Présentation. Zola, explorateur des marges[Notice]

  • Véronique Cnockaert

« Zola, explorateur des marges ». Le titre de ce numéro nous a été soufflé par Colette Becker, dont le travail ne cesse de souligner cette particularité propre à l’auteur des Rougon-Macquart. Pour certains, ce titre fera référence à l’auteur qui a scruté les régions obscures de la société tout autant que celles de l’être, pour d’autres, qui voient (encore) en Zola un écrivain de la norme, un recopieur de fiches peu soucieux de l’écart, la formule pourra apparaître non fondée. Ce numéro s’adresse aux premiers autant qu’aux seconds, car de quelles marges sociales — biologiques, spatiales, scientifiques, philosophiques, morales, narratives — s’agit-il ? La définition que donne Colette Becker du romancier doit justement sa vigueur au nombre de marges (et de questions) qu’elle charrie. Chacune d’entre elles a été explorée, d’une manière ou d’une autre, par cet écrivain soucieux d’« étudi[er] l’humanité […] dans ses plus intimes rouages ». En effet, depuis Villon, Zola est sans doute, faut-il le redire, un des premiers en littérature à s’être intéressé de si près aux populations déclassées et aux phénomènes limites ou marginaux. D’ailleurs, cet intérêt du romancier pour les marges physiologiques et sociales (les premières ne sont-elles pas toujours liées aux secondes ?) s’est rapidement avéré la source et le ferment de ses détracteurs. En dévoilant par le biais privé et en soi marginal (l’histoire d’une famille) les aspects cachés de la société du Second Empire, Émile Zola pointe les ressorts, mais aussi — et surtout — les failles d’une société qui est encore la sienne (le premier roman des Rougon-Macquart a été écrit en pleine Commune). Car la marge est en étroite relation avec la norme, elle en est le rejet tout autant que le cadre : explorer l’une, c’est s’attaquer à l’autre. Zola, en digne héritier de Balzac, a très tôt compris que pour une telle exploration, le roman est désormais, comme il l’écrit lui-même, « l’arme du siècle ». Arme redoutable, puisqu’elle tord et plie les lignes droites de la morale sociale en auscultant ses mécanismes — ce qui n’empêche pas Zola de reconduire certains de ses fondements, notamment dans ses oeuvres de jeunesse et dans Les Évangiles, comme le montre ici Jacques Pelletier au sujet de la femme et du peuple qui se rejoignent dans certaines de leurs représentations : la maturité de la première est souvent contestée, celle du second n’est pas encore advenue. Dans les deux cas leur pouvoir politique et social demeure marginal. Des nombreuses marges citées ci-dessus, ce numéro ne refera pas la synthèse, il voudrait plutôt déplacer le regard. Puisque la fiction ordonne de « recréer » cette étonnante matière appelée le « réel » (« on doit créer ou plutôt recréer les personnages et le milieu » dit Zola), il nous a semblé nécessaire et pertinent d’explorer les marges qu’Émile Zola imagine alors qu’il travaille à saisir celles de son temps. À cet égard, l’exemple de la langue dans L’assommoir est éclairant et a valeur de symbole : en marge de la parole vive de l’ouvrier et de l’expression attestée par le lexicologue se loge le « savoir-dire » des personnages, dont la texture riche et colorée provient de l’audacieux mélange du savant et du négligé. Cette hardiesse dans le style qui marie rigidité et arabesque contorsionne jusqu’aux corps des personnages. La claudication de Gervaise à laquelle elle doit une part de sa séduction rompt avec la régularité de la beauté classique des Salons. Gervaise est une Vénus de lavoir en marge des canons esthétiques. Sa beauté particulière dit bien (comme toute marge d’ailleurs et, cela, Zola l’a senti) …

Parties annexes