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Paris. Puissante impression d’avoir vécu d’un côté chaotique de l’humanité, extrêmement pauvre, mais tellement plus chaleureux que ce côté plus organisé où je suis arrivé, plus riche, mais aussi plus froid. Je voyage pour comprendre le monde et me comprendre un peu mieux. J’ai aimé l’Asie. Asie des fillettes avec sur leur tête des seaux plein d’eau. Asie des garçons transporteurs de fardeaux. Asie des vendeurs et des marchands et des crieurs publics. Asie des regards doux et foncés, des crachats et des toux profondes, des thorax frêles et cassants. Asie de la survivance depuis cent mille ans et plus. Asie des rickshaws usagés qui foncent dans la foule avec un bruit de clochettes. Asie des Hindous priant Bouddha. Asie des Bouddhistes tranquilles devant Shiva. Asie des sentiers de pierres millénaires. Asie des chiens qui se battent la nuit pour des pigeons morts avec des crocs ruisselants sous la lune d’Orient qui croît à la même vitesse que la lune d’Occident, mais si différemment. Asie des coups de klaxons et des sourires éclatants, des visages émus devant les rêves inassouvis. Asie de tout et de rien. Asie d’humains, d’humains, d’humains.
Paris, ville « lumière ». Paris ville française qui s’américanise cependant à un rythme effrayant. Paris, ville de joie !
Son sourire est plus grand que la France. Il peut pleuvoir des grêlons et faire plein hiver à Paris, elle tombe dans ma vie et c’est le printemps ! Tous les Français qui ne me souriaient pas se mettent à être aussi gentils que des Népalais. Qu’est-ce qui se passe ? Cette fille avec des yeux d’un bleu comme il n’en existe pas dans Paris, cette fille m’éblouit. Nous marchons en nous racontant nos vies. Des chauffeurs de taxi excités veulent nous conduire n’importe où, là où nous voulons. Mais qu’est-ce qu’ils ont tous ? C’est elle, elle, elle ! qui inonde tout le Paris d’hiver avec sa joie d’avoir traversé l’Atlantique en sept heures.
Elle avale un plat qui ressemble à une lasagne. Je la regarde manger avec appétit. Nos buvons de ce vin qui n’existe pas ailleurs au monde, qui est toujours bon même dans les bistros qui valent cinq sous. Nous remontons la rue Mouffetard. Je vois des fleurs que je n’avais encore jamais vues. Je mange des fraises provenant du sud de la France, à cinquante cents la queue. C’est bon ! Ma compagne s’empiffre elle aussi. Nous nous arrêtons dans une boutique d’internautes tenue par des Indiens absolument affables comme savent l’être les Hindous et nous écrivons à ceux et celles que nous aimons pour leur dire que pendant son vol trans-atlantique, mon amie ne s’est pas perdue dans les nuages, aspirée par un trou noir. Nous frôlons l’église de Saint-Étienne-du-Mont où repose le fameux Pascal, mathématicien et mystique qui dit oui à un pari qui tient toujours. Nous aboutissons là où aboutissent à peu près tous les touristes, sur le boulevard Saint-Germain où nous allons voir un film parisien plein de Français qui se déroule dans Paris avec Audrey Tautou comme actrice principale. Paris ! Nous sanglotons parce que ce film-là est plein de tendresse. Nous nous disons que nous rêvons. Est-ce possible que des Parisiens puissent être si tendres ? Même une vieille mémé montre un sein digne dans ce film. Faut le faire ! Nos âmes allégées, nous ressortons pour aller manger des huîtres dans un restaurant situé juste devant la boutique d’un marchand de fleurs qui embaument. Le serveur se moque de mon accent, mais devient soudainement serviable quand la beauté qui m’accompagne lui demande d’ajouter de l’eau dans son verre. Le gars ne se peut plus. Même le proprio vient embrasser la main de ma compagne de table. Paris s’illumine même s’il a grêlé, même s’il gèle à pierre fendre. Nous nous rendons à la Sainte-Chapelle pour entendre un concerto pour clarinette de Mozart. Le plafond de l’église est tellement haut que je me dis que la musique doit sûrement provenir de ce ciel-là. Nous ressortons, transis de joie, mais aussi de froid parce que la salle était loin d’être chauffée ! Retournons sur Mouffetard. Si on avalait des crêpes pour dessert ? Ah, oui ! Dans un resto, place de la Contrescarpe, nous commandons des crêpes. Dans la salle voisine, des jazzmen se mettent en branle. Face à eux, Emmanuelle Béart en personne, assise avec des amis, toute menue dans sa beauté blonde. À sa santé, nous buvons deux kirs et deux Baileys qui nous coûtent la peau des fesses. Paris est une fête ! Nous rentrons à l’hôtel, en nous remerciant mutuellement de vivre.
