Corps de l’article

La sociocritique a ses espaces de prédilection – le roman, particulièrement celui du xixe siècle, et son incipit – que Claude Duchet a grandement contribué à cartographier. Elle est loin pourtant de se circonscrire à ce que l’on pourrait considérer comme son royaume. Tout texte, littéraire ou non, est son domaine, et elle a par exemple fait depuis longtemps la preuve de sa fécondité en poésie[1]. Bien que le texte écrit s’y double d’une partition non verbale, le théâtre ne fait pas exception à la règle[2]. Là encore, les travaux de Claude Duchet furent primordiaux et fondateurs. Il n’est pas indifférent toutefois que le corpus théâtral qu’il a choisi d’étudier, en l’occurrence le premier des deux volumes en prose de Un spectacle dans un fauteuil d’Alfred de Musset, revête un statut ambivalent, dans la mesure où il est constitué de textes hautement dramatiques, mais que leur auteur n’avait pas écrits en vue d’une représentation immédiate. Les pièces de Musset directement composées pour la scène n’ont en revanche pas retenu l’attention de Claude Duchet (en particulier Bettine et Louison). Ce choix invite donc à s’interroger sur les spécificités de la démarche sociocritique appliquée au théâtre tout autant que sur la dramaturgie mussétienne et ses évolutions ou ses constantes.

Il importe dès lors de retracer l’apport de Claude Duchet aux études sur Musset et de rappeler quelles furent les propositions à partir desquelles s’est construit un discours théorique sur l’oeuvre et, en particulier, sur le théâtre de Musset. À partir de ces prolégomènes, on retiendra quelques grands aspects de la sociocritique appliquée au théâtre en l’illustrant par une lecture sociocritique de l’une des pièces les plus originales du répertoire de Musset : Le chandelier.

Claude Duchet lecteur de Musset

Au début des années 1960, les études consacrées à Musset étaient globalement séparées en deux grandes tendances. La première, soumise au régime de la projection autobiographique, provenait d’un long héritage que la seconde moitié du xixe siècle avait transmis à la critique, en particulier par l’entremise de Paul de Musset puis Arvède Barine ; la seconde, centrée sur les sources, les influences et une poétique des genres, s’inscrivait dans le sillage des grands travaux de Lafoscade sur le théâtre de Musset. Certes, en 1957, le poète surréaliste Philippe Soupault, avec sa sensibilité personnelle, avait tenté de désenclaver Musset de la gangue d’un romantisme trop sentimental pour être honnête en publiant un Alfred de Musset dans la collection « Poètes d’aujourd’hui »[3]. Contemporaine de cette publication, la parution en 1957 des Poésies de Musset dans la « Bibliothèque de la Pléiade », éditées par Maurice Allem, n’apportait pas de réponse satisfaisante à la compréhension des phénomènes de dialogue entre les vers et la société et, surtout, n’étudiait pas la densité sociétale de la poésie de Musset, en particulier ce qu’on peut appeler sa poésie de circonstance, qui est en vérité une poésie de réaction au contexte social (« Secrètes pensées de Rafaël », « Dédicace » de La coupe et les lèvres, « Stances à la Malibran », « Le 13 juillet », etc.).

