-Unis (tarifs douaniers, rejet des accords de commerce, sanctions économiques).

Quatrièmement, fidèle à son expérience d’homme d’affaires dans le secteur immobilier de New York des années 1980-1990, où tous les coups étaient permis entre lui et ses compétiteurs et où il estimait ne pouvoir faire confiance à personne, Trump fait moins la distinction que ses prédécesseurs à la Maison-Blanche entre les alliés traditionnels des États-Unis et les autres États du système international (Gagnon 2020 : 242). De son point de vue, des pays comme le Canada sont certes plus amicaux que la Chine ou l’Iran, mais même les alliés des États-Unis ont profité du laxisme ou de l’incompétence des dirigeants américains au détriment de régions comme le Midwest ou d’États comme la Pennsylvanie et le Michigan. Le président des États-Unis ne doit donc pas hésiter à rétablir la situation, quitte à décevoir les alliés, comme le veut l’adage disant « qu’en affaires, il n’y a pas d’amis ».

Le dernier pilier de la vision géo-économique de Trump est son caractère « tabloïde ». Les travaux de François Debrix sont utiles pour saisir cette facette. Étudiant les politiques des dirigeants américains des dernières décennies, notamment la « guerre au terrorisme » du président George W. Bush après les événements du 11 septembre 2001, Debrix note des ressemblances entre les discours de politique étrangère des États-Unis et la manière dont les journaux à sensation et quotidiens de type « tabloïde » présentent l’actualité. Selon lui, la saturation d’informations dans les médias et la difficulté grandissante des décideurs américains à capter et garder l’attention populaire incitent ces derniers à recourir aux codes et techniques de communication qui permettent aux médias sensationnalistes d’attirer l’oeil du public, c’est-à-dire en mettant l’accent sur la violence, le scandale, la destruction ou encore l’insécurité (Debrix 2008 : 4). L’un de ces médias, le New York Post (un quotidien), illustre cette manière de concevoir les relations internationales (Prémont 2006 : 207). Le 21 novembre 2012 par exemple, la une du journal montre une photo de militants du mouvement palestinien du Hamas circulant à motocyclette, armes à feu pointées vers le ciel. À l’arrière de l’une des motocyclettes, le lecteur peut voir le cadavre d’un adversaire du Hamas traîné dans les rues. En grand titre, le mot « sauvages ! » en lettres majuscules sert à décrire la scène, accompagné du sous-titre « Des malfrats du Hamas exécutent des “espions” ». Ne donnant pas davantage d’informations pour contextualiser la scène, le New York Post expose alors les Américains à la « géopolitique tabloïde » que Debrix nous décrit ainsi :

the discourse of tabloid geopolitics seeks to generate some meanings and truths in (inter)national politics by sensationalizing and spectacularizing world politics at all costs. Often recognizable because of the language and imagery of fear, danger, and destruction that they typically mobilize, geopolitical “issues and problems” introduced by tabloid geopolitical agents (media networks or intellectuals and academics of statecraft) are depicted in such a fashion that it now appears to the public that these so-called geopolitical problems can only be solved by means of military violence.

Debrix 2008 : 14-15

Cette géopolitique tabloïde incite donc les Américains à croire que le système international est nécessairement constitué d’acteurs maléfiques et malintentionnés, contre lesquels on doit se protéger ou déployer des actions violentes ou vengeresses. Selon Debrix, la manière dont George W. Bush qualifie le régime irakien de Saddam Hussein pour justifier l’intervention militaire des États-Unis dans ce pays à partir de 2003 l’illustre. W. Bush mobilise les Américains autour de la guerre en décrivant Hussein comme un démon ou comme l’incarnation du mal (Debrix 2008 : 112). Ce choix de mots n’est pas sans conséquence : il confère à Hussein l’un des caractères les plus menaçants et fait glisser cette question de géopolitique vers le registre des enjeux liés à la moralité, car en s’opposant à la guerre contre le dictateur, ne devient-on pas coupable d’empêcher le « Bien » de triompher du « Mal » ?

Le président Trump s’appuie sur ce type de discours pour mobiliser les Américains autour de ses politiques. Un peu comme le ferait le New York Post, il qualifie le président syrien Bashar el-Assad « d’animal », Haïti et certains pays africains de « pays de m… » ou encore les immigrants non documentés en provenance du Mexique de « violeurs ». Novice en politique au début de sa présidence, Trump a une longue expérience du monde des variétés. À partir de 2004, il anime pendant quatorze saisons l’émission de téléréalité The Apprentice, où il enseigne les stratégies d’affaires à des gens de la relève qu’il n’hésite pas à semoncer, rabaisser ou limoger en direct au petit écran. Il recourt pour ce faire au fameux slogan « you’re fired ! », dépeignant le monde des affaires comme la géopolitique tabloïde décrit le système international : un monde sans pitié, sans merci, qui fait des gagnants et des perdants, où l’on doit jouer des coudes, où l’on ne peut se fier à personne, et où règnent la loi du plus fort, l’intimidation et les menaces. C’est ce même type de discours, appliqué aux enjeux géo-économiques, qui a guidé l’attitude de Trump envers la plupart des acteurs du système international durant les quatre années de sa présidence.

