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Dans une large mesure, la question de la résistance a marqué l’expérience politique et culturelle de l’Amérique latine. Une telle expérience peut être comprise, à première vue, comme un mouvement d’opposition : résister aux forces armées d’occupation, aux modèles politiques et économiques, aux impositions linguistiques et culturelles. Toutefois, les changements apportés par les nouvelles technologies d’enregistrement, de stockage et de reproduction d’information au cours des dernières décennies ont complexifié le problème de la résistance, dans la mesure où ces derniers ont mis en relief les dimensions politique et esthétique des façons contemporaines d’agencement sociotechnique. En ce qui concerne la production artistique latino-américaine (l’art de Gabriela Golder, le cinéma de Petra Costa, la chanson de Chico Buarque et la poésie de Marília Garcia, parmi d’autres), il faudrait ajouter que l’on résiste aussi aux discours culturellement établis, aux matériaux d’expression, et aux configurations sensibles qui organisent une communauté. Ainsi, l’acte de résister ne doit pas être compris seulement en termes d’affrontement, mais aussi et surtout comme transformation qui nous conditionne.

Les réflexions qui émergent du domaine des études des médias et de la philosophie de la technique — comme celles de Vilém Flusser, Jonathan Crary ou Friedrich Kittler — nous offrent un certain nombre d’orientations afin d’analyser les forces qui nous conditionnent et, par là même, proposer des formes de résistance. Vilém Flusser a exposé comment l'écriture linéaire nous impose irrévocablement la force du temps historique; Jonathan Crary a souligné l'importance des appareils techniques dans le processus de construction archéologique de l’observation comme mode de subjectivation spécifique qui fait surface entre la fin du 18e siècle et le début du 19e; Friedrich Kittler, à son tour, a radicalisé les façons de penser le déterminisme technologique en montrant comment nos instruments d'écriture, d’inscription et d’enregistrement agissent sur notre pensée. Dans ce sens, le problème qui se pose est le suivant : comment produire des configurations alternatives de sensibilités dans un monde où les subjectivités sont construites au sein de dispositifs sociotechniques d’information ? C’est justement dans cette perspective que, dans la production artistique contemporaine latino-américaine, résister signifie faire face au problème de la construction de formes d’intelligibilité et de réalisation du sensible en transformant la matérialité des supports et ses modes de codification. Des projets comme Cuento de viejos, en Colombie; Le musée virtuel de la joie féminine, en Argentine; PM Festival Poesía Música, au Chili; et Amazonia — Musical Theatre in Three Parts, une collaboration entre Brésil, Allemagne et les indigènes Yanomami, nous montrent que résister ne peut plus être appréhendé seulement comme un acte d’opposition (qui pourrait maintenir nos pratiques et nos théories sous une forme de binarisme plaçant le colonisateur d’un côté et le colonisé de l’autre), mais aussi, et avant tout, comme un acte d'interruption (pour détourner, suspendre, couper, croiser) ou de décolonisation des flux d'une sensibilité normalisée par les nouveaux dispositifs de production du sensible.

Ainsi donc, les médiations technico-culturelles propres aux régimes d’information délimitent les conditions actuelles de la résistance en même temps que ces dernières sont transformées par la résistance. On peut, alors, caractériser cette dynamique de forces comme une interaction de frontières actives, d’interfaces qui médiatisent des systèmes divers et couplent des médiations distinctes. En ce sens, réfractaire à toute prétention de réduction algorithmique du sensible (qui fait de lui le résultat d’un calcul homogène), le champ des interactions réclame une pensée intersectionnelle : c’est uniquement de cette manière, comme espace de connectivité entre différents registres, que le sensible (et le sens du sensible) peut être exposé comme multiplicité.

La résistance en Amérique latine peut aussi être pensée comme la transformation des conditions sociotechniques à travers des expériences frontalières qui modulent, amplifient et métamorphosent les disparités. Pour nous rapprocher d’elle, il faut prendre une perspective intermédiale ou, pour paraphraser Michel Foucault, chercher un seuil de dispersion qui tenterait d’effectuer une politique matérielle du sens en conjuguant différents moyens selon différentes modulations.

