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Alors que l’heure est à l’action pour protéger l’environnement, les musées[1] se voient désigner comme des lieux présentant des circonstances sans égales pour aborder les problématiques environnementales. D’après ce qu’en dit la littérature scientifique[2], ceux-ci jouissent d’une évidente crédibilité. Un sondage d’envergure (Clayton et coll., 2017) réalisé auprès de publics de musées nord-américains a révélé que la population considère autant les institutions gouvernementales que les musées comme des acteurs crédibles pour aborder des problématiques environnementales et des actions à mettre en œuvre pour les solutionner.

Les musées sont également des lieux qui permettent aux visiteur.euse.s d’entrer en contact avec la nature, de développer un sentiment de connexion avec cette dernière : plus on passe de temps dans la nature, plus elle vient à faire partie de notre identité (Schultz et Joordens, 2014). Le sentiment de connexion à la nature est lié positivement au goût de prendre soin de cette dernière (Clayton et coll., 2014).

Enfin, la visite de musée est une activité sociale généralement positive (Clayton et coll., 2014). Elle offre la possibilité aux visiteur.euse.s de partager leurs intérêts pour les animaux et l’environnement avec d’autres individus (Clayton et coll., 2017). Le musée présente en soi un contexte social favorable à l’examen des questions environnementales (Clayton et coll., 2017).

Ceci étant dit, il devient pertinent de se demander : « Comment peut-on tirer le maximum de l’opportunité communicationnelle que permet le musée ? », et c’est précisément la question que s’est posée le Biodôme. Le texte qui suit présente la démarche qui a été entreprise en vue de répondre à cette question. Mais d’abord, quelques mots sur le contexte qui a permis cette réflexion…

Le Biodôme de Montréal et la genèse d’une nouvelle approche

Depuis 1992, le Biodôme de Montréal [3] s’emploie à exposer la complexité des interrelations dans cinq écosystèmes, soit : la Forêt tropicale humide, l’Érablière des Laurentides, le Golfe du Saint-Laurent, les Îles subantarctiques et les côtes du Labrador. Au fil des années, les principes de l’ERE ont été intégrés dans les programmes éducatifs de celui-ci.

Une des principales missions du Biodôme est de : « S’engager à protéger l’environnement en favorisant une prise de conscience individuelle et collective ». Profitant de la fermeture temporaire du Biodôme pour cause de rénovations l'équipe de l’éducation a remis en question les prestations qu’elle offrait et cette mission qu’elle devait honorer. Elle s'est alors penchée sur la ou les façons d'amener les visiteur.euse.s à poser des gestes pour protéger l’environnement, les sensibiliser à cette beauté et à cette fragilité qui les entourent durant leur visite… mais une fois la visite terminée, les inspirer pour qu'ils deviennent eux aussi, des acteur.rice.s de changement !

De cette nouvelle approche, acteur.rice.s de changement, est né un modèle éducatif : la pyramide d'intervention qui donne une « recette » aux éducateur.rice.s pour bâtir leurs nouveaux programmes et intervenir auprès des visiteur.euse.s de façon stratégique pour que ceux-ci passent à l'action. 

Parallèlement à ce travail de réflexion, la première auteure de cet article, alors étudiante à la maîtrise en science de l'environnement de l’Université du Québec à Montréal a pris contact avec l’équipe. Parce qu’elle a un grand intérêt pour la communication environnementale, l’équipe d’éducation y a tout de suite vu une occasion de rendre cette nouvelle approche plus solide et viable, et lui a offert un stage d’été. En vue d’aider l’équipe à rendre opérationnelle la nouvelle approche éducative, la stagiaire a, entre autres, réalisé une revue de la littérature scientifique sur les facteurs qui influencent l’engagement environnemental dans le contexte d’une visite de musée.

Le présent article fait état de la démarche qui accompagne l’élaboration et l’implantation d’une nouvelle approche éducative axée vers l’action au sein de l’institution muséale qu’est le Biodôme de Montréal.

Principaux éléments théoriques à l’origine de notre nouvelle approche

Principalement, deux éléments théoriques ont nourri l’élaboration de la nouvelle approche du Biodôme. Il s’agit du modèle de la pyramide d’interventions, et de la Strategic FrameWork Analysis. Les paragraphes suivants les présentent.

