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Ce que nous savons sur notre société, sur le monde dans lequel nous vivons, nous le savons par les médias de masse.

Niklas Luhmann, La réalité des médias de masse[1]

Dans le « palmarès de la peur » des classes moyennes françaises que dresse Le Parisien en novembre 2010, l’« expansion de la religion musulmane[2] » sur le territoire hexagonal figure en bonne position. Au même moment, Le Monde signale une autre croissance, celle de la « menace terroriste » et de la présence djihadiste, mettant du même coup en scène le combat que mène l’Europe, avec sa « surveillance renforcée[3] », contre les forces qui l’assaillent. On ne compte plus, en France comme ailleurs, les occurrences médiatiques de ces deux antiennes, qui semblent exercer sur le discours public une force centripète : d’un côté, l’« islamisation » (souvent « galopante ») des sociétés occidentales et, de l’autre, la « radicalisation » d’un nombre apparemment grandissant d’individus.

Ces deux thèmes anxiogènes apparaissent, dans l’imaginaire social actuel, comme les deux faces d’une même inquiétude. Ils disent pour plusieurs la faillite possible de l’« Occident », l’avancée de forces « rétrogrades » et conquérantes qui contestent et détestent sa conception du progrès historique. Souvent perçues comme les signes d’un envahissement, comme les indices d’une invasion (culturelle et barbare) opérant simultanément sur les plans collectif et individuel, l’« islamisation » des sociétés et la « radicalisation » des individus suscitent aujourd’hui des peurs et des indignations aussi palpables que nombreuses. Plusieurs chercheurs ont souligné l’antagonisation dont, en France, la nébuleuse islamique fait tendanciellement l’objet. Pour Thomas Deltombe, à qui l’on doit une analyse des archives télévisuelles françaises des dernières décennies du xxe siècle, l’islam se serait, dans l’imaginaire social contemporain, progressivement substitué au communisme dans le rôle d’ennemi principal des démocraties occidentales[4] ; les généralisations, schématiques mais révélatrices, n’effraient pas non plus Raphaël Liogier, qui souligne un phénomène analogue, le musulman devenant selon lui, dans cet imaginaire, « la figure centrale de l’altérité indésirable, inassimilable et par surcroît douée du désir d’anéantir l’Europe[5] ». Intrusive, sa présence est considérée, dans le récit sociétal de l’invasion musulmane que mettent en évidence ces deux analystes, comme doublement menaçante, sur les plans sécuritaire et identitaire.

« Islamisation » et « radicalisation » font en effet incontestablement partie des histoires que la France du xxie siècle se raconte à elle-même et sur elle-même. Ces éléments névralgiques, qui semblent désormais dominer, dans bien des esprits, la hiérarchie des dangers guettant la « sécurité publique » et l’« identité française », ne marquent pas seulement l’arsenal rhétorique des politiciens (à commencer bien sûr par celui du Front national), la faconde des francs-tireurs de la droite et le répertoire thématique des journalistes ; ils s’imposent également avec force aux écrivains et constituent désormais, en terre hexagonale, des thèmes régulièrement visités par la littérature, qui croise sur son chemin ces obsédantes « réalités », telles qu’elles sont textualisées dans le discours public. C’est à ce phénomène d’appropriation littéraire d’un récit sociétal qu’est consacré le présent article, dont l’esprit général emprunte à la sociocritique des textes. Il s’agira en effet de mettre le récit romanesque en relation avec les « langages conjoncturels[6] » qui, dans un espace public nécessairement fractionné, l’accompagnent et le traversent. L’objectif d’une telle démarche est d’examiner l’infusion, dans quelques romans français actuels, des discours inquiets sur l’islamisation et la radicalisation, que la littérature absorbe, altère ou travaille. On devrait ainsi être en mesure, d’une part, de saisir la relation unissant ces textes au récit sociétal de l’invasion musulmane et, d’autre part, plus largement, de faire voir, au sein de l’imaginaire social contemporain, le jeu des tensions entre une mise en récit de la société et des récits concurrents, qui la contestent ou la modulent. Comment la pratique romanesque, entendue comme intervention sociodiscursive sur du déjà-dit, travaille-t-elle les représentations de l’« islamisation » de la société et de la « radicalisation » des individus ?

Dès lors, un certain nombre de précisions introductives s’imposent. La première concerne le concept d’« imaginaire social », que je définis, dans des travaux antérieurs et en cours, comme l’ensemble des interprétations et des représentations du monde – c’est le volet narratif de celles-ci qui sera privilégié ici – que les membres d’une collectivité produisent pour donner un sens aux réalités qui les entourent et à l’univers, tant social que « cosmique », dans lequel ils sont irrémédiablement plongés ; inhérentes à toute vie sociale, dont elles constituent l’une des composantes essentielles, ces interprétations et représentations du monde procèdent, pour paraphraser et prolonger la pensée de Cornelius Castoriadis[7], d’une capacité instituante de se donner sous les modes représentationnel et interprétatif des choses qui ne sont jamais immédiatement contenues, ni dans la perception physiologique ni dans la logique purement arithmétique et déductive. L’imaginaire ainsi défini se caractérise non seulement par son historicité et par sa socialité irréductibles, mais aussi par sa transmédialité (il se dissémine en traversant, sans pourtant les abolir, les frontières entre les genres et types de discours, de même qu’entre le discours verbal et d’autres formes de manifestation comme les images et les objets, les pratiques et les affects) et par sa pluralité (il est parcouru, dans chaque société et à chaque époque, par des convergences et des cohérences, mais n’est jamais un tout homogène exempt de tensions et de conflits)[8]. On comprend donc que les discours sur l’islam ne seront pas lus ici en fonction de ce que nous percevons comme leur plus ou moins grand degré de vérité. Dans la mesure où l’objectif est non pas de séparer le vrai du faux, mais bien d’étudier ce qui se dit et se raconte, la suspension du jugement épistémique ou de l’évaluation référentielle est un principe méthodologique indispensable[9].

