Corps de l’article

Figure

-> Voir la liste des figures

Le concept de l’attachement aux lieux - Place Attachment - n’est pas vraiment nouveau, mais il est éminemment porteur et inspirant dans de nombreux domaines de recherche ; il désigne cet ancrage dans un territoire à la fois réel et imaginé, physiquement délimité, mais aussi symbolique, mesuré et magnifié. Ce lieu auquel on est attaché peut prendre diverses formes : un paysage, une plage, la ruelle où l’on jouait étant enfant, un jardin public[1].

Il y a une grande part d’affectif et de subjectivité dans ce concept de l’attachement aux lieux, qui ne devrait toutefois pas être confondu avec d’autres formes similaires de rapport au lieu comme l’esprit régional ou le sentiment d’appartenance à la nation, au territoire tout entier ou au pays, qui sont certes des sentiments légitimes, et qui se manifestent par exemple par la volonté « d’acheter localement » par solidarité avec son entourage et son voisinage - et à la limite, avec ses compatriotes. Mais le sentiment d’attachement à un endroit peut également être partagé à propos d’un espace sans signification politique, historique ou patrimoniale, et même sans attrait esthétique particulier, mais uniquement parce qu’il s’agit d’un « espace » de convergence, un carrefour, voire même un point de rencontre au croisement de deux rues d’un quartier par exemple. C’est une illustration du « lieu public » au sens le plus tangible de cette expression.

D’autres concepts peuvent s’apparenter à l’attachement à un endroit. Il y a près de quarante ans, Pierre Nora avait produit une somme de sept tomes sur Les Lieux de mémoire, qui faisaient intervenir sur le plan culturel et symbolique le patrimoine et l’esprit patriotique, au sens le plus noble de ce terme[2]. Mais les travaux de Pierre Nora - davantage centrés sur l’idée de la nation et sur les commémorations - ne sont pas mentionnés dans Place Attachment : Advances in Theory, Methods and Applications. D’ailleurs, en dépit des apparences, le concept même d’attachement à un lieu ne saurait être entièrement réduit à celui de lieu de mémoire, en dépit de nombreuses similitudes et de rapprochements possibles. Ce sont deux choses distinctes, à ne pas confondre.

Quoi qu’il en soit, l’attachement à un lieu peut devenir un concept pertinent pour plusieurs disciplines comme la géographie, l’urbanisme, la sociologie et la psychologie sociale, mais aussi l’éducation à l’environnement puisque dans chacun de ces domaines, il s’agit de comprendre les liens (affectifs, symboliques, traditionnels, mémoriels et souvent quotidiens) entre l’individu et son environnement (naturel et/ou bâti).

Pour définir provisoirement l’attachement au lieu (Place Attachment), le texte en page frontispice (reproduit partiellement en 4e de couverture de l’ouvrage) évoque « de puissants liens émotionnels qui se forment entre les gens et leur environnement physique » (p. iii). Cette définition concise sera reprise plus loin dans différents chapitres (voir Introduction) et dans le deuxième chapitre de David Seamon (p. 29). Toutes les reformulations subséquentes de cette définition insisteront sur la dimension émotionnelle de l’attachement au lieu, associée à un lien affectif et intangible entre l’individu et un endroit donné, en débordant le cadre strict de sa maison ou de son terrain (p. 193 et p. 226). Autrement dit, l’attachement à un lieu n’est pas un acte de propriété notarié, ni un désir d’acquérir un endroit.

Le livre Place Attachment : Advances in Theory, Methods and Applications se subdivise en quinze chapitres. Le premier tiers de ceux-ci façonne un cadre théorique permettant de montrer l’utilité de ce concept qui semblera peut-être difficile à cerner. Très généreux en références, le chapitre d’ouverture fait l’historique du concept et fait remonter l’émergence de l’idée de l’attachement au lieu à un article du sociologue Walter Firey paru en 1945[3]. On retient que l’idée de l’attachement à un lieu a précédé l’effort de conceptualisation pour situer et nommer explicitement ce dont il s’agissait (p. 17).

