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La prévalence des maladies chroniques connaît une croissance fulgurante depuis le début de la seconde moitié du XXème siècle (OMS, 2011). Elles représentent aujourd’hui la plus importante cause de mortalité au sein de l’Union Européenne (Borgès Da Silva, 2015). Les principales sont le cancer, l’obésité, le diabète de type 2, les maladies cardio-vasculaires, les maladies neurologiques ainsi que les maladies auto-immunes (OMS, 2011). Ces différentes maladies chroniques sont liées entre elles ; leurs causes sont multifactorielles (Cicolella, 2013 ; Fardet et Boirie, 2013) D’une manière générale, le développement des maladies chroniques est lié à nos interactions quotidiennes et prolongées avec l’environnement : la compréhension de ces liens s’articule notamment autour du concept de « santé environnementale »[1] (Dab, 2007).

Dans ce contexte, l’alimentation représente une dimension primordiale, en ce qu’elle constitue une interaction quotidienne avec l’environnement, libre et choisie (bien que cette liberté soit limitée par des contraintes économiques et temporelles), tout en étant potentiellement un important vecteur de développement de maladies chroniques (Fardet et Boirie, 2014 ; Lebredonchel et coll., 2022). Une consommation accrue d’aliments ultra-transformés est par exemple largement associée au développement de multiples maladies chroniques (Pagliai et coll.. , 2020), de même qu’une alimentation exposant fréquemment à des produits chimiques pathogènes (dont les pesticides et les engrais chimiques, mais aussi des additifs comme les conservateurs, arômes, colorants, etc.)[2]. L’alimentation peut cependant avoir l’effet inverse, c’est-à-dire prévenir le développement de multiples maladies chroniques, notamment grâce à des aliments non transformés (comme les fruits et les légumes bruts) qui contribuent à contrôler la glycémie, à optimiser les défenses antioxydantes, à abaisser le niveau d’inflammation et rééquilibrer la flore intestinale (Fardet et Boirie, 2013). En d’autres termes, l’alimentation est absolument décisive face à la prévalence accrue des maladies chroniques, en ce qu’elle peut favoriser leur prévention, ou à l'inverse leur développement.

Ce contexte est également marqué par de croissantes inégalités sociales de santé (Rychen, 2017). Si celles-ci se caractérisent probablement en partie par une inégalité d'accès aux soins, nous pensons qu’elles sont aussi et surtout à comprendre comme liées à des inégalités en termes de connaissances et d’accès aux informations à propos des maladies chroniques et de leur prévention (Lebredonchel et Fardet, 2022). Face à ces enjeux, la santé des individus dépend en effet de moins en moins des soins et de plus en plus de la prévention (ONU, 2011). Les enfants constituent une population particulièrement vulnérable, notamment parce qu’ils sont les plus ciblés par des campagnes publicitaires agressives pour des aliments ultra-transformés (Mallarina et coll., 2013 ; Martines et coll., 2019) ; en particulier, les enfants d’origines sociales défavorisées sont les plus influencés par de telles publicités et sont les plus grands consommateurs de produits nocifs (Lebredonchel et Fardet, 2022).

L’importance d’une éducation à l’alimentation

Il nous semble dès lors particulièrement intéressant de nous pencher sur la question de l’éducation à l’alimentation. L’enjeu principal est de savoir si l’école, en ayant pour rôle et mission la transmission de savoirs et de règles communes aux enfants, à la fois dans l’intérêt de ces derniers comme dans celui de la société, pourrait contribuer à lutter contre les maladies chroniques et les inégalités sociales de santé, notamment par la transmission de connaissances à propos des liens entre l’alimentation, la santé et l’environnement. Dans la mesure où la santé des populations dépend finalement de plus en plus de ces connaissances, n’est-ce pas à l’école de s’assurer que les futurs citoyens acquièrent suffisamment de savoirs leur permettant d’identifier les enjeux de leurs choix de consommation ? Si l’idée parait aller de soi lorsque l’on prend conscience des enjeux liés à la santé environnementale ainsi que, dans ce contexte, du rôle majeur de l’alimentation vis-à-vis de la santé, il semble qu’envisager la possibilité d’une éducation à l’alimentation nécessite aussi bien la mobilisation de connaissances en alimentation et en santé environnementale, qu’un regard sociologique.

