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Porteuse d’une dimension biologique irréductible, la mort se trouve néanmoins profondément ancrée dans le social et l’organisation politique des sociétés. Agissant comme un révélateur des cultures et des sociétés, elle constitue une fenêtre, un miroir grossissant, qui donne à voir les normes et les valeurs prédominantes à une époque et dans un espace donnés (Schniewind, 2016; Déchaux, 2001; Ariès, 1975; Thomas, 1975). Le rapport à la mort et la façon dont les mourants et les morts sont traités, dans une société, nous renseigne sur son organisation sociale, ses structures politiques, ses choix moraux (Clavandier, 2009). Le fait de s’intéresser au rapport à la mort de groupes minorisés et à la façon dont sont traitées les personnes mourantes et décédées issues de ces groupes offre une voie d’accès à la place que ces personnes occupent dans cette organisation sociale, au regard qui est porté sur elles et qu’elles portent sur elles-mêmes, à titre d’êtres vivants. Ce rapport est aussi intériorisé par les individus dont la subjectivité est toujours en relation avec l’autre et les espaces symboliques qui leur préexistent. Ainsi, les identités, les manières de se penser et de se vivre dans son corps, les projets de vie et de mort, le rapport à la finitude se construisent dans ce processus tant social que subjectif; dans cette construction, la question du genre s’avère un axe fondamental. En effet, le genre organise les rapports sociaux, distribue les hiérarchies, les pouvoirs et les reconnaissances. Le genre est un système politique et la question posée dans ce numéro concerne la façon dont le rapport à la mort, social, politique, subjectif s’exprime pour ses dissidents et dissidentes, celleux[1] qui ne se conforment pas à la binarité du système, soit les personnes trans et non binaires.

Les personnes trans et non binaires ne se sentent pas appartenir au genre qui leur a été assigné à la naissance. Le profond sentiment incarné de ne pas correspondre au genre que l’assignation sociale leur a donné (Medico, 2019) les engage dans un chemin en rupture avec le système dominant du genre et ses prérogatives. Si ce devenir trans s’avère une nécessité existentielle et sociale pour ces personnes, il les entraine dans des parcours de vie minoritaires qui, à différents degrés selon les lieux et les époques, les confronte au déni d’existence, à la haine transphobe et à la violence, au rejet et à de multiples stigmatisations et discriminations (Blondeel et al., 2018; Winter et al., 2016). D’ailleurs les oppressions vécues par les personnes trans et non binaires n’émanent pas seulement des personnes cis et des institutions, mais aussi des systèmes de pensée qui envisagent ce qu’est d’être une personne trans et, parfois même, des mouvements politiques et identitaires queer et trans eux-mêmes (Bettcher, 2014). Cette situation soulève non seulement la question de savoir qui est légitime pour prétendre au statut ou à l’identité de femme et d’homme, mais aussi à celui de personne trans. Et si le genre assigné se vit pour beaucoup comme quelque chose d’inaltérable et d’indiscutable, il n’en va pas de même pour celleux qui entreprennent de s’inscrire dans des devenirs trans. Étant donné la diversité de ces parcours et des identités qui s’expriment actuellement, nous incluons dans l’appellation de « personnes trans » toutes les expériences non cisgenres, soit celles de toutes les personnes qui entreprennent un devenir en dehors du genre qui leur a été assigné à la naissance. Nous souhaitons que le lectorat de ce numéro saisisse que la particularité de ces existences est de s’inscrire en dehors des normes de genre. C’est donc, de manière intrinsèque, toujours une question du rapport à la norme, aux discours dominants, aux injonctions sociales de performer un genre, une esthétique, un corps, des comportements (Butler, 1990) dont il s’agit profondément, et non d’un type de parcours, du recours ou non à des interventions médicales de confirmation de genre ou d’une identité autoproclamée ou attribuée. Pour nommer ces devenirs, nous proposons d’utiliser le terme de « transitude », un concept forgé par Baril en 2014 et repris par Espineira (voir son texte dans ce numéro).