Le chapitre de Maria Lewicka (chapitre 4, p. 61) aborde la question de la nostalgie d’un lieu disparu, perdu, abandonné ou que l’on n’a pas vraiment connu, ce qui risque de créer chez l’individu une dissociation entre le passé et le présent ou un sentiment insaisissable de vide, de mal-être, d’aliénation. On mentionne l’exemple de ces émigrantes polonaises exilées et établies au Canada dans les années suivant la Deuxième Guerre mondiale. Toutes se remémoraient avec nostalgie leur patrie lointaine et idéalisée.

La partie centrale de l’ouvrage compare différentes méthodologies pour appréhender et diagnostiquer l’attachement au lieu. Le sixième chapitre (intitulé « Theoretical and methodological aspects of research on place attachment ») - écrit conjointement par Bernardo Hernández, M. Carmen Hidalgo et Cristina Ruiz - est le plus fertile sur le plan théorique. Sa conceptualisation délimite l’attachement au lieu en l’opposant à d’autres concepts similaires, mais différents, comme la topophilie (topophilia), l’enracinement, la dépendance à un lieu, l’identité d’un endroit, l’identité urbaine, le sens de l’endroit (sense of place), le « sens de la communauté » (p. 95)[4].

Le chapitre 8 (« Articulating transnational attachments through on-site narratives and collaborative creative processes ») de Clare Rishbeth propose de mesurer concrètement l’attachement à un endroit donné chez une frange de la population. Au lieu de procéder par un calcul ou des statistiques, on propose d’étudier une dimension qualitative : le récit (p. 127). C’est à partir du récit, de la manière de raconter son lieu privilégié que le chercheur pourra comprendre le processus (et les critères) d’attachement à un lieu particulier : un parc, une place publique où l’on peut s’asseoir librement sans avoir à consommer ou à acheter, ou encore un lieu-dit qui prend une signification et une importance spécifiques pour une communauté (p. 127).

Plus pratique, la dernière partie du livre montre diverses recherches axées sur l’attachement à un lieu. Les chapitres 10 et 14 touchant les déplacements forcés (par exemple en raison des effets du réchauffement climatique) abordent le thème des migrations forcées. Plusieurs chapitres abordent le lieu perdu, dénaturé ou confisqué, comme ces zones rurales de la Pennsylvanie qui ont été défigurées par des exploitations de gaz de schiste (chapitre 10, p. 161), ou encore cet ancien ghetto noir autrefois situé dans la Caroline du Nord, longtemps menacé de destruction par les autorités municipales durant les années 1960 puis préservé grâce à la mobilisation de mouvements citoyens (chapitre 13, p. 208). Mais au-delà des faits et de la suite des événements relatés dans le chapitre (« Reattach ! Practicing endemic design ») de Randolph T. Hester Jr., ce sont les nombreuses avancées théoriques de l’auteur qui seront bénéfiques pour les lecteurs : Quelles leçons on peut tirer de ce problème complexe ? Comment proposer des solutions alternatives ? Ou encore comment transformer le sentiment réel d’attachement à un lieu en une stratégie de réaménagement d’un territoire ou d’un quartier défavorisé à partir de cet ancrage symbolique très fort, mais mal canalisé ? (p. 207).

Cette nouvelle version de Place Attachment : Advances in Theory, Methods and Applications sera indéniablement utile pour les chercheurs qui veulent ancrer leur cadre conceptuel sur des assises solides et rigoureuses en partant de l’idée de l’attachement au lieu. Il n’y a pas de texte faible dans ce collectif, et on ne saurait reprocher à cet ouvrage de ne pas comporter de conclusion : cette tâche aurait été impossible à réaliser.

Comparativement à la première édition de 2013, cette réédition augmentée comprend beaucoup de prolongements et de références récentes qui en renouvellent significativement le propos ; c’est vraiment comme un nouveau livre et non une simple réimpression. Mais surtout, au-delà de tant de publications qui fournissent des études de cas et des applications concrètes de ce concept très porteur de l’attachement au lieu, les chapitres ici réunis apportent d’indispensables dimensions méthodologiques et théoriques. Ces réflexions approfondies et rigoureuses permettent de mieux comprendre la pertinence du concept de l’attachement au lieu et son utilité dans les études environnementales. Pour ces raisons, cet ouvrage sera une inspiration pour beaucoup de chercheurs. Les éducateurs pourront y trouver une réflexion approfondie pour fonder des projets pédagogiques axés sur le voisinage et la vie de quartier ; mais il ne faudrait pas espérer trouver dans ce livre des recettes pratiques ou des activités pédagogiques.