Puisque l’alimentation recouvre un ensemble de représentations et de pratiques culturellement, socialement et symboliquement orientées (Fischler, 1990), la contribution de la sociologie vise à réduire le plus possible les limites que peut impliquer la pratique d’une telle éducation. Il s’agit en particulier de minimiser la verticalité souvent caractéristique des injonctions de santé et des discours médicaux lorsque ces derniers s’adressent à des populations sans tenir compte de leurs spécifiés culturelles (et ainsi de leurs aptitudes à accueillir les informations contenues dans ces prescriptions). Il s’installe en effet souvent une « distance culturelle » entre les discours de santé publique et les milieux populaires (Dozon et Fassin, 2001, p. 9), qui tend à en limiter les effets positifs lorsqu’elle ne les réduit pas à néant[3].

Nous savons de plus que les enfants intériorisent les goûts et les habitudes alimentaires de manière complexe, puisque le processus d’intériorisation dépend aussi bien de la famille que des habitudes quotidiennes des enfants, de l’influence des publicités, ainsi que de leur socialisation avec leurs camarades à l’école. Selon Pierre Bourdieu, les goûts alimentaires transmis par la famille représentent « la marque la plus forte et la plus inaltérable des apprentissages primitifs, ceux qui survivent le plus longtemps à l’éloignement ou à l’écroulement du monde natal et qui en soutiennent le plus durablement la nostalgie » (Bourdieu, 1979). Pour Claude Fischler, ce n’est pas à proprement parler la transmission des goûts des parents aux enfants qui permet à ces derniers d’intérioriser un ensemble de goûts et de représentations, mais l’expérience quotidienne et répétée des enfants avec leur alimentation (Fischler, 1990, p. 99). Nous pouvons ainsi nous demander quel rôle pourrait jouer l’école, via une éducation à l’alimentation, en tant qu’expérience répétée et régulière influençant ainsi l’intériorisation par les enfants de représentations (et de pratiques) alimentaires.

Les réglementations et les avancées en termes d’éducation à l’alimentation

En France, l’idée d’une « éducation à l’alimentation » à l’école n’est pas nouvelle et se retrouve dans des articles de loi, des arrêtés ministériels et des concertations de groupes de réflexion. L’article L312-17-3 du code de l’éducation (datant du 13 février 2016) stipule qu’une « information et une éducation à l'alimentation et à la lutte contre le gaspillage alimentaire, cohérentes avec les orientations du programme national relatif à la nutrition et à la santé [...], sont dispensées dans les établissements d'enseignement scolaire […] ». La Loi d'avenir pour l'agriculture, l'alimentation et la forêt (LAAF) du 13 octobre 2014, ainsi que la Loi relative à la lutte contre le gaspillage alimentaire du 11 février 2016 mentionnent également que les établissements scolaires doivent dispenser une éducation à l’alimentation.

De même, l’Avis n° 84 du Conseil National de l’Alimentation promeut la nécessité d’une telle « éducation à l’alimentation ». Selon le rapport de cet avis, neuf recommandations clés ont été formulées. Parmi celles-ci, nous retrouvons les idées suivantes :

Renforcer l'éducation à l'alimentation par la pratique culinaire, le goût et/ou les jardins pédagogiques ; [...] Développer, revoir et/ou généraliser la formation continue et initiale sur l'alimentation des professionnels amenés à faire passer des messages sur l'alimentation. Élaborer et diffuser un guide de formation commun ; Informer et sensibiliser tous les parents, notamment via les grands médias et internet ; Insérer l'éducation à l'alimentation dans un continuum éducatif ; Augmenter les moyens financiers publics nationaux et territoriaux pour l'éducation à l'alimentation. (CNA, 2019, p. 14-18).

Selon le Conseil National de l’alimentation, « L'école est un des lieux privilégiés d'éducation à l’alimentation. […] Il est nécessaire de penser des programmes scolaires […], en lien avec les enjeux de santé humaine et environnementale d'aujourd'hui » (CNA, 2019, p. 16-17). Nous pouvons dès lors nous poser la question du contenu de tels programmes scolaires, ainsi que de l’adaptation de ceux-ci aux enjeux de santé face à la prévalence des maladies chroniques. À propos de « l’éducation à l’alimentation », le Conseil National de l’Alimentation (CNA, 2019, p. 12) définit celle-ci comme permettant « d’acquérir les connaissances utiles à chacun pour réaliser ses propres choix constructeurs d'une alimentation favorable à la santé […] ». Il dénonce cependant les dangers d’une éducation nutritionnelle qui postulerait « l’existence intrinsèque de bons et de mauvais aliments », qui dès lors « revendique une approche qui passe facilement de l’information à l’injonction, de la connaissance complexe à la caricature réductrice. […] ».

