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Introduction

La prise de conscience des enjeux environnementaux et sociaux de l’activité des organisations est aujourd’hui massive. Selon l’Agence de la transition écologique, l’environnement est l’une des premières préoccupations des Français (ADEME, 2019)[1]. Les attentes des clients évoluent dans le sens de la sobriété et de la prise en compte de préoccupations environnementales, sociales et sociétales. Les sociétés civiles, associations, politiques et gouvernements se sont aussi emparés du sujet. Parmi les thématiques en question figure celle du numérique. La pollution numérique est celle générée par les technologies de l’information et de la communication (TIC). L’Agence de la transition écologique souligne que ce secteur était responsable en 2019 de 3,5 % des émissions mondiales de gaz à effet de serre et explique que la forte augmentation des usages laisse présager un doublement de cette empreinte carbone d’ici 2025[2]. Une étude du CREDOC de 2019 met en évidence que les Français sont 44 % à considérer le numérique comme une menace pour l’environnement, contre 35 % en 2008[3].

Face à cette prise de conscience, les organisations, y compris les PME, intègrent les enjeux et mettent en place des outils liés à la responsabilité sociétale des entreprises (RSE). Il peut s’agir d’outils d’évaluation, de pilotage, mais aussi de l’obtention d’un label. Des organisations de plus en plus nombreuses s’engagent en effet pour obtenir un label qui vient reconnaître leurs efforts pour mener des actions en matière de RSE. L’Institut du numérique responsable, en partenariat avec l’agence Lucie, a créé en 2019 le label Numérique Responsable (NR) français. Il s’agit du premier label du secteur du numérique français à être soutenu par les pouvoirs publics et à concerner toutes les organisations publiques et privées. Il s’agit d’une démarche d’amélioration continue qui vise à réduire l’empreinte écologique, économique et sociale des TIC. Les motivations relatives à cet engagement peuvent être multiples, mais ce processus peut aussi générer des craintes.

La littérature sur le thème des motivations et des craintes des parties prenantes pour l’obtention d’un label RSE porte essentiellement sur les grandes entreprises (Berger-Douce, 2008 ; Jenkins, 2009 ; Biwolé, 2017). Les travaux de recherche sur la mise en place d’un label extrafinancier dans les PME sont peu nombreux. Or, les PME présentent des spécificités qui ne leur permettent pas de s’engager en matière de RSE de la même manière que les grandes entreprises, parce qu’elles n’ont pas les mêmes besoins, les mêmes objectifs et ne disposent pas des mêmes ressources (Julien, 1994 ; Torrès, 1997). L’objectif de notre recherche est d’étudier les motivations et les craintes des parties prenantes internes évoluant dans une PME qui s’est engagée dans un processus d’obtention du label NR. La littérature montre qu’étudier les perceptions du dirigeant dans le contexte de la PME est incontournable (D’Amboise et Muldowney, 1988 ; Julien, 1990). Raymond, Blili et El-Alami (2004, p. 54) expliquent en effet que « comprendre la PME, c’est tout d’abord découvrir le profil et percer les motivations de son propriétaire-dirigeant ». Cependant, étudier les perceptions des salariés semble également pertinent, car ces derniers sont des parties prenantes importantes (El Abboubi et Cornet, 2010), notamment dans le cadre d’une labellisation RSE (El Abboubi, 2013 ; Sobczak et Cam, 2013). L’objet de cette recherche est ainsi de contribuer à combler le manque de connaissances relatives aux motivations et craintes des parties prenantes internes d’une PME souhaitant obtenir un label RSE, plus particulièrement un label NR, et d’établir un parallèle entre les motivations/craintes des dirigeants et les perceptions des salariés afin d’en identifier les points communs et les divergences. La convergence des perceptions des différentes parties prenantes internes vis-à-vis de la mise en oeuvre d’un label NR n’a en effet à ce jour pas été étudiée par la littérature académique, qui plus est au sein d’une PME pionnière. Notre question de recherche est donc la suivante : quels sont les points communs et les divergences entre les motivations/craintes des dirigeants de PME et les perceptions des salariés dans une démarche de labellisation NR ?