Cette bougre de fille séduit tout le monde, les serveurs et les serveuses, mais plus spécialement les policiers. Quand elle demande quelque chose, en se servant du fond du bleu de ses yeux d’outre-atlantique, on lui propose la lune. Il se produit une telle lumière quand elle sourit que les plus grands, les plus costauds et les plus sérieux des gendarmes se répandent en explications à propos d’un bistro où il y aurait des moules et pis des frites, des frites et pis des moules. Nous nous trouvons dans les environs de La Madeleine. Dans ce quartier, il y a des édifices et des boutiques de souliers chics, mais selon toutes les apparences, personne ne s’y arrête pour se restaurer. Les policiers continuent toutefois de se répandre en explications au sujet d’un supposé bistro, dans une rue, par là, sur la gauche, de l’autre côté, en passant près du faubourg Saint-Honoré. On y sert apparemment des fruits de mer excellents ! Nous devons nous rapprocher du théâtre de la Madeleine où il nous faut être à 21 heures pour assister à La danse de mort de Strinberg. Charlotte Rampling y joue. Nous marchons vite. Ma compagne parisienne marche plus vite que moi, elle me devance et me perd. Moi, je me dis que si ça continue, je vais devoir me transformer en surmulot et aller grignoter quelques pousses de betteraves dans une cave des égouts de Paris pour me revigorer. Je la rejoins finalement. Nous nous résignons à repasser devant les gendarmes qui continuent de lui faire des sourires, à ma mie, des sourires de gars contents de leur vie et de leur métier. Nous trouvons un petit bistro tout à côté de la Madeleine. On nous sert des steaks. Ça bave, Yvette ! Ça boit du Brouilly, Julien ! Ça se termine par une crème brûlée. Le serveur sourit à ma compagne comme s’il avait vécu six semaines de trek dans le Sahara tout seul tout nu avec elle. Paris est tellement affable que je me dis qu’il y a anguille sous roche et que ce n’est pas normal. Cette fille aux yeux de chute Montmorency à l’automne convaincrait quinze millions de Parisiens que la vie, la vie, ça peut être autre chose qu’une pièce de théâtre de Strinberg.
Le lendemain, nous sautons dans un train et fonçons vers l’ouest de la France. L’intensité du bleu des yeux d’outre-atlantique passe à deux doigts de faire dérailler la locomotive. Le chef de gare était hypnotisé. Les contrôleurs sont sympathiques et ne se formalisent pas quand ils s’aperçoivent que nos tickets ne sont pas compostés. « Au-delà de cette limite, votre ticket n’est plus valable » ! Bientôt Rouen, sa gare, des croque-madame et des croque-monsieur et une jeune fille devant son comptoir, chez Europcar, qui me dévisage avec des yeux bleus moins intenses que ceux de ma compagne.
En Normandie, le temps est à la tempête. Moins douce France que d’habitude. Il y aurait même eu des chutes de neige imposantes dans les Vosges. Sacré pays de printemps nordique ! Nous découvrons un bord de mer avec des vagues vert bouteille qui polissent des marées de petits cailloux. Je me souviens de ma toute première fois en France. Étudiant, j’y étais venu par bateau. Parti de l’Angleterre, de Douvres plus précisément, je débarquais à Dieppe. Deux jours de route plus tard, sur le pouce, j’atterrissais à Saint-Aubin-sur-mer où des gens âgés envoyaient leurs enfants me serrer la main parce que j’étais apparemment Canadien et que la Seconde Guerre mondiale, elle avait été un peu gagnée par les Canadiens. Dans mon souvenir, un immense soleil rouge se couchait à ma gauche sur la mer de Normandie, tandis qu’une lune pleine se levait à ma droite. Conquis, je m’étais senti le cousin de ces astres qui sortent ou qui plongent impunément dans l’océan sans se mouiller.