Le rapport à la mort prend un sens particulier pour les études sur les personnes trans, les trans studies et l’activisme trans (Kovalovich Weaver, 2020). En effet, comme nous le constatons dans ce numéro, il est constitutif des luttes des mouvements trans pour la reconnaissance et le respect de leur droit à exister et à être reconnus comme citoyens et citoyennes à part entière. Nous paraphrasons ici le texte « Trans necropolitics » dans lequel Snorton et Haritaworn (2014) expliquent que le concept d’une existence (sociale) après la vie, ou dans la mort, possède une résonnance particulière pour les études trans. Il offre un cadre d’analyse pour penser comment les morts trans sont une fenêtre qui permet d’examiner la vie sociale et politique et d’observer la place qui est donnée aux personnes trans dans différents lieux et différentes périodes.

Au fil des articles de ce numéro, un lien inextricable se tisse entre le déni du droit à exister pour les personnes trans, qui se caractérise par l’invisibilisation et l’effacement de leur existence (Namaste, 2000), d’une part, et leur rapport intime, personnel, subjectif à leur propre existence et à leur mort, d’autre part. Deux concepts nous permettent d’appréhender cette dynamique, celui d’une nécropolitique trans (Snorton et Haritaworn, 2014; Mbembe, 2003) qui met l’accent sur les problématiques sociales et politiques, et celui d’une finitude trans (Richards, dans ce numéro) qui articule les questions subjectives du rapport à soi et à sa propre existence. Nous adoptons dans ce numéro de Frontières une définition ouverte, plurielle de la mort, qui articule ces deux dimensions et les aspects tant symboliques, métaphoriques que concrets et agissant sur les corps trans.

Nous tenons à signaler que, dans une optique de lutte contre l’injustice épistémique (Fricker, 2007) qui a maintenu très longtemps les personnes trans à l’écart du droit à la parole, nous avons le plaisir de compter parmi les autrices et auteurs de ce numéro cinq personnes qui, en plus de l’excellence et du caractère novateur de leurs travaux, s’identifient comme des personnes trans. Toutefois, nous regrettons de n’avoir pas réussi à obtenir des textes provenant de personnes racisées, alors que l’intersection entre le racisme et la transphobie – nous y incluons les existences autochtones – est l’une des questions les plus sensibles et prégnantes (seuls le texte de Petrella et Borgeaud dans une analyse historiographique et, partiellement, celui d’Espineira abordent cet enjeu majeur). Probablement que la rareté des manuscrits en langue française a constitué ici une barrière. Ceci est une lacune que nous ne pouvons que regretter.

Nécropolitique et finitude : des existences invisibles aux morts effacées

Mbembe (2003) a proposé le concept de nécropolitique pour parler des mécanismes de domination et de pouvoir qui dictent qui peut vivre et qui doit mourir dans nos sociétés. Ce concept, qui est un ajout à la théorie du biopouvoir foucaldien, replace une matérialité et une intentionnalité dans les enjeux de pouvoir entre les groupes sociaux. Il permet de penser les inégalités structurelles de notre monde contemporain qui, de toute évidence, assignent certains à des death-worlds dans lesquels leur existence est non seulement dévalorisée, privée de pouvoirs, mais désubjectivée, et dont la vie n’a pas vraiment de valeur. Ces groupes peuvent mourir, en fait ils sont comme « des vivants déjà morts ».

Dans leur analyse, Snorton et Haritaworn (2014) proposent de reprendre le concept de nécropolitique pour parler des morts de femmes trans racisées qui, non seulement sont agressées et mises à mort, mais en plus sont mégenrées et invisibilisées après leur mort afin que même le souvenir de leur transitude disparaisse. Il est impensable aujourd’hui de parler de la question de la mort chez les personnes trans sans se rappeler les violences et les meurtres perpétrés sur les femmes trans[2] afro-américaines et latinas en Amérique du Nord et en Europe, les personnes two-spirit et la colonisation encore à l’oeuvre (voir le témoignage par exemple dans Chacaby et Plummer, 2016), les personnes trans dans des pays où les taux de meurtres demeurent dramatiques bien que souvent cachés, transformés ou niés, et où l’existence visible en tant que personne trans n’est même pas envisageable, ou se trouve tout au moins associée avec un risque létal. Sans parler des tentatives actuelles dans le monde scientifique d’effacer les résultats probants des recherches soutenant l’apport des traitements médicaux de transition de genre et des transitions sociales − tentatives qui sont constamment menées tant au niveau médiatique, politique que dans les productions scientifiques, et que les chercheuses et chercheurs transaffirmatifs doivent mettre en lumière et contre lesquelles ils doivent aussi se défendre (Leibowitz et al., 2020).

