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L’intellectuel canadien-français le plus célèbre du xixe siècle méritait certainement une réédition de ses conférences dans la prestigieuse « Bibliothèque du Nouveau monde ». Pourtant, Claude Couture et Yvan Lamonde évitent bien soigneusement de qualifier ainsi Étienne Parent. Journaliste, écrivain, essayiste, conférencier, penseur, fonctionnaire, ce dernier a droit à toutes les étiquettes, sauf à celle d’intellectuel. Néanmoins, après la lecture de l’introduction et, a fortiori, après avoir lu Parent, les lecteurs seront convaincus : à son époque, Étienne Parent s’avère l’intellectuel par excellence, utilisant son prestige d’homme cultivé pour convaincre ses contemporains de la justesse de sa vision de l’organisation sociopolitique et de l’avenir des Canadiens français.

Cette édition comporte principalement les conférences prononcées entre 1846 et 1852, à Montréal et à Québec, auxquelles s’ajoutent, en appendice, quelques articles publiés dans Le Canadien ainsi que deux autres conférences, l’une sur la presse, en 1844, et l’autre sur la Confédération, en 1868. Comme à l’habitude, l’ouvrage comporte une chronologie, plutôt sommaire, ainsi qu’une bibliographie exhaustive.

Les deux historiens signent une introduction substantielle, qui révèle une connaissance approfondie des textes de Parent, même des nombreux articles du Canadien, qu’ils ne rééditent pas. Couture et Lamonde présentent un résumé des principales convictions de Parent et ils soulignent son intérêt pour la conjoncture internationale. Ils concluent au libéralisme et au nationalisme modérés du journaliste. Je suis toujours étonnée des glissements de sens lorsqu’on parle de la modération de Parent (ou de son conservatisme). Les auteurs emploient l’expression « nationalisme de conservation », au sens propre de « conserver la nation », expression qu’ils assimilent, bien traditionnellement, au « nationalisme de survivance ». À mon avis, Parent est très ardemment nationaliste, malgré un découragement passager à la suite du rapport Durham. C’est cette forte conviction qui l’amène à repousser la rébellion qui mettrait en danger, selon lui, la nationalité canadienne-française. La modération du journaliste ne concerne pas ses principes ou ses valeurs. Elle renvoie à son analyse pragmatique de la réalité et des rapports de force dans lesquels se trouvent les Canadiens français. Favorable au principe du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, il croit inopportun d’en demander l’application tant que les Canadiens français ne seront pas en mesure de défendre leur nationalité vis-à-vis de l’exploitation appréhendée des Américains. « Notre unique recours, c’est nous [...] », écrit-il avec beaucoup de clairvoyance (Le Canadien, 19 avril 1837). Cet intellectuel bien informé recommande à ses contemporains la sagesse politique précisément parce qu’il tient à sa nation. C’est aussi un pacifiste. À la suite d’O’Connell, il répète que « toute la liberté du monde ne vaut pas une goutte de sang répandue pour l’acquérir » (Le Canadien, 25 avril 1834). Peut-être est-il temps, pour les historiens, de cesser d’opposer nationalisme culturel à nationalisme politique, comme si le premier n’était qu’un pis-aller ou une pâle consolation face à une impossible indépendance. D’une part, la revendication de droits culturels touche forcément au politique et, d’autre part, dans un certain contexte, renoncer à une chimère n’a rien d’une abdication. En même temps, Parent est profondément libéral, ses conférences le montrent bien. C’est son absence d’anticléricalisme qui lui vaut l’appellation de modéré, comme pour la majorité des libéraux canadiens-français du xixe siècle.

Les présentateurs se penchent aussi sur la réception critique des conférences. Ils distinguent trois phases : d’abord, dans les journaux, du vivant du conférencier ; puis, de 1874 à 1960, un siècle où il est devenu une sorte de légende, une référence obligée pour manuels ou anthologies, mais qu’on lit peu, me semble-t-il ; enfin, depuis 1960, période où les études sur Parent foisonnent. S’ils analysent succinctement les divers reportages journalistiques qu’ont suscités les conférences, Couture et Lamonde énumèrent, à toutes fins utiles, la liste des travaux plus ou moins contradictoires consacrés à Parent. C’est commode, mais décevant. Ainsi, ils mettent sur le même pied des articulets, des thèses de doctorat et des monographies. Ils nous disent, par exemple, que Fernand Dumont réfère très souvent à Parent, mais ils ne l’analysent pas. Gérard Bergeron a droit à une ou deux phrases et Jean-Charles Falardeau, à une seule. Ce dernier avait pourtant écrit une très intéressante introduction à son édition des textes de Parent. Stéphane Kelly, qui n’en méritait pas tant, est le seul auteur à qui l’on accorde un commentaire substantiel : choqués à l’idée de désigner Parent comme un « parvenu », Couture et Lamonde laissent ainsi percer leur admiration pour cet intellectuel.

On aurait souhaité qu’ils se commettent davantage dans cette section historiographique. Ils rappellent le souvenir de divers travaux, très vieillis, qui tentent de remettre en question soit le libéralisme de Parent, soit son nationalisme, ou encore, de plus récents qui s’efforcent, nous dit-on, de transcender ces deux notions, alors qu’ils passent tout simplement à côté. À moins que leur réserve soit le résultat d’un compromis entre deux historiens qui nous ont habitués à des interprétations historiques différentes, pourquoi n’avoir pas nettement clarifié ce débat ? On se demande pourquoi les exégètes contemporains devraient continuer de tergiverser à ce propos. La pensée de Parent synthétise un ensemble de valeurs et il n’a lui-même aucun mal à concilier ses principaux libéraux et son nationalisme : « c’est le sort du peuple canadien d’avoir non seulement à conserver la liberté civile, mais aussi à lutter pour son existence comme peuple [...] », écrit-il (Le Canadien, 7 mai 1831). C’est aussi pour préserver la nation canadienne-française que le conférencier conseille à ses compatriotes de participer activement à un développement économique de type libéral.

La « soumission honorable » proposée par Parent n’est pas forcément tragique, comme le veulent les deux historiens dans la conclusion de leur introduction. C’est leur droit le plus strict, mais c’est une position citoyenne plutôt qu’historienne. C’est peut-être ce qui fait que, sur le plan de l’analyse du nationalisme, on reste dans les sentiers battus, avec l’incroyable « nationalisme de conservation » s’étalant sur le xixe et le xxe siècles...

Quoi qu’il en soit, dans une édition critique, l’essentiel, ce sont les textes. Surtout si on la compare à l’affligeante présentation matérielle de la précédente édition, celle de Falardeau, celle-ci procure un vrai plaisir de lecture.