Du côté du théâtre, Jean Vilar et Gaston Baty avaient réussi à faire entendre le théâtre de Musset autrement, à montrer la violence des rapports sociaux que les comédies dramatiques et les deux drames (André del Sarto, Lorenzaccio) portent en eux. Mais le travail de mise en scène, alors séparé des études strictement littéraires, n’avait pas encore nourri certaines interprétations de la nouvelle critique. Dans les années 1930 et 1940, on était alors loin de ce que la sociocritique nomme « la poétique de la sociabilité, inséparable d’une lecture de l’idéologique dans sa spécificité textuelle[4] ». Puis vint Claude Duchet. En 1962, son article fondateur et fondamental, « Musset et la politique »[5], est apparu comme une petite révolution dans le champ des études mussétiennes. Le sous-titre porte en lui une dimension programmatique : « Formation des idées et des thèmes : 1823-1833 ». En scrutant la présence du politique dans le texte, et en particulier dans Lorenzaccio, Claude Duchet déplaçait le projecteur sur un aspect de l’oeuvre de Musset peu abordé à cause d’a priori autant idéologiques qu’esthétiques : la dimension sociale de l’écriture du poète. Cet article est un point de départ, à partir duquel on peut recomposer l’itinéraire de son auteur dans le monde de Musset. Chronologiquement, tous les travaux de Claude Duchet sur Musset ne portent pas sur le théâtre, mais ils ne seront pas exclus de notre approche. Après l’article de 1962, en 1968, Claude Duchet préface l’édition de La confession d’un enfant du siècle, établie par Maurice Allem pour les éditions Garnier[6], édition qui offre une approche moins théoricienne qu’historienne et qui prouve qu’on peut articuler l’histoire de la littérature à la sociocritique, sans pour autant vouer aux gémonies la part autobiographique que contient l’oeuvre. S’ajoute à cette édition le chapitre « Alfred de Musset » que Claude Duchet rédige pour le tome quatre du Manuel d’histoire littéraire de la France publié en 1972-1973[7]. Ce texte de vingt pages est la quintessence de la lecture que Claude Duchet a pu donner de Musset à partir d’une approche sociohistorique nourrie de la théorie de la sociocritique qu’il avait formulée en 1971[8]. Outre qu’il s’agit d’un texte inspiré sur le plan du style, Duchet situe précisément Musset dans la réception du romantisme et fournit de précieuses orientations pour comprendre la lecture critique que Musset fait de son temps, grâce à ce qu’on pourrait nommer « trois modalités de la subjectivité malheureuse »[9] : 1. la théâtralisation de la poésie ; 2. le dolorisme (mis en scène, mis en forme) ; 3. l’ironie. Dans ce chapitre, Claude Duchet montre comment l’oeuvre de Musset illustre la formule de Lukács sur le fonctionnement de l’ironie dans le roman à l’âge romantique : « [M]ouvement par lequel la subjectivité se reconnaît et s’abolit[10]. » Subjectivité qui se heurte au social, qu’elle est contrainte de traverser pour rencontrer le coeur du questionnement mussétien : le mal.

En 1978 paraît un autre article décisif pour la compréhension et la contextualisation du théâtre de Musset. Publié dans les actes d’une journée d’études, « Une dramaturgie de la parole » étudie la fonction sociale et dramaturgique de la parole à partir de l’exemple des Caprices de Marianne et de Lorenzaccio[11]. Cet article est republié avec quelques modifications sous le titre « Théâtre et sociocritique : la crise de la parole dans deux pièces de Musset » en 1979[12]. Dans cette étude, la parole est envisagée « comme un élément scénique relevant d’un système sémiotique, la parole ne perd[ant] pas pour autant sa signification symbolique, celle dont la revêt tel moment du social et de l’histoire qui en règle l’emploi, le rituel, la créance[13] ». Ces deux derniers travaux adoptent une lecture plus franchement sociocritique que la « Préface » de 1968 à La confession d’un enfant du siècle et le chapitre consacré à Musset dans le Manuel d’histoire littéraire de la France[14].

L’approche sociocritique de Musset par Claude Duchet a permis de réévaluer au moins trois aspects de la dramaturgie mussétienne et, plus généralement, de penser le rapport problématique entre l’oeuvre de Musset et le discours sur le social. Le premier est celui qu’on peut nommer le régime du paradoxe soit, selon Claude Duchet, « la contradiction manifeste entre ses déclarations d’intention [celles de Musset] et la réalité de ce qu’il [Musset] écrit, et qui baigne dans la politique[15] ». Cette analyse s’appuie sur un phénomène de distorsion entre les affirmations de Musset, qui refusait de s’engager dans un combat politique, en particulier dans ses vers, et la forte portée politique et historique de pièces comme Lorenzaccio ou d’oeuvres comme La confession d’un enfant du siècle. L’approche que propose Claude Duchet est donc une manière de dépasser les contradictions et, essentiellement, d’interpréter les déclarations d’intention de Musset comme l’expression des failles d’un système social. Cette réflexion sur le positionnement idéologique de Musset trouve des réponses dans une réflexion sur l’aristocratie, dont Claude Duchet pose les enjeux dans son article de 1962.