Ces personnes trans sont niées dans la vie et empêchées de devenir ce qu’elles sentent être leur authenticité et leur propre genre. Elles le sont aussi dans la mort, comme s’il fallait faire disparaitre la possibilité même des genres trans et donc de ce qui remet en question le système binaire et dominant du genre. Salamon, professeure à l’Université de Princeton, publiait en 2018 un essai sur la transphobie à partir d’un procès pour meurtre d’une adolescente de 15 ans, Latisha, par un de ses camarades de classe. Elle y montre comment le procès lui-même a invisibilisé le fait que Latisha était une adolescente trans, notamment en la présentant comme un jeune garçon homosexuel et en utilisant constamment le genre qui lui avait été assigné à la naissance. La nécropolitique trans offre une lecture intéressante, une analyse en fonction du genre, trans versus cis. L’autre dimension de la nécropolitique trans, l’intersection particulièrement agissante, celle de la race et de la classe sociale, nous rappelle le caractère profondément intersectionnel des oppressions et violences (Crenshaw, 1991). En effet, dans de nombreux cas, ce n’est pas uniquement la transitude qui est objet de violences mortelles et effacée dans les discours et les mémoires, mais aussi la question raciale. Latisha, par exemple, était une adolescente biraciale qui s’identifiait comme black, comme la majeure partie des victimes trans en Occident. Le texte d’Espineira dans ce numéro arborde cette question à travers l’analyse des médias. Les existences trans sont effacées dans la mort, les personnes sont détransitionnées, mégenrées.

Derrière la nécropolitique trans, on retrouve un mécanisme d’invisibilisation qui non seulement garantit la disparition sociale des personnes trans, mais est aussi le terreau des vulnérabilités existentielles, sociales, économiques, de santé qu’elles vivent. Dans un travail pionnier et fondamental pour la reconnaissance des existences trans, Namaste mettait en lumière, il y a 20 ans, dans Invisible Lives (2000), cette mise en marge de la société qui contraint les personnes trans à une vie liminaire. Il nous faut rappeler que ce mécanisme perdure dans la plupart de nos sociétés, y compris occidentales. Nous constatons dans plusieurs textes de ce numéro combien ce processus d’affirmation de soi est vital mais aussi difficile. Ce n’est que très récemment que les personnes trans et non binaires ont commencé à oser exister, s’affirmer dans leur identité, et ce n’est que depuis 2016 au Québec que leurs droits citoyens sont assurés. Ce n’est pas encore le cas en Europe francophone où les personnes trans sont encore largement considérées comme des personnes souffrant de troubles mentaux, et ce n’est qu’en mai 2019 que l’Organisation mondiale de la Santé a entériné la sortie des diagnostics liés au genre (incongruence du genre) de la sous-catégorie des troubles mentaux.