Ainsi, si nous pouvons dire que nous sommes situés (sitiados[1]) par de nouvelles formes de production de la sensibilité, que nous sommes conditionnés par l’émergence de nouveaux médias qui commandent les manières légitimes de paraître sensible, on pourrait penser que ces formes ont leur site (sitio) comme lieu précis : là où naît notre subjectivité. Une référence incontournable de cette double condition du site — comme lieu d’assiègement et comme situation — est le récit A cidade sitiada (La ville assiégée, 1949), écrit par Clarice Lispector. Dans celui-ci, les changements que vivent les habitants d’un petit village qui se transforme en ville imposent aux personnages, mais aussi à l’écriture, d’associer des noms à une expérience qui n’a pas encore fini d’avoir lieu. En ce sens, une pensée située exprime une prise de position contre les formes hégémoniques du monde néolibéral, qui, à son tour, dicte ses conditions épistémologiques, politiques et esthétiques comme sa propre légitimité.

Dans cette perspective, ce dossier propose de se pencher sur des pratiques de résistance en Amérique latine à partir d’un rapprochement intermédial qui met en relief son caractère d’expérimentation assiégée/située. Un aspect saillant de telles pratiques consiste à ouvrir des espaces d’interférence, créant des dispersions et des disparités dans les programmes et systèmes technoculturels actuels, de sorte que les interruptions et les réorientations des flux (d’information, de capital, d’énergie, etc.) gèrent la singularité d’une situation, d’un locus. L’oeuvre de Gabriela Golder est un bon exemple de cette manière de résister. Son travail cherche à aller à l’encontre des processus d’intégration et d’homogénéisation néolibéraux et à ouvrir, ainsi, sur la base de cette ingérence audiovisuelle, un lieu de questionnement. C’est une oeuvre qui se révèle être un pari politique et un acte de création contre les modèles hégémoniques de nos agencements sociaux.

Le cas de Golder, ainsi que d’autres pratiques abordées dans ce numéro, soulèvent une dynamique de réappropriation des médias et de la production des flux courants. Mais la pratique de ce dernier, loin de rejeter ou séparer les médias, tente plutôt de les reconduire afin d’interférer dans leurs directions programmées. Autrement dit, il fait ressortir la production politique d'une heuristique qui ramène concepts et théories en les mettant en friction avec les objectivités et les subjectivités.

Les articles réunis dans ce numéro nous permettent de construire une cartographie de ces expériences situées et assiégées. Un premier problème qui mobilise les textes rassemblés ici est de comprendre le rôle joué par les nouveaux dispositifs sociotechniques de production de subjectivité dans les pratiques sociales et culturelles en Amérique latine. En observant les stratégies d’utilisation de Twitter de Donald Trump et de Whatsapp de Jair Bolsonaro, Richard Grusin et Erick Felinto proposent d’y réfléchir à travers la rubrique gore mediation. En effet, l'un des problèmes les plus délicats de la situation politique latino-américaine d'aujourd'hui concerne l’impact causé par les systèmes de gouvernementalité algorithmique sur la stabilité démocratique. Par sa contribution, Margarita Martínez formule, de manière incisive, le problème : « Est-il possible d'émanciper l'utilisation d'une forme technologique des processus économiques qui la suscitent ? » Quelques articles de ce numéro nous offrent des moyens productifs de réfléchir sur cette question : Anahí Alejandra Ré et Agustín Berti suggèrent de mener des actions de désobéissance technologique, de réécriture technologique; Cecília Macon nous fait prendre conscience de la productivité de l’utilisation du hashtag dans les mobilisations féministes; Daniela Losiggio et Natalia Taccetta réfléchissent sur la création d’un musée virtuel comme un moyen de reconstruire les espaces de représentation et de visibilité dans une perspective féministe. Ces articles nous montrent, effectivement, de quelle façon l’acte de résistance, en Amérique latine, est effectué par des exercices d’interruption permettant d’inventer des territoires interstitiels pour agir.