Le modèle de la pyramide d’interventions

Le modèle de la pyramide d’interventions a été proposé par Manon Curadeau - coordonnatrice de l’équipe Éducation du Biodôme, à partir de son expérience professionnelle sur le terrain avec différents publics. Son équipe l’a ensuite entérinée et bonifiée. La pyramide d’interventions représente la suite logique implicitement utilisée par le personnel éducatif habitué à parler d’enjeux environnementaux avec le public. Plus précisément, la stratégie mise en place par ce modèle est d’utiliser une information générale (une question posée par un.e visiteur.euse sur un animal dans un écosystème, ex. : son poids, ce qu’il mange, ses occupations, etc.) comme prétexte pour parler d’enjeux environnementaux. Ainsi, un.e éducateur.rice scientifique tentera de replacer cette information générale dans un contexte écosystémique. Il.elle cherchera ensuite à faire le lien entre la problématique environnementale qui afflige cet écosystème particulier, pour, enfin, finir par proposer aux visiteur.euse.s des actions qu’il.elle peut entreprendre pour aider à résoudre cette problématique. La figure suivante illustre ce modèle. Ainsi, chaque « pastille » représente un palier à atteindre. Ce modèle permet d’accueillir le.la visiteur.euse « là où il est rendu » dans son processus personnel d’engagement environnemental.

Figure 1

Pyramide d’interventions

Pyramide d’interventions

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La Strategic FrameWork Analysis

Depuis plus d’une décennie, les membres du FrameWorks Institute - une importante think tank américaine, s’affairent à tester les différents cadrages existant pour parler des changements climatiques et, à mesurer leurs effets sur la mobilisation dans le but de déterminer lesquels sont les plus efficaces. Leurs plus récents résultats sont présentés sous forme de cours en ligne[4] destiné aux communicateurs de tous azimuts cherchant à engager le public face à l’environnement.

Ce cours en ligne, intitulé « Framing for Climate Interpreters » est construit en 9 modules, chacun d’une durée approximative de 45 minutes. L’idée maîtresse qui se dégage de ce cours est que les décisions que l’on prend par rapport à notre façon de communiquer sur les problématiques environnementales, et plus spécifiquement sur les changements climatiques, doivent se faire en fonction de l’objectif que l’on poursuit et avec l’intention de stimuler une réponse spécifique qui va dans l’intérêt du changement social souhaité. Plusieurs outils de recadrage y sont présentés au moyen de vidéos explicatives et de courts textes. Une panoplie de matériel est aussi mise à la disposition afin de permettre le peaufinage des nouveaux apprentissages.

Ce cours en ligne augmente considérablement la confiance et les habiletés du personnel éducatif à parler de différents enjeux environnementaux avec le public (Swim et Fraser, 2014). De plus, il contribue indirectement à une meilleure compréhension de la problématique environnementale soulevée et un niveau d’engagement plus fort face à la protection de l’environnement chez les visiteur.euse.s (Swim et coll., 2017).

L’approche « vers l’action »

La pyramide d’interventions allait permettre de standardiser les interventions. Ainsi, à chaque interaction avec un.e visiteur.euse, le personnel éducatif appliquait ce modèle, et essayait de gravir le maximum de paliers, tout en restant à l’écoute de la réceptivité du.de la visiteur.euse.

Les apprentissages tirés de la Strategic FrameWork Analysis, quant à eux, faciliteraient le passage d’un palier à un autre de la pyramide en cours d’intervention pour se rapprocher le plus possible de l’action. Plus précisément, ils aideraient l’éducateur.rice à atteindre les deux derniers paliers de la pyramide (passer de la problématique environnementale aux actions). Le constat étant qu’il était plus facile pour l’éducateur.rice du Biodôme d’aborder les deux premiers paliers, grâce à sa formation initiale.

Toutefois, l’implantation de cette nouvelle approche « vers l’action » n’est pas sans défis, notamment celui de la tendance à l’autocensure du personnel éducatif, ainsi que celui de l’opérationnalisation de la pyramide d’interventions.

Défi 1 : Autocensure du personnel éducatif.

Il est souligné dans la littérature scientifique que les éducateur.rice.s scientifiques ont tendance à s’autocensurer lorsque vient le temps de promouvoir des comportements auprès des visiteur.euse.s (Swim et Fraser, 2014 ; Geiger et coll., 2017). Il semblerait que le personnel éducatif du Biodôme ne fasse pas exception à cette règle. En effet, d’après les observations du personnel-cadre, ainsi que de nombreux témoignages, le personnel éducatif du Biodôme aurait tendance à éviter d’aborder ces sujets avec les visiteur.euse.s, et ce pour plusieurs raisons. Parmi celles-ci figure : le manque de confiance au regard de leurs connaissances sur le sujet des enjeux environnementaux, ou encore au regard de leurs compétences sur la manière d’en parler ; l’idée que les visiteurs.euse.s ne sont pas intéressés à entendre parler de ce sujet ; le souci de ne pas déranger les visiteurs.euse.s, et finalement, la crainte de passer pour un.e moralisateur.rice.

