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Les vingt dernières années ont été marquées par l’effervescence des questionnements identitaires. Cette remise en question de nos sociétés modernes a rapidement trouvé écho dans les milieux savants dont les travaux sur la question des identités paraissent à un rythme soutenu, voire insoutenable tant cette production est abondante et diversifiée. Tour à tour furent interrogées les identités ethniques, nationales, provinciales, régionales, politiques, culturelles, religieuses, de genre, des minorités pour ne nommer que certains des principaux champs d’investigation. Loin de se limiter aux sociétés modernes, les identités des sociétés du passé, toutes périodes confondues, ont également été revisitées à la lumière des outils d’interprétation développés, entre autres, par la sociologie, l’anthropologie culturelle et la psychologie sociale.

Bien évidemment, les spécialistes de l’Antiquité n’ont pas échappé à cette tendance, partant à leur tour à la conquête de l’identité (ou des identités) grecque(s), romaine(s), barbare(s), judéenne(s) et chrétienne(s). Leur intérêt s’est également porté sur les identités propres aux diverses catégories sociales, politiques, juridiques, religieuses ou professionnelles. Non seulement le nombre de publications en la matière est impressionnant, mais celles-ci sont complétées par de nombreux colloques scientifiques[2], organisés par des centres et des laboratoires de recherche universitaires consacrés à la question des identités dans l’Antiquité[3]. Cependant, comme le souligne avec justesse S. C. Mimouni, les titres de plusieurs de ces publications, malgré l’excellence de leur contenu, surpassent les attentes qu’ils ont suscitées dans leur approche des identités anciennes[4]. Il est vrai que le concept même d’identité, peu importent les différentes terminologies qu’il peut prendre selon les disciplines, soulève une série de questionnements. L’unique consensus qui existe autour de ce concept, c’est bien qu’il est lui-même difficilement définissable[5] et que son usage est abondamment galvaudé[6]. Il faut admettre que plusieurs recherches faisant usage du concept d’identité en offrent rarement une définition claire. De plus, elles n’en circonscrivent pas nécessairement son application pour un contexte sociohistorique particulier et ne prennent pas toujours conscience de l’importance de combiner les approches de types « - emic » et « - etic » afin de pénétrer au coeur des structures et des représentations d’une société donnée[7]. Dans une étude récente, C. Macris a montré la valeur heuristique de cette double approche pour l’étude de groupes/communautés de type « secte », notamment pour les mouvements tels que les pythagoriciens, les esséniens, les pharisiens ou les chrétiens. Si, du point de vue « - emic », le terme secte, comme catégorie, existe bien dans l’Antiquité (hairesis/secta), il désignait principalement une « école de pensée » de type philosophique, ou plutôt philosophico-religieuse — en tant que groupe, communauté, mouvement, institution ou courant/système de pensée et de mode de vie —, du moins avant que les penseurs chrétiens ne se réapproprient tardivement le terme pour désigner péjorativement les groupes « hétérodoxes », les « hérésies », soit les mouvements considérés comme marginaux, schismatiques et déviants, par opposition à une autorité religieuse officielle s’autoproclamant « orthodoxe ». En s’éloignant de la définition péjorative et polémique moderne du terme « secte » au profit de sa signification ancienne et en reprenant, d’un point de vue « - etic », les théories sociologiques des phénomènes sectaires pour les appliquer aux réalités du monde antique, Macris, abordant particulièrement le cas des communautés pythagoriciennes des ve et ive siècles avant notre ère, a montré que ces théories, en tant qu’outil interprétatif, contribuaient à dégager certains aspects encore inédits des communautés religieuses dans l’Antiquité[8]. La combinaison des approches de types « - emic » et « - etic » s’avère donc essentielle pour comprendre plusieurs phénomènes dans l’Antiquité, notamment les phénomènes identitaires. Cependant, mis à mal par la recherche, le concept d’identité suscite actuellement de nombreux débats dans les diverses sciences humaines et sociales, débats auxquels participent activement les spécialistes de l’Antiquité. Notre contribution à ce numéro spécial consacré aux nouvelles approches et thèmes en histoire ancienne tentera de montrer que, malgré les débats qu’il suscite, le concept d’identité conserve sa pertinence en histoire ancienne et permet d’ouvrir sur de nouvelles perspectives.