Les discours géo-économiques de Trump ne sont pas seulement « tabloïdes » sur le fond (les informations qu’ils contiennent). Ils le sont également sur la forme (la manière dont Trump les communique). En effet, le président insiste certes sur le sensationnalisme, la peur et le danger lorsqu’il décrit l’économie mondiale, un peu comme le ferait un quotidien comme le New York Post. Mais il recourt également à des procédés d’expression écrite et orale qui rappellent les unes de ce type de journal : phrases courtes, mots et expressions chocs, lettres majuscules pour insister sur certains thèmes. Son moyen de communication de prédilection, le réseau social Twitter, favorise ce type de procédé d’expression, en raison, entre autres, de la limite de 280 caractères imposée aux utilisateurs pour la publication des tweets. Comme l’expliquent les professeurs de communication Brian Ott et Greg Dickinson, Twitter a pour effet d’amplifier la simplicité, l’impulsivité et l’incivilité du président (Ott et Dickinson 2019). Le Canada a régulièrement été la cible de cette géo-économie tabloïde durant le mandat de Trump à la Maison-Blanche.

II – Le Canada dans la mire de la géo-économie tabloïde de Trump

La renégociation de l’aléna l’illustre particulièrement. Dès l’élection de 2016, Trump emploie une expression digne d’une une du New York Post pour qualifier l’accord : « pire accord de commerce jamais conclu par les États-Unis ». Rompant avec la vision de ses prédécesseurs pour qui les relations commerciales avec le Canada ont été bénéfiques aux Américains, Trump n’hésite pas, lors du débat présidentiel du 26 septembre 2016 avec la démocrate Hillary Clinton, à mobiliser les thèmes du scandale et de la destruction pour décrire l’effet de l’aléna sur l’économie américaine : « You go to New England, you go to Ohio, Pennsylvania, you go anywhere you want, Secretary Clinton, and you will see devastation where manufacture is down 30, 40, sometimes 50 percent ». Trump persiste et signe au lendemain de l’élection, lors de son discours d’investiture du 20 janvier 2017. Sans mentionner spécifiquement l’aléna, il réitère les principaux reproches qu’il adresse aux dirigeants qui ont négocié un tel accord. Selon sa croyance que le commerce international est un jeu à somme nulle, il affirme que les États-Unis ont « enrichi l’industrie étrangère au détriment de l’industrie américaine ». Il emprunte au style « tabloïde » quand il déclare que la classe moyenne américaine s’est fait « arracher sa richesse », qu’on aurait prise dans les foyers américains et redistribuée partout dans le monde : « The wealth of our middle class has been ripped from their homes and then redistributed across the entire world ». Se présentant comme l’ultime gardien de la sécurité économique américaine, il promet que toutes ses décisions en matière de commerce seront prises « au profit des travailleurs américains et des familles américaines ».

Le 13 février 2017, lors de sa première rencontre officielle avec Trudeau, Trump se fait plus rassurant, notant que les États-Unis ont une « relation commerciale exceptionnelle avec le Canada » et qu’il ne vise qu’à « peaufiner » l’aléna (tweaking it). Il affirme que les difficultés commerciales avec le Canada sont « beaucoup moins graves » que celles avec le Mexique, qui aurait été « extrêmement injuste » envers les Américains. Ce n’est toutefois qu’un interlude. Des débuts des pourparlers sur la renégociation de l’aléna, le 16 août 2017, jusqu’à la signature du nouvel Accord Canada-États-Unis-Mexique (aceum), le 30 septembre 2018, Trump reste la plupart du temps fidèle à la géo-économie tabloïde. Persuadé que le président des États-Unis doit utiliser tout l’arsenal géo-économique nécessaire pour remédier aux injustices dont les Américains sont victimes, il menace le Canada de déchirer l’aléna si Ottawa n’accepte pas les concessions qu’il demande. C’est ce qu’il laisse entendre sur Twitter le 27 août 2017 : « We are in the nafta (worst trade deal ever made) renegotiation process with Mexico & Canada. Both being very difficult, may have to terminate? »

