Volume 45, numéro 1, hiver 2014 Aragon théoricien/praticien du roman Sous la direction de Katerine Gosselin et Olivier Parenteau
Sommaire (11 articles)
Études
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Le temps du Monde réel. La temporalité romanesque au service du réalisme socialiste
Claudia Bouliane
p. 21–34
RésuméFR :
Cet article aborde la question de la temporalité romanesque dans la théorisation du réalisme socialiste par Aragon. La lecture de ses textes non fictionnels publiés entre 1935 et 1938 permet de mettre en lumière le problème singulier que pose la représentation du présent aux auteurs qui inscrivent leurs oeuvres dans cette esthétique littéraire importée de l’URSS.
EN :
This article looks at the temporality of the novel in Aragon’s theorisation of socialist realism. Authors who embraced the soviet literary aesthetics often faced quite a challenge in depicting the present time, as evidenced in Aragon’s non-fiction writings between 1935 and 1938.
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Mesure et démesure du roman
Nathalie Piégay-Gros
p. 35–43
RésuméFR :
Le roman chez Aragon est le genre de tous les possibles, qui articulent sans les résoudre les contradictions. Il permet à la fois de défendre l’infini, de s’illimiter — le sujet peut s’y saisir et s’y perdre, s’y trouver et s’y inventer —, d’expérimenter toutes les formes de liberté et d’exercer une forme de prise sur le réel. À l’époque surréaliste, parce qu’il est en partie interdit, ou du moins contrarié, le roman est particulièrement expérimental. On fera ici l’hypothèse qu’il n’y a pas de métadiscours sur le roman possible chez Aragon, qui engloberait les contradictions. Le métadiscours est lui-même gagné par le romanesque. C’est la pratique d’écriture elle-même qui développe une forme de pensée du roman originale.
EN :
For Aragon, everything is possible with the novel, including unresolved contradictions. His writings advocate for infinity. As well, they allow one to define, lose, shape and reinvent oneself without bounds, to experience all forms of freedom, and to recapture reality. In the Surrealist period, novels were noticeably experimental because this literary genre was either forbidden or constrained. This article argues that there can be no meta-discourse on the novel, one that would encompass all contradictions, in Aragon’s thinking. The discourse on the novel itself becomes novelized. Rather, it is the very process of writing that develops a unique conception of the novel.
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La Mise à mort ou les Mémoires d’un fou : un réalisme au miroir brisé
Dominique Massonnaud
p. 45–61
RésuméFR :
La Mise à mort (1965) commence par la fable d’un homme au reflet perdu dans le miroir et s’achève par une image retrouvée qui engendre la folie du personnage. Si on a coutume de considérer que ce roman fait entrer la production fictionnelle d’Aragon dans une sorte de troisième époque, celle des romans métaromanesques influencés par le Nouveau Roman, cet article propose de prolonger l’analyse pour y lire une redéfinition du singulier réalisme aragonien. Réévalué à partir des figures de Stendhal et Flaubert — qu’il convoque — le « mentir-vrai » aragonien apparaît alors comme une forme originale de réalisme subjectif.
EN :
The opening pages of La Mise à mort (1965) tell the fable of a man who lost his reflection in a mirror, and the story ends with a character who recovers his lost image yet losing his mind as a result. While this novel is often said to mark the beginning of Aragon’s third creative period, one characterized by his Nouveau Roman-inspired cycles, this article delves deeper and explains how La Mise à mort redefines the writer’s unique realism. Looking at it through a Stendhalian or a Flaubertian prism, Aragon’s “mentir-vrai” (or truthful lying) becomes an original form of subjective realism.
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La leçon de Reine. Roman et romanesque dans Les Voyageurs de l’impériale
Olivier Parenteau
p. 63–76
RésuméFR :
De tous les romans d’Aragon qui composent le cycle du Monde réel, Les Voyageurs de l’impériale est certainement le plus autoréflexif : des personnages d’écrivains sont mis en scène et leurs oeuvres respectives font l’objet de nombreuses discussions. L’analyse de ces passages révèle qu’il ne faut pas attendre les années 1960 et la publication du Mentir-vrai (1964) pour voir apparaître dans les romans d’Aragon un important travail sur la mise en abyme, sur le déguisement et la démultiplication des personnages et des figures d’auteurs, sur l’intertextualité et sur le refus de l’illusion référentielle.