Les cinq textes littéraires interrogés dans le cadre de cette brève étude sont des romans parus en France dans les dernières années[10] et dont l’intertexte essentiel est formé par le débat médiatique et politique sur le « problème musulman[11] ». Dans ces textes, l’islamisation de la société occidentale et/ou la radicalisation ou « djihadisation » d’un personnage converti à l’islam ne sont pas seulement mises en scène, mais jouent au contraire un rôle narrativement central. Publiés entre 2012 et 2016, ces romans émanent d’une période marquée à la fois par l’apparition de Daech sur la scène médiatique, par une série d’attentats largement médiatisés, par l’intensification du débat sur l’islamisation de la France et par l’affermissement d’un « djihad français[12] », le djihadisme international et déterritorialisé recrutant dorénavant une fraction croissante de ses effectifs au sein d’une jeunesse issue d’une socialisation européenne et parfaitement étrangère, dès lors, aux conflits du Moyen-Orient[13].

C’est l’intrigue de ces récits littéraires, et la signification des composantes narratives de celle-ci, qui retiendront ici surtout l’attention. Avant d’en entamer la lecture, il convient cependant de reconstruire succinctement le récit sociétal auquel ils font écho – parce qu’ils l’incorporent ou en relèvent ou, à l’inverse, parce qu’ils le contestent ou le réécrivent autrement. Cette brève reconstruction s’appuie à la fois sur des travaux ayant abordé la question des représentations médiatiques de l’islam et sur la lecture complémentaire de quelques centaines d’articles de presse, parus entre 2000 et 2015 et tirés des grands quotidiens nationaux publiés à Paris (Le Parisien, Le Figaro, Le Monde et Libération)[14].

L’invasion musulmane. Un récit sociétal

L’« islamisme », que l’on peut définir comme une « politisation du fondamentalisme », est, à l’échelle historique, un phénomène récent : il serait apparu dans les années 1920 et 1930 pour entreprendre la réislamisation des sociétés de tradition musulmane et pour défendre l’idée d’un État islamique, où l’organisation et l’exercice du pouvoir reposeraient intégralement sur des principes issus des textes fondateurs de l’islam[15]. Ce n’est cependant qu’à la toute fin des années 1970 (avec la Révolution iranienne) que s’amorce en France le processus médiatique et politique de fabrication, autour du fait musulman, d’un « problème » national. Au cours des années 1980 commencent à poindre des thèmes que le xxie siècle, après la retentissante affaire Rushdie (1989), quelques vagues d’attentats et les premières frénésies entourant le « foulard » (1989 et 1994), viendra exacerber : alors que la cohabitation harmonieuse de l’islam et de la modernité occidentale paraît de plus en plus invraisemblable, le sentiment d’un accroissement inédit des conversions musulmanes alimente la peur d’une invasion[16].

Les craintes s’amplifient aux lendemains du 11 septembre 2001. La presse, en effet, recense des « menaces terroristes constantes et durables », Al-Qaïda, cette « pieuvre intégriste[17] » aux tentacules invisibles et abondants, pouvant frapper « dans l’air, sur mer et sur terre[18] ». Les attentats sur le territoire européen (Madrid en 2004, Londres en 2005) paraissent enfoncer un autre clou dans le cercueil. Le terrorisme sera désormais un danger de tous les instants, une menace aveugle, proche, permanente et insaisissable. La « pieuvre » devient fantôme : présenté comme un spectre, l’ennemi est d’autant plus dangereux qu’il est indécelable. Ce n’est plus un organigramme subtilement structuré ; c’est une force mobile, fluide et rhizomatique, dont les « cellules », sans visage, sont autonomes et labiles. La France, en un mot, « n’est pas à l’abri des fous de Dieu[19] ». Dans les années suivant les attentats du World Trade Center, ces frayeurs collectives accompagnent l’éclosion d’une « nouvelle génération » de djihadistes, que décrivent aujourd’hui les travaux de Gilles Kepel, d’Olivier Roy et de Farhad Khosrokhavar : fortement occidentalisée (elle compte une proportion considérable de convertis), formée hors des cadres culturels et religieux de la tradition musulmane, cette génération regroupe des jeunes individus aux profils variés et souvent nés en Europe ; ces nouveaux zélateurs mettent à profit, dans des luttes politico-religieuses globales arrachées à tout ancrage national et prenant la forme d’une « quête délibérée de la mort[20] », les nouveaux lieux (virtuels) de sociabilité que sont les réseaux sociaux[21].

C’est dans ce contexte que s’aggravent, à partir du milieu des années 2000, les craintes liées nommément à l’islamisation et à la radicalisation – couramment perçues comme concomitantes et corrélatives –, deux mots auparavant assez marginaux qui connaissent alors un essor sans précédent dans l’espace public français. Si la notion d’« islamisation » faisait déjà partie du vocabulaire politique de Jean-Marie Le Pen à la fin des années 1980, celle de « radicalisation », en revanche, prend au tournant du xxie siècle le sens qu’elle continue aujourd’hui d’avoir dans le discours médiatique, où elle désigne le « processus par lequel un individu ou un groupe [musulman] adopte une forme violente d’action[22] » pour exprimer ou manifester une ferveur religieuse jugée « extrémiste ».