Mais qu’est-ce que je fais ici, en France, accompagné par les yeux les plus séducteurs de la planète terre et mer réunis ? Est-ce que je boucle la boucle d’un long périple de voyageries qui m’a conduit aux portes de ma fin ? Le mont Saint-Michel n’est plus loin. Il vaut la peine de se laisser guérir par la France. Bientôt, j’entreverrai l’abbaye magique. Mes intestins seront comme neufs. Plus de sang pour remplir de grands sacs de plastique transparents. Beau caca d’amour bien formé. Je guérirai. Mais je veux faire plus que voir le mont Saint-Michel. Je veux le sentir, comme hier j’ai senti l’Atlantique sur une plage secouée par des vents violents, alors que les dernières lueurs du jour mettaient terriblement en évidence des nuages lourds, lourds et très bas, qui roulaient et poussaient tout ce qu’ils avaient dans le ventre.
Dans un restaurant trop chic pour les guenilles que nous portons, il y a comme un gala. La France, parfois, avec son poisson et ses entrées et ses huîtres et son foie de canard et son muscadet, ça peut être la fiesta ! J’avoue à cette fille aux yeux d’excursion absolument farfelus que c’est avec elle que je souhaite vivre les dernières expéditions de ma vie. Elle m’écoute en souriant. Rien n’a plus aucune espèce d’importance. Puissant bonheur d’être en compagnie d’une femme bleutée. Le jour d’après, elle achète des fruits dans un magasin. Je mange des bonbons en l’attendant. Nous poursuivons notre route. Tout à coup, des arbrisseaux en fleurs veulent nous embrasser. Bonheur puissant que je déguste comme on déguste pour la première fois des huîtres de Cancale. Les odeurs de cette terre maritime m’enivrent. Le ciel et la mer se trouvent sans contredit dans les yeux de cette fille qui s’exclame et sourit et s’enthousiasme même quand il s’agit d’aller faire un petit pipi.
Je ne croyais pas que cela m’arriverait un jour. Cette fille, c’est mon alter ego, mon alterégoune, grande voyageuse devant l’Éternel, coureuse de glaciers et de glacières capable de vendre des popsicles aux otaries et autres beautés des mers alaskiennes. Elle me met en joie, elle me donne des joies. Moment de grâce. Comme la fin d’une longue traversée en ski de fond dans une taïga glacée quand apparaît le bon port où il fait chaud. Grandiose ! Elle me rend heureux. Grandiose est le mot ! Je retiens ce mot comme on retient du bleu dramatique transporté par des yeux. Sens premier à ma quête de bleu. Sans cette harmonie entre nous, sans tous ces sourires, sans toute cette complicité dans les décisions, même les plus banales, le grandiose serait nain, je l’affirme !
Je remercie le ciel et l’esprit de Carl Gustav Jung, lui et sa notion de synchronicité. Il y eut dans mon existence une simultanéité événementielle signifiante qui me fait jubiler. Mon alter ego, c’est mon karma, ma destinée, ma rose au bois. Mais comment put-elle accepter de vagabonder avec moi ? Pourquoi moi, Seigneur, aurais-je envie de demander au ciel, un peu comme Job le demandait avant de voir un gros pouce divin fondre sur lui en le menaçant de l’écraser en grondant : « Parce que… T’es mon homme ! »
Ah, dis-moi que je ne t’invente pas, mon autre moi ! La vie fera-t-elle que nous jouerons à Kateri Tekakweeta et au père Albanel quelque part dans les méandres de la rivière Rupert ? Aux portes de la grande baie du mont Saint-Michel, je divague. Me voici en canot d’écorce sur la Rupert de mon pays, de l’autre côté de l’Atlantique. Je rêve. Je rêve que je l’aime, mon alterégoune. Je veux m’égarer avec elle sur une rivière nordique où les truites pèsent encore dix kilos. Je l’aime, je le redirai, encore et encore, et nous rirons de cette vie qui est la nôtre. Devrais-je rire de moi ? Peut-être…
Je suis heureux, si heureux en sa compagnie, même quand elle magasine ! Comme son rythme est le mien. J’aime me trouver tout simplement à ses côtés. Je prie le ciel de pouvoir encore parler, parler, parler et parler, discourir et délirer tout mon saoul à ses côtés, parce qu’alors, je réfléchis à la chance unique que j’ai de vivre en l’ayant connue.