Lesdites concessions illustrent la conviction de Trump que les États-Unis ne doivent pas faire de faveur aux autres pays, peu importe qu’ils soient alliés ou non. Il prend notamment pour cible l’industrie laitière canadienne. Lors d’un discours prononcé à Kenosha au Wisconsin en avril 2017, il recourt à une expression tabloïde lorsqu’il déclare que les réglementations canadiennes sur les importations de lait représentent un « désastre complet et total » pour les agriculteurs américains (Gagnon 2020 : 242). Trump fait alors référence au système de gestion de l’offre du Canada, qui vise à « protéger le milieu agricole canadien contre les industries étrangères du lait, des oeufs et de la volaille » (Prévost 2018). Par ce système, le Canada autorise l’importation de produits laitiers et de volaille des États-Unis, mais impose des droits de douane de 245 % à 300 % aux producteurs américains sur les ventes de fromage, lait et beurre qui dépassent certaines limites (Wiseman et Rugaber 2018). Les États-Unis enregistrent malgré tout un important surplus commercial avec le Canada dans ce secteur, si bien qu’en 2017, les producteurs américains ont exporté pour plus de 600 millions de dollars de produits laitiers au nord de la frontière, soit plus de quatre fois la quantité envoyée par le Canada aux États-Unis (Northam 2018). Or Trump estime que ces droits de douane sont une injustice. Son tweet du 8 juin 2018 rappelle le mode d’expression d’un journal à sensation comme le New York Post : « Canada charges the u.s. a 270 % tariff on Dairy Products! They didn’t tell you that, did they? Not fair to our farmers! » Dans ce tweet, le passage « They didn’t tell you that, did they? » traduit l’un des piliers de la géo-économie tabloïde de Trump, à savoir sa conviction que les relations commerciales internationales ressemblent au milieu des affaires qu’il a connu dans les années 1980-1990 : un monde où les autres manigancent nécessairement contre vous, qu’ils soient amis ou non. Dans un tweet d’avril 2017, Trump dit vouloir rétablir la situation par tous les moyens : « Canada has made business for our dairy farmers in Wisconsin and other border states very difficult. We will not stand for this. Watch ! » Il emploie tout l’arsenal nécessaire pour faire fléchir Trudeau.

Deux exemples en témoignent : d’une part, dans sa diplomatie personnelle à l’égard du Canada, il multiplie les gestes pour convaincre les Canadiens que l’intransigeance d’Ottawa sur le lait risque de détériorer l’ensemble de la relation entre les deux pays. C’est dans cet esprit que Trump et son équipe n’hésitent pas à poursuivre les négociations sur un nouvel aléna avec le Mexique uniquement et à affirmer que le Canada pourrait être exclu du nouvel accord. Dans son tweet du 1er septembre 2018, il affirme : « There is no political necessity to keep Canada in the new nafta deal. If we don’t make a fair deal for the u.s. after decades of abuse, Canada will be out ». C’est également dans cette veine que Trump boude partiellement le Sommet du g7 accueilli par le Canada à Charlevoix en juin 2018. Le président quitte les lieux avant la fin des travaux et refuse de soutenir la déclaration commune des États membres pour conclure le Sommet. Il s’explique ainsi sur Twitter : « Based on Justin’s false statements at his news conference, and the fact that Canada is charging massive Tariffs to our u.s. farmers, workers and companies, I have instructed our u.s. Reps not to endorse the Communique ». Les propos que Trump reproche à Trudeau sont ceux que ce dernier a prononcés lors de sa conférence de presse de clôture des travaux du g7, le 9 juin 2018. Trudeau qualifie « d’insultants » les tarifs que la Maison-Blanche impose depuis quelques jours sur l’acier (25 %) et l’aluminium canadiens (10 %).

Ces tarifs sont le deuxième exemple d’outils géo-économiques pour forcer Trudeau à plier l’échine sur les produits laitiers. À l’instar de la vision de la géo-économie de Luttwak décrite plus haut, Trump estime que la compétition économique internationale oblige parfois les États-Unis à entrer en « guerre commerciale » contre d’autres États, au bénéfice des Américains. Durant son mandat, Trump mène sa principale guerre commerciale contre la Chine, lui imposant des droits de douane pour qu’elle réduise ses exportations aux États-Unis. Trump emploie des stratégies semblables à l’égard d’alliés traditionnels comme le Canada : il fait régulièrement planer le risque de droits de douane sur les exportations canadiennes pour inciter Trudeau à laisser tomber ceux du Canada sur les produits laitiers.