Au moment où les terroristes « homegrown » paraissent supplanter les grandes organisations, la radicalisation domestique attire sur elle les projecteurs médiatiques. On décrivait déjà, à l’aube des années 2000, la djihadisation comme un « basculement » rapide et inattendu du côté obscur ; la tendance, devenue aujourd’hui une véritable hantise, fera proliférer ces reconstitutions biographiques poignantes dont raffolent les journalistes[23]. En l’absence d’un « profil type », la jeunesse entière paraît susceptible d’être « happée » ou emportée par l’imprévisible « islam radical », qui a désormais « mille silhouettes » : la contamination religieuse, qui opère jusque dans « l’intimité des appartements », peut se faire « par le biais de la prison, d’internet, d’un imam ou d’un ami[24] ». Se dégage ainsi l’image d’un mal multiforme, aux véhicules nombreux, la radicalisation prenant parfois les airs d’une sorte de contagion sournoise, s’abattant au coin d’une rue ou par l’entremise d’un écran mal surveillé sur une jeunesse fragile, vulnérable ou insuffisamment vigilante. Autrement dit, le « fléau » est capable de transformer des individus « socialement intégrés en zombies[25] ». D’autres constatent « au quotidien », dit-on, le « glissement » des adolescents vers « l’engagement religieux radical[26] ».

Les agents radicalisateurs sont pluriels, mais les imams jouent certainement, dans le récit médiatique de la radicalisation, le rôle démoniaque par excellence. Comment, demande un journaliste du Parisien, passe-t-on de « gentil garçon » à « fou d’Allah[27] » ? D’autres lui répondent : c’est que des imams malveillants « appellent au meurtre des mécréants et à la guerre sainte[28] ». Tour à tour représenté comme salafiste sanguinaire, « prêcheur de haine[29] », instigateur de violence, figure rétrograde ou batteur de femmes, l’imam, souvent suspecté d’ailleurs d’incompétence religieuse (on dénonce le statut frauduleux des autoproclamés), constitue toujours potentiellement une menace « pour la sécurité et l’ordre public[30] ». Lueurs d’espoir, les imams bienveillants, qui s’efforcent de sauver les « jeunes fragilisés susceptibles de basculer du mauvais côté », apparaissent comme l’exception qui confirme la règle. Puissance des contrastes : blancs et purs, ils accentuent, par leur seule présence, la noirceur des « dérives fondamentalistes[31] » et justifient la traque des lieux de prière à laquelle se livrent conjointement, dans leur domaine respectif, forces de l’ordre et journalistes.

Si la radicalisation opère à une échelle individuelle, elle engendre, cumulativement, une « contre-société[32] » : une « nébuleuse djihadiste[33] », voire une « union européenne des djihadistes[34] ». De cette petite Europe exaltée et clandestine, la presse suit les mouvements et recense les effectifs. La quantification de la menace donne une apparence de précision au calcul du risque : on chiffre le nombre de djihadistes sur le territoire français, on dénombre les départements touchés par la radicalisation, on déclare des hausses, on perçoit des montées et on enregistre des progressions, bref on mesure une invasion. « Jamais, assure-t-on en 2014, les démocraties européennes n’ont été confrontées à un phénomène djihadiste aussi massif[35] ». Comment s’étonner ensuite que « la montée de l’islamisme radical[36] » puisse figurer à la tête des inquiétudes européennes ?

À cette menace sécuritaire s’adjoint un péril identitaire. Car « le premier pays musulman d’Europe[37] », la France, serait en voie d’islamisation. Comme celui de la radicalisation, le récit médiatique de l’islamisation comptabilise l’invasion. Dans sa dimension quantitative, il dresse des calculs démographiques[38] ; dans son volet qualitatif, il inventorie les réalités aux prises avec le désastre. Le catalogue est long. Il rassemble des lieux et des populations : il y a une islamisation des « banlieues » comme il y a une islamisation de « l’Europe », de la « société », de la « jeunesse », des « esprits » ou de la « prison ». Les plus durs évoquent même l’islamisation des « aéroports[39] ». En même temps que s’allonge la liste des objets islamisés, se déploie celle, mise en danger par la précédente, des traits définitoires, obstinément consignés, de l’« identité française ». Tous les éléments susceptibles de s’opposer à l’image d’une islamité vigoureuse et conquérante s’invitent dans le discours. On parvient même à transformer un principe politique en « valeur » (la laïcité, dont les visages actuels, contrairement à ceux de 1905, sont « identitaires » et « antireligieux[40] ») ou à réunir harmonieusement des éléments historiquement conflictuels (la Chrétienté et l’esprit des « Lumières »).

Pour ceux qui croient assister, en France, à une « colonisation à l’envers[41] », la radicalisation et l’islamisation figurent comme les deux mouvements enchevêtrés d’un même récit. Indissociables, les menaces sécuritaire et identitaire sont coextensives : alors que plusieurs commentateurs postulent une solidarité silencieuse entre les extrémistes et les masses musulmanes[42], d’autres abordent en bloc les deux sujets, passant allègrement de l’un à l’autre (de la présence musulmane et de l’« islamisation » à l’« islam radical ») sans avoir l’impression de quitter un même champ de phénomènes, dont les éléments constitutifs seraient liés par un continuum[43]. Ce récit raconte une invasion lente mais sûre, qui marquerait le crépuscule d’un Occident désorienté et trop complaisant pour se défendre contre les prédations d’un monde islamique à la fois convaincu et puissant. Les images de l’effondrement, en effet, se multiplient : la République se « délite » et, accentuant une « perte des repères », abandonne ses enfants « perdus » ; la « défrancisation » serait en marche et la gauche intellectuelle aurait faiblement « capitulé » devant l’ennemi, creusant une tombe pour le cadavre d’un Occident en « dissolution »[44]. Seul le lexique de la morbidité semble désormais capable de décrire la France malade, affaiblie non seulement par sa « fièvre » islamiste, mais aussi par « l’hémorragie des départs vers la Syrie » et par la « contagion radicale » qui se répand dans « tout le pays[45] ».