Le concept d’identité : de sa naissance philosophique à son application en sciences sociales

Dans sa Philosophie de l’esprit d’Iéna, Hegel a montré la nature sociale que possède l’identité, considérant celle-ci comme la résultante d’une connaissance réciproque. Le Soi n’existerait alors que par une double reconnaissance : celle que l’individu a de lui-même et celle que l’Autre lui accorde[9]. Introduisant la notion d’autrui dans la réflexion philosophique, la perspective hégélienne, qui définit l’identité dans une relation dialectique entre le Soi et l’Autre, a été déterminante dans l’approche qu’en ont par la suite faite la psychologie sociale et la sociologie. C’est à cette première que l’on doit l’émergence du concept d’identité hors des cadres philosophiques dans lesquels il a longtemps été cantonné[10]. Les recherches de W. James, J. M. Balwin et C. H. Cooley, qui ont poursuivi la réflexion hégélienne sur la nature dialectique de l’identité, ont montré l’importance de l’altérité dans la définition du Soi, car, par un jeu d’interactions, le Soi et l’Autre concourent à la construction identitaire[11]. Pour leur part, les interactionnistes, tels que C. H. Cooley et G. H. Mead, ont développé le concept de Soi social[12] et la psychanalytique de S. Freud a pour sa part introduit la notion d’identification, processus par lequel l’individu développe dès son enfance ses premiers liens affectifs avec une personne ou un groupe par assimilation[13]. C’est toutefois au tournant des années 1950 que le concept d’identité a connu son véritable essor comme objet de recherche grâce aux travaux d’É. Erickson[14] qui ont montré que l’identité repose sur un processus évolutif qui traverse différentes phases dont les transitions sont vécues comme des périodes de crise identitaire[15].

Les philosophes n’ont pas été les seuls à s’intéresser aux questionnements identitaires. En effet, dès le début du xixe siècle, certains sociologues et certains anthropologues ont également commencé à intégrer le concept d’identité à leurs travaux. En s’intéressant aux représentations sociales, É. Durkheim a distingué deux niveaux d’être chez l’individu : un être privé et un être collectif correspondant à des réalités différentes[16]. Pour Durkheim, l’identité collective joue un rôle prépondérant dans la construction de l’identité individuelle par l’attachement de l’individu à divers groupes sociaux, car l’identité se développe à travers ces différentes appartenances. M. Weber s’est opposé au concept d’inculcation proposé Durkheim. Niant le fait que l’identité se veut la résultante d’une contrainte exercée par la société sur les individus, Weber considère plutôt l’identité comme « le produit de parcours ou d’attitudes singulières[17]. » L’impact de l’environnement social sur la construction identitaire, indéniable depuis les recherches de ces précurseurs, est alors devenu l’un des principaux axes de recherches sur l’identité qui a conduit à l’élaboration de la théorie des rôles[18] et de la théorie du groupe de référence[19].

À partir des années 1960, avec le développement de la psychologie cognitive, les études de l’impact des relations sociales sur l’identité (individuelle et collective) se sont multipliées et ont été influencées par les travaux de S. Moscovici sur les représentations sociales[20]. Ce dernier a montré que les représentations sociales constituent un guide pour l’action et les relations sociales et qu’elles déterminent les comportements tout en permettant de ramener l’inconnu au connu par l’émission d’un jugement sur l’Autre[21]. Pour Moscovici, « l’identité n’existe que dans le rapport d’un sujet (individuel ou collectif) à un alter (individuel ou collectif) et vis-à-vis d’un objet (réel ou imaginaire, physique ou social) »[22]. Dans cette perspective, l’identité, étroitement liée à un environnement social et à un contexte sociohistorique et culturel, se veut plutôt processus qu’un produit, une fonction instable plutôt qu’une réalité substantielle[23].

