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L’histoire des émotions est une conquête récente. En effet, l’appel de Lucien Febvre[1] à une réflexion sur l’histoire de la vie affective d’autrefois n’a reçu de réponse que dans les années 1970 avec l’histoire des mentalités. Cependant, celle-ci ne questionnait pas l’immuabilité des affects, toujours considérés comme universels et naturels. Sensible Moyen Âge évoque cette histoire de la sensibilité si longtemps négligée par les historiens et extirpe les émotions de la sphère de l’intime pour enfin les positionner au sein des logiques culturelles et sociales.
C’est le produit de plusieurs années de travail que Piroska Nagy, professeure d’histoire à l’UQÀM et Damien Boquet, maître de conférence à l’université d’Aix-Marseille, nous présentent. Tous deux coordonnent depuis longtemps le projet de recherche EMMA[2]. Accoutumés à travailler de concert, ils ont publié plusieurs ouvrages remarquables sur le thème des émotions au Moyen Âge[3]. Sensible Moyen Âge apparaît comme un aboutissement de ce travail.
Le coeur de la réflexion s’articule autour du fait que l’émotion est au coeur de l’anthropologie du Moyen Âge et que l’Amour est au fondement de cette anthropologie chrétienne. Suivant un plan chrono-thématique, les auteurs remontent le temps jusqu’aux Pères de l’Église et déroulent les mécanismes qui ont prévalu à la « christianisation des affects ». En effet, le remaniement de la pensée des Pères de l’Église, des traditions bibliques et philosophiques a donné naissance à une nouvelle conception des émotions conduisant à la notion que Dieu est Amour et que c’est par Amour pour l’homme que Jésus a souffert la Passion.
C’est ensuite dans le « laboratoire monastique », entre les Ve et VIIIe siècles, que la conversion des affects s’élabore. Celle-ci se répand alors dans le monde séculier, alors même qu’entre les VIIe et XIe siècles se développe une dévotion affective privée entre l’orant et Dieu. Parallèlement, la synthèse faite par Grégoire le Grand associe la maîtrise ascétique de Jean Cassien, l’orientation droite des émotions d’Augustin et ramène la liste des péchés capitaux à sept, tous enracinés dans l’orgueil.
Sensible Moyen Âge s’érige contre l’idée du « processus de civilisation » de l’Occident proposée par Norbert Elias[4], dans la lignée des travaux de B. H. Rosenwein. Cette remise en question est étayée d’une réflexion scrupuleuse sur les sources de l’émotivité réputée infantile des médiévaux et permet de porter la réflexion au-delà de la dichotomie raison/émotion. De la même manière, plutôt qu’une pastorale de la peur (Delumeau), les auteurs préfèrent une pastorale de l’émotion pour évoquer la fin du Moyen Âge (Casagrande). De plus, un chapitre très stimulant est consacré aux émotions communes. Il est en effet ardu de s’intéresser aux foules anonymes, car tout récit d’émotion informe davantage sur les représentations des normes que sur le ressenti : la colère populaire dans les discours est ainsi toujours délégitimée. Les auteurs veulent réhabiliter cette émotion collective, à travers les scènes de partage social des émotions (festins, mariages, rassemblements).
Pour conclure, force est d’admirer la grande culture des auteurs, leur maîtrise des sources et de la production historiographique. Le style limpide et clair rend intelligibles des notions pourtant complexes. Un tel ouvrage était devenu une nécessité, car aucune synthèse de ce type n’avait été réalisée en français à ce jour. Les étudiants et les chercheurs y trouveront la juste signification contextualisée du vocabulaire émotionnel. De plus, Sensible Moyen Âge met en pratique les concepts récents et vérifie leur applicabilité concrète par rapport aux sources (communautés émotionnelles de B. Rosenwein, régime émotionnel, navigabilité des émotions, émotifs de W. Reddy, amour ennoblissant de Stephen C. Jaeger etc.)
On peut se réjouir que ce livre puisse créer des vocations et ouvre la voie à des travaux similaires concernant d’autres parties du monde : à quand une histoire des émotions de la Chine ou de l’Inde médiévales ? À quand des études synthétiques fondées sur des sources notariées, juridiques ou iconographiques ? Le champ des possibilités est ouvert et a trouvé en ce livre un modèle exemplaire dans la langue de Molière.
Parties annexes
Notes
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[1]
Lucien Febvre, « La sensibilité et l’histoire. Comment reconstituer la vie affective d’autrefois ? », Annales d’histoire économique et sociale, 3 (1941), p. 5-20.
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[3]
Damien Boquet, Piroska Nagy dir., Le sujet des émotions au Moyen Age, Paris, Beauchesne, 2009 ; Politiques des émotions au Moyen Age, Firenze, Sismel-del Galluzzo, 2010 ; La chair des émotions : pratiques et représentations corporelles des émotions au Moyen Age, Médiévales, 61, 2011.
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[4]
Norbert Elias, Über den Prozess der Zivilisation : soziogenetische und psychogenetische Untersuchungen, (1939) a été traduit en deux volumes en français : La Civilisation des moeurs, Paris, Calmann-Lévy, 1973 et La Dynamique de l’Occident, Paris, Calmann-Lévy, 1975.