Ces menaces visent non seulement le bois d’oeuvre, mais également les pièces d’automobiles que le Canada exporte aux États-Unis. L’acier et l’aluminium deviennent toutefois la principale cible de la Maison-Blanche. Trump impose des droits de douane sur ces produits une première fois de juin 2018 à mai 2019. Fidèle à sa conviction que l’avenir des États-Unis dépend avant tout de la puissance économique du pays, il s’appuie sur la section 232 de la loi fédérale de 1962 sur l’essor du commerce (Trade Expansion Act of 1962) pour affirmer que les importations d’acier et d’aluminium aux États-Unis, notamment celles du Canada, « menacent de porter atteinte à la sécurité nationale » (Fefer et al. 2020 : 1). En vertu de cette loi, le président des États-Unis peut effectivement mandater son secrétaire au Commerce d’enquêter sur des politiques commerciales qui représentent un risque pour les Américains, et, au besoin, de limiter les importations des produits visés par l’enquête. La loi ne définit pas clairement la sécurité nationale, mais indique que le secrétaire au Commerce peut tenir compte des facteurs suivants pour rendre son verdict : production nationale nécessaire pour les besoins prévus de la défense nationale ; disponibilité des ressources humaines et des fournitures essentielles à la défense nationale ; chômage potentiel ; perte de compétences ou d’investissements ; ou chute des revenus gouvernementaux causée par la baisse de production nationale et les importations excessives (Fefer et al. 2020 : 2). La proclamation présidentielle par laquelle Trump impose ses droits de douane va dans ce sens. Elle indique que les fortes importations d’acier et d’aluminium aux États-Unis « affaiblissent l’économie nationale », entraînent la fermeture d’usines et empêchent le pays de « répondre aux exigences de production » pour protéger la sécurité des Américains en cas d’urgence nationale (Maison-Blanche 2018). Le 3 juin 2018, lors d’une entrevue à l’émission d’affaires publiques américaine « Meet the Press », Trudeau répond que l’intégration des chaînes d’approvisionnement et les forts liens d’amitié canado-américains permettent au contraire à Washington de miser sur un accès garanti et sécuritaire à l’acier et l’aluminium produit au nord du 49e parallèle. De plus, il avoue ne pas comprendre pourquoi Trump y va de ces droits de douane, car les États-Unis ont un surplus commercial de deux milliards de dollars avec le Canada dans les échanges d’acier entre les deux pays.

Trump dévoile sa logique quelques jours plus tard sur son compte Twitter : « Our Tariffs are in response to his [Trudeau] 270 % on dairy ! » Quelques mois plus tôt, dans un tweet du 5 mars 2018, Trump indique que le Canada peut éviter les droits de douane s’il accepte de signer un nouvel aléna « équitable » pour les travailleurs américains. Fidèle à sa vision géo-économique voulant que les relations commerciales fassent nécessairement des gagnants et des perdants, Trump n’hésite donc pas à profiter de la dépendance du Canada envers le marché américain de l’acier et de l’aluminium pour forcer Ottawa à faire des concessions dans d’autres secteurs d’activité.

L’accord Canada-États-Unis-Mexique (aceum) signé le 30 septembre 2018 révèle que Trump y parvient. Trudeau n’abandonne pas le système de gestion de l’offre agroalimentaire, mais accepte de relever les « quotas exempts de tarifs sur les exportations américaines », à hauteur de 3,59 % pour le marché du lait et de 3,5 % pour la volaille et les oeufs (Fillion 2018). La signature de l’aceum ne s’est pas accompagnée pour autant de la levée des droits de douane sur l’acier et l’aluminium canadiens, ce qui a porté certains observateurs à noter que Trump a eu le dessus sur Trudeau (Studin 2019).

La Maison-Blanche fait toutefois marche arrière en mai 2019, parce que des droits de douane appliqués par le Canada en réponse à l’offensive de Trump (sur des articles industriels en acier et en aluminium, le papier de toilette ou encore le ketchup) incitent des républicains du Congrès à menacer de ne pas ratifier l’aceum si la guerre commerciale contre le Canada se poursuit. L’entente alors conclue par Trump et Trudeau ainsi que l’entrée en vigueur de l’aléna le 1er juillet 2020 ne ferment toutefois pas la porte à d’autres droits de douane sur l’acier et l’aluminium à l’avenir, advenant une « forte augmentation subite » des importations de ces produits aux États-Unis (Gouvernement du Canada 2019).