Marquées par les revendications identitaires des minorités, les années 1970 ont vu la création de départements universitaires spécialisés dans l’étude des identités minoritaires et marginales[24]. Plusieurs historiens, influencés par les travaux de É. Durkheim et de M. Weber, ont alors commencé à intégrer les concepts issus de la sociologie et de l’anthropologie dans leurs recherches, ouvrant dès lors un vaste débat qui allait perdurer[25]. Malgré ce débat interdisciplinaire, les perspectives sociologiques ont dirigé la recherche vers de nouveaux horizons et de nouveaux champs d’investigation auxquels a grandement contribué l’école des Annales, notamment avec les travaux de L. Febvre et de M. Bloch qui ont abordé la question des représentations collectives[26]. Toutefois, ce n’est qu’avec la Nouvelle histoire que la recherche sur les représentations collectives et sur l’identité prit son véritable envol avec les travaux de M. Foucault, de G. Duby, de J. Le Goff et de P. Ariès [27]. L’étude des représentations sociales s’est alors ouverte sur celle des identités, des interactions sociales et de la mémoire collective.

Dans les années 1980 et 1990, avec le retour de l’acteur social, la recherche s’est particulièrement intéressée à la question de l’identité. Sous l’influence des courants constructivistes (constructivist turn) et interactionnistes, la recherche historienne, avec les travaux de précurseurs tels que de P. Bourdieu[28] et de A. Prost[29], a renouvelé son approche des identités en « montrant le caractère historiquement constitué et évolutif des catégories de pensée et de mesure »[30]. Analysées comme des constructions historiques basées sur les représentations collectives élaborées par les acteurs sociaux (individuels ou collectifs) dans un contexte donné, les catégories et les identités sociales ont alors été considérées comme des constructions discursives. Influencée par le Linguistic turn, la recherche s’est également intéressée aux stratégies discursives de construction des réalités sociales et des identités. L’apport des Subaltern Studies et surtout des Postcolonial Studies doit également être souligné. Abordant les identités en situation coloniale, des chercheurs comme E. Saïd[31] et H. K. Bhabha[32] ont ouvert la voie à une série d’études sur les processus de construction identitaire en situation interculturelle. Bhabha a insisté sur le fait que les identités culturelles « ne se développent pas dans l’espace binaire d’un face-à-face entre totalités symboliques qu’on pourrait décrire “à l’état pur”, mais dans ce qu’il appelle le “troisième espace d’énonciation”, celui de l’hybridité intrinsèque des cultures »[33].

Ce rapide survol historiographique illustre, pour reprendre les mots de C. Halpern, que « l’identité est […] devenue incontournable aussi bien dans les recherches sur l’immigration, le nationalisme, la religion ou les gender studies que dans les travaux sur l’ethnicité »[34]. Bien que la question des identités occupe une place particulièrement importante dans la recherche historienne, il faut déplorer l’absence d’une historiographie exhaustive sur cette thématique qui demeure éparpillée entre l’histoire des mentalités, l’histoire sociale et l’histoire culturelle. À notre connaissance, une réflexion épistémologique sur l’Histoire des identités demeure à écrire[35]. Malgré la diversité des objets d’étude, certaines constantes peuvent cependant être dégagées de la recherche actuelle sur la question de l’identité.

L’identité (individuelle ou collective) peut être considérée comme une articulation entre un processus évolutif et dynamique de socialisation, en constante formation et modification[36], et une structure stable reposant sur la permanence et la continuité. Malgré les variations qu’elle subit à travers l’influence des interactions sociales, l’identité n’existe que si elle s’inscrit sur un continuum relativement stable qui lui assure son unité dans le temps[37]. Lorsque les variations sont insérées à l’intérieur de ce continuum, l’identité est préservée, mais, lorsqu’elles sont perçues comme des ruptures, cela conduit souvent à une crise identitaire[38]. L’identité est également indissociable de son contexte social, culturel, historique et relationnel[39]. Elle peut donc être comprise comme une construction propre à un contexte sociohistorique particulier qui en fournit les modèles de référence structurant les définitions identitaires. Construction sociale et historique, l’identité n’est toutefois accessible qu’à travers les discours que les acteurs sociaux en font, peu importe la forme qu’ils peuvent prendre[40]. Cette construction discursive, élaborée à partir des représentations sociales, varie en fonction des contextes d’énonciation, se répercute dans la réalité vécue des acteurs sociaux[41] et répond principalement à deux besoins identitaires : le besoin d’identification, permettant aux acteurs sociaux de se reconnaître et d’être reconnus, et celui de différenciation, permettant de se distinguer de l’Autre en portant sur lui un jugement souvent stéréotypé qui permet également d’affirmer sa propre unicité. L’identité ne se construit donc pas seulement dans un rapport à Soi, mais également dans un rapport à l’Autre[42], rapport majoritairement compétitif, mais pas nécessairement polémique. L’identité est indissociable de la différence, car elle est façonnée par la représentation de Soi et par la perception de l’Autre, et trouve sa concrétisation dans la réalité vécue à travers la catégorisation sociale. Le concept d’identité s’avère donc précieux pour analyser les structures mentales qui orientent le fonctionnent d’un groupe ou d’une société. La recherche effectuée sur la question des identités dans l’Antiquité au cours des vingt dernières années a montré la pertinence de ce concept pour comprendre les sociétés anciennes et les divers groupes qui les composent.