Défis 2 : l’opérationnalisation de la pyramide d’interventions

Le contexte du Biodôme en est un très complexe : on retrouve, entre ses murs, plus de 2500 animaux issus de 150 espèces différentes et plus de 500 espèces végétales distinctes, qui sont en interaction les unes avec les autres. Le personnel éducatif doit être en mesure de fournir de l’information aux visiteur.euse.s pour chaque écosystème. Non seulement la charge de connaissances que doit détenir le personnel éducatif est colossale, mais des années d’expérience sont souvent nécessaires pour arriver à passer d’une information générale à une information écosystémique de manière fluide, encore plus pour arriver à le faire dans les cinq écosystèmes. L’application de la pyramide à toutes les interventions est très difficile à imaginer sans stratégie en place pour la faciliter.

La démarche

Tenant compte de ces défis, certaines dispositions ont été prises en vue de se rapprocher de l’objectif poursuivi, notamment : une problématique environnementale prédéterminée pour chaque écosystème ; la mise au point d’une formation maison « vers l’action » qui porte sur une stratégie communicationnelle qui a empiriquement fait ses preuves ; et finalement la conception de matériel de soutien. Les prochains paragraphes décrivent brièvement ces dispositions.

Une problématique par écosystème

Comme il a été évoqué plus haut, le contexte du Biodôme est très complexe. En plus de toutes les connaissances que doit maîtriser le personnel éducatif au sujet de différentes espèces présentes dans les cinq écosystèmes et des liens qui existent entre elles, le personnel doit également bien comprendre la mécanique qui explique les différentes problématiques qui touchent ces écosystèmes en vue de rencontrer le nouvel objectif qui leur est demandé (ex. : « amener le.la visiteur.euse vers l’action »). Afin de s’assurer que la responsabilité qui leur est attribuée demeure réaliste, une à deux problématiques par écosystème ont été prédéterminées. Le personnel éducatif pourra se concentrer sur celles-là jusqu’à ce qu’il soit assez à son aise pour élargir ses interactions à d’autres problématiques.

Pour déterminer les problématiques un.e éducateur.rice concepteur.rice scientifique d’expérience, en place depuis plus de 25 ans au Biodôme, a d’abord été désigné pour chacun des écosystèmes. Leurs connaissances et intérêts personnels étant particuliers à l’un ou l’autre des écosystèmes, ceux.elles-ci n’avaient ensuite qu’à consulter leur réseau de professionnels et chercheur.e.s pour déterminer la problématique environnementale à prioriser pour chacun des cinq écosystèmes. À l’aide des chercheur.e.s du Biodôme, les éducateurs.rice.s/ambassadeur.rice.s ont ensuite vérifié dans la littérature scientifique toutes les informations pertinentes liées à leur choix afin d’être en mesure de le justifier et d’en consolider les fondements.

Ainsi, la problématique traitée dans l’écosystème de la Forêt tropicale humide est la déforestation ; dans l’Érablière des Laurentides, le risque de perte de biodiversité dû aux espèces envahissantes ou aux algues bleu-vert ; dans le golfe du Saint-Laurent, la pollution par le plastique et l’acidification des océans ; et dans les Îles subantarctiques ainsi que dans les côtes du Labrador, les changements climatiques.

Conception de la formation

En ce qui concerne les réticences que peut avoir l’équipe éducative à parler d’enjeux environnementaux avec les visiteur.euse.s de manière à les amener « vers l’action », Swim et Fraser (2013) proposent qu’il soit possible de la contrer. En effet, le simple fait d’informer les éducateur.rice.s scientifiques de l’intérêt et des attentes du public (qui sont positifs face à l’éducation à l’environnement, comme il a été souligné plus tôt) peut contribuer à les rendre plus confiants dans leur rôle de sensibilisateur.rice.s/mobilisateur.rice.s. Le fait de suivre le cours en ligne de la FrameWork Institute peut également contribuer à cette fin (Swim et Fraser, 2013).