La sociocritique et l’analyse du discours ont plusieurs fois mis en lumière l’organisation narrative des discours au sein d’une société. Micheline Cambron, par exemple, a postulé l’existence d’un « récit diffus et structurant qui parcourrait souterrainement », au-delà de la séparation entre les types de discours, la production discursive dans son ensemble. Elle s’empresse toutefois de signaler l’existence de « mécanismes de mise à distance[46] », qui viennent lézarder, nuancer, voire désamorcer les grands récits, dont l’hégémonie est par définition contestable et contestée. Même s’il faut hésiter à définir comme « hégémonique » le récit de l’invasion musulmane – ce qui exigerait une analyse beaucoup plus étendue –, c’est un phénomène semblable que révèle une lecture de la presse parisienne des années 2000 et 2010 : par répétition, recoupement et accumulation d’éléments récurrents s’offrant aux combinaisons, les discours sur l’islamisation et la radicalisation font émerger un récit sociétal, c’est-à-dire un récit collectivement construit dont le personnage est une société française menacée, grugée par des forces à la fois étrangères et « intérieures » contre lesquelles elle peine à lutter. Ce récit, les énoncés journalistiques pris séparément ne le racontent pas explicitement ; il ne se dégage pas moins de l’ensemble des discours réunis. Dans la mesure où ceux-ci se présentent plus ou moins conjointement et simultanément à l’esprit du public, le récit se trouve en quelque sorte activé par ce « rêve éveillé » que Pierre Popovic associe à l’imaginaire social, celui que font les membres d’une société « à partir de ce qu’ils voient, lisent, entendent[47] ».

La construction progressive du « problème » musulman apparaît, en partie, comme un effet des contraintes propres au champ médiatique. Dans la surmédiatisation de certains événements, il faut voir un produit de la concurrence entre les acteurs du champ : cette lutte pour l’auditoire a bien sûr des effets différenciateurs (la recherche de l’exclusivité), mais elle génère aussi une homogénéisation de la nouvelle et, parfois, des emballements médiatiques. De fait, elle force les journalistes « à aborder dans l’urgence les sujets traités par les concurrents, qui deviennent des sujets obligés […] dans les milieux politiques et journalistiques[48] ». La convergence des intérêts médiatiques entraîne une concentration discursive autour de ces sujets, qui s’imposent ainsi fortement à la conscience du public, devenant excessivement visibles, voire proprement incontournables. Politiquement rentables, médiatiquement inévitables, les thèmes de la radicalisation et de l’islamisation se sont, en France, définitivement imposés dans le discours, où la présence de l’islam est une véritable « topique commune[49] ». Si le récit de l’invasion islamique trouve évidemment son expression la plus patente et la plus péremptoire chez des conspirationnistes comme Renaud Camus ou chez des chroniqueurs illuminés comme Yvan Rioufol, ses composantes se disséminent dans l’ensemble des genres journalistiques – même les énoncés informatifs en apparence les plus neutres peuvent contenir, en latence, les éléments de son intrigue[50].

Ce récit sociétal, qui s’attire les foudres d’une certaine gauche, fonctionne aujourd’hui comme un catalyseur idéologique, signe sans doute de son importance. Dans ce jeu d’interactions qu’est l’espace public, il catalyse les prises de position et les oppositions : avalisé par les uns, contesté par les autres, il force en quelque sorte les acteurs à se situer. Il est désormais l’un des points de référence par rapport auxquels s’ordonnent les divisions idéologiques structurantes (gauche et droite, progressisme et conservatisme, etc.), en fonction desquelles les membres d’une société définissent leur identité politique. Loin de monopoliser l’espace public, le récit de l’invasion musulmane suscite au contraire de fortes polarisations, dont témoigne l’essaimage inédit, depuis 2010, du terme « islamophobie »[51]. D’un côté, il nourrit les discours tendanciellement islamophobes, qui participent à ce « processus de racialisation[52] » dont le propre est d’assigner à un groupe empiriquement disparate une homogénéité fictive, ramenée à une essence anhistorique (en l’occurrence religieuse) ; de l’autre, le récit est combattu par les détracteurs de l’islamophobie, qui visent à démanteler l’image d’une incompatibilité fondamentale entre deux mondes qui s’affrontent, un Islam conquérant et un Occident attaqué.

La Civilisation indestructible

C’est à partir d’un espace public ainsi polarisé que s’écrivent les romans de l’islamisation et de la radicalisation, qui mettent en scène la collision entre deux univers souvent présentés comme inconciliables. En ce sens, ces textes ne sont pas le produit d’une mise en récit du réel, mais bien celui d’une transformation littéraire du récit de l’invasion musulmane. Or, dans les romans retenus pour cette étude, trois types de transformation sont repérables. Les textes relevant du premier type opèrent une dramatisation du récit sociétal : exposant le combat que mène la Civilisation éclairée contre un obscurantisme conquérant, ils racontent les conséquences de cet affrontement dans le parcours héroïque de personnages tragiquement projetés sur la scène de l’Histoire.

Ahlam, que signe en 2016 Marc Trévidic, peut être rangé dans cette catégorie. Le roman transporte son lecteur dans l’archipel tunisien de Kerkennah, où Paul Arezzo, peintre parisien « célèbre et riche[53] », s’installe dans la « maison de la mer » (A, 55) pour pratiquer son art et transmettre son génie artistique à Issam et Ahlam, les deux enfants de son ami Farhat. Pendant plusieurs années, il éveille et stimule les talents prodigieux de ses jeunes apprentis, portant le flambeau esthétique européen jusqu’en terre d’islam. Symboliquement, Paul est l’incarnation des plus hautes oeuvres de la Civilisation. « Génie de la peinture » (A, 17-18), il est engagé dans une « quête d’absolu » (A, 101) visant à atteindre « l’universalisme des arts », à rassembler tous les médiums au sein d’une « oeuvre unique » (A, 74). Rien n’est trop grand : il affirme reprendre là où Rimbaud, Verlaine et Klee avaient laissé (A, 74 et 102-103). Une filiation spirituelle l’unit aux géants du panthéon artistique moderne, dont il perpétue les expérimentations esthétiques.