Trump met cette menace à exécution le 6 août 2020. Dénonçant une hausse de 87 % des importations d’aluminium non allié sous forme brute en provenance du Canada entre juin 2019 et mai 2010, il impose des droits de douane de 10 % sur ces produits, à partir du 16 août (Boscariol et al. 2020). Le 17 août, lors d’un événement public à Mankato au Minnesota en vue de sa réélection en 2020, Trump recourt à nouveau à un style digne du New York Post. Il déclare que le Canada a profité trop longtemps des producteurs laitiers du Minnesota, grâce aux fameux droits de douane d’environ 300 % sur le lait. Rappelant que le Canada fait partie des pays « amis » des États-Unis, il réitère sa conviction « qu’en affaires, il n’y a pas d’amis » : « in many cases, friends […] are worse than the foe ». Trump note que la compétition étrangère et du Canada a « écrasé » l’industrie de régions comme l’Iron Range au Minnesota, reconnue pour son activité minière.

III – Une vision qui n’est pas nouvelle, mais qui se distingue du passé

Cette géo-économie tabloïde de Trump ébranle la relation canado- américaine et explique en partie pourquoi 77 % des Canadiens ont une opinion négative du président (MacDonald 2019 : 200)[2]. En effet, elle affecte les perspectives d’emploi dans plusieurs secteurs de l’économie canadienne, comme en témoignent, au Québec, les risques de chute de prix du lait et de pertes de revenus pour les producteurs laitiers de la Montérégie, ou encore l’interruption de projets de développement dans le secteur de l’aluminium au Saguenay-Lac-Saint-Jean, dont l’expansion d’un centre de production de billettes à l’usine Rio Tinto Alma.

La géo-économie tabloïde de Trump à l’égard du Canada n’est cependant pas nouvelle. On en retrouve des traces dans plusieurs débats politiques américains des dernières décennies. Au moins trois exemples l’illustrent. D’abord, le dossier du bois d’oeuvre. Comme le rappellent les politologues Gilbert Gagné et Éric Jasmin,

[l]es exportations canadiennes de bois d’oeuvre résineux aux États-Unis ont été, depuis le début des années 1980, au centre de l’un des plus importants différends commerciaux sur le plan international. Les États-Unis allèguent que les politiques forestières des gouvernements provinciaux résultent en des pratiques commerciales « déloyales » de subventionnement et de dumping.

Gagné et Jasmin 2010 : 92

Les figures de proue du mouvement d’opposition au Canada sur cet enjeu recourent parfois à un discours semblable à la géo-économie tabloïde de Trump. Pour le sénateur démocrate du Montana Max Baucus, par exemple, « les scieries et les moulins ferment leurs portes aux États-Unis » parce que « le Canada adopte des règlementations injustes à l’égard des producteurs américains » (Cole 2008).

Ensuite, dans le dossier de la crise sanitaire de la vache folle, les craintes de transmission de l’encéphalopathie spongiforme (esb) causée par l’ingestion de viande bovine canadienne, gagnent en importance aux États-Unis au début des années 2000. En janvier 2004, le leader de la minorité démocrate du Sénat, Tom Daschle, recommande un embargo total sur la viande bovine canadienne après la découverte, dans l’État de Washington, d’une vache albertaine contaminée (Moens 2006). Daschle recourt alors à des procédés d’expression similaires à ceux de Trump, déclarant que le « risque de l’esb est tout simplement trop grand » pour que les Américains consomment du boeuf canadien (Daschle 2004). Enfin, durant les primaires démocrates en vue de la présidentielle de 2008, Barack Obama affirme que les États-Unis doivent renégocier l’aléna pour le rendre plus équitable pour les syndicats, fermiers et travailleurs américains. Obama rappelle le style d’un quotidien comme le New York Post lorsqu’il qualifie l’accord de « dévastateur » et de « grave erreur » (cité dans Easton 2008).

Il y a toutefois trois différences notables entre ces exemples et la géo-économie tabloïde de Trump envers le Canada. Premièrement, les doléances de Trump ne concernent pas un seul enjeu ou cas isolé, comme celles de Baucus sur le bois d’oeuvre, Daschle sur la vache folle ou Obama sur l’aléna. Elles englobent plusieurs questions commerciales à la fois, de l’aléna au bois d’oeuvre en passant par l’aluminium, l’acier et le lait. Trump vise même d’autres secteurs de l’économie canadienne dont il a été moins question ici, comme en témoigne sa volonté, en 2017, d’imposer des droits de douane de 300 % sur les importations américaines d’avions CSeries de Bombardier. Pour le Canada, la multitude de dossiers visés par la géo-économie tabloïde de Trump représente un tournant, car elle oblige Ottawa à défendre ses intérêts sur plusieurs fronts en même temps, et non sur un seul dossier selon les périodes, comme c’est régulièrement le cas sur le bois d’oeuvre depuis les années 1980. La décision de Trudeau de concentrer les ressources et les énergies du gouvernement du Canada sur la gestion de la relation canado-américaine dès le lendemain de l’élection de Trump, et de mandater la ministre des Affaires étrangères Chrystia Freeland pour donner la priorité à ce dossier et tout faire pour maintenir des « relations constructives » avec les États-Unis, témoigne du tournant que la géo-économie tabloïde de Trump représente pour le Canada (Gagnon 2020 : 246).