Les phénomènes identitaires dans l’Antiquité : réflexions épistémologiques et méthodologiques

La question des identités dans l’Antiquité oblige le spécialiste à délaisser les définitions modernes au profit d’un tout autre mode raisonnement identitaire propre aux sociétés anciennes. Si le concept même d’identité n’existe pas dans l’Antiquité[43], cela ne signifie pas pour autant que les Anciens n’avaient aucune conscience de leur(s) identité(s). L’enjeu principal de la recherche a donc été de comprendre les stratégies et les mécanismes mis en oeuvre dans les processus de construction des identités anciennes. À partir de quelques approches des identités anciennes, notre propos se limitera à illustrer certaines perspectives nouvelles mises en lumière par les récents travaux.

Pour étudier la question de l’identité dans l’Antiquité, les spécialistes ont sollicité plusieurs postes d’observation en s’intéressant notamment à la formation des identités[44], à l’identité en auto-définition[45], à l’identité dans le miroir de l’Autre[46], à l’impact des interactions entre le Soi et l’Autre sur les définitions identitaires[47], aux frontières identitaires et à leurs transgresseurs[48], etc. Ces différentes approches, souvent combinées les unes aux autres, ont contribué à mettre en évidence la complexité des processus de construction des identités dans l’Antiquité dont on reconnaît désormais le caractère fluide et dynamique, malgré les idéologies de stabilité sur lesquelles elles se sont construites. Dans le cadre de cette étude, nous insisterons particulièrement, mais non exclusivement, sur les travaux s’étant intéressés à la question des identités judéennes et chrétiennes.

Abordant la notion d’ethnicité, P. Bauduin a souligné que :

L’identité ethnique, loin d’être une donnée statique et immuable, est le résultat de processus de construction (et de reconstruction) par lesquels les individus et les groupes s’identifient eux-mêmes et par rapport aux autres dans des contextes spécifiques, sur la base d’une perception de traits culturels, d’attitudes, d’origines et/ou d’intérêts communs[49].

Dans cette perspective, l’identité grecque peut être considérée comme la résultante d’un double processus discursif : intégratif (reposant sur les similarités avec les groupes pairs) et dissociatif (reposant sur les différences avec l’altérité)[50]. F. Hartog a montré que l’auto-définition de l’identité grecque s’est construite sur une « rhétorique de l’altérité », car définir l’Autre oblige également à se définir[51]. Prenant appui sur un schéma binaire ethnocentrique (Grecs/barbares), les Grecs ont d’abord élaboré une définition linguistique de leur identité[52], mais après les Guerres médiques, cette identité s’est cristallisée autour d’une définition culturelle de l’appartenance hellénique qui refusait de reconnaître l’identité culturelle de l’Autre considérée comme inférieure[53]. « “Néantiser” les autres, ou les peindre toujours différents et inconvenants, pour s’affirmer soi-même »[54], tel est l’usage que les Grecs ont fait de la « rhétorique de l’altérité » et sur laquelle ils ont construit leur singularité identitaire. Si la « rhétorique de l’altérité » n’était pas absente des discours identitaires romains, elle a été employée d’une manière complètement différente.