Ce courant, qui participe à la médicalisation de l’alimentation et à son désenchantement, se limite à des approches issues de l’hygiénisme et « déconstruit » notre alimentation oubliant que nous ne mangeons pas des nutriments en tant que tels, mais des aliments, des mets souvent inclus dans des structures de repas partagés créateurs de lien social et de plaisir. (CNA, 2019, p. 12)

S’il semble aller de soi que, afin d’être efficace, l’éducation à l’alimentation doit prendre en compte les cultures différentes auxquelles elle s’adresse, ainsi que relever davantage de l’information que de l’injonction, nous nous poserons cependant la question de comment permettre une éducation à l’alimentation dont un des objectifs est l’amélioration de la santé humaine et environnementale sans distinguer des aliments « bons » et « mauvais » ? Nous nous interrogerons aussi sur la notion de « plaisir » mobilisée par le Conseil : dans quelle mesure une éducation à l’alimentation (favorable à la santé) doit-elle prendre en compte la question du plaisir créée par les repas, dans un contexte où la plupart des aliments qui semblent associés dans la conscience collective au plaisir représentent des menaces pour la santé ? Surtout lorsque les aliments associés au plaisir par les enfants sont très souvent des aliments ultra-transformés, surtout chez ceux issus de milieux populaires (Lebredonchel et Fardet, 2022).

L’article L.121-4 du Code de l’éducation stipule ceci :

L’école a notamment une mission de promotion de la santé, mission dont le champ couvre l'élaboration, la mise en œuvre et l'évaluation de programmes d'éducation à la santé destinés à développer les connaissances des élèves à l'égard de leur santé ainsi que la participation à la politique de prévention sanitaire mise en œuvre en faveur des enfants et des adolescents, aux niveaux national, régional et départemental. (MAAF et MENJS, 2018, p. 18).

Selon un rapport du Ministère de l’Éducation et du Ministère de l’Agriculture et de l’Alimentation nommé « Éducation alimentaire de la jeunesse », l’école « doit permettre à tout élève d’acquérir les savoirs et compétences indispensables pour adopter des comportements alimentaires pertinents pour sa santé et pour l’environnement, dans une démarche de responsabilisation individuelle et collective » (MAAF et MENJS, 2018, p. 18).

Des séances « d’éducation à l’alimentation » peuvent s’intégrer dans tout type d’enseignement, dans la mesure où tous les champs disciplinaires sont concernés par les problématiques liées à l’environnement et à la santé. « Tout enseignant peut donc s’impliquer dans l’éducation alimentaire » (MAAF et MENJS, 2018, p. 39). Cela peut par exemple se faire dans l’organisation de séances de « classes du goût » ou de « semaines du goût », dans lesquelles les enseignants organisent des échanges autour du thème de l’alimentation en classe, par exemple en proposant à chaque enfant d’une classe de ramener à l’école un aliment, de le présenter, puis d’échanger à son propos avec les autres enfants. Ces séances ont notamment pour objectifs de « faire naître le plaisir gustatif et favoriser la curiosité et l'ouverture au monde »[4]. Ce rapport invite également les enseignants à convier des acteurs et intervenants externes aux écoles (infirmières, agents territoriaux de l’établissement, experts scientifiques, partenaires[5], etc.), pour participer à des séances d’informations (MAAF et MENJS, 2018, p. 40).