Par conséquent, une « formation maison » a été mise au point. Dans cette dernière, de l’information est donnée sur la perception de la crédibilité qu’a la population à l’égard des musées, la pyramide d’interventions est présenté, ainsi qu’une technique communicationnelle empiriquement éprouvée qui aide à franchir les derniers paliers de la pyramide (les apprentissages tirés de la Strategic Frame Analysis).

Le contenu du cours en ligne a été adapté, car celui-ci n’est pas toujours adapté à la réalité du Biodôme. Pour ce faire, une stratégie en trois étapes a été élaborée par la coordonnatrice de l’équipe de l’éducation du Biodôme et la stagiaire. D’abord, la stagiaire a suivi le cours en ligne, puis identifié les passages pertinents pour les objectifs visés par le Biodôme. Par la suite, il a fallu créer une formation « maison » à partir de l’adaptation de ces passages à la réalité du personnel éducatif du Biodôme, s’intégrant à la pyramide d’interventions. Le contenu de cette formation « maison » a ensuite été testé auprès d’un petit groupe de bénévoles travaillant dans le domaine de l’éducation afin de distinguer les éléments à retravailler. Les ajustements nécessaires ont finalement été faits.

Au moment d’écrire ces lignes, la formation est offerte au personnel éducatif du Biodôme. Une première équipe (constituée d’éducateurs.trices d’expérience) a d’abord été formée. Un travail de concert avec celle-ci a ensuite été fait afin de peaufiner la formation pour les nouveaux qui allaient arriver (la deuxième équipe). Au total, on compte 13 heures dédiées à la formation de la première équipe, et 9 heures pour la seconde.

Conception du matériel de soutien

Puisque l’équipe de l’éducation souhaite en faire une formation solide, qui pourra être exportée dans les autres institutions muséales du réseau Espace pour la vie, la démarche s’inscrit dans un processus d’amélioration continue. Ainsi, après chaque séance de formation et de pratique, il est demandé au personnel de partager (au moyen d’un document anonyme) de leurs besoins, sentiments et ressentis face à leur mission d’amener les visiteur.euse.s « vers l’action ».

Pour faire suite aux premiers commentaires, du matériel de soutien a été conçu, dont un guide de références contenant une description des éléments théoriques, ainsi qu’une panoplie d’exemples ; et des modèles de pyramide d’interventions écrits sous forme de texte à mémoriser pour chaque problématique environnementale prédéterminée. Il est à noter que les séances de pratique sont, elles aussi, issues de ce processus d’amélioration continue.

Les prochaines étapes

Pour la suite de la démarche au niveau de l’équipe : ils poursuivent notre processus d’amélioration continue. Deux formes d’évaluation sont prévues. La première est un questionnaire (anonyme) qui permet de mesurer la confiance et la perception qu’ont les membres du personnel éducatif en leur habileté à discuter de manière à engager les visiteur.euse.s[5]. Celui-ci est rempli par le personnel à, au moins, cinq reprises (soit : avant la formation, tout de suite après la formation, après la première pratique, après la seconde pratique, après avoir testé les nouveaux apprentissages en situation réelle avec des visiteur.euse.s), afin de pouvoir évaluer l’effet des activités sur la possible autocensure du personnel. La seconde consistera en des évaluations systématiques des animations et des interventions qui seront réalisées dans le Biodôme.

Pour la suite de la démarche au niveau des publics du Biodôme : la réceptivité de la nouvelle approche sera évaluée une fois que le musée aura rouvert ses portes éventuellement. La distribution de questionnaires sur le désir d’engagement des visiteur.euse.s qui y auront été exposés est prévue. Cela permettra ainsi de mesurer « l’efficacité » de la nouvelle approche et d’apporter les ajustements nécessaires.

Parce que l’équipe de l’éducation croit réellement en cette approche, elle espère pouvoir étendre son initiative encore plus loin vers d’autres institutions ou musées. Autant elle juge qu’il est essentiel de mettre sa notoriété à profit afin de « semer des graines » chez ses visiteur.euse.s qui se transformeront, il est espéré, en acteur.rice.s de changements, autant elle croit qu’il est également primordial d’expliquer comment « semer ces graines » chez les acteur.rice.s qui ont un pouvoir multiplicateur, comme toutes autres institutions muséales ou professeur.e.s qui seraient désireux.ses de contribuer, eux.elles aussi, à améliorer le mieux-être de la planète. Ce sera la prochaine étape afin déployer toujours davantage cette vision « vers l’action ».