Analysant les discours identitaires romains, principalement ceux émanant de l’aristocratie, D. Roman et Y. Roman ont montré le caractère à la fois discursif et évolutif de l’identité romaine. Ainsi, de la République à la période impériale, les Romains ont construit leur identité, d’abord fondée sur la citoyenneté[55], sur deux grands types de discours : ceux qui excluent et ceux qui rassemblent[56]. Ces discours d’exclusion appartenaient à deux registres : intérieur/intérieur, opposant des citoyens romains de rangs différents, et intérieur/extérieur, opposant Romains et barbares. Le premier niveau d’exclusion, de nature sociopolitique, était celui de l’aristocratie qui « discrédita tous les autres et d’abord ses adversaires en usant des mêmes discours d’exclusion qui, dans le temps, disaient sa propre excellence »[57]. L’identité romaine était donc en premier lieu une identité définie par les grands. Contrairement aux Grecs, l’opposition entre Romains et barbares n’était pas « une opposition culturelle fondée sur le couple même/autre, […], mais une opposition géographique fondée sur le couple intérieur/extérieur[58] ». L’instauration du régime impérial et l’extension de la citoyenneté romaine par la Constitution antonine en 212 a contribué à l’émergence d’une tout autre forme de discours, les discours de rassemblement autour du prince[59]. Cependant, malgré cette volonté unificatrice, tous les habitants de l’Empire ne se sentaient pas Romains de la même manière, ni pour les mêmes raisons[60]. Ainsi, « “être Romain” variait selon la hiérarchie sociale, les autodéfinitions identitaires et les points de vue extérieurs »[61]. Dans une perspective différente, E. S. Gruen considère que l’identité romaine s’est construite en opposition à une identité grecque réinventée par Rome[62], car les Romains, comme l’ont fait les autres peuples (Grecs, Judéens) de l’Antiquité, n’ont pas hésité à discerner, voire à inventer, des relations de parenté et des racines partagées[63].

Ces exemples, qui mériteraient bien des nuances, permettent néanmoins de constater que les identités anciennes reposaient essentiellement sur les appartenances qui déterminaient les statuts sociopolitiques et ethniques sur lesquels s’élaboraient les définitions identitaires à partir de discours d’inclusion et d’exclusion qui ont varié selon les époques et selon les contextes d’énonciation. Ainsi, « ce qui existait, c’était le statut, résultante de diverses données juridiques et sociologiques. Le problème était non celui de l’identité psychologique, mais de l’identification sociale, non de se définir, mais d’être reconnu »[64]. Plusieurs études se sont alors intéressées aux marqueurs identitaires (ethniques, culturels religieux, géographiques), notamment ceux des ethnicités anciennes[65], en insistant sur leur caractère social, évolutif et surtout discursif[66].

L’étude des processus de construction des identités ethniques a également contribué à renouveler notre compréhension de l’identité judéenne. Cette dernière a longtemps été considérée comme une identité basée sur une définition strictement religieuse. Les travaux de S. Masson[67], de S. J. D. Cohen[68] et de J. Lieu[69] ont toutefois montré que les Judéens ont d’abord été compris comme un groupe ethnique, comparable aux autres groupes ethniques de l’Antiquité, dont l’ethnonyme a d’abord référé à une appartenance géographique plutôt qu’à une appartenance religieuse[70], car, dans l’Antiquité, « l’identité “religieuse” n’existait pas de façon autonome. Elle était une des facettes de l’identité sociale des individus, déterminée par les entités collectives dont ils étaient membres (l’ethnos, la polis, l’État, la maison, la phratrie, etc.), à plus forte raison pour les agents cultuels publics »[71]. C’est donc du point de vue ethnique ou ethnico-religieux qu’il convient désormais d’aborder la définition de l’identité judéenne et les rapports que les Judéens ont entretenus avec les autres Nations[72]. Pour affirmer leur unité et leur unicité, les Judéens ont élaboré diverses stratégies identitaires visant à la fois à assurer la cohésion des communautés dispersées et à façonner leurs spécificités par rapport à d’autres ethnos par la normalisation d’un certain nombre de rites et de pratiques dont le fonctionnement reposait sur une idéologie ethnico-religieuse imposée notamment par les auteurs sacerdotaux[73]. La définition des identités anciennes reposait donc sur des mécanismes de pouvoir et des stratégies discursives visant à établir ou à contester les normes et les processus d’identification sur lesquels s’érigeait la frontière distinguant le « Nous » du « Eux ».