L’articulation étroite entre l’invisibilisation des personnes trans et la mort, dans ses multiples ramifications, s’exprime concrètement à de multiples niveaux, et ses impacts ne se résument pas aux meurtres et morts violentes. Un des exemples frappants concerne les enjeux relatifs à la santé et à l’espérance de vie de cette population. Il a ainsi été mis en évidence qu’à l’échelle mondiale les femmes trans formaient un des groupes les plus gravement touchés par le VIH-sida (Baral et al., 2013) avec un taux de séropositivité de 19,8 % en moyenne mais qu’elles ont été complètement invisibilisées, du moins jusque dans les années 2000 (Boehmer, 2002), dans un dispositif de soins et de recherches qui les assimilait à l’époque aux hommes gays. Ainsi Feinberg, en 2001, au moment où cette question était encore très peu abordée en santé publique, titrait « For us it’s life or death ». Plus généralement et récemment, il est démontré que les personnes trans et non binaires, dans les pays du Nord comme du Sud, ont une espérance de vie réduite par rapport à la population générale, en raison d’une détérioration précoce de leur santé et d’un accès réduit aux soins (Wallach, 2018; Prasad, 2016; Antunes et Mercadante, 2013; Hébert, Chamberland et Chacha Enriquez, 2012). Dans la plupart des pays occidentaux, les systèmes de santé exercent des discriminations face à la population transgenre et ne prennent pas en compte leurs besoins particuliers, ce qui aurait un impact direct sur la santé en général et la santé mentale (Rider et al., 2018). De plus, ces discriminations sont exercées dans les moments où les personnes trans sont les plus vulnérables, en contexte de maladie, de vieillesse et de fin de vie (voir à ce sujet le texte de Wallach et Brisson-Guérin dans ce numéro) ou à l’adolescence (voir le texte de Medico, Pullen Sansfaçon, Galantino et Zufferey dans ce numéro). Ce déni de l’existence se trouve au coeur même de l’identité trans, de la santé mentale et du développement du sentiment de soi, car il en constitue la première des oppressions développementales, celle de l’absence de possibilité d’exister (Medico et al., 2020; Butler, 2009). Sans qu’il s’agisse d’un choix délibéré des éditrices, la thématique du suicide et du désir de mourir s’est imposée comme un axe majeur de ce numéro, reflétant sa place centrale dans les réflexions contemporaines sur les interrelations entre la transitude et la mort. En effet, des incidences plus élevées de tentatives de suicide chez les personnes transgenres que dans la population générale sont largement documentées (Rimes et al., 2019; Grossman, Park et Russell, 2016). Ainsi, les thèmes du suicide, de l’envie de mourir, mais aussi ceux du sens de la vie, de la finitude, du besoin d’être soi et authentique prennent un sens particulier pour les personnes trans : « Dans quel genre est-ce que je voudrais mourir? » Cette question, précisément, en est une que les personnes cisgenres n’ont jamais envisagée. Or, dans la proximité avec la mort, mon identité, ce que je suis, devient une ultime vérité de soi.

Les articles de ce numéro

Sara Petrella, historienne de l’art, et Philippe Borgeaud, historien des religions, ouvrent ce numéro en nous proposant une analyse historiographique d’une des seules et des plus importantes images représentant le massacre des « hommes-femmes » aux Amériques lors de la colonisation. Leur texte, « Penser et représenter un troisième genre dans les Amériques (xvie-xviiie s.). Le massacre des “hommes-femmes”, entre images et littérature », met en lumière un processus de double mort des personnes autochtones bi-spirituelles. Mises à mort pour le seul motif d’une expression de genre en rupture avec le système de genre binaire prédominant en Europe à l’époque de la colonisation, elles se voient privées du droit de survivre dans la mémoire collective, à travers l’oblitération, dans les récits historiques, de la catégorie-même de bi-spirituel. À travers l’analyse méticuleuse et fascinante de Petrella et Borgeaud, nous découvrons comment, au-delà du massacre bien réel, les écrits et les représentations picturales de l’évènement, publiés au fil des siècles, ont contribué à gommer leur identité non binaire unique, en les réduisant à des figures déjà connues, qu’il s’agisse de celle, méprisée, des sodomites et des hermaphrodites ou de celle, sacralisée, des renonçants religieux occidentaux. Reflet de l’intersection des oppressions cisnormatives et racistes, la mise à mort des personnes bi-spirituelles au temps de la colonisation se perpétue par conséquent dans la période post-mortem, dans la déformation et l’invisibilisation ethnocentriques de l’existence d’un genre non binaire et du statut qui était reconnu aux personnes s’y identifiant, au sein des peuples autochtones.

L’article de Karine Espineira, « Transitude : pratiques et effets des réassignations post-mortem », traite, pour sa part, d’une autre forme de double mort, celle qui consiste à tuer symboliquement, une seconde fois, les personnes trans décédées en leur réassignant, après leur mort, un genre auquel iels ne s’identifient pas. Forte de son expérience de femme trans militante associative et chercheuse universitaire, l’autrice part du constat de l’omniprésence du sentiment d’illégitimité des personnes trans résultant en des taux de suicide et d’homicide ou de féminicide élevés au sein des communautés trans pour questionner le traitement post-mortem de la transitude dans les récits historiques et médiatiques. Son texte documente des phénomènes de réassignation post-mortem, allant de l’époque du Moyen Âge occidental au 20e siècle, et met au jour comment les dévoilements après la mort, tant par les historiens que les journalistes, peuvent contribuer à invalider l’existence passée et parfois l’oeuvre de personnes non binaires ayant marqué leur temps. Pour l’époque plus contemporaine, l’autrice décrit comment le traitement médiatique des meurtres de travailleuses du sexe trans contribue à confisquer leur statut de sujet et à dénier le genre qu’iels revendiquaient de leur vivant. Dénonçant les inégalités et les violences médiatiques encore plus exacerbées envers les personnes trans racisées, elle nous invite à privilégier une perspective intersectionnelle pour mieux cerner les effets des oppressions transphobes et racistes sur le traitement médiatique de la transitude.