Mais après la « chute des tours jumelles » new-yorkaises (A, 78), le cours de l’Histoire va bouleverser les ambitions du maître tout en lui ravissant l’un de ses deux fidèles sujets. Le personnage voit « monter l’intégrisme » et constate que « les esprits se sont salafisés » (A, 79 et 289). Embrigadé par une cellule djihadiste rêvant d’asservir et d’ensanglanter « les régimes apostats » (A, 100), Issam abandonne son chevalet, se convertit à l’islam et glisse aussitôt sur la pente irréversible de la radicalisation violente. Le pinceau ou le Coran ? L’esprit du personnage sera le théâtre d’un long combat entre les deux, sa nouvelle foi musulmane lui interdisant son art et les jouissances impies. Si la conversion religieuse du jeune peintre est ralentie par les « éruptions de [la] raison » (A, 114), derniers soubresauts d’une âme raffinée et révoltée par ce qu’Ahlam, soeur d’Issam, appelle les « prêches à la con » (A, 131), la musique « hypnotisante et entêtante » des versets « entre » en lui et « fait tomber ses défenses » (A, 114). La radicalisation, chez Trévidic, relève d’abord de la possession diabolique, c’est-à-dire d’une invasion pernicieuse et barbare, mise en branle par des illusionnistes idéologiques. Mais elle relève aussi du rite initiatique. Elle reprend en effet la structure tripartite (isolement, mort symbolique et renaissance) de l’initiation rituelle, qui accomplit une « modification radicale du statut religieux et social du sujet », par laquelle celui-ci devient « un autre[54] » : fuyant « le plus possible la famille » (A, 134) pour se soustraire à la vie des profanes, Issam subit une série d’épreuves intérieures à l’issue desquelles il devient le dépositaire d’une vérité primordiale, celle qui fonde la communauté (djihadiste) qu’il souhaite intégrer. La métamorphose est complète. Le peintre disparaît, effacé par l’apparition, au sein de la même enveloppe corporelle, du salafiste. Issam est méconnaissable : « En face, ce n’était pas son frère […]. Quelque chose avait emporté son frère, était entré dans son corps, avait pris possession de son esprit » (A, 136 et 170).

La radicalisation du personnage est racontée comme le symptôme localisé d’un « monde qui s’écroule », où la salafisation des mentalités, qui balaye la Tunisie comme un « effet de mode », délie partout les « langues de vipère » (A, 289). Seuls dans cette tempête idéologique, Paul et Ahlam poursuivent leur entreprise artistique, qui devient explicitement le symbole d’une résistance, d’une révolte contre la barbarie. « L’art, proclame Paul, [doit] combattre le fanatisme » ; c’est « la lutte de la lumière contre l’obscurantisme » (A, 303). Dans cette guerre, les forces de l’ombre remportent la première bataille : avant d’assassiner sauvagement le peintre « mécréant », Issam « va mettre le feu à l’oeuvre du shaytan » (A, 315), brûlant les tableaux de l’artiste dans un autodafé rédempteur. Mais la Civilisation, invincible, renaîtra de ses cendres. Fortement métaphorique, l’épilogue du récit est sans équivoque : le jeune fils de Paul et d’Ahlam, « l’ultime chef-d’oeuvre du maître », s’empare de « crayons de pastel » (A, 320). La progéniture s’annonce prodigieuse. Elle prolonge la filiation spirituelle qui reliait le peintre à l’héritage civilisationnel de l’Europe.

C’est, mutatis mutandis, un combat semblable entre les lumières et les ténèbres que raconte 2084, roman dystopique de l’Algérien Boualem Sansal (2015) publié à Paris, où le roman ne prend son sens qu’à partir des polarisations marquant l’espace public français. Ce récit d’anticipation procède d’un croisement entre le discours sur l’islamisation et l’intertexte littéraire orwellien. Projetant son lecteur dans un futur éloigné, le romancier le plonge aussi dans une société totalitaire fictive (l’Abistan). Intégralement fondée sur une forme pervertie, conquérante et « gravement dégénérée[55] » de l’islam (le Gkabul), celle-ci s’est construite sur les ruines des sociétés occidentales laïques (FM, 240), écrasées lors d’une guerre sainte. Cet univers s’apparente nettement à celui de 1984[56]. En effet, sous l’emprise d’une idéologie manichéenne (en guerre perpétuelle contre la « Grande mécréance »), la population abistanaise voue un culte à une figure omnisciente et démiurgique (Abi) ; elle fait aussi l’objet d’une surveillance panoptique permanente et le pouvoir totalitaire qui la gouverne repose sur des fictions politiquement entretenues, sur l’effacement du passé (FM, 249) et l’invention d’une géographie fictive (l’Abistan n’aurait aucune frontière [FM, 257]). 2084 se présente en fait comme une extension transfictionnelle[57] de 1984 : l’Abistan a sa langue officielle (l’abilang), qui « force au devoir et à la stricte obéissance » et dont la conception « s’inspire de la novlangue de l’Angsoc », pays dont « l’extraordinaire système politique » (FM, 260) aurait inspiré les dirigeants abistanais.