J’avais un âge quasiment jurassique quand elle avait encore des érythrones dans les cheveux, de la clintonie printanière pendue au cou, du pigamon sur les doigts et, entre les orteils, des feuilles de quatre-temps à peine écloses. J’étais un archéoptéryx et je ne savais même pas voler. Je rampais comme une espèce de lézard précambrien. J’avais un seul poil tout droit sur la tête et ce n’était surtout pas une plume. J’aurais pu être l’ancêtre du castor de deux cents kilos, mais malgré toute cette préhistoire en moi, mon alterégoune me dévisage avec des yeux de lumière, des yeux de constellation provenant d’une autre galaxie, fondus à ma quête de bleu, à notre quête de bleu à tous les deux, du bleu terre comme du bleu de glace et de ciel. Même si j’ai le dos qui se voûte et même si mes dents chancellent et veulent tomber une à une dans de vieux caniveaux, dans de la pierraille de moraine frontale, formant des eskers qui sentent le vieux pichou, mon alterégoune me façonne une âme étonnamment de son âge, ce qui me permet de porter allègrement mon sac de montagnard comme un vrai Savoyard, de grimper en gambadant des pentes où il nous faut cramponner, le long d’arêtes glacières qui existaient au moment même où les mastodontes de l’Holocène étaient terrorisés par différentes espèces de carnivores. Suis-je le fruit d’un croisement ancestral entre un carnivore et un herbivore, moi dont les os pubiens relèvent quasiment de la Première Guerre mondiale, moi qui ai passé à deux doigts de participer à la guerre des Boers aux côtés d’un dénommé Baden Powell, moi qui pue l’aisselle rouillée quand je marche six ou sept heures d’affilée, alors que mon alterégoune grimpaille sans défaillir ni même être essoufflée des pics plus qu’abrupts tout en s’émerveillant à chaque brin d’herbe accroché à la roche comme par miracle ?
Goutte à goutte d’émerveillement. Coeur éclaté par la joie jusque sur les lunes de Jupiter. Ce n’est pas mon imagination qui entend mon alterégoune me dire qu’elle m’aime, bien que cet amour doive être chaste, chaste comme un altocumulus d’amphithéâtre, vu la différence de nos âges et de mes os à moitié pourris. C’est ce que je me dis si je me fie aux signaux plus ou moins obscurs qu’elle m’envoie. Mais cet amour dont elle m’affuble me fait battre des ailes comme un petit poulet, me projetant jusqu’à un nid perché sur un sommet de quatre mille mètres. Hauteur douce. Cime où me conduit doucement ma compagnonne. Nous marchons, avançons, escaladons des falaises dans lesquelles ont été créées des grottes en forme de vagin gigantesque, tout à côté de rimayes aux allures de divinités vulvaires. Je me sens aimé comme jamais par une alterégoune qui me permet de croire en ma propre espèce menacée ! J’adore les épilobes qui lui poussent dans les oreilles, la saxifrage qui lui sort par la bouche quand elle s’emmêle aux coloris pastel créés par le soleil couchant. Mon alterégoune, ma senteuse d’eskers arrondis, ma gigeuse harnachée pour grimper cent mille sommets de 8 000 mètres, m’aimes-tu comme je le hurle ?
Walk the line ! Walk the line ! dit-elle en riant, mais en riant jaune, son sein encore apparemment meurtri par ma main gauche impie jetée là pendant la nuit alors que je dormais. Mais oui, je dormais, je le jure ! monsieur le juge et madame la jugesse ! Monsieur le pape et madame la papesse, je vous le jure, sur la foi de mon peuple francophile qui ne croit plus en rien d’autre qu’en certains bas-prix chez Wall-Mart ou Réno-Dépôt, je le jure sur les raisins secs qui me restent comme donneurs de vie, je le jure, je ne fis rien qui dépendait de ma volonté lucide, juré craché dans la paume de tante Lucille qui racontait avec beaucoup de conviction à la radio des années 1960 des histoires salaces aux petits enfants.