Deuxièmement, la géo-économie tabloïde de Trump se distingue de celles d’un Baucus, Daschle ou Obama par la constance et l’intensité avec laquelle le milliardaire la déploie. Cela ne veut pas dire que Baucus, Daschle ou Obama n’avaient pas de fortes convictions quant aux enjeux canado-américains qui retenaient leur attention. On pense surtout à Baucus, qui est reconnu pour ses nombreuses déclarations dénonçant le Canada au sujet du bois d’oeuvre, lors de ses travaux parlementaires au Sénat notamment (Cole 2008). Cependant, les trois hommes restent néanmoins plus conciliants et pragmatiques que Trump dans leur approche : ils tiennent des discours semblables à la géo-économie tabloïde du milliardaire, mais de façon moins fréquente et plus limitée dans le temps. À titre indicatif, Baucus et Daschle recourent avant tout à la géo-économie tabloïde durant les périodes qui précédent la résolution d’ententes avec le Canada. Une fois les ententes conclues, ils atténuent leur rhétorique, même si le Canada continue de les considérer comme de potentiels adversaires. La géo-économie tabloïde d’Obama est encore plus passagère. En juin 2008, quelques mois à peine après avoir qualifié l’aléna de « grave erreur », Obama laisse entendre qu’il voulait surtout tester des idées de campagne électorale dans des États comme le Wisconsin, où les accords de commerce font l’objet de critiques : « Sometimes during campaigns the rhetoric gets overheated and amplified » (cité dans Easton 2008). La situation est différente avec Trump. Non seulement n’abandonne-t-il pas sa géo-économie tabloïde pendant les primaires présidentielles ou après son élection à la Maison-Blanche, mais il se distingue également d’un Baucus ou d’un Daschle car il revient constamment à la charge, même lorsque Washington et Ottawa sortent d’une impasse et qu’Ottawa semble enfin voir la lumière au bout du tunnel. La géo-économie tabloïde de Trump est comme une hydre : une tête repousse chaque fois qu’Ottawa en fait disparaître une.

La troisième différence entre la géo-économie tabloïde de Trump et celles d’un Baucus ou d’un Daschle tient à un facteur institutionnel : Trump est président des États-Unis alors que les deux autres étaient sénateurs. Le président des États-Unis n’est ni tout-puissant ni le seul acteur au sein du système politique américain, lui qui partage notamment le pouvoir avec le Congrès des États-Unis. Cependant, la plupart des Américains le perçoivent comme la « seule expression nationale » du pouvoir, le premier personnage en importance dans la hiérarchie politique du pays, et la « scène vitale de l’activité du système » (Vallet 2005 : 62). Le président fait ainsi l’objet d’une attention populaire et médiatique sans commune mesure avec celle qui est portée aux autres acteurs politiques américains. À titre indicatif, peu d’Américains pourraient nommer Max Baucus ou Tom Daschle, mais aucun Américain ne connaît pas le président Trump. Qui plus est, il est difficile pour un Baucus ou un Daschle d’attirer l’attention des autres acteurs du système politique américain, des médias surtout, alors que le prestige de la fonction présidentielle permet au président de jouir d’une visibilité quasi permanente dans l’espace public. Le président recourt à ses conférences de presse, discours sur l’état de l’Union et apparitions publiques pour tenter d’orienter les conversations nationales dans la direction souhaitée (Tulis 1988). Durant la présidence de Trump, c’est donc dire que la géo-économie tabloïde à l’égard du Canada, qui n’était pas nouvelle, a été portée à l’attention nationale comme aucun acteur politique américain n’avait eu l’occasion ni la volonté de le faire auparavant. Contrairement à ses prédécesseurs, Trump n’a jamais hésité à utiliser le porte-voix présidentiel pour pointer le Canada du doigt, autant que nécessaire.