La violence que représente le déni du genre d’identification et ses impacts se situent également au coeur de l’article d’Isabelle Wallach et de Maude Brisson-Guérin, mais ici en lien avec la fin de vie. S’appuyant sur une revue systématique des études qualitatives portant sur les expériences et les craintes des personnes trans relatives à la fin de la vie et à sa préparation, les autrices dressent plusieurs constats qui illustrent les interrelations entre la transitude et les nécropolitiques. L’analyse thématique des données recensées met ainsi en évidence comment le statut de personne trans informe et porte atteinte aux possibilités de préparer et de vivre les dernières étapes de l’existence en toute sérénité et dignité. Les autrices dépeignent ainsi les craintes des personnes trans d’être victimes de discriminations cisgenristes au sein des établissements de soins de santé et des hébergements médicalisés pour personnes âgées ou en fin de vie, ces préoccupations pouvant les conduire dans les cas les plus extrêmes, à envisager de se suicider ou de retransitionner. L’article aborde aussi les effets au long cours de parcours de vie marqués par l’isolement, la stigmatisation et la précarité qui les privent du soutien et des ressources indispensables à la préparation de la fin de vie. Autre enjeu important, la question du respect de l’identité trans lors des rites funéraires et après le décès émerge également des données, confirmant la consubstantialité entre la reconnaissance sociale accordée durant la vie et près la mort. La problématique des réassignations post-mortem est également identifiée comme une inquiétude des personnes trans en lien avec la fin de vie, faisant ainsi écho au texte d’Espineira.

Christina Richards, psychologue clinicienne, nous propose, quant à elle, une profonde réflexion existentielle sur le sens de la mort dans le devenir trans. Son texte, « Finitude et devenir trans. Racing the Reaper », s’ancre dans la philosophie existentielle européenne et l’expérience clinique de l’autrice en Angleterre. Celle-ci s’intéresse aux articulations entre le besoin de vivre en accord avec son genre ressenti intérieurement, la finitude et la mort. Elle soulève notamment la question de la temporalité et des effets de son passage sur la nécessité d’une transition de genre. La proximité de la mort agit à cet égard comme un déclencheur, exerçant une pression pour enjoindre la personne à incarner enfin son genre ressenti. L’autrice nous amène ainsi à réfléchir à l’étroite imbrication entre la finitude et l’urgence de devenir soi.

La question de la tension existentielle entre la quête d’authenticité et la confrontation à la finitude est un enjeu fondamental dans les démarches psychothérapeutiques avec les personnes trans. Lou-Ann Morin, Stéphanie Brosseau et Florence Vinit, toutes trois psychologues cliniciennes, nous engagent à penser les liens entre les questionnements sur l’identité de genre, l’écart perçu entre cette identité et ce que les personnes trans considèrent comme l’expression authentique de leur être et le désir de mort que cet écart nourrit. En effet, le déni de l’identité genrée, dans son vécu subjectif, le stress auquel sont exposées les minorités, et les pressions idéologiques dans la façon de penser la question du genre peuvent également être lus comme des facteurs de souffrance pour les personnes en transition.

Denise Medico, Annie Pullen Sansfaçon, Gabriel Galantino et Adèle Zufferey, une équipe multidisciplinaire comprenant des sexologues, psychologues et travailleurs sociaux québécois et suisses présentent les résultats de la première étude sur l’expérience des jeunes trans et de leurs familles en Suisse romande. L’article intitulé « “J’aimerais mourir.” Comprendre le désespoir chez les jeunes trans par le concept d’oppression développementale » montre que le suicide et l’envie de mourir sont très présents pour ces jeunes qui sont parmi les premiers à s’affirmer comme jeunes trans dans leur région. Si le fait de se révéler à soi-même, aux autres et être soutenu semble comporter des éléments fondamentaux pour se dégager de l’envie de mourir, les autrices et l’auteur proposent de considérer les oppressions développementales comme une piste raisonnable pour comprendre la suicidalité chez les jeunes trans. En effet, celle-ci agit déjà au niveau de la possibilité de se penser en tant que personne trans et persiste ensuite dans les différentes oppressions structurelles, telles que les difficultés de l’accès aux soins auxquelles font face les jeunes et leur famille.