Croix de bois, croix de fer, croix de guimauves brûlées, je le jure ! Je dormais. Mais dans mon rêve le pépé que je suis s’était créé toute une poupoune qui lui faisait les moumouneries les plus affriolantes, à faire brailler un âne comme à faire bramer un chantre de Palestrina. Je le jure ! Je n’avais conscience de rien. Je le jurerais même le cou dans la ligne de mire d’une guillotine tandis qu’un Robespierre de pacotille, le bras vengeur en train d’actionner le couperet, serait mort de rire. Je le jure, je rêvais comme un porcelet bienheureux dans les bras de sa Morphée, de son imam préféré, de sa grande prêtresse des actions sans mouvement parmi les plus salvatrices de la survie humaine. Je n’avais aucun contrôle direct sur mes actes ni sur cette main qui caressa le sein de mon alterégoune pendant quatre ou huit secondes. Mais cette main styliste au doigté délicat avait bel et bien caressé les seins d’autres femmes qui se réveillaient pendant que je dormais encore, et elles ne hurlaient pas, les coquines, puisque j’étais leur mari ou leur amant légal, attitré aux baisers nocturnes dont on ne se souvient même pas quand survient le matin faiblard, quand on revient de cette activité dinosaurienne antédiluvienne qui permet la perpétuation de l’espèce tout en n’atteignant que très difficilement le néocortex, coeur des paroles qui nous servent à étaler notre mémoire personnelle et collective. Je jure que mon alterégoune n’avait pas un si long hurlement d’effroi à faire subir à mon coeur chaviré pour que ma main gauche baladeuse aille se cacher ailleurs que dans son sac de couchage. Son sein lui piquait-il en lui donnant peut-être envie de fournir du lait afin d’assouvir la soif de tous les corbeaux jouisseurs qui croassaient à l’extérieur de notre petite tente portative montée sur une plage normande ? Morts de rire, elle et moi, comme les grands oiseaux noirs en attente d’un autre cri de la part de mon alterégoune ou d’un arrêt de la part de ma patate de pingouin qui allait me sortir de la gorge tellement elle battait vite et tout de travers…
Mon alterégoune a ri, superbe, mais elle garde tout de même depuis ce temps dans la tente des distances plus que respectables. Elle rit, ma belle de Cadix, malgré ce rêve qui m’a conduit jusque dans sa couche, tandis que dans ma couchette, il n’y avait qu’un scarabée mort-vivant emprisonné par une araignée qui lui tisse autour de la pipette une toile emberlificotée. Oh, madame l’avocate ! Oh, monsieur la pomme verte ! Me pardonnerez-vous, tandis qu’elle, mon alterégoune, elle oublie l’affaire tout en ne l’oubliant pas, m’obligeant à m’étendre de l’autre côté d’une ligne imaginaire extrêmement solide, une espèce de frontière plus étanche que dix murs de Berlin ou quatorze grands murs autour de Jérusalem et d’Israël en perdition face à son avenir en état de chicane perpétuelle. L’alterégoune de ma vie, chaque soir, avec le sourire, me répète : Walk the line ! me faisant comprendre qu’au delà de cette limite, mon ticket n’est plus aucunement valable. Je walk donc à l’intérieur de cette maudite ligne en faisant en sorte de préserver ma santé mentale, ce flot de pensées qui se baignent en prenant le thé dans la matière grise qui est encore mienne. Depuis, chaque jour que le bon Dieu ensoleille, tout à fait lucide de mes allées et venues, bien que parfois étourdi par des rêveries à faire frémir un mouflon de Dall en attente d’un grand saut de vingt mètres entre deux pics, je me répète : Walk the line, Mathusalem ! Sois digne comme un Johnny Cash, celui-là même qui est enterré avec sa guitare chromée dans un caveau d’Amérique ! Chante comme un Johnny Cash pour les prisonniers au lieu de jubiler à la vue de la première et dernière beauté qui passe ! Fais ton Moïse qui rêve encore d’un Nil asséché pour ne pas mourir noyé avec son petit panier d’osier ! Sois patient ! Cette ligne-là devrait bien un jour pouvoir être dépassée, transgressée, éliminée, bannie, effacée. Mais en attendant : Walk the line ! surtout à l’aube quand l’alterégoune éveillée par un de ses rêves les plus couillons raconte une histoire sexuelle à faire frémir la momie elle-même de Toutankhamon. Walk the line ! alterégoune de mes plus agréables discussions crépusculaires. Entre nous, c’est à la vie, à la mort ! À quel type d’olibrius de Martien beau comme l’Achille d’Homère peux-tu bien rêver quand tu t’envoles sur ton porte-poussière de sorcière en franchissant toutes les lignes Maginot les plus inimaginables du monde ? Ah, la conscience de l’inconscient qui, par définition, ne passe pas le mur du réveil, sauf par les grâces de l’immortelle poésie… Walkons nos lignes réciproques, mon alterégoune, et rions pendant que le rire me sauve du ridicule !