Nous présentons tout d’abord le cadre conceptuel et théorique, la méthodologie et les résultats de la recherche, puis nous discutons ces résultats.

1. Cadre conceptuel et théorique de la recherche

Nous présentons tout d’abord les études relatives au concept de RSE dans le contexte des PME et plus particulièrement dans le secteur du numérique. Nous exposons ensuite les travaux relatifs à l’engagement responsable des PME à travers la mise en place d’un label responsable, puis nous présentons les cadres théoriques des parties prenantes et de l’analyse stratégique crozierienne. Nous étudions enfin les motivations et craintes des dirigeants et des salariés.

1.1. La responsabilité sociétale et le numérique responsable des PME

Plus qu’un discours, la RSE est devenue une réalité dans beaucoup d’entreprises de toute taille, mais la mise en oeuvre de la RSE nécessite un investissement certain. Le manque de temps du dirigeant de PME, de moyens humains et financiers dans ce type d’entreprise peut constituer des freins à l’adoption de la RSE (Bon, Pensel et Morlet, 2015 ; Lapointe et Gendron, 2005). Toutefois, Gendron, Lapointe et Turcotte (2004) expliquent que la RSE n’est désormais plus un choix. Par exemple, selon Lapointe et Gendron (2005), la dimension sociétale est de plus en plus présente dans la chaîne de valeur des grandes entreprises et se répercute sur leurs fournisseurs et sous-traitants, qui sont bien souvent des PME. De même, les dirigeants de PME engagent des actions RSE parce que celles-ci leur semblent nécessaires d’un point de vue économique (Courrent, Spence et Gherib, 2016). L’accroissement de la concurrence dans un marché en expansion encouragerait aussi les PME à faire preuve d’innovation, notamment en matière de RSE, afin de se différencier (Gay et Szostak, 2019). Spence (2007) et Jenkins (2004) expliquent que les dirigeants de PME ont plus de latitudes pour engager une politique RSE que ceux des grandes entreprises du fait qu’ils ne sont pas soumis à une pression à court terme d’un actionnariat attaché à la maximisation des profits. Selon Bon et Morlet (2011), le système de gouvernance dans les PME est ainsi jugé plus propice à la mise en place de pratiques responsables. Dans ces entreprises, des avantages organisationnels faciliteraient l’émergence et la promotion de pratiques RSE. Il s’agit notamment de la souplesse et de la flexibilité organisationnelle (Fassin, Van Rossem et Buelens, 2011). Certaines études montrent également le rôle central du dirigeant de PME dans l’engagement de la politique RSE de l’entreprise. Il apparaît comme un catalyseur des valeurs et de la culture (Boiral, Cayer et Baron, 2009 ; Jenkins, 2009). Les études de Labelle et St-Pierre (2017) et de Paradas (2007) mettent en exergue les valeurs du dirigeant comme facteur majeur influençant la sensibilité des PME au développement durable.

Selon le rapport réalisé par Broze et Deville (2018), « le NR vise à réduire l’empreinte écologique, économique et sociale des technologies de l’information et de la communication. Cette démarche intègre la performance environnementale depuis la conception des produits jusqu’à leur fin de vie » (p. 5). La démarche de numérique responsable concerne toute entreprise, quelle que soit sa taille, qui a recours de manière régulière, voire intensive, aux services numériques (Rodhain, 2020). La question du numérique responsable est l’un des chantiers du gouvernement français. En 2021, le ministre de la Transition écologique et le secrétaire d’État chargé du Numérique ont rendu publique une feuille de route « numérique et environnement » : « La stratégie nationale vise à améliorer la connaissance des différents impacts du numérique sur l’environnement, à les maîtriser et à mettre le potentiel d’innovation du numérique au service de la transition écologique[4]. » Les PME sont pleinement concernées par les problématiques RSE liées au numérique (Bohas, 2019), mais aucune recherche n’a à ce jour était réalisée sur le thème de la spécificité des PME en matière de numérique responsable.