Pour approfondir la réflexion sur la finitude et le suicide chez les personnes trans, Alexandre Baril, philosophe, questionne l’injonction à vivre et la pathologisation de l’envie de mourir inhérente aux discours psychologiques, médicaux et de santé publique sur le suicide chez les personnes trans. À partir d’une perspectives transactiviste et anticapacitiste, l’article « “Fix society. Please.” Suicidalité trans et modèles d’interprétation du suicide : repenser le suicide à partir des voix des personnes suicidaires » considère les apports heuristiques d’un modèle socio-subjectif pour théoriser le suicide, permettant ainsi d’éviter les lacunes des modèles médical et biopsychosocial prédominants en suicidologie, mais aussi celles du modèle social utilisé par les suicidologies critique et trans. Tout en reconnaissant ses apports, l’auteur porte un regard critique sur ce modèle qui interprète le suicide uniquement comme une conséquence des violences cisgenristes, au détriment d’autres facteurs, aussi bien psychologiques que sociopolitiques. Rejoignant les perspectives d’autres auteurs et autrices de ce numéro, il souligne notamment l’importance de privilégier une perspective intersectionnelle pour mieux cerner les enjeux vécus par les personnes trans en lien avec le suicide. Il montre ainsi comment l’adoption d’un regard capacitiste et suicidiste contribue à dénier aux personnes trans le choix et le droit d’exprimer leur volonté de mourir. Proposant de combiner les perspectives anti-oppression et la reconnaissance de la subjectivité dans l’accompagnement des personnes trans suicidaires, ce texte, sur lequel s’achève ce numéro, permet par conséquent de faire le pont entre les concepts de nécropolitique, de finitude et de transitude et d’ouvrir de nouvelles avenues de réflexion au croisement des études trans et des études sur la mort.

Alors que les enjeux vécus par les personnes trans sont encore peu intégrés dans les études sur la mort et que la mort (en dehors de la question du suicide) est un thème peu abordé à ce jour dans les études trans, du moins dans le monde francophone, ce numéro souligne l’importance de développer ce champ de recherche encore balbutiant. Comme le révèle l’absence de publications en français sur le sujet, les questions des violences et des meurtres des personnes trans – qui sont en ce moment essentiellement relayées par des organismes de défense des droits – méritent de toute évidence l’attention de la communauté scientifique, en particulier en ce qui a trait aux populations trans et non binaires racisées. La fin de vie, l’accompagnement des personnes mourantes ainsi que le mourir dans la dignité constituent un autre domaine de recherche qu’il serait crucial de développer au sein des études trans. L’étape post-mortem représente également une piste de recherche prometteuse, que ce soit pour mieux documenter les pratiques de mégenrage ou pour s’intéresser aux phénomènes encore peu connus des rites funéraires ou du veuvage suite au décès de personnes trans ou non binaires. De façon plus transversale, comme plusieurs auteurs et autrices de ce numéro l’ont suggéré, il serait essentiel que les recherches sur la mort et la transitude privilégient une approche intersectionnelle et documentent les effets de l’entrecroisement du cisgenrisme avec d’autres formes d’oppressions telles que le racisme, le capacitisme, le classisme ou l’âgisme sur les enjeux et les expériences en lien avec la mort. De même, la diversité de genre au sein des populations trans et non binaires mériterait d’être plus systématiquement explorée afin de mieux saisir les variations des expériences liées à la mort chez les femmes trans, les hommes trans, les personnes non binaires et les personnes au genre neutre. Ce numéro ouvre par conséquent la voie à de nombreux questionnements qui, nous l’espérons, sauront susciter l’intérêt d’autres chercheuses et chercheurs et permettront peut-être de contribuer à améliorer les conditions du mourir chez les personnes trans et non binaires.