Le second aspect concerne le positionnement idéologique de Musset face au siècle. Dans chacun de ses travaux, Claude Duchet s’est interrogé sur la notion de siècle, telle que l’emploie Musset dans La confession d’un enfant du siècle, rappelant que le régime historique hérité de la Révolution avait chamboulé en profondeur à la fois l’empan sémantique du terme et sa valeur symbolique. Il faut préciser ici que, selon Claude Duchet, le xixe siècle est le siècle, qu’il n’y avait pas de siècle avant celui-ci hormis sous la forme du « siècle de Périclès » ou du « siècle de Louis XIV » (c’est-à-dire prédéfinis), que le xixe est le siècle qui se pense comme siècle[16]. Dans La confession d’un enfant du siècle, le mot siècle a « pr[is] une coloration affective, historique, morale et polémique[17] ». Cette polémique va jusqu’à créer une équivalence entre siècle (« le siècle présent, en un mot[18] ») et perte ou absence de foi, mais aussi jusqu’à produire autour du terme une contamination entre profane et sacré. Claude Duchet ne situe pas le conflit moderne de l’individu et de la société uniquement après 1830 : il en lit les symptômes dans la période qui précède. Il rapproche toutefois, à juste titre, Musset de Nerval, Flaubert et Baudelaire, autour de la question du scepticisme, de l’incertitude, de l’« époque étrange » que le narrateur de Sylvie évoque au début de son récit[19]. Ces considérations sur le positionnement idéologique de Musset dans son siècle s’accompagnent d’une réflexion sur les hiérarchies et les rapports de force sociaux que met en oeuvre son théâtre.

Le troisième aspect concerne le lien entre parole et sens ou, plus généralement, la lecture du théâtre comme lieu d’écoute : « Lire le théâtre, c’est être à l’écoute[20]. » Dans son article « La dramaturgie de la parole », Claude Duchet a mis au jour la manière dont le théâtre de Musset offre des perspectives métadiscursives et sociales à travers sa mise en accusation ou, à tout le moins, la mise en doute de la parole comme mode d’accès à la vérité. Un spectacle dans un fauteuil, en particulier la seconde livraison, en prose, porte sa théâtralité en soi, oblige en quelque sorte à l’écoute visuelle et met la parole en représentation. À partir de son enquête sur la parole, menée dans Lorenzaccio et Les caprices de Marianne, Claude Duchet a établi une typologie bipartite : ceux qui croient en la parole, en son efficience, en sa vertu, en sa capacité à changer le monde – c’est ce qu’on pourrait appeler la parole idéaliste –, ceux qui pensent que la parole peut apporter la justice et accéder à la vérité. En face des idéalistes, Claude Duchet situe les pragmatiques, qui n’accordent pas de valeur à la parole autre que circonstancielle. De cette partition en deux ensembles, Claude Duchet a tiré des observations plus globales entre la valeur de la parole et celle de l’action, le parler et l’agir, celui-ci entraînant souvent chez Musset des conséquences fatales. Que faire dans ce schéma de la parole lyrique, la seule qui, sans doute, aux yeux de Musset, pourrait porter une vérité ? « Dans la parole lyrique », écrit Claude Duchet, « les mots conservent toujours quelque trace de leur vertu ancienne, quelque reflet de cette langue originelle, d’avant “l’enclume” de l’histoire, où ils étaient les choses mêmes et nommaient des valeurs authentiques[21] ».

Ces différents apports ont donné lieu à de nombreux travaux ultérieurs sur Musset, directement inspirés des propositions de Claude Duchet[22]. Dans la perspective qui est la nôtre, on peut se demander comment appliquer aux comédies de Musset, celles qui ne sont ni historiques ni dramatiques, une lecture sociocritique. Ceci nous amène tout d’abord à commenter le choix qu’a fait Claude Duchet d’étudier en particulier Les caprices de Marianne et Lorenzaccio, qui ont en commun d’avoir un cadre italien et de se dérouler lors de la Renaissance. Choisies sans doute pour l’écart entre l’éloignement spatiotemporel et la proximité du discours social avec leur temps – le début de la monarchie de Juillet –, elles permettent particulièrement bien de mettre au jour « les rapports entre l’individu et la société, et plus précisément l’insertion de l’homme dans la cité, dans une communauté organisée selon des lois[23] ». Lorenzaccio offre même un cas exemplaire pour étudier la situation d’un individu dans une cité et une société donnée, et emblématise ce que Claude Duchet voit comme un thème nourricier du théâtre de Musset : « [L]a quête d’une socialité absente de la société et refusée par elle[24]. » Si l’objectif de la sociocritique est l’étude sociohistorique des représentations, on peut se demander pourquoi Claude Duchet a marqué une sorte de délimitation entre ce qu’il nomme le « monde théâtral de Musset, de 1833-1834, [qui] affirme la solitude et la cruauté[25] », et les pièces écrites après la crise de Venise. En somme, les principes sociocritiques appliqués à des pièces à fin heureuse sont-ils efficients pour dire un monde où la vérité individuelle achoppe constamment face aux nouveaux enjeux sociaux ?