1.2. La labellisation responsable dans les PME

Selon le Commissariat général au développement durable (2011), la certification « est une activité par laquelle un organisme d’évaluation de la conformité indépendant, distinct du fabricant, de l’importateur, du vendeur, du prestataire ou du vendeur, atteste, après avoir procédé à des vérifications, qu’un produit, un processus, des systèmes ou des personnes sont conformes à des caractéristiques décrites dans un référentiel ou une norme (p. 33) et un label est « une initiative, un code de conduite ou une charte décrivant des spécifications significatives relatives à un produit, un service, un processus » (p. 34). Un label correspond donc à une démarche plus souple, non encadrée sur le plan réglementaire.

Selon Carpenter et Larceneux (2008), les labels présentent de l’intérêt pour les PME. Ils permettent de réduire les asymétries d’informations qui peuvent exister entre l’entreprise et ses parties prenantes et augmentent la crédibilité et la fiabilité dans l’information divulguée (Duong, 2005). Selon Larceneux (2003, p. 35), « le label est un signal crédible qui, en tant qu’outil de communication, vise à informer le consommateur sur des dimensions non observables de la qualité d’un produit ou service et provenant d’un organisme tiers, indépendant du producteur ».

De plus en plus de PME souhaitent obtenir une labellisation RSE qui vienne reconnaître leurs efforts dans la mise en oeuvre de leurs actions (Capron et Quairel-Lanoizelée, 2010). Cependant, la mise en place d’une démarche de labellisation a un coût financier et humain non négligeable pour une PME et celui-ci peut s’avérer rédhibitoire (Gautier et Berger-Douce, 2016). La mise en place d’un label responsable nécessite que les éléments de motivation et les effets attendus soient plus forts que les craintes et les freins tels que l’investissement en temps, la mobilisation des salariés et le coût de cette labellisation (Gautier et Berger-Douce, 2016).

Le label Numérique Responsable (NR), créé en 2019 par l’Institut du numérique responsable en partenariat avec l’agence Lucie, a pour objectif de favoriser le comportement responsable des organisations sur leurs activités liées au numérique. Il s’agit, pour les entreprises qui souhaitent obtenir ce label, de suivre un cahier des charges qui compte cinq axes : 1) stratégie et gouvernance, 2) formation et communication, 3) démarches transversales, 4) démarches centrées « usages » et 5) démarches centrées « organisations »[5]. Un audit est mené par un organisme externe, le Bureau Veritas. L’entreprise est ensuite régulièrement évaluée pour assurer le maintien du label.

1.3. La démarche de labellisation NR au regard de la théorie des parties prenantes et de l’analyse stratégique crozierienne

La théorie des parties prenantes est une grille de lecture permettant de comprendre la nature des relations entre l’entreprise et son environnement et d’étudier le rôle des parties prenantes (Clarkson, 1995). Les parties prenantes sont les acteurs qui interagissent avec les entreprises. Pour Freeman (1984, p. 46), « une partie prenante dans l’organisation est tout groupe d’individus ou tout individu qui peut affecter ou être affecté par la réalisation des objectifs organisationnels ». En se référant à la classification des parties prenantes issue des travaux de Carroll et Nasi (1997), il est intéressant de distinguer les parties prenantes internes et externes à l’entreprise. Nous nous concentrons dans notre recherche sur les parties prenantes internes, qui peuvent être classées en deux groupes : d’une part les dirigeants et d’autre part les employés qui constituent, selon Biwolé (2017), une partie prenante incontournable dans le contexte particulier des PME.