Nous tirerons à notre tour une conclusion de cet état des lieux des lois, arrêtés ministériels et démarches à propos de l’éducation à l’alimentation en France, avec quatre constats. Premièrement, nous savons que le développement d’une « éducation à l’alimentation » à l’école est unanimement reconnu comme important et nécessaire, et ce pour tous les cycles scolaires, pour les enfants et les adolescents. Deuxièmement, « l’éducation à l’alimentation » est reconnue par les différents ministères évoqués comme à mettre en lien avec l’éducation à la santé et l’éducation à l’environnement, et ainsi comme liée aux problématiques relatives à la santé et à l’environnement. Troisièmement, il est reconnu qu’une telle éducation doit davantage s’orienter vers l’information que vers l’injonction (CNA, 2019). Quatrièmement, il apparait d’après les informations ici rassemblées, que l’éducation à l’alimentation reste encore aujourd’hui dans un état « embryonnaire » : si la nécessité de celle-ci est publiquement reconnue, il n’existe toutefois pour le moment, en France, de véritable « programme scolaire » commun à l’ensemble des établissements d’un même cycle contenant un ensemble de savoirs devant être transmis par les enseignants, et dont l’enseignement est pris en compte par les inspecteurs académiques de l’éducation. L’éducation à l’alimentation relève et dépend ainsi de la volonté de divers acteurs : tout d’abord des enseignants, qui peuvent eux-mêmes organiser des séances de cours ou bien des prestations d’intervenants extérieurs aux écoles, mais aussi des municipalités, des associations et des collectivités. Si plusieurs projets favorables au développement d’une éducation à l’alimentation ont été lancés, particulièrement depuis 2010 suite aux recommandations du Plan national de l’Alimentation, ceux-ci restent des dispositifs expérimentaux relevant de la volonté et des démarches d’académies, non centralisés et régulés par le Ministère de l’éducation lui-même.

Des difficultés de dispenser une éducation à l’alimentation à l’école publique

Il semble ainsi que, pour le moment, « l’éducation à l’alimentation » soit envisagée dans le système scolaire français, d’une manière similaire à « l’éducation à l’environnement », « l’éducation au développement durable » ou encore « l’éducation à l’égalité des filles et des garçons », ainsi que « l’éducation contre le racisme et l’antisémitisme » : c’est-à-dire comme des « d’éducation à », qui doivent être dispensées par les établissements scolaires selon des lois et des articles du code de l’éducation, mais dont l’exercice ou non par les établissements et les enseignants n’est pas contrôlé ni potentiellement pénalisé par les inspecteurs académiques de l’éducation. Les enseignants se trouvent en effet face à un ensemble complexe « d’éducations à » à exercer, ce qui peut parfois être troublant face aux injonctions d’assurer les enseignements inspectés dans le cadre du programme scolaire national de l’année scolaire concernée. En effet, les enseignants se trouvent dans une situation de désordre face aux injonctions du code de l’éducation d’enseigner à la fois le programme scolaire national, mais aussi un ensemble « d’éducation à » qui concernent des sujets divers et variés (Gauthier, 2014).

[Les légistaleurs ont] voté divers articles de loi qui obligent l’école à prendre en charge « l’éducation » à ces domaines. […] Que cette obligation ne soit pas toujours suivie d’effets dans les établissements, ne serait-ce qu’en raison de la faible motivation, de la formation insuffisante des professeurs, qui considèrent que ces préoccupations sont extérieures à leur discipline n’est pas ici notre sujet. Il suffit à ce stade de constater que l’école produit une prescription à deux faces, les programmes disciplinaires et les « éducations à… », entre lesquelles la cohérence ne s’impose pas. (Gauthier, 2014, p. 14-15).

Nous pouvons nous demander comment les enseignants organisent ou non un type d’éducation à l’alimentation et si oui, quels sont les moyens mis en place pour ce faire ? Cela nous mène également à poser la question des connaissances dont disposent les enseignants en matière d’éducation à l’alimentation, dans la mesure où non seulement exercer celle-ci sembler relever de leur libre arbitre, mais aussi considérant le fait qu’ils ne reçoivent pas préalablement à l’exercice de leur métier, une formation dédiée à l’éducation à l’alimentation. Comment, dès lors, peuvent-ils fournir une telle éducation ? Sur quoi celle-ci se base-t-elle ?

Une enquête sociologique sur l’éducation à l’alimentation à l’école élémentaire

En 2019, nous avons mené une enquête de terrain de sociologie qualitative auprès d’un échantillon de quarante enfants de neuf à onze ans et dans quatre écoles élémentaires de la région Normandie : deux étaient situées dans des quartiers prioritaires (que nous appellerons les écoles A et B), une était située dans une commune dont le revenu médian est supérieur à la moyenne (elle sera appelée l’école C), la quatrième était une école privée, religieuse et spécialisée dans l’éducation à la nature (école D)[6]. Au cours d’entretiens semi-directifs[7] auprès de chaque enfant, nous nous sommes intéressés à l’éducation à l’alimentation en posant les questions « qu’est-ce qu’on t’a dit à l’école sur l’alimentation ? » et « qu’est-ce que t’ont dit tes parents sur l’alimentation ? ».