C’est dans ce monde sans dehors, « gkabulisé » d’un bout à l’autre, que le héros, Ati, entreprendra une quête de connaissances destinée à lui dévoiler les secrets de l’Abistan en lui faisant découvrir l’histoire oubliée d’une société démocratique inconnue (celle du xxe siècle) et liquidée par la dictature abistanaise. Son aventure prend la forme d’une succession de voyages initiatiques, étapes consécutives d’un processus de démystification du pouvoir et de ses « mystères » (FM, 174) au terme duquel Ati entre en possession d’une vérité. On retrouve ici encore le topos de la mort symbolique : au fil de sa « métamorphose » (FM, 47), qui est la « mort lente » (FM, 174) du « croyant fidèle » soumis au Régime, Ati découvre « un autre » qui « [naît] en lui » et qui « [s’enhardit] de jour en jour » (FM, 44 et 47). Bref, une « racine de liberté » (FM, 193) surgit et modifie durablement sa conception du monde : « il s’était convaincu que l’homme n’existait […] que dans la révolte […] et que celle-ci n’était vraie que si elle se tournait en premier contre la religion et ses troupes » (FM, 81).

La modification de cette perception du monde se consolide lorsqu’Ati découvre avec étonnement, chez Toz (gardien clandestin de la mémoire du xxe siècle perdu), des objets qui lui sont parfaitement étrangers, ceux qui ponctuent la vie quotidienne dans nos sociétés occidentales. En recourant à un procédé de « singularisation[58] », l’écriture de Boualem Sansal montre la transformation perceptive découlant d’une mise en contact du personnage avec la culture occidentale, qui devient d’autant plus désirable qu’elle paraît inaccessible :

Toz sortit de sa poche un petit attirail avec lequel il confectionna une tige blanche longue de quatre doigts bourrée d’herbe séchée, la mit entre ses lèvres, alluma le bout libre et se mit à faire de la fumée. […] Il parla de cigarette et de tabac et dit que c’était son péché mignon.

FM, 168-169

2084 raconte en fait une déconversion, non pas une métamorphose religieuse mais, au contraire, l’occidentalisation progressive et héroïque d’un être gkabulisé, un retour aux lumières de la Civilisation. Le dernier voyage d’Ati sera définitif : trouvant la « frontière » de l’Abistan, il s’exile « de l’autre côté » pour rejoindre les « hommes du vingtième siècle » (FM, 258-259), ce monde « d’émerveillement » qu’il souhaite retrouver, avec ses richesses et ses « espoirs nombreux » (FM, 250).

En somme, Ahlam et 2084 racontent, par des voies différentes, un même grand récit : l’invasion de la barbarie, aussi puissante soit-elle, se heurte aux lumières tenaces d’une Civilisation indestructible, suffisamment forte et fière pour triompher. Ces textes apparaissent en ce sens comme la narrativisation des discours sociaux qui célèbrent les grandeurs d’une « civilisation » d’Europe « capable de chasser de son sol les dominations musulmanes » et d’« occidentaliser[59] » les populations vivant sous le joug de l’obscurantisme. Il s’agit donc non seulement, en somme, d’une dramatisation du récit sociétal de l’invasion, mais aussi de sa négation combative : l’Occident est bel et bien envahi, mais il est en même temps présenté comme tenace et invincible.

La France agonisante

Le deuxième type de transformation littéraire du récit sociétal opère moins une dramatisation qu’une sorte d’extrapolation romanesque à partir du récit d’invasion. Celle-ci débouche moins sur une apologie de l’Occident que sur la mise en lumière de sa faiblesse et de son alanguissement déplorables. De la fierté, on passe ici à l’amertume et au cynisme.

C’est ce que fait Michel Houellebecq dans Soumission (2015). Transposant sur le plan littéraire la rumeur médiatique liée à l’islamisation de la France, il « observe », par le recours à une fiction expérimentale, les conséquences anticipées de l’invasion. Le roman est narré par un professeur de littérature (François) qui, dans la France des années 2020, assiste passivement à son islamisation, galvanisée par l’arrivée au pouvoir de la Fraternité musulmane, dont le programme politique est fondé notamment sur la suppression partielle du système d’éducation républicain. Dirigé par Mohammed Ben Abbes, le parti politique islamique doit d’abord son succès aux compétences de son chef : « extrêmement habile[60] », il élabore des stratégies efficaces et contrôle son image, conservant celle « d’un homme de modération et de dialogue » (S, 115). Mais la Fraternité musulmane doit également sa réussite à la mollesse d’une élite facilement amadouée. Alors que les journalistes sont « comme hypnotisés, ramollis en présence de Mohammed Ben Abbes » (S, 109), les intellectuels de gauche pourrissent dans leur « aveuglement » (S, 56) et les politiciens, aussi mièvres, applaudissent « le visage auréolé d’un sourire béat » (S, 199). En ce sens, Houellebecq réactive, sur un mode presque burlesque, l’un des lieux communs du discours sur l’islamisation de la France, qui consiste à dénoncer la complaisance de la classe intellectuelle « multiculturaliste ou relativiste », les « idiots utiles » qui « seraient complices, voire coupables, du déclin européen[61] ».