Pour traiter notre question de recherche, dans le cadre de la théorie des parties prenantes, l’adoption d’une approche crozierienne paraît par ailleurs propice. Ainsi, nous proposons de mobiliser une lecture de la démarche de labellisation NR afin d’évaluer les formes de pouvoir détenues par chaque partie prenante, facilitant ou pas l’émergence et le maintien d’un construit social et sa dynamique (Crozier et Friedberg, 1977). Dans cette approche, on cherche à comprendre la nature des relations qui se créent entre des acteurs interdépendants, dont les intérêts peuvent être divergents. L’étude de ces relations permet d’identifier des stratégies d’acteurs fondées sur les intérêts et ressources (savoirs, expertises, statuts, légitimités…). Selon Crozier et Friedberg (1977), il existe quatre ressources principales qui sont sources de pouvoir : la compétence, la maîtrise de l’information sur l’environnement, le contrôle de la communication et de l’information interne, la connaissance précise des règles de fonctionnement de l’organisation. Ainsi, l’analyse crozierienne distingue quatre grandes « zones d’incertitude » à l’origine de quatre formes de pouvoir pour les acteurs. La zone de l’expert qui correspond à la ressource compétence et savoir-faire dans un domaine donné (pouvoir de l’expert), le rapport à l’environnement où le type d’incertitude est lié aux liens multiples entre une organisation et son environnement (pouvoir du portier), le flux de communication et d’information qui correspond à l’incertitude qui affecte la remontée d’informations et leur transmission qui renvoie aux phénomènes de rétention d’information (pouvoir de l’aiguilleur) et l’utilisation de la règle qui provient de la capacité à édicter et imposer des règles (pouvoir hiérarchique) (Barabel, Meier et Perret, 2014). Le cadre théorique des acteurs de Crozier et Friedberg (1977) est complémentaire à la théorie des parties prenantes puisqu’il permet de dépasser les limites de celle-ci concernant l’absence de prise en compte des logiques variées et complexes de l’ensemble des acteurs et de la dynamique du processus de construction sociale et cognitive. La théorie des parties prenantes permettra d’analyser les perceptions des parties prenantes internes impliquées dans le processus d’action et la théorie crozierienne fournira les outils pour explorer et comprendre les interactions entre les acteurs et les formes de pouvoir détenues par chacun.

1.4. Les motivations contre les craintes des dirigeants de PME à s’engager dans une démarche de labellisation

1.4.1. Les motivations des dirigeants de PME

La littérature montre tout d’abord que les dirigeants de PME peuvent s’engager dans des pratiques de RSE poussés par une forte éthique entrepreneuriale (Bon et Pensel, 2015 ; Bon et Van der Yeught, 2016, 2018). Selon Gillet (2008), ces dirigeants adoptent des pratiques socialement responsables avec des objectifs non quantifiables, autres que financiers ou économiques. Le dirigeant de PME dispose d’une latitude discrétionnaire plus importante que ceux des grandes entreprises pour mettre en oeuvre ses convictions éthiques (Quinn, 1997 ; Jenkins, 2006).

La littérature montre ensuite que, dans un contexte de plus en plus exigeant, l’obtention de la labellisation peut être motivée par la recherche d’un avantage compétitif (Aragon-Correa, Hurtado-Torres, Sharma et Garcia-Morales, 2008 ; Arend, 2014). Selon Arjalies, Hobeika, Ponssard et Poret (2013), les labels RSE peuvent en effet représenter des outils stratégiques utiles pour acquérir un avantage concurrentiel sur le marché.

Il peut aussi s’agir d’une volonté de répondre à une obligation réglementaire indirecte. Depuis plusieurs années, nous assistons à une accélération des obligations légales en matière de RSE. Cet accroissement de la législation concerne principalement les administrations publiques et les grandes entreprises, mais les PME sont indirectement impliquées. Il est en effet courant de voir dans des appels d’offres de marchés publics un cahier des charges faisant clairement apparaître des critères RSE. De même, la loi du 27 mars 2017 relative au devoir de vigilance des sociétés mères et des entreprises donneuses d’ordre oblige celles-ci à établir et publier un plan de vigilance pour prévenir les risques en matière d’environnement, de droits humains et de corruption sur leurs propres activités et celles de leurs filiales, sous-traitants et fournisseurs, en France comme à l’étranger. Les parties prenantes externes peuvent ainsi inciter les PME à mettre en oeuvre des pratiques socialement responsables et à garantir leur crédibilité à travers l’obtention de labels RSE (Quairel et Auberger, 2005).