À propos de la question « qu’est-ce que tes parents t’ont dit à propos de l’alimentation ? », nous pouvons distinguer trois catégories d’enfants en fonctions de leurs réponses. Les représentations des liens entre l’alimentation et la santé et les informations fournies aux enfants par leurs parents en guise d’éducation à l’alimentation varient en fonction des origines sociales et des professions des parents. Les messages adressés à leurs enfants par les parents dont l’origine sociale est défavorisée[8] sont principalement d’être respectueux vis-à-vis de la nourriture, de ne pas gaspiller, et de bien se tenir à table. À propos des liens entre l’alimentation et la santé, ils sont principalement préoccupés par le fait que les sucreries puissent donner des caries à leurs enfants. D’une manière générale, les parents de positions sociales défavorisées régulent et contrôlent peu l’alimentation de leur enfant, en tentant plutôt de satisfaire leurs envies (qui sont elles-mêmes très influencées par le marketing). Les parents qui exercent ce que nous qualifieront des « professions intermédiaires »[9] semblent principalement marqués par la crainte que leurs enfants grossissent et puissent devenir obèses. Les messages communiqués aux enfants par leurs parents sont ici de faire attention à ne pas manger trop gras, trop sucré et trop salé. La fréquentation des fast-foods doit rester occasionnelle[10], elle est associée au risque de grossir, et la « grosseur » est représentée comme liée à un mal-être et à une mauvaise santé. Les parents qui s’inscrivent dans des catégories socio-professionnelles socialement favorisées[11] ont également de représentations des liens entre l’alimentation et la santé qui leurs sont propres et en fonction desquelles ils éduquent leurs enfants. Il s’agit surtout d’une distinction entre la nourriture industrielle, qui est associée aux produits chimiques et perçue comme délétère, et la nourriture « faite-maison » et « bio », dans laquelle ils s’assurent qu’il n’y ait pas de produits chimiques. Ainsi, les enfants qui sont issus d’origines sociales favorisées ont intériorisé cette distinction entre l’alimentation industrielle/chimique/délétère et celle faite-maison/bio/saine. Nous proposons une synthèse de ces variations en termes d’éducation parentale à l’alimentation et leurs effets sur les représentations des enfants, dans le tableau suivant :

Tableau 1

Les différentes représentations de ce qui permet d’être en bonne santé en termes d’alimentation, selon l’origine sociale des enfants

Les différentes représentations de ce qui permet d’être en bonne santé en termes d’alimentation, selon l’origine sociale des enfants

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Nous avons également observé que plus les enfants sont issus d’une origine sociale favorisée, plus leurs parents exercent un contrôle et une régulation de leur alimentation selon ses effets sur la santé. Ces différents types d’éducation parentale à l’alimentation en fonction de l’origine sociale des enfants pourraient être considérées selon nous comme une piste importante pour expliquer les croissantes inégalités sociales de santé, dans un contexte dans lequel la prévalence des maladies chroniques est aussi en croissance exponentielle[12]. Ce constat permet également de confirmer l’importance d’une éducation à l’alimentation à l’école dans le but de lutter contre les inégalités sociales de santé, en fournissant par exemple des informations auxquels certains enfants n’ont pas accès au sein de leur famille.

Suite à la question « qu’est-ce qu’on t’a dit à l’école sur l’alimentation ? », les réponses étaient brèves, et le constat est simple. Une partie des enfants de l’école A ont expliqué qu’ils ont cette année fait « la semaine du goût » avec leur enseignante - nous y reviendrons. Les réponses des enfants des écoles B et C sont catégoriques : ils n’ont jamais entendu parler d’alimentation à l’école. Les enfants de l’école D ont répondu que la seule fois où ils ont entendu parler d’alimentation à l’école, c’était lors de l’intervention d’un naturopathe, connaissance de la directrice de l’école, un an avant notre enquête. Les enfants ne semblent se souvenir du contenu de cette intervention que très vaguement, et ne sont pas capables de parler précisément de ce qui y a été dit, se souvenant surtout du caractère sympathique du monsieur. Il semble en fait qu’un évènement extraordinaire et unique dans une école élémentaire, comme la venue d’un intervenant pendant le temps d’un après-midi unique, ne suffise pas à ancrer véritablement des connaissances dans l’esprit des enfants.