En dépit de sa lucidité, le narrateur de Soumission appartient lui-même à cette famille d’intellectuels exsangues et inconsistants. Représentant de l’Université française, il est aussi le mandataire de la culture européenne, en tant que professeur de littérature. Mais il ne joue ce double rôle symbolique qu’avec lassitude et désabusement : apathique et dépolitisé, François mène une vie intellectuelle sans éclat ni conviction – « l’humanité ne m’intéressait pas » (S, 207). La seule vigueur qui l’anime est celle, sporadique mais fréquente, de son organe génital, auquel il recourt pour « coucher avec des étudiantes » (S, 23). Son corps lui-même, métonymie du corps social français, ne sera jamais à l’abri de la « dégradation lente “de la somme totale des fonctions qui résistent à la mort” » (S, 207). Dès lors s’éclaire l’intertexte huysmansien qui traverse le roman, le narrateur étant spécialiste de la littérature fin-de-siècle : François vit, à l’échelle individuelle, l’effondrement qui guette la collectivité entière, en un mot la « décadence » (S, 257) des moeurs et d’une Europe vaincue par l’islamisation. Dans cette France voilée que met en scène Soumission, la conversion musulmane constitue, pour l’élite intellectuelle, la seule issue. Les complaisants ou les cyniques se convertiront par faiblesse morale : incapable de résister aux compromissions, François se laisse doucement glisser dans le rôle que lui réserve la Fraternité musulmane, trouvant même, à l’instar des autres néophytes ralliés par le mouvement, un intérêt personnel dans cette trahison des institutions françaises[62]. Quant aux intellectuels plus vigoureux, ils se convertissent par conviction, comme Robert Rediger, ancien défenseur de la droite identitaire habitant significativement devant les « arènes de Lutèce », au coeur historique de Paris et de la « civilisation éternelle » des Romains (S, 258). Ceux-là ont bien sûr la lucidité de voir que, en raison du « pelotage honteux des progressistes » (S, 275), la France a « déjà accompli son suicide » (S, 256). L’Europe occidentale ayant atteint un « degré de décomposition répugnant » (S, 276), seul l’islam peut désormais « [reprendre] le flambeau » (S, 276) abandonné par la Chrétienté et redonner à la civilisation en déliquescence des racines spirituelles.

La France de Houellebecq est une France résignée, agonisante et moribonde. Son islamisation tranquille est un « suicide » nonchalant et paresseux ; devant le cadavre d’« un Occident qui se termine sous nos yeux » (S, 13), ses derniers représentants trouvent dans la puissance de l’islam leur dernier refuge. L’ironie et la caricature sont cependant si grandes, dans Soumission, que la cible du texte reste en dernière analyse indécidable : est-ce une diatribe contre la tiédeur des classes intellectuelles et politiques françaises, une ratification du récit de l’invasion ou, au contraire, une ridiculisation de ceux qui y croient ?

L’Occident délétère

Contrairement aux deux autres types de transformation littéraire, le troisième opère une déconstruction du récit sociétal. Les fictions relevant de cette catégorie ont moins pour effet d’accréditer les discours sur l’invasion musulmane que d’en invalider les fondements. Métamorphoses (2012) de François Vallejo et Le Français (2014) de Julien Suaudeau appartiennent à ce groupe.

Le premier de ces deux romans raconte la radicalisation d’Alban Joseph, petit Parisien déboussolé qui, devant les yeux apeurés de sa soeur (Alix Thézé, restauratrice d’art ancien), devient « un combattant de Dieu[63] ». La métamorphose appelle ici encore les topoï du « processus initiatique » (M, 71) : Alban devient un « autre » et « [passe] de l’autre côté » (M, 12 et 137) – du côté obscur, sans doute[64]. Si le récit de la djihadisation du personnage accorde une place centrale à sa conversion religieuse, la radicalisation, ici, n’est cependant plus l’effet de l’islam ; la radicalité précède la conversion, et la dimension religieuse devient par conséquent une sorte de contingence. De fait, Alban « n’a jamais su vivre sans [le] vertige », sans « l’extase » que lui procurent les « expériences radicales » (M, 328). Bref, il tire sa « force vitale » (M, 14) de tout ce qui lui fait frôler la mort : c’est « dans sa logique personnelle, et sa logique personnelle rencontre la logique d’un mouvement politique et religieux » (M, 126). Le roman conteste ainsi l’idée, fréquente dans le discours médiatique, selon laquelle la violence des nouveaux convertis serait liée par un lien de causalité direct à l’allégeance purement religieuse. Il rejoint plutôt le modèle explicatif défendu par l’islamologue Olivier Roy, qui interprète cette violence moins comme une radicalisation islamique que comme l’« islamisation d’une radicalité » déjà existante et enracinée dans la culture occidentale elle-même[65]. Dans la « logique personnelle » d’Alban, la religiosité ou les sensations procurées par les virages extrêmes d’une montagne russe (M, 14) rassasient la même soif et relèvent de la même recherche, celle d’une « soumission à la force » qui fait exploser son « petit monde » en lui donnant le sentiment d’une « renaissance » (M, 15, 26 et 14). C’est la radicalité qui s’islamise, et non plus l’islam qui radicalise.

Si elle suscite une résistance, la conversion d’Alban conduit en même temps Alix, la narratrice, à modifier son regard sur le monde : comme l’indique la contamination de son langage par le lexique de la radicalisation, elle se met à voir des « conversions » et du « fanatisme » partout, ce qui banalise ces « gros mots » (M, 54) en les déchargeant de leurs connotations lourdement négatives. En abandonnant son appétit pour l’art contemporain au profit d’une passion « pour l’art le plus archaïque » (M, 53), Alix ne s’est-elle pas « convertie » ? Quant aux secrétaires, aux danseurs ou aux spécialistes d’art ancien, ils deviennent des « fanatiques » (M, 80, 106 et 134) s’ils cultivent l’exigence d’un travail méthodique, rêvent d’une carrière prestigieuse ou se passionnent pour une pigmentation exquise. Dans ces conditions, la radicalisation n’est que la version monstrueuse d’une logique commune, celle qui permet aux personnages du roman de négocier leur présence dans un monde de « fausses valeurs » (M, 54). Alix Thézé (Thésée) n’aura pas, du reste, à s’enfoncer dans le labyrinthe pour détruire le monstre ; elle a « perdu le fil » (d’Ariane) et le monstre Alban sortira lui-même, déconverti, du « monde musulman islamiste », finalement aussi faux que le « monde occidental » (M, 209 et 301). Son refuge sera la mort volontaire, qu’il trouve au volant de son véhicule. Cette dernière « expérience radicale » le soulagera du monde délétère qui a « bouffé toute [sa] vie » (M, 301).