De même, la mise en place d’un label responsable peut être la réponse aux exigences des clients qui, par conviction et par éthique (Courrent, 1998 ; Paradas, 2011), exigent la labellisation RSE de leurs fournisseurs. Le label réduit l’asymétrie d’information entre les parties prenantes (Arjaliés, Hobeika, Ponssard et Poret, 2013). Il assure la cohérence entre le discours prôné par l’entreprise fournisseur et ses pratiques socialement responsables. « Ce signe est destiné à rassurer, à mettre en confiance et à aboutir à une transaction, un acte d’achat, d’usage ou d’emploi. » (Sutter, 2005, p. 284) Le dirigeant peut ainsi s’engager dans un processus d’adoption d’un label RSE, car il pense que son obtention « facilitera les affaires » (Courrent et Gundolf, 2008).

L’adoption d’une démarche responsable peut aussi être le fruit de ce que DiMaggio et Powell (1983) nomment un phénomène d’isomorphisme institutionnel. Les entreprises vont imiter d’autres entreprises considérées comme proactives, surtout si l’environnement est incertain et ambigu (DiMaggio et Powell, 1983). Dans cette approche, la mise en place d’un label répond à une recherche de légitimité des entreprises, qui vont chercher à adopter les normes de l’institution. Le label se pose ainsi en légitimateur (Rubinstein, 2006 ; Gautier et Berger-Douce, 2016).

Enfin, certains dirigeants s’emparent du sujet de la RSE dans le but de véhiculer une image positive de leur entreprise. Cette action, fréquemment nommée greenwashing, se caractérise par l’utilisation de l’argument social, sociétal ou écologique alors que l’intérêt du produit ou du service pour les parties prenantes est minime, voire inexistant (ADEME, 2012). Toutefois, en même temps, selon Carpenter et Larceneux (2008), les labels augmenteraient la crédibilité et la fiabilité de l’information divulguée. En ce sens, la labellisation constituerait un instrument recherché par les entreprises pour légitimer leur démarche RSE et écarter toute suspicion de greenwashing.

La revue de littérature nous permet de souligner l’existence de nombreuses motivations potentielles. Plusieurs auteurs soulignent qu’il existe une imbrication de ces motivations liées aux valeurs éthiques et instrumentales des dirigeants de PME (Bon et Pensel, 2015). Au cours du temps et de leurs expériences, les dirigeants vont forger leurs convictions instrumentales (économiques et stratégiques) en RSE, lesquelles peuvent renforcer ou soutenir leurs propres convictions éthiques (Bon, Pensel et Morlet, 2015 ; Bon et Pensel, 2015). Selon Courrent (2003), il peut exister deux conceptions de l’éthique : téléologique et déontologique. La conception téléologique met l’accent sur la recherche directe de l’intérêt d’autrui. Dans ce cadre, la création de bénéfices pour autrui est un moyen pour le dirigeant d’en tirer des avantages pour lui-même et son organisation (Bon et Van Der Yeught, 2018). La vision déontologique met l’accent sur la prise en compte indirecte de l’intérêt d’autrui, accordant la primauté au respect de règles d’action dans l’intérêt d’autrui. Les considérations éthiques de l’entrepreneur responsable imprègnent à la fois la finalité entrepreneuriale et les principes conduisant au management des parties prenantes (Courrent, 2003 ; Bon et Van der Yeught, 2016).