Plus généralement, nous avons constaté que « l’éducation à l’alimentation » n’existe pratiquement pas dans les écoles dans lesquelles nous avons enquêté. Cela nous renvoie à l’analyse réalisée par Roger-François Gauthier que nous évoquions précédemment : les professeurs des écoles semblent un peu « perdus » entre un programme scolaire à dispenser, dont l’enseignement est rigoureusement contrôlé par l’inspection académique, et un ensemble d’injonctions contenues dans des articles du code de l’éducation stipulant qu’ils sont chargés de dispenser un ensemble « d’éducation à… » (parmi lequel figure « l’éducation à l’alimentation »), sans que des directives précises ne soient données aux enseignants à propos de celles-ci, sans qu’il existe un programme scolaire commun aux différentes écoles. Il en relève ainsi de la volonté entière d’un instituteur d’aborder ou non ce sujet en classe, en fonction entre autres du temps disponible. Que peut être « l’éducation à l’alimentation » lorsqu’il n’existe pas de programme scolaire précis encadrant celle-ci et fournissant aux enseignants un socle de connaissances à dispenser aux enfants ? Simplement, tout ce que souhaitera un professeur ayant un intérêt particulier envers l’alimentation. Prenons l’exemple de la « classe du goût », réalisée par une enseignante de l’école A, en fonction de sa propre volonté et selon sa propre démarche.

Nous avons eu l’opportunité de nous entretenir avec cette institutrice de l’école A qui organise chaque année dans sa classe de CM1 une classe du goût. Elle expliquait que l’alimentation est un sujet qui lui tient particulièrement à cœur, mais aussi qui est un bon moyen de faire en sorte que les enfants puissent communiquer, échanger et partager. La classe de CM1 de l’école A de laquelle est responsable cette institutrice semble assez difficile à gérer. Les enfants sont nombreux et plus des trois quarts d’entre eux ont des parents d’origine étrangère. Afin de réussir à pouvoir « gérer » la classe (les conflits y sont nombreux), avoir l’attention des enfants et y faire régner une atmosphère propice à l’éducation, l’institutrice a été amenée à employer des stratégies et des méthodes éducatives pour éduquer au vivre-ensemble. Cela passe nécessairement par l’apprentissage des valeurs et de la culture de « l’autre », permettant un partage entre les différentes identités revendiquées. La classe du goût organisée par l’institutrice tous les ans, semble principalement répondre à cette fonction. Le principe est le suivant : durant une semaine, les enfants sont invités à ramener, tous les jours, à tour de rôle, un aliment et,ou un plat de leur pays d’origine (et de leur choix), qui pourra ensuite être goûté et partagé par les enfants de toute la classe. L’enfant qui ramène ce plat est de même invité à en faire une présentation devant les autres enfants. C’est aussi ce que les enfants de l’école A nous expliquaient lorsqu’ils nous parlaient de la « semaine du goût ». L’un d’entre eux évoquait : « Ah oui la semaine du goût c’est que chaque enfant, enfin ce n’est pas obligatoire, mais chaque enfant il doit ramener des plats de chez lui. Du coup, moi j’ai ramené des cornes de gazelle, des gâteaux arabes, des… gâteaux en forme d’étoile… ça s’appelle comment déjà ? Je ne sais plus… Bref… Ah oui enfin on met des Smarties dessus et des petits trucs de toutes les couleurs ; on met ça sur les gâteaux. » Il semble que l’on puisse ici bien parler d’une « éducation à l’alimentation », dans le sens où il s’agit d’éduquer les enfants aux différentes cultures gustatives ainsi que d’étoffer leurs répertoires alimentaires[13] en découvrant parfois de nouveaux plats et de nouveaux aliments. Il s’agit cependant ici plutôt d’éduquer les enfants au vivre-ensemble à travers l’alimentation, et aucunement de discuter de connaissances à propos de liens entre les aliments présentés et la santé. La stratégie employée par l’institutrice semble du moins fonctionner et instaurer dans la classe une certaine tolérance et un certain esprit de vivre-ensemble. Cette dernière correspond-elle à ce qu’est « l’éducation à l’alimentation » selon les directives données par le Ministère de l’Éducation ? Probablement.

Cependant, si celle-ci fut initialement intégrée dans plusieurs articles du code de l’éducation, c’est avant tout dans la perspective de répondre à des problématiques de santé publique, et notamment en raison de la croissante prévalence de l’obésité qui, rappelons-le, favorise le développement des autres maladies chroniques. Il nous semble ainsi inévitable que l’idée d’une « éducation à l’alimentation » doive se préciser davantage en termes de contenu (voire d’un programme commun aux différentes écoles), afin de pouvoir être réalisée conformément aux objectifs liés à ce pour quoi elle fut originellement pensée. Le véritable défi consistera en la création d’un contenu adapté aux différentes représentations et ainsi aux comportements alimentaires des enfants, sans quoi il risquerait d’être inefficace.