Cela semble avoir eu un effet notable sur l’opinion publique américaine. Durant l’élection présidentielle de 2016 et les premiers mois de la présidence Trump, les critiques virulentes du milliardaire à l’égard de l’aléna s’accompagnent de changements d’attitudes parmi les électeurs démocrates et républicains. En effet, le pourcentage d’électeurs républicains convaincus que l’aléna a été préjudiciable aux États-Unis passe de 45 % en 2004 à 68 % en 2017, tandis que le pourcentage d’électeurs démocrates ayant une opinion positive de l’aléna passe de 52 à 76 % au cours de la même période (Kull 2017 : 2, cité dans Gagnon 2020 : 251). Dès lors, si les électeurs démocrates sont souvent les plus protectionnistes à l’égard du Canada, notamment parce qu’ils proviennent davantage des classes ouvrières et moyennes syndiquées se sentant lésées par le commerce international, l’arrivée de Trump à la Maison-Blanche incite les électeurs républicains à embrasser eux aussi l’idée que le commerce avec le Canada n’est pas nécessairement bénéfique pour les États-Unis. Une enquête menée par Public Policy Polling en juin 2018 montre même que seulement 54 % des électeurs ayant voté pour Trump en 2016 ont une opinion positive du Canada, comparativement à 77 % des électeurs ayant voté pour Hillary Clinton (Public Policy Polling 2018 cité dans Gagnon 2020 : 251).

Conclusion : quel avenir pour la géo-économie tabloïde de Trump ?

L’appétit des Américains pour la géo-économie tabloïde de Trump a toutefois semblé s’émousser à mesure que passait son mandat à la Maison-Blanche. Selon un sondage Gallup de février 2020, les craintes des Américains à l’égard du commerce international, et notamment avec le Canada, tendent à s’estomper (Saad 2020). De 2016 à 2020, le pourcentage d’Américains jugeant que le commerce permet la croissance économique passe de 50 % à 78 % chez les électeurs républicains et de 63 % à 82 % chez les démocrates. Qui plus est, 88 % des républicains et 73 % des démocrates estiment que l’aceum négocié par le président Trump est bon pour les États-Unis.

Ces données peuvent paraître rassurantes pour Ottawa et les Canadiens inquiets de la géo-économie tabloïde de Trump, mais il faut leur apporter un bémol. Elles indiquent que l’appui des Américains au commerce atteint des sommets jamais vus depuis l’élection de 2016, voire depuis les années 1990, mais encore faut-il savoir comment les Américains conçoivent ce même commerce. En effet, on peut interpréter la notion de « commerce » de multiples manières. Au début des années 1990, elle est souvent associée au libre-échange, mais que veut-elle dire dans l’esprit des Américains à l’heure de Trump ? À en croire Lydia Saad de Gallup, on aurait tort de penser que le fort appui au commerce en 2019-2020 est synonyme d’un rejet de la géo-économie tabloïde de Trump (Russonello 2019). D’une part, les électeurs démocrates entendent ce que dit Trump et l’interprètent comme étant anti-commerce. Vu la forte polarisation partisane aux États-Unis, ils tendent donc à affirmer qu’ils sont « pour » le commerce pour se distinguer des politiques parfois protectionnistes de Trump. Cela ne veut cependant pas dire qu’ils renonceraient eux-mêmes à des politiques protectionnistes à l’égard du Canada pour protéger l’emploi aux États-Unis ; seulement qu’ils s’opposent à Trump par réflexe partisan. D’ailleurs, dans le débat sur l’ouverture des marchés canadiens dans le secteur laitier, les démocrates du Wisconsin adoptent souvent les mêmes positions que Trump, comme en témoigne la volonté de la sénatrice Tammy Baldwin de lutter contre les « barrières commerciales déloyales » du Canada en ce domaine (Baldwin 2018).

D’autre part, si l’on en croit encore une fois Lydia Saad de Gallup, la montée de l’appui des électeurs républicains au commerce durant le premier mandat de Trump ne veut pas dire qu’ils aient rompu avec sa géo-économie tabloïde. Au contraire, ils aiment davantage le commerce qu’en 2016 parce qu’ils estiment que les politiques commerciales que Trump a déployées à l’égard du Canada étaient nécessaires et qu’elles permettaient de défendre les travailleurs américains (Russonello 2019). La géo-économie tabloïde de Trump pourrait donc avoir un bel avenir aux États-Unis, et ce, même si le milliardaire a perdu l’élection présidentielle de 2020 et n’a pas été réélu pour un deuxième mandat à la Maison-Blanche.

Trois éléments de contexte continuent d’ailleurs de nourrir l’appétit des Américains pour la vision géo-économique de Trump. Tout d’abord, les effets persistants de la Grande Récession de 2008-2009 – dont l’endettement personnel accumulé par les Américains durant la crise, leur incapacité à retrouver d’aussi bons emplois qu’avant celle-ci, ou encore le sentiment des jeunes qu’elle a retardé leurs projets de carrière – continuent de nourrir un sentiment d’insécurité économique certain aux États-Unis (Blackwill et Harris 2016 : 21). Ce n’est pas un hasard s’il y a eu, lors de l’élection de 2016, une telle volonté de rompre avec les politiques commerciales du passé, autant à droite avec Trump qu’à gauche avec le candidat démocrate Bernie Sanders, qui est passé près de vaincre Hillary Clinton lors des primaires de ce parti. Toujours populaire lors des primaires démocrates de 2020, Sanders plaît aux électeurs notamment parce qu’il promet depuis longtemps, comme Trump, de déchirer ou de renégocier des accords de commerce comme l’aléna au bénéfice des travailleurs américains. Inspirée par Sanders, une nouvelle génération d’élus démocrates, dont la populaire représentante de New York Alexandria Ocasio-Cortez, continuera à marteler ce message au cours des prochaines années.