Le Français soumet le discours sur la radicalisation à un travail de déconstruction semblable. Le roman fait écho à l’histoire hautement médiatisée de Maxime Hauchard, un jeune Normand sans histoire qui, en 2014, devient bourreau sous la bannière de l’« État islamique ». Mais si le texte se glisse de cette façon dans le récit médiatique, c’est pour mieux le vider de l’intérieur, en retraçant non pas la « glaçante trajectoire[66] » d’un décapiteur fanatique, mais bien la succession des hasards ayant plongé un jeune Français dans l’enfer syrien. Cet infortuné, narrateur homodiégétique du roman, mène dans un « trou[67] » de la Normandie une existence absolument monotone, rythmée par la répétition des gestes insignifiants d’un quotidien sans avenir, que symbolise la « blancheur » (F, 33) d’un ciel constamment incolore, évoquée plus de dix fois au cours du roman. La « vraie vie », le « monde riche de périls et de fortunes » (F, 47) se trouvent de l’autre côté d’un horizon bouché par un ciel éteint : « en regardant l’horizon blême, ratatiné par l’hiver, j’ai compris que je ne saurais plus jamais me contenter d’aussi peu » (F, 46). Aussi est-ce pour échapper à sa prison normande que le narrateur s’envole vers Bamako ; mais le ciel du Mali sera « toujours aussi blanc » (F, 81).

En Afrique, le narrateur est traîné malgré lui dans un camp islamiste, où il cache son athéisme sous une foi musulmane simulée. Sauvé des filets djihadistes par une arrestation inespérée, il devra collaborer avec les forces françaises en infiltrant le Califat pour y retrouver une agente tenue captive. Ce qui distingue le protagoniste et les « contingents de barbares » (F, 154) est en même temps ce qui, fondamentalement, les rapproche : la mission, la volonté de se transformer en « héros » (F, 154) pour triompher de l’existence médiocre qui guette les « cassés » et « les déchets […] de la civilisation » (F, 153-154). Pour le narrateur, le seul moyen de reporter l’exécution de la femme qu’il doit sauver sera de jouer pleinement son rôle d’« agent double » (F, 143) en devenant un égorgeur télégénique, dont les hautes oeuvres seront diffusées dans le monde entier. Capturé puis torturé par l’armée des « civilisés » (F, 201), il écrira une lettre à son père. Celle-ci vient clore à la fois le roman et sa descente aux enfers : s’identifiant aux radicalisés, parlant au nom des « déchets » d’un Occident délétère qui leur a « tout pris » sans leur « donner une place », il rattache la révolte des « barbares » à l’expérience d’un rejet décisif :

Vous avez la bouche pleine de vos grands principes, vos belles valeurs, pendant que nous aiguisons nos lames […]. Mais vous n’avez pas compris, il n’y a pas de barbares. Nous sommes vous. »

F, 210-211

Dans Le Français, la radicalisation brille par son absence ; pas de passage au côté obscur, seulement un itinéraire qui condamne le narrateur à la mort ou aux abominations, sous le ciel toujours aussi blanc et « vide » (F, 174) de la Syrie. On assiste en somme à un brouillage des frontières entre barbares et civilisés, qui fait de l’Autre un avatar du même[68].

Cette figure de l’Occident délétère, qui a sa propre barbarie et qui engendre des monstres, laisse des traces dans plusieurs autres romans. Dans Soldat d’Allah (2014) de Christian Authier, par exemple, la radicalisation d’un jeune Français converti est moins le produit d’une invasion islamique que le fruit (évidemment pourri) d’un « Occident […] à bout de souffle », consumériste, vicié et désenchanté, « se goinfrant d’objets et d’images vulgaires » ; c’est son « entreprise de destruction du sens, du sacré [et] du beau[69] » qui pave elle-même la voie de la barbarie.

*

De cette modeste étude, on ne peut évidemment guère tirer de conclusions trop générales. On peut toutefois avancer quelques remarques finales. Dans l’imaginaire social du xxie siècle commençant, l’islamisation de la société occidentale et la radicalisation des individus incarnent les deux volets complémentaires d’un même récit, qui en racontant la montée d’une présence musulmane, retrace les avancées d’une puissance invasive. Dans l’espace public polarisé où il se développe, ce récit est à la fois omniprésent et contesté : catalyseur, il force des prises de position et divise des camps. S’il structure une part considérable de la discussion dans les champs politique et médiatique, il s’impose aussi désormais au sein du champ littéraire, offrant aux romanciers une matière narrative que la fiction absorbe et reprend, mais aussi travaille et transforme. Dans les cinq romans analysés ici, trois réécritures du récit sociétal sont repérables, qui relèvent elles aussi bien sûr de l’imaginaire social : alors que certains textes s’approprient le récit d’invasion pour l’exacerber, racontant ou bien la résistance héroïque d’une Civilisation indestructible ou bien, au contraire, la déliquescence inéluctable d’une France agonisante, d’autres le mettent à distance et, en insistant sur le naufrage d’un Occident délétère, rattachent moins la barbarie à une invasion étrangère qu’à une détérioration intérieure.

Ces trois déclinaisons ou contestations romanesques du récit sociétal de l’invasion musulmane partagent cependant une sensibilité commune : elles déplorent la ruine d’une civilisation occidentale malade. Elles montrent en ce sens, sur le plan théorique, à quel point l’imaginaire social, par l’entremise duquel les sociétés se pensent, se perçoivent et se racontent, est une force instituante à la fois cohérente et plurielle, un ensemble de représentations du monde non seulement ordonné mais aussi fracturé, produit des luttes et des tensions qui « font » la vie sociale ; sur le plan historique, elles rappellent combien nos sociétés actuelles, qui ont visiblement beaucoup de mal « à s’imaginer comme le début de quelque chose[70] », sont hantées par l’image de leur propre déclin.