Lecture sociocritique du Chandelier[26]

En conclusion du chapitre qu’il lui consacre dans le Manuel d’histoire littéraire de la France, Claude Duchet invite à « relire Musset, tout Musset[27] », et son analyse des Caprices de Marianne et de Lorenzaccio y convie également. La « dramaturgie de la parole » qu’il a mise au jour est en effet à l’oeuvre, non seulement dans l’ensemble de Un spectacle dans un fauteuil (vers et prose), mais aussi dans le second versant du théâtre mussétien. Plus nettement tendu vers la possibilité de la représentation (même si Un spectacle dans un fauteuil avait déjà la scène pour horizon[28]), il est aussi moins ouvertement historique, et donc politique, que Lorenzaccio.

Le chandelier, première pièce de Musset représentable sans changements structurels majeurs depuis La nuit vénitienne, en est l’exemple : ce sont bien les moyens propres au théâtre, et au théâtre joué, qui portent la socialité du texte, dans la mesure où la comédie met en doute la possibilité de tenir publiquement une parole intime et sincère dans une société où règne l’hypocrisie, dans tous les sens du terme, y compris son sens étymologique. De même que le « chandelier » est un indice vivant fabriqué par Clavaroche et Jacqueline pour détourner les foudres de maître André, le mari jaloux, les codes de la comédie moliéresque et du lyrisme romantique détournent vers des signes sentimentaux un sens historique et social, qui s’ignore peut-être.

Plusieurs de ces signes invitent à une lecture sociocritique de la pièce. L’une des variantes introduites en 1848, lorsqu’il s’est agi de faire jouer sur les planches du Théâtre-Historique de Dumas une comédie écrite treize ans plus tôt, le suggère. Dans la version de 1835, maître André achetait une effigie de l’Empereur pour sceller sa réconciliation avec Jacqueline : « [J]’ai rapporté dans ma poche un petit Napoléon en sucre ; je veux le mettre sur ma cheminée en signe de réconciliation, et toutes les fois que je le regarderai, j’en aimerai cent fois plus ma femme[29] » ; en 1848, ce Napoléon devient « un petit Amour en sucre[30] » bien plus inoffensif, et qui, en faisant disparaître l’un des rares chronosèmes de la pièce, déshistoricise l’intrigue d’autant plus aisément qu’elle est située dans une petite ville de province où le temps semble arrêté, et où l’on parle une langue volontiers archaïsante que caractérisent dès la scène d’exposition les exclamations du notaire : « La peste soit de l’endormie » (C, 329) ; « Vertu de ma vie » (C, 330). À peine le reproche de Jacqueline : « [J]’en suis sûre, vous aurez eu quelque querelle à ce café où vous allez » (C, 330), indique-t-il que les événements ne peuvent se dérouler avant la seconde moitié du xviiie siècle. Pourtant, en dépit de cet ancrage chronologique brouillé et de la substitution d’un signe mythologique et sentimental (le « petit Amour ») à un signe historique et politique (le « petit Napoléon »), ce sont bien les désillusions des enfants du siècle qui sont données à penser, à entendre et à voir, à travers les deux ressorts théâtraux que sont la parole et la place des corps dans l’espace.

Musset ne cesse en effet de scruter les apories du langage verbal et non verbal : « Seigneur mon Dieu, je n’ai que des larmes », déplore Fortunio (C, 357) ; « Les larmes prouvent-elles qu’on aime ? » (C, 357). Tout l’enjeu de la pièce réside donc dans l’invention d’une parole à la fois authentique et audible, recevable socialement et éthiquement. En ce sens, le théâtre de Musset est bien devenu, comme l’écrivait Claude Duchet, le lieu du compromis : « [S]i “dire les choses est impossible”, on ne peut aboutir qu’au refus d’écrire, ou consentir à l’insignifiance, au compromis (un peu ce que deviendra le théâtre de Musset)[31]. » Mais il s’agirait alors d’un compromis moins consenti que questionné, du moins en 1835 (le jugement de Claude Duchet s’applique en revanche très exactement au Songe d’Auguste). Ce compromis se joue ici dans l’articulation du verbe et de l’espace, c’est-à-dire dans la matière même du théâtre.