Ensuite, l’ascension de la Chine n’est pas étrangère à la popularité de la géo-économie tabloïde de Trump et ne semble pas près de s’arrêter. Pékin est non seulement pointée du doigt pour les fermetures d’usines dans le Midwest ou encore le vol de propriété intellectuelle des entreprises, mais elle fait craindre aux Américains et à leurs élus la perte du statut de première superpuissance des États-Unis, ce qui représenterait l’un des plus grands bouleversements de l’histoire du pays depuis 1945 (Blackwill et Harris 2016 : 21). On peut difficilement comprendre la géo-économie tabloïde de Trump à l’égard du Canada si l’on oublie ce potentiel traumatisme national pour les Américains. En effet, l’une des raisons pour lesquelles Trump jouait des coudes à l’égard du Canada est qu’il jugeait qu’une refonte des liens commerciaux des États-Unis avec tous les pays du monde, à l’avantage de l’économie américaine, était l’une des clés pour permettre à la superpuissance américaine de rester compétitive face à sa principale rivale, la Chine. La Chine est si importante dans l’esprit de Trump que l’aceum comporte une clause, l’article 32.10, disant que le Canada doit informer les États-Unis de son intention d’entamer des négociations commerciales avec des « pays n’ayant pas une économie de marché » (sous-entendu, la Chine). La Maison-Blanche se réserve ainsi le droit de quitter l’aceum si elle croit qu’un tel accord puisse avoir des incidences néfastes sur l’économie américaine (Studin 2019 ; Gagnon 2020 : 249). Ce sentiment d’urgence à l’égard de la montée de la Chine est partagé par les deux partis à Washington. Dans un article de Foreign Affairs présentant sa vision, le candidat démocrate à la présidentielle de 2020, Joe Biden, rappelle la géo-économie tabloïde de Trump en écrivant que « la Chine […] continuera de voler les États-Unis » (Biden 2020, traduction libre). Le président Biden n’adoptera pas nécessairement les mêmes politiques que Trump à l’égard du Canada pour s’assurer que les États-Unis restent compétitifs face à la Chine. Dans Foreign Affairs, Biden dénonce d’ailleurs les droits de douane imposés par Trump au Canada (Biden 2020). Cependant, le déclin des États-Unis par rapport à la Chine incite Washington à tenter de protéger l’économie américaine à tout prix, pour ne pas perdre la bataille contre l’Empire du Milieu. Les démocrates le prouvent depuis la présidence d’Obama : ils ne privilégient pas autant les droits de douane que Trump, mais recourent à d’autres recettes pour favoriser eux aussi la réindustrialisation des États-Unis, dont les mesures « Buy American » et « Buy America » pour limiter l’accès des entreprises canadiennes au marché américain. Cette volonté de protéger l’économie et les emplois américains guidera également les relations des États-Unis avec leurs autres alliés durant la présidence Biden, en Europe notamment. Le bilatéralisme de Biden paraîtra certes moins agressif ou plus diplomatique que celui de Trump, mais le Build Back Better du démocrate vise sensiblement le même objectif que le Make America Great Again du républicain : relancer l’économie américaine au plus vite, même si les moyens d’y parvenir déplaisent parfois aux alliés.

Enfin, la pandémie de covid-19 pourrait prolonger l’appétit des Américains pour la géo-économie tabloïde de Trump. Le confinement et la fermeture de plusieurs secteurs de l’économie pour prévenir le virus ont fait bondir le chômage de 4,4 % à 14,7 % en avril 2020, du jamais vu depuis la Grande Dépression des années 1930. Le chômage est retombé à 10,2 % en juillet 2020, mais la réouverture de l’économie mène à d’importantes éclosions de covid-19 dans des États comme la Floride, l’Arizona et le Texas, sans pour autant prévenir la récession. Cette situation d’urgence incitera-t-elle les dirigeants américains à continuer de croire qu’il faut penser aux intérêts et aux travailleurs américains avant tout ? Durant son premier mandat, Trump a du moins habitué les Américains à ce discours, d’où l’importance pour Ottawa de s’ajuster à une réalité qui ne disparaîtra peut-être pas entièrement malgré son départ de la présidence.