Dans une perspective similaire, J. Lieu[74] et D. Kimber Buell ont montré que l’auto-définition des premiers chrétiens s’est élaborée sur un « raisonnement ethnique » comparable à celui employé par d’autres ethnies de l’époque. Pour S. C. Mimouni, une distinction doit cependant être faite entre les appartenances qui relèvent des statuts sociopolitiques et ethniques et engagent le statut de l’individu du point de vue juridique et les appartenances religieuses et idéologiques qui reposent, d’un point de vue spirituel, sur la pensée de l’individu[75]. Pour marquer la différence entre ces deux modes d’appartenance, Mimouni associe à la première catégorie la notion d’identité et à la seconde la notion de « conscience identitaire » qu’il définit comme la faculté qu’a l’homme de connaître sa propre réalité spirituelle et intellectuelle[76]. Ainsi, poursuit Mimouni, « il y a une grande différence entre les Judéens qui partagent une identité et les chrétiens qui, nonobstant leur identité d’origine, partagent une croyance », « une “conscience fédérative”, celle de leur fidélité à la messianité de Jésus de Nazareth »[77]. Les chrétiens auraient ainsi tenté d’élaborer une forme d’identité qui offrait la possibilité de transcender les autres formes d’appartenance[78].

Non seulement ces rhétoriques identitaires ont offert aux chrétiens des manières de négocier leur identité ou leur « conscience identitaire » dans l’Empire romain et d’affirmer leurs spécificités, mais ces stratégies identitaires éminemment discursives leur ont également permis d’entrer en compétition de manière polémique avec l’Autre[79], que ce soit avec les Judéens ou avec certains courants chrétiens en vue de les exclure[80]. Cependant, soulignant à la fois le caractère discursif sur lequel s’est élaborée l’identité chrétienne et l’absence, du moins avant le ive siècle, d’une autorité « rabbinique » et d’une autorité « chrétienne » suffisamment affermies pour s’imposer sur un vaste ensemble de communautés, certains chercheurs ont remis en question le modèle d’une partition entre le « judaïsme » et le « christianisme » qui se serait produit au cours du iie siècle, voire antérieurement. Les plus récentes recherches sur ce problème « rendent historiquement peu plausible l’idée d’une haute, unique et unilatérale séparation dont les raisons se laisseraient réduire à un dénominateur commun »[81] et estiment qu’il convient davantage de parler en termes de « processus de distanciation » plutôt qu’en termes de « rupture » ou de « séparation »[82]. De plus, pour plusieurs spécialistes, il convient désormais de distinguer la présentation discursive, rhétorique et souvent polémique que les auteurs chrétiens ont faite de cette « séparation » de la réalité vécue localement, celle que nous connaissons davantage, par les différentes communautés chrétiennes[83]. En effet, plusieurs sources littéraires et épigraphiques, de même que certaines découvertes archéologiques récentes attestent d’une tout autre réalité laissant penser qu’il conviendrait peut-être de repousser les frontières de cette partition au ive siècle, voire ultérieurement, après que le « christianisme » se soit institutionnalisé comme « religion » d’État[84]. Encore faudrait-il ne pas confondre, comme on le fait souvent, « séparation » et « relations », ou « interactions », car, même une fois cette « séparation » survenue, cela ne signifie pas pour autant l’impossibilité de « relations », ou d’« interactions », parfois conflictuelles, d’autres fois amicales, entre Judéens et chrétiens. Plusieurs témoignages anciens montrent effectivement que les « relations » entre Judéens et chrétiens se sont poursuivies tout au long de l’Antiquité[85]. Actuellement, on tend donc à considérer que, même après le iie siècle, les frontières entre les identités judéennes et chrétiennes sont demeurées floues, d’autant plus que le « judaïsme » et le « christianisme » trouvaient encore leur expression dans une pluralité de Ways — qui ont varié selon les contextes géographiques, culturels et sociaux —  à travers lesquelles les Judéens et les chrétiens ont interagi.