Des paroles

Sur le plan verbal tout d’abord, l’interrogation sur la capacité de la parole à dire l’intime sans le fausser, bien qu’elle soit a priori strictement individuelle, est traversée par des formes culturelles de discours, donc collectives. La première de ces formes est d’ordre comique, et réside dans les énoncés parémiques qui émaillent le dialogue. Le clerc Guillaume qui, à bien des égards, est l’antithèse de Fortunio, en est particulièrement friand. Il se plaît à asséner de bonnes grosses banalités d’un ton qui ne souffre pas la contradiction : « De son prochain, du roi et des femmes, il n’en faut pas souffler le mot » (C, 339) ; « Tous les militaires se ressemblent ; qui en aime un en aime cent » (C, 340). Lorsqu’il raille les rêveries de Fortunio, c’est encore à une forme proverbiale qu’il recourt : « Que te revient-il de ce conte ? D’être Gros-Jean comme devant » (C, 340). Bien que plus fine, la servante Madelon en use aussi, lorsqu’elle apprend à sa maîtresse que Fortunio n’a d’yeux que pour elle : « Un chien regarde bien un évêque, et il y en a qui disent que l’évêque n’est pas fâché d’être regardé du chien » (C, 342). Clavaroche, lui, se plaint de la force contraignante des proverbes, qui édictent une ligne de conduite à laquelle il ne peut se soustraire sans déroger au rôle d’amant valeureux qui lui est assigné dans le couple qu’il forme avec Jacqueline, couple illégitime, mais tout aussi codifié que la conjugalité : « La difficulté est en possession, depuis qu’il y a des proverbes, du privilège d’augmenter le plaisir, et le vent de bise se fâcherait si, en vous coupant le visage, il ne croyait vous donner du coeur » (C, 347). Jacqueline, enfin, lorsqu’elle veut dissimuler ses véritables intentions, se retranche derrière le rempart commode des vérités générales. Pour encourager Fortunio à s’exposer, elle lui conseille de « se souv[e]n[ir] d’un proverbe espagnol qui mène loin ceux qui le suivent : Aux audacieux, Dieu prête la main » (C, 346), et, pour sonder Madelon sur les sentiments du futur chandelier, elle feint de croire sa servante amoureuse du jeune clerc et la taquine : « Prenez garde à vous, Madelon, ces anges-là font déchoir les filles » (C, 342). L’énoncé parémique, ici, croise les souvenirs romantiques de l’« Éloa » de Vigny.

La seconde forme de discours culturel qui vient mettre en question la possibilité de la véridicité est d’ordre lyrique, et réside dans l’énoncé ritualisé qu’est la chanson de Fortunio. Si celle-ci est l’expression de son for intérieur, elle répond à une sollicitation extérieure, à une coutume, celle de la chanson qui vient égayer la fin d’un repas, et est en principe chantée par l’enfant de la famille (dans la nouvelle Margot, l’héroïne, dernière des neuf enfants d’un couple de riches paysans beaucerons, « vers[e] à boire et chant[e] la chanson au dessert[32] »). Le texte même de la chanson signale cette extériorité, dans la mesure où Fortunio intègre sciemment les poncifs du genre : « Nous allons chanter à la ronde, / Si vous voulez, / Que je l’adore, et qu’elle est blonde / Comme les blés » (C, 354).