1.4.2. Les craintes des dirigeants de PME

Plusieurs recherches ont été réalisées sur les craintes des clients vis-à-vis des labels que possèdent leurs fournisseurs (Sutter, 2005 ; Binninger et Robert, 2011), mais peu d’études se sont intéressées aux craintes ressenties par les dirigeants à s’engager dans un processus de labellisation. Le sujet est important, car les pouvoirs publics encouragent les PME dans cette voie. À titre d’exemple, Bpifrance et l’agence Lucie proposent d’accompagner les structures qui souhaitent obtenir un label, mais de nombreux dirigeants de PME semblent réticents. La connaissance de leurs craintes permettrait à ces organisations publiques de mieux comprendre les freins et donc de mieux agir et communiquer pour convaincre ces dirigeants.

Les auteurs identifient plusieurs craintes freinant les dirigeants à initier un processus de labellisation RSE. Gautier et Berger-Douce (2016) et Ileri, Mure et Shakirova (2020) indiquent tout d’abord que la labellisation RSE est perçue par les dirigeants comme un processus qui prend du temps, avec des avantages incertains, difficilement mesurables et qui apparaissent à long terme. Pour la grande majorité des PME, qui ne sont pas toujours en mesure de dédier une personne exclusivement de ces problématiques, les démarches de labellisation peuvent apparaître chronophages. Le coût engendré par la démarche de labellisation RSE constitue également un frein important. Les dirigeants mènent une réflexion sur une approche coûts/bénéfices, or certains bénéfices ne sont pas immédiatement visibles (Ileri, Mure et Shakirova, 2020).

Robert-Demontrond et Joyeau (2010) montrent par ailleurs que les parties prenantes peuvent avoir des doutes sur les motivations réelles des entreprises qui ont recours à des labels RSE. Les dirigeants ont par ricochet des craintes quant au fait que cet outil puisse être perçu comme un instrument marketing à des fins d’image et avec un enjeu uniquement commercial. Cette crainte renvoie à la notion de greenwashing précédemment évoquée. Ileri, Mure et Shakirova (2020) ajoutent que les craintes des dirigeants sont aussi liées à la démultiplication des labels RSE qui, de plus, sont difficilement comparables. Or, la légitimité de l’outil reposera sur la perception qu’en auront les parties prenantes (Ramonjy, Petit et Schafer, 2013). Ce manque de transparence constituerait aussi un frein.

1.5. Les perceptions des salariés dans la mise en place de pratiques de RSE

Les recherches portant sur la perception des salariés dans le cadre de la mise en place d’une labellisation RSE étant très restreintes, nous mobilisons les études portant plus largement sur la perception des salariés dans la mise en place de pratiques de RSE.

Berger-Douce (2019) explique que les avantages de la mise en place d’une démarche RSE pour les salariés sont multiples : amélioration du climat social, de la motivation, augmentation de la fidélité et de la fierté d’appartenir à la PME. Luetkenhorst (2004) ajoute que les PME engagées dans la RSE connaissent moins d’absentéisme et se distinguent par une plus grande facilité à retenir leurs salariés du fait d’une loyauté accrue.

Tenter de comprendre les perceptions individuelles des salariés attachées à la RSE, sans perdre de vue qu’elles sont toujours spatialement et temporellement situées, semble donc important. Une PME qui ignorerait cette information risquerait de négliger une partie des enjeux et de définir des objectifs RSE en décalage avec les attentes de ses salariés. Or, la réussite d’un projet tel que celui d’une labellisation implique son acceptation par les collaborateurs (El Abboubi et Cornet, 2010).