Pour une « éducation à l’alimentation holistique » à l’école élémentaire

Suite à notre enquête, nous avons mené dans les classes des activités expérimentales, construites à partir des réflexions théoriques que nous avons précédemment exposées et aussi à partir de discours des enfants recueillis lors des entretiens individuels semi-directifs (et ainsi « adaptés » à leurs représentations aussi bien qu’à leur discours et champs lexicaux). Ces activités expérimentales ont été associées à la réalisation d’entretiens collectifs semi-directifs avec chacune des classes de CM1 et de CM2 des écoles dans lesquelles nous avons enquêté. Il s’agissait de stimuler les enfants afin d’observer les dynamiques de groupes et de voir comment les enfants peuvent réfléchir et répondre collectivement aux questions posées[14]. Nous avons ainsi construit un guide d’entretien collectif dans lequel nous avons intégré à la fois des éléments de discours recueillis préalablement individuellement auprès des enfants, mais aussi des phrases d’accroches, claires et simples à comprendre, qui invitaient les enfants à développer des discussions et réflexions. Ce fut par exemple le cas de la citation d’Héraclite : « la santé de l’homme est le reflet de la santé de la terre » ; la citation de Ludwig Feuerbach : « Nous sommes ce que nous mangeons » ; la maxime que l’on attribue communément à Hippocrate : « Que ton aliment soit ton médicament » ; ou encore ces propos d’une enfant recueillis lors d’un entretien individuel : « Si tu as une vache et que tu la nourris mal, elle sera malade, et elle te rendra malade lorsque tu la mangeras », en invitant ensuite à réfléchir comment cette idée peut aussi s’appliquer aux végétaux.

Alors que les enfants des écoles situées dans des quartiers prioritaires semblaient ne pas (ou très peu) se sentir concernés par les liens entre l’alimentation et la santé lorsque nous les avons interrogés dans des entretiens individuels semi-directifs, ils semblent s’être retrouvés particulièrement captivés par ce même sujet lors de ces expérimentations, Il fut particulièrement intéressant de constater que les enfants qui ont pris la parole ont tous contribué à développer une logique d’ensemble à propos des liens entre l’environnement et la santé humaine, en y incorporant des connaissances individuelles, très certainement acquises en dehors de l’école, et qui n’attendaient visiblement que de pouvoir être exprimées.

Ces expérimentations ont permis de faire émerger deux résultats significatifs. Premièrement, chaque enfant a pu en quelque sorte « ajouter sa pierre à l’édifice » de la discussion, et ainsi soulever un facteur particulier de la dimension multifactorielle des liens entre la santé humaine et l’environnement (dont l’alimentation). Par exemple, par rapport à cette même la citation d’Héraclite mentionnée, ont été évoqué dans une classe le fait que « les arbres et les plantes nous aident à mieux respirer », que « les plantes ont besoin des abeilles pour vivre, donc que nous avons besoin des abeilles », que « l’herbe est aussi importante, car il y a des animaux herbivores », que « la terre c’est comme notre corps, si on en prend soin, on peut bien vivre », et qu’il en est de même pour les arbres et leurs fruits comestibles. L’évocation des abeilles à ensuite incité des enfants à parler du miel, en tant que « seul sucre qui ne se périme pas », puis à demander « pourquoi le miel peut aider à être moins malade ? ». Chacune de ces interventions a permis de contribuer à dégager une logique d’ensemble à propos des liens entre l’environnement et la santé humaine. Deuxièmement, il apparaît que lorsqu’un enfant participe à la discussion en y incorporant ses propres représentations (dont des connaissances qui n’ont pas forcément été acquises à l’école), il se l’approprie en se projetant lui-même au sein de celle-ci et par là, s’approprie plus généralement l’ensemble de la problématique évoquée. En participant à la discussion, l’intérêt des enfants s’est accru progressivement. C’est en tout cas le constat que nous avons établi, lorsque nous avons vu ces mêmes enfants qui semblaient désintéressés par ces thématiques lors d’entretiens semi-directifs individuels, se moquant par exemple du slogan « mangez cinq fruits et légumes par jour », être cette fois-ci très intéressés et investis par les mêmes sujets.