Le point commun de tous ces discours, qui constituent en quelque sorte le fonds commun de la parole, est qu’ils sont sous-tendus par une conscience aiguë de la hiérarchie : ils entérinent la supériorité de Dieu, du roi et de l’évêque, l’infériorité du paysan rustaud (« Gros-Jean »), la fragilité des filles menacées de déchoir et la solidarité des corps constitués qui va jusqu’à l’indistinction des individus dont ils sont composés (les militaires). Pour ne pas subir cette hiérarchie, peut-être, la chanson la sublime en la revendiquant sous une forme culturellement valorisante, celle de la soumission courtoise du chevalier à sa dame : « Je fais ce que sa fantaisie / Veut m’ordonner, / Et je puis, s’il lui faut ma vie, / La lui donner » (C, 354). Il apparaît ainsi que Fortunio, pour exister par la parole, n’a d’autre choix que d’habiter verbalement le lieu commun, ou celui de se taire.

et des places

De fait, la difficulté de Fortunio à s’exprimer n’est pas seulement due à une disposition psychique qui lui serait propre, à une timidité paralysante, mais aussi, et peut-être surtout, à son identité sociale intermédiaire, instable et mal définie, sur le triple plan de l’âge, du genre et du rang. C’est un très jeune homme, et Pierre Laforgue a montré que le jeune homme qui naît en littérature en 1830 « rôde à [l]a périphérie [de la société], tel l’éphèbe athénien, sans y pouvoir entrer[33] ». Fortunio semble ne pouvoir entrer pleinement dans la société des adultes sauf à en accepter les compromissions ; on ne cesse de le qualifier d’« enfant », avec tout de même une légère pointe de doute de la part de Jacqueline qui lui demande : « Vous êtes un enfant, n’est-ce pas ? » (C, 344), qualification que lui-même brandit, tel l’agneau de la fable, pour garantir l’innocence, et donc la véridicité de sa parole : « Je suis un enfant né d’hier » (C, 357).

Sa jeunesse est redoublée par son aspect féminin, ce que suggèrent les remarques des femmes sur sa chevelure et sa tournure, qui connotent une coquetterie gracile : Madelon nous apprend qu’il est « propre et bien peigné » (C, 342) et Jacqueline admet qu’« [i]l n’est pas mal tourné […] avec ses cheveux sur l’oreille et son petit air innocent » (C, 342). Sur ce point, l’histoire des représentations confirme ce que suggère le texte : comme celui de Lorenzaccio, ou celui de Chérubin avant eux, le rôle de Fortunio a d’abord été confié à des femmes.

Enfin, le personnage est à la marge des corps constitués. Il s’oppose au militaire Clavaroche, mais aussi à Landry et à Guillaume, les deux autres clercs de maître André, peut-être en raison de ses origines sociales qui semblent légèrement supérieures aux leurs, puisque c’est l’un des traits par lesquels Madelon et maître André le distinguent de ses collègues : la servante précise que « son père est un riche orfèvre » (C, 342) et le notaire qu’« il est […] de bonne famille, et [que] ses parents l’ont bien élevé » (C, 350). Le soin qu’il apporte à sa mise et à sa chevelure – alors que les deux autres clercs n’ont aucune allure, donc aucune chance de représentation sociale efficiente – reflète cette appartenance sociale distincte. En tant que troisième clerc, il est néanmoins maintenu, plus que Landry et Guillaume, dans une position ancillaire : Jacqueline lui imagine une amourette avec Madelon, lui donne des ordres et lui assigne explicitement un emploi de domestique, qui est aussi un emploi féminin, lorsqu’elle lui décrit le rôle de commissionnaire secret qu’elle voudrait le voir jouer auprès d’elle : « Il recevrait alors sans scrupule, adroitement comme une jeune soubrette, une bourse dont il saurait l’emploi » (C, 346). La figure de l’amoureux transi peut ainsi se lire comme la réversion au plan sentimental d’une infériorité sociale à la fois trop dévalorisante et trop vague pour être appréhendée frontalement.