Pour que la démarche de labellisation soit efficace, les salariés doivent tout d’abord percevoir que le discours prôné par l’entreprise est en adéquation avec ses actions et comprendre les raisons pour lesquelles l’organisation s’engage dans la démarche et la façon dont elle le fait (Lépineux, Rose, Bonanni et Hudson, 2010). Sans cela, le salarié peut percevoir négativement la démarche et ne pas s’engager. La démarche de labellisation peut être source de changement organisationnel, que peuvent redouter les salariés. Sans communication de la part de l’entreprise, les salariés peuvent éprouver une méfiance vis-à-vis de cette démarche. L’étude d’Igalens, El Akremi, Gond et Swaen (2011) montre par ailleurs que les salariés perçoivent le manque de temps et la pression des résultats comme des freins majeurs à la mise en place d’actions RSE. El Akremi et Gond (2018) et Heijas Miller et Scarles (2019) ajoutent que l’engagement et la perception des salariés dans la RSE dépendent à la fois de l’interaction entre des déterminants individuels d’attentes positives et des déterminants organisationnels. Kim, Kim, Han, Jackson et Ployhart (2017) indiquent que la perception des salariés est liée à des traits de personnalité tels que la conscience professionnelle et morale et que la formation et la sensibilisation influencent aussi la perception des salariés. Selon Lee, Park et Lee (2013), la culture d’entreprise peut de même favoriser une perception positive des salariés dans la mise en place de pratiques responsables.

Notre recherche a pour objectif de compléter et approfondir la littérature sur le thème des motivations et craintes des dirigeants et salariés de PME, dans le contexte spécifique d’une PME du numérique pionnière en matière de labellisation NR. Nous positionnons notre recherche dans la phase processuelle de labellisation, c’est-à-dire avant l’obtention du label. Notre recherche ambitionne par ailleurs l’analyse d’une question de recherche, qui nous semble jusqu’à présent peu explorée dans la littérature, à savoir l’observation des points communs et divergences entre les perceptions de ces deux types d’acteurs.

2. Méthodologie de recherche : réalisation d’une étude de cas

Après la présentation du terrain de recherche, nous explicitons les méthodes de collecte et d’analyse des données.

2.1. Terrain de recherche

Pour répondre à notre question de recherche, nous avons réalisé une étude de cas exploratoire (Yin, 2017) auprès de l’entreprise ISIA, une PME du numérique. L’étude de cas réalisée chez ISIA correspond au critère d’unicité du cas présenté par Yin (2017) puisqu’il s’agit de la première entreprise française à avoir obtenu le label Numérique Responsable. Ainsi, elle peut être qualifiée de « cas exemplaire » du fait de ses caractéristiques de pionnière et de son caractère emblématique.

Créée en 1996, ISIA, qui conçoit des logiciels sur mesure pour les entreprises, compte aujourd’hui 126 salariés répartis sur 5 sites en France : Saint-Clément-de-Rivière (le siège, situé à 5 kilomètres de Montpellier), Saint-Mathieu-de-Tréviers (situé à une dizaine de kilomètres du siège), Lyon, Paris et Nantes. Elle est dirigée par trois associés qui travaillent à titre principal sur les deux sites proches de Montpellier.

La RSE est au coeur des préoccupations et de la stratégie de l’entreprise. La mission de la PME, mise en avant sur son site Internet, est de « mettre l’intelligence collective et le numérique au service d’un monde plus responsable ». En 2016, ISIA a créé un happiness committee (comité du bonheur), qui est un comité représentatif des collaborateurs avec pour mission de contribuer au bien-être au travail. Elle a mis en place des actions sur des sujets de prévention, de promotion santé et environnement, dont le programme ISIA Mouv pour sensibiliser les collaborateurs sur les risques liés à la sédentarité et aux bienfaits de l’activité physique. Elle a signé la charte Bougez en entreprise, la charte PPNS (Programme national nutrition santé) et a instauré une livraison hebdomadaire de paniers de fruits sur chaque site. Elle organise des happy time (moments de convivialité) ponctuels sur des sujets choisis par les salariés, comme le droit à la déconnexion ou le télétravail. Elle se soucie du choix de ses fournisseurs et les sélectionne en fonction de critères sociétaux. Elle invite, une fois par an, les collaborateurs à participer au World Clean Up Day pour ramasser des déchets dans la garrigue autour des sites héraultais. En 2017, l’entreprise a participé au programme GreenConcept, opération organisée par la CCI de l’Hérault et l’Agence de la transition écologique pour intégrer les principes de l’écoconception dans le développement des produits et services numériques. ISIA mène aussi une politique « matériel » structurée en maîtrisant tout le cycle de vie des équipements depuis l’achat jusqu’à la revalorisation avec le partenaire DEEE, APF34. Enfin, depuis 2006, ISIA est reconnu comme organisme de formation et a obtenu la certification Qualiopi.