Je m’invente tout un cinéma avec toi, ma preneuse d’images, mon attrapeuse de rayons bleus, verts et turquoise, ceux d’une mer qui n’est pas si loin de la Méditerranée après tout. Coquette dans la pierraille, armée d’un oeil de verre grossissant, tu m’aides à réaliser un film mettant en scène des spectres joyeux tenus en équilibre entre les pôles appelés à fondre. Ô, ma donneuse de sensations fortes, mon assommeuse de mauvais temps parce que le soleil danse à perpétuité dans ta tête de danseuse africaine. Ô, ma charmeuse de crépuscules, ma meneuse de claques en claquepettes le dimanche matin, de la chassie au coin des quenoils écarquillés qui goûtent la framboise. Ô, ma dérapante et pétaradeuse en train de contempler de grands voiliers blancs, — oiseaux ou cirrus — les ailes répandues jusqu’en Équateur où la chaleur fait bouillir les états de conscience. Ô, mon excitée de la caméra, captes-tu la noblesse millénaire des hautes falaises d’Étretat, tandis que mon crâne de Cro-Magnon fait ce qu’il peut pour ne pas éclater, ce qui laisserait se répandre sur les rochers de la bouillie de jouissance pure. Ô, toi l’égérie d’un Flaherty moderne qui voudrait filmer Nanook en bobettes en train de savourer son sandwich au caribou sur la banquise, esquimoteuse de grand kayak en royalex sur des fjords qui poussent comme des doigts le long des côtes de la Norvège, fjords remplis de crevettes plus grosses que des homards. Ô, toi l’égale de Télécino et grande compagne du fier capitaine Bonhomme, vedette d’une Grande Armada qui fit naufrage au large de la Bretagne, mais dont les voiles fasèyent encore sur les côtes fantômes du Labrador moderne. Tu sais rire comme une fauvette, ma compagne de voyage astral, tu sais t’envoler jusqu’en Kanada pour y recréer un cocon douillet semé d’hémérocalles et de pivoines. Ne projettes-tu pas une nouvelle rêverie voyageuse tous azimuts jusque dans ma tanière de bison ahuri ? Ne m’invites-tu pas à respirer à fond pour mieux me préparer à une partance pour Andromède avec mes plumes de coccyx toutes déployées, le bas-fond huilé, les organes stimulés ! Partons une bonne fois pour toutes et retrouvons-nous Petit-Jean comme devant collés sur l’une des parois abruptes du mont Cook en train de nous cuisiner, sur un réchaud tout neuf, une recette de nouilles chinoises inventée par maman Dion.
De cette France qui nous accueille, de cette Normandie du printemps frais, décollons vers ailleurs ! Envolons-nous vers d’autres flancs escarpés, vers des blancs violets sous les étoiles du Pôle Sud et de la Croix sudiste qui scintille pour conduire les petits bateaux jusque sous les plus forts vents du cap Horn. Oh ! ma rembobineuse, mon acrobate à bicyclette, mon animatrice de chiens savants capables de retrouver un petit sac perdu sur les glaces par moins quarante, entends-tu vêler des baleines qui folâtrent sous des icebergs du détroit de Belle-Isle tout en faisant copain-copain avec des requins ventrus qui pèsent au moins dix tonnes à force du bouffer du krill ? Notre histoire est unique, marquée par les plus grands nomadismes vikings et bohémiens ! Ah, comme ce serait chouette et hibou et tourterelle et cacatoès si nous pouvions parcourir l’Islande et l’inlandsis du Groenland à la recherche des derniers manchots pygmées, pêchant pour nous sustenter de sauvages plogueils piquants comme des oursins de Minganie ! Tournons juste pour notre joie un film plein de poèmes que nous projetterons en faisceaux de lumière et d’idées loufoques sur des écrans en couleurs ! Rêvons d’être lancés sur la trace de nébuleuses aphrodisiaques jusque sous des ciels-de-lit roses, sachant que la Terre humaine qui dort tout au fond de son cratère n’attend pour se mettre à giguer qu’un premier grand tour de manivelle.
Parties annexes
Note biographique
Jean Désy
Jean Désy vogue entre le Sud et le Nord, entre les mondes de la haute montagne et de la toundra, entre l’Autochtonie et l’univers de la grande ville, entre l’écriture et l’enseignement universitaire, entre la pratique de la médecine et la poésie, entre ses enfants et ses amours, tous éparpillés au gré de leur propre nomadisme. Parmi ses dernières parutions : Âme, foi et poésie, aux Éditions XYZ (Montréal, 2007). Devrait paraître en 2009 chez XYZ un recueil de nouvelles intitulé Entre le chaos et l’insignifiance / Histoires médicales.
Note
-
[1]
Extrait de roman en cours d’écriture.