EN :
Of all the novels making up Aragon’s Monde réel cycle, Les Voyageurs de l’impériale is without doubt the most self-reflexive, centred as it is on writers and discussion of their work. It is apparent from this book that Aragon’s quest for recursion and disguise, for the reduction of characters and authors and for intertextuality, and his objection to referential illusion, predate his 1960s writing, including his 1964 Mentir-vrai.
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Aragon, roman : le cycle métaromanesque comme laboratoire de l’identité
Johanne Le Ray
p. 77–89
RésuméFR :
« Celui qui écrit est nu », lit-on dans Blanche ou l’Oubli, une formule qui dit à la fois l’inévitable présence d’un auteur dans ce qu’il écrit et la nécessité pour Aragon de repenser l’ancrage exclusivement fictionnel du roman. Se jouant et se défiant de l’autobiographie, le cycle métaromanesque (La Mise à mort, Blanche ou l’Oubli et Théâtre/Roman) expérimente un mode inédit d’investigation et d’inscription du sujet, où la fable le dispute à l’aveu. Les aléas de l’histoire personnelle et collective s’y lisent de manière oblique dans un vaste mouvement de subversion des limites du genre qui fait de l’oeuvre la garante comme la mesure de l’identité.
EN :
“He who writes bares himself,” one reads in Blanche ou l’Oubli. This statement summarizes both the inescapable presence of the author in his or her writings and Aragon’s urge to redefine the novel as being grounded in more than mere fiction. Both mistrusting and toying with autobiography, Aragon’s “metanovelistic” cycle (comprised of La Mise à mort, Blanche ou l’Oubli and Théâtre/Roman) explores new methods of investigating and narrating a topic, intermingling fact and fiction. Individual and collective recollections are somewhat couched in a broadly subverted way that makes the written word a means to prove one’s identity.
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L’« art romanesque », du Mentir-vrai aux Incipit
Katerine Gosselin
p. 91–102
RésuméFR :
Cet article porte sur la conception du roman exposée par Louis Aragon dans deux textes, la nouvelle Le Mentir-vrai (1964) et l’essai Je n’ai jamais appris à écrire ou les Incipit (1969). Il montre que Les Incipit, dans le prolongement du Mentir-vrai, déploie deux arguments contradictoires, définissant l’écriture romanesque à la fois comme invention et non-invention, écriture et lecture. La mémoire se révèle au coeur de cette contradiction, dans le rapport paradoxal au réel qu’elle met en jeu. Confondant imagination et remémoration, le processus de création romanesque est en fin de compte défini comme mobilisation de l’imaginaire, réagencement des fragments de la mémoire.
EN :
Louis Aragon defined his concept of the novel in his 1964 short story Le Mentir-vrai and in the 1969 essay titled Je n’ai jamais appris à écrire ou les Incipit. Each text develops two contradictory arguments about the novel, one that sees it as an act of creation and writing, the other as an act of non-creation and reading. At the crux of this dichotomy is memory and its paradoxical relationship with reality. Conflating imagination and recollection, the process of novel-writing for Aragon involves mobilizing one’s imagination and reorganizing one’s memory fragments.
Analyses
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Recherches sur Jean Anouilh (1910-1987). État des lieux
Bernard Beugnot
p. 105–117
RésuméFR :
Depuis la publication de deux volumes de la Bibliothèque de la Pléiade (2007) et le centenaire en 2010, Anouilh a occupé, après ce qui peut apparaître comme un purgatoire, une place nouvelle tant sur les scènes parisiennes, provinciales et étrangères que dans la recherche (monographies, revues, articles). La documentation le concernant (manuscrits, études critiques, iconographie) s’est donc beaucoup enrichie, et le temps était venu d’en dresser un premier bilan.