L’attitude courtoise qu’adopte Fortunio, manifestée par son agenouillement (C, 356), est par conséquent une position – physique, mais aussi sociale –, que le jeune homme s’invente pour obtenir une reconnaissance que la parole, trop galvaudée, ne peut à elle seule lui assurer : « Non ! », déclare-t-il à Jacqueline, « je ne me lèverai pas, je ne quitterai pas cette place, que ne croyiez à mes paroles » (C, 357 ; nous soulignons). Tout est en effet affaire de places dans Le chandelier. C’est une place que Jacqueline promet à Fortunio en récompense de ses services (« Vous comprenez qu’il faudrait que sa place fût à la table et au salon ? » ; C, 346) et c’est la place qui lui est accordée qui fait la joie du jeune homme (« [e]lle m’a fait mettre à table à côté d’elle » ; C, 355). Mais les personnages évoluent dans une société bourgeoise et provinciale stagnante, où toutes les places sont saturées, et où il n’est plus possible de les obtenir par l’action ou par l’héroïsme. Les souvenirs impériaux sont en effet systématiquement dévalués, non seulement par la mention du ridicule « petit Napoléon en sucre » qui fait de l’effigie du conquérant un garant de la paix conjugale, mais aussi par l’amertume de Fortunio, qui sait que le soleil d’Austerlitz ne brillera pas pour lui : « Est-ce à une parade que votre sourire m’avait félicité de la beauté de mon cheval ? Est-ce le soleil, dardant sur mon casque, qui vous avait ébloui les yeux ? Je sortais d’une salle obscure, d’où je suivais depuis deux ans vos promenades dans une allée ; j’étais un pauvre dernier clerc qui s’ingérait de pleurer en silence » (C, 371). Aussi n’envisage-t-il pas de conquête autre que sentimentale. Une formule figée de sa chanson le laisse entendre : « Je ne saurais pour un empire / Vous la nommer » (C, 354). Même la vie militaire est marquée par l’immobilisme, et c’est l’unique raison pour laquelle Clavaroche est devenu l’amant de Jacqueline : « [L]a garnison dure six mois ; on ne peut pas toujours aller au café ; les comédiens de province ennuient ; on se regarde dans un miroir, et on ne veut pas être beau pour rien. Jacqueline a la taille fine ; c’est ainsi qu’on prend patience, et qu’on s’accommode de tout sans trop faire le difficile » (C, 347).

Dans un tel contexte, la conquête d’une place ne peut se faire que par l’éviction de l’autre. Clavaroche est tout désigné pour être la victime de ce mécanisme d’exclusion dans la mesure où, dès le début de la pièce, il se dit dans « une position fausse » (C, 335), celle d’un personnage déjà anachronique : relégué dans l’armoire de Jacqueline, il se compare à « une curiosité d’histoire naturelle dans un bocal d’esprit-de-vin » (C, 335), créature naturalisée qui est autant le souvenir du don Carlos de Hernani que la rémanence d’une gloire militaire périmée. Ainsi, il n’est pas surprenant qu’à la dernière scène il soit ravalé au rang subalterne qu’occupait jusque-là Fortunio, comme le signifient la dernière réplique – « Cette chanson-là est bien vieille ; chantez donc, monsieur Clavaroche ! » (C, 375) – mais aussi le recours au mécanisme théâtral des entrées et des sorties sur lequel, quelques années plus tard, Musset fondera toute la dynamique de Il faut qu’une porte soit ouverte ou fermée. L’officier annonce en effet : « Si votre clerc ne sort de la maison, j’en sortirai tantôt moi-même » (C, 374). Autant sinon plus que le dialogue, c’est ainsi la place des corps sur la scène qui a du sens.

« L’apprentissage du monde » que fait Fortunio est un apprentissage de l’extimité, donc d’une parole hybride, entre la sincérité et le cynisme, entre le sentimental et le social. L’amertume de son expérience est celle qu’explorait déjà « Les voeux stériles », et dont l’analyse se poursuit dans La confession d’un enfant du siècle. Mais elle se dit avec une acuité particulière, dans la forme hybride qu’est le théâtre en soi, et plus encore dans le théâtre de Musset en 1835, qui s’écrit encore dans l’intimité du livre, mais se projette très nettement dans l’espace collectif de la représentation scénique. Et cette hybridité, la sociocritique mieux qu’aucune autre approche permet de la mettre au jour, dans la mesure où, comme le geste théâtral, elle replace le texte dans le monde. La méthode critique mise en oeuvre par Claude Duchet appliquée à certaines pièces de Musset fonctionnerait aussi pour l’oeuvre en prose, en particulier les Contes et Nouvelles, dans la mesure où les signes de socialité, tels que Claude Duchet les a étudiés dans On ne badine pas avec l’amour ou Les caprices de Marianne, subsument un discours critique, voire ironique, sur la monarchie de Juillet et sa comédie sociale permanente. L’un des apports majeurs des lectures sociocritiques de Claude Duchet est d’avoir montré que le politique n’est jamais délié du social dans l’oeuvre de Musset, et partant d’avoir désenclavé celle-ci d’une lecture tout uniment sentimentale et anecdotique.