Le projet de labellisation NR a été lancé chez ISIA début septembre 2019, sur proposition d’un salarié. Ce salarié est alors devenu responsable RSE et Numérique Responsable au sein de l’entreprise. ISIA a été la première entreprise en France à obtenir le label NR en septembre 2020. Notre étude a été réalisée de septembre 2019 à septembre 2020, c’est-à-dire pendant le processus de labellisation et donc avant l’obtention du label NR. Nous présentons dans le tableau 1 les étapes du processus de labellisation propre à l’entreprise ISIA.

Tableau 1

Les différentes phases du projet de labellisation NR chez ISIA

Les différentes phases du projet de labellisation NR chez ISIA

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2.2. Collecte et analyse des données

Nous présentons la collecte et l’analyse des données menées à partir des entretiens semi-directifs puis l’observation non participante et la collecte des données secondaires.

2.2.1. Les entretiens semi-directifs

Des entretiens semi-directifs ont été menés d’octobre 2019 à juillet 2020 auprès de plusieurs parties prenantes internes du projet de labellisation. Le but était de récolter toutes les informations utiles pour comprendre les motivations et craintes des parties prenantes internes vis-à-vis de la démarche de labellisation NR.

Tableau 2

Caractéristiques des répondants et détail des entretiens

Caractéristiques des répondants et détail des entretiens

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Les trois associés (A, B, C) et douze salariés volontaires (1 à 12) ont été interrogés. Nous souhaitions avoir dans notre échantillon des salariés ayant des fonctions différentes et travaillant sur différents sites. Les personnes interrogées ont été sélectionnées par choix raisonné : les trois associés et des salariés, dont le porteur du projet labellisation NR, la chargée de communication et des chefs de projet et programmateurs. Le porteur du projet de labellisation NR a été interrogé à quatre reprises, à différents moments du processus de labellisation. Cela a permis de mieux comprendre la genèse et les enjeux de cette labellisation et de pouvoir faire un parallèle avec les collaborateurs qui n’avaient pas participé à ce processus. Nous avons mené des entretiens auprès des salariés jusqu’à atteindre une saturation des données, c’est-à-dire jusqu’à ce que les données collectées n’apportent plus d’informations nouvelles.

Pour réaliser ces entretiens, nous nous sommes appuyés sur un guide d’entretien composé de quatre thèmes. Trois sont identiques pour les dirigeants et les salariés. Les questions posées au sein de ces thèmes pouvaient toutefois différer selon la position de la personne interrogée (dirigeant ou salarié). La quatrième porte sur les motivations et craintes face au processus de labellisation NR quand un dirigeant est interrogé et sur les perceptions quand il s’agit d’un salarié.

Tableau 3

Les thèmes du guide d’entretien

Les thèmes du guide d’entretien

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Les entretiens effectués ont fait l’objet d’une retranscription intégrale. Les données recueillies ont été traitées par la méthode de l’analyse de contenu définie par Bardin (2003). Dans une logique exploratoire, cette analyse a permis de mettre en lumière les motivations et les craintes des acteurs internes dans la démarche de mise en place du label NR. Nous avons procédé à l’analyse de chaque entretien avec le logiciel NVivo. La grille thématique a été établie à partir de la littérature et complétée par des thèmes émergents identifiés à la lecture des réponses des parties prenantes. Ainsi, pour coder notre corpus, nous nous sommes appuyés sur deux techniques de codage. La première, privilégiée par Miles et Huberman (2003), repose sur la création de codes en amont de l’analyse, à partir des thèmes du guide d’entretien et de la revue de littérature. Nous nous sommes également appuyés sur notre cadre théorique à partir des sources de pouvoir identifiées par Crozier et Friedberg (1977) : expertise, maîtrise de l’information sur l’environnement