EN :
Since the publication of two volumes of his work in the Bibliothèque de la Pléiade (2007) and the events surrounding his 100th birthday in 2010, Jean Anouilh has left the purgatory where he seemed to have been confined and is cropping up everywhere, be it on stage (in Paris, elsewhere in France or abroad) or in research (monographs, special issues, articles). The time has come to take stock of the now much-expanded literature (manuscripts, critical essays, and iconography) about him.
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La suspension du doute dans HHhH de Laurent Binet
Marie-Andrée Morache
p. 119–133
RésuméFR :
Dans HHhH, un bourreau n’exerçant aucune séduction se fait voler la vedette par des membres de la résistance dont la mission salvatrice est célébrée sans ironie. Laurent Binet emploie différentes stratégies afin que le lecteur accueille sans scepticisme ces héros guerriers qui constituent une figure du Bien non relativisée. Au moment de représenter ces personnages historiques, le narrateur suspend son doute et refuse tout rapprochement entre le SS et le résistant. Par cette réconciliation avec la certitude, et cette limite que rencontre le fantasme de métamorphose, la représentation des personnages de la Shoah rompt avec les caractéristiques du sujet postmoderne.
EN :
In HHhH, resistance fighters of WW2 whose salvific mission is described without irony upstage a executioner devoid of seductive power. Using various strategies, novelist Laurent Binet ensures that readers unreservedly embrace his war heroes as candid agents of Good. When depicting these historical characters, the narrator suspends his doubt and casts a clear separation between the SS and the resistance fighter. Through this reconciliation with certainty, and the limit that is set to the fantasy of metamorphosis, the representation of Shoah characters breaks away from the characteristics of the postmodern subject.
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Mireille Havet, une vie pour le (contre) exemple ?
Marthe Compain
p. 135–143
RésuméFR :
Mireille Havet (1898-1932) rencontre très tôt le succès grâce à ses poèmes, mais la jeune femme se laisse ensuite peu à peu rattraper par la vie : les femmes et les drogues, ses deux grandes passions, l’entraînent dans un tourbillon sans fin. Résignée, au fil des années, elle se concentre sur la rédaction de son journal, devenu le seul support s’accordant avec son mode de vie. Elle y livrera un portrait de sa vie, érigeant celle-ci en contre-exemple sulfureux et controversé, à mi-chemin entre les regrets véritables et une fierté teintée de défi.
EN :
Mireille Havet was born in 1898. While her poems brought her early recognition, she soon gave in to her darker side and her two passions, women and drugs, embarking upon a lifetime of turmoil. Out of resignation, she eventually focused on her diary, the sole means of expression that could keep in sync with her lifestyle. Its pages depict her as a controversial counter-example, in a tone torn between sincere regrets and defiant pride.
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Vénus endeuillée à la Renaissance
Brigitte Roussel
p. 145–158
RésuméFR :
Cet article propose de comparer trois textes de la Renaissance française (1545 à 1550) portant sur le deuil de Vénus à la mort d’Adonis, privilégiant une approche thanatogénétique qui postule l’inextricable corrélation entre la mort et la (re)naissance. La métaphysique reposant sur la séparation et l’opposition du logos rationnel et du mythe, la thanatogenèse s’applique à démystifier la pensée unificatrice et réductrice pour laisser place au dédoublement qui affirme l’association du mythos et du logos, du féminin et du masculin. L’examen des trois poèmes permet de repérer ce qui constitue soit une conception imitative du mythe grec dans la perspective néoplatonicienne, soit une conception fusionnelle du mythe et du logos dans une perspective chrétienne, ou encore une conception originale de la résolution de la crise tragique par l’avènement d’un logos poétique rééquilibrant les forces en présence.
EN :
Using a thanatogenetic approach drawing on the unavoidable link between death and (re)birth, this essay compares three texts from the French Renaissance (ca. 1545-1550) narrating the mourning of Venus upon the passing of Adonis. While metaphysics is based on the separation and opposition between myth and logic, thanatogenetics demystifies unifying and reductive thinking to allow for an associative dichotomy between mythos and logos, between the masculine and the feminine. The three poems shine a light on what could be construed as either a would-be Greek myth from a neo-platonic perspective, a fusion of myth and logos from a Christian viewpoint, or a novel take on resolving tragic crises with the means of a rebalancing poetical logos.