Un deuxième problème sur lequel les textes rassemblés dans ce numéro se penchent concerne les manières de résister dans l’art latino-américain actuel. Les études de cas présentées ici mettent en lumière la productivité de la perspective intermédiale en tant que forme décrivant des actes d’interruption des flux de sensibilité normalisée, soit en mettant l’accent sur les relations entre l’écrit et d’autres formes d’inscription, soit en explorant le potentiel des matérialités des médias, soit à partir d’un geste transculturel. La mise au point proposée par les articles s’apparente à l’observation d’Ana María Risco et Paula Dittborn, pour qui ce n’est pas possible de penser la résistance dans l’art latino-américain sans tenir compte des conditions régissant les techniques, les matérialités et les opérations exécutées, ainsi que des agencements et des contextes culturels au sein desquels elles ont été produites.

L’approche intermédiale nous permet donc de concevoir l’hypothèse de l’écriture comme forme de résistance. Dans le contexte latino-américain, l'écriture elle-même se révèle un moyen de résister aux formes homogènes du langage. Cette dernière ne se limite pas à décrire ce qui pose problème, mais se constitue elle-même comme problème dont une des principales opérations est de remettre en question les relations intermédiales tout en les réalisant. La liaison entre mot et image dans la poésie de Marilia Garcia, analysée par Diana Klinger et Vinícius Ximenes; la censure du mot et la solution musicale, présentées par Bernardo Vescovi Fabris, dans la chanson « Hoje é dia de Rey » de Milton Nascimento; l’exploration du pouvoir de la poésie non verbale et non discursive chilienne contemporaine, analysée par Fernando Pérez Villalón; et la production d’images denses dans les chansons de Chico Buarque, objet de réflexion pour Adalberto Müller, sont des manières effectives d’observer le glissement entre le mot et les autres moyens de produire du sens. Les formules de l'écriture — autrement dit les formules du pathos — reviennent sur les intermédiations qui les constituent.

Au-delà du langage verbal, l’acte politique de résistance peut se révéler par le travail sur l’archive, comme nous le montre Yamila Volnovich dans l’analyse des photographies de Lucila Quieto, Guadalupe Gaona et Gabriela Bettini, et de Ejercicios de memoria, le long métrage documentaire de Paz Encina; à travers la subversion de la programmation des drones et d’autres appareils de surveillance, comme le propose Paulo Gonçalves Pinto à propos du film The Edge of Democracy (Democracia em vertigemî, 2009), réalisé par Petra Costa; par l’analyse, d’Igor Porto et Miriam Rossini, des modes de construction du paysage sonore dans le cinéma contemporain de Pernambuco, région située au nord-est du Brésil; ou à partir d’un projet transmédial, tel le colombien Cuentos de viejos, dont les nouveaux régimes de visibilité sont, comme le souligne Sophie Dufays, produits par des dispositifs technologiques contemporains.

Penser la résistance en Amérique latine aujourd'hui, c'est aussi réfléchir à la manière dont se déroule le processus d’intermédiation complexe entre différentes épistémologies et formes de production discursive, comme la tension entre langue et cosmopraxis dans la culture des indigènes Kaiowá, discutée par Luciana de Oliveira, et la possibilité de la création d’un opéra transculturel avec les indigènes Yanomami, présentée par Marcelo Velloso Garcia et Vítor Castelões Gama.

Bref, les contributions à ce numéro attestent que, dans le parcours esthétique et politique tracé par la cartographie de la production technoculturelle et artistique latino-américaine, il est possible, dans une perspective intermédiale, de mettre de côté les binarismes de la pensée occidentale (qui fixaient les positions du colonisateur et du colonisé). Ainsi, l’intermédialité se révèle, sous ces prémisses, comme un exercice politique de résistance qui prend les conditions sociotechniques comme point de départ de ses interruptions situées et assiégées.