Nous avons en effet remarqué sur le terrain que les enfants, particulièrement lorsqu’ils sont en groupes, se moquent souvent des injonctions de santé (par exemple, du slogan « pour votre santé, mangez au moins cinq fruits et légumes par jour »). Lorsque nous leur demandons pourquoi ils rient, puis de tenter de nous parler de cette phrase, ils affirment que c’est une phrase qu’ils entendent souvent à la télévision, mais ne sont pas capables d’en expliquer le sens. Il semble en fait que celle-ci soit entièrement perçue comme un ordre donné par des adultes, sans qu’il soit chargé de sens.

La mise en place d’une éducation à l’alimentation afin d’obtenir des résultats qui se traduiront par des améliorations en termes de santé, nécessite inévitablement d’intégrer la question des liens entre l’alimentation, la santé et l’environnement. Les effets de l’alimentation sur la santé (aussi bien que ce qui conditionne la santé et que la relation entre l’environnement, l’alimentation et la santé), s’inscrivent dans une logique d’ensemble, complexe, mais cohérente, multifactorielle. Sa compréhension nécessite moins d’en étudier les éléments isolés (par exemple les différents nutriments et leurs fonctions) que le tout en tant qu’ensemble cohérent, et de manière holistique (Fardet et Rock, 2014) (en incluant des sujets plus larges comme l’origine des aliments, leur production, leur degré de transformation, l’agriculture et l’élevage, etc.). Nous pensons que cette approche représente un immense avantage et est un levier pour faire de la prévention et de l’éducation, sans que celles-ci consistent en la diffusion inefficace d’un ensemble d’injonctions ou de slogans

Nous nommons ce type d’approche « l’éducation à l’alimentation holistique » : il s’agit davantage de tenter de faire comprendre aux enfants une logique d’ensemble à propos de ce qui caractérise ces liens, plutôt que d’acquérir des connaissances particulières enseignées isolément les unes des autres. Ceci consiste à tenter de fournir aux enfants des clés de compréhension à propos des relations de cause à effet entre l’alimentation, la santé et l’environnement, et à les inviter à participer à une saine alimentation non pas seulement en tant que spectateurs (comme les enfants peuvent par exemple l’être face à des slogans ou des injonctions), mais en tant que véritables acteurs. La Figure 1 schématise l’approche pour une éducation à l’alimentation (et à la santé environnementale), que nous avons développée à la fois à partir de réflexions théoriques et d’un travail empirique.

Figure 1

Approche expérimentale pour une éducation à l’alimentation holistique à l’école élémentaire

Approche expérimentale pour une éducation à l’alimentation holistique à l’école élémentaire

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Ce schéma illustre une démarche pédagogique invitant les enfants à développer une compréhension holistique des liens entre l’alimentation, la santé et l’environnement. En s’adressant à l’ensemble de la classe (ou du groupe d’enfants), avec des phrases d’accroches, des citations et,ou des questions accessibles aux enfants, l’éducateur les invitera à s’exprimer. Leurs échanges nécessiteront éventuellement quelques rectifications[15], ainsi que des réponses aux questions posées. L’objectif sera ici d’encourager les enfants à s’engager dans ces questions en les poussant à développer, autant que possible par eux-mêmes, des réflexions et une prise de conscience générale. Les propositions serviront à stimuler les esprits et la discussion et à donner aux enfants des moyens d’accéder à une conscience générale des relations de cause à effet entre alimentation, santé et environnement.

De telles séances d’éducation à l’alimentation holistique, pour être véritablement efficaces, doivent être organisées suffisamment régulièrement et non seulement occasionnellement (soit par exemple une fois par an), ce qui ne semble pas suffire à ancrer dans les représentations des enfants les réflexions ainsi présentées et développées. L’approche que nous proposons offre une piste pour une éducation à l’alimentation par le dialogue, à la fois adaptée à la réalité empirique, aux réflexions théoriques présentées dans ce texte, ainsi qu’aux enjeux sociaux et sanitaires vis-à-vis des maladies chroniques et des inégalités sociales de santé qui leurs sont associées. Celle-ci pourra toutefois être complétée par des ateliers pratiques (du type classe du goût et ateliers de cuisine), à condition de bien veiller à ce que ces derniers prennent en compte la dimension santé, puisqu’il s’agit d’une visée importante de l’éducation à l’alimentation.