Le « judaïsme » et le « christianisme » anciens n’ayant jamais constitué des réalités monolithiques et monophoniques, il convient alors de considérer que c’est dans une polyphonie de chemins que les différents mouvements issus du « judaïsme » et du « christianisme » anciens — poursuivant des contacts de nature et de degré variés selon les contextes, les lieux et les endroits tout au long de l’Antiquité — se sont entrecroisés puis, progressivement, différenciés et distancés. Comme l’a proposé récemment S. C. Mimouni, il conviendrait peut-être de repenser cette question en prenant désormais en considération trois formes, ou trois voix, de « judaïsme » : le « judaïsme rabbinique », le « judaïsme synagogal » et le « judaïsme chrétien »[86]. Ainsi, si certaines communautés chrétiennes ont rapidement ressenti le besoin de se distancier du « judaïsme », qu’il soit de type « synagogal » ou « rabbinique », certaines semblent plutôt avoir été exclues de manière plus ou moins rapide et radicale par le judaïsme « rabbinique » et surtout « synagogal »[87], alors que d’autres sont demeurées plus longtemps très près des pratiques et des institutions du « judaïsme », principalement du « judaïsme synagogal », pensons notamment aux communautés nazoréennes et ébionites. On constate bien que cette question, éminemment complexe, implique une pluralité de Ways, sur lesquelles nous sommes parfois mal renseignés, et qu’elle ne saurait être résolue par la métaphore simplificatrice de deux chemins qui se seraient à un instant précis et de manière unilatérale partitionnés. Le problème actuel est donc davantage de savoir quelle est la relation entre la rhétorique des auteurs chrétiens et la réalité sociale[88] et, surtout, de comprendre « quel judaïsme s’est séparé de quel christianisme »[89]. Encore faudrait-il, en premier lieu, que les spécialistes partagent la même définition, ou plutôt la même compréhension, lorsqu’ils parlent du judaïsme, du christianisme, des Judéens et des chrétiens dans l’Antiquité[90].

L’étude des identités dans l’Antiquité est-elle utopique ?

Les recherches sur les identités dans l’Antiquité sont-elles utopiques, pis encore anachroniques comme on l’a parfois prétendu ? Peuvent-elles véritablement contribuer à une meilleure compréhension de la définition que les différentes communautés anciennes se faisaient d’elles-mêmes et des autres, de leurs fonctionnements et de leurs interactions entre elles ? Par cette contribution, nous avons tenté de montrer que, loin d’être utopiques et anachroniques, les recherches sur la question des identités anciennes ouvrent plutôt sur de nouvelles perspectives que l’on doit désormais prendre en considération en histoire ancienne.

Cela ne signifie pas pour autant que les théories sur les identités, principalement élaborées pour l’étude des sociétés modernes, peuvent être appliquées sans discernement aux diverses communautés anciennes. Si elles s’avèrent analogiquement éclairantes pour la compréhension des phénomènes identitaires dans l’Antiquité, elles ne peuvent être employées qu’en respectant les modes de raisonnements et de fonctionnements des communautés anciennes. L’étude de ces identités dans une perspective sociohistorique oblige donc une approche double et complémentaire : une approche du type « – emic », soit une approche qui tente de saisir de l’intérieur une société donnée en employant les catégories de pensée et les terminologies usuelles pour les acteurs de cette société – et une approche de type « – etic », soit une approche qui tente de saisir de l’extérieur cette même société en ayant recours aux concepts et aux outils interprétatifs développés, entre autres, par les sciences humaines et sociales modernes[91].

Aborder la question des identités dans l’Antiquité implique donc en premier lieu de comprendre les stratégies et les mécanismes mis en oeuvre dans les processus de construction des identités anciennes et de les considérer comme dynamiques, évolutifs et discursifs. De fait, les identités anciennes étaient d’abord et avant tout des identités d’appartenance à des communautés (ethniques, civiques, religieuses, etc.). Cumulables[92], ces appartenances relevaient des statuts sociopolitiques et ethniques qui engageaient soit, du point de vue juridique, le statut de l’individu, soit, du point de vue spirituel, la pensée de l’individu en ce qui concerne les appartenances religieuses et idéologiques. Déterminées par les appartenances, la définition de ces identités communautaires s’élaborait constamment sur un rapport Soi/Autre, inclusion/exclusion et reposaient sur des stratégies discursives qui variaient selon les époques et les contextes d’énonciation. Produit d’une rhétorique, l’étude des identités anciennes oblige donc de distinguer discours et réalités sociales. Si les discours ont pour effet d’ériger des frontières identitaires fixes et perméables, l’étude de la réalité vécue par les acteurs sociaux montre que ces frontières étaient plutôt fluides et imperméables[93]. Ainsi, loin de susciter de vains débats, la recherche sur les identités dans l’Antiquité permet d’aborder sous un angle novateur certains acquis de la recherche et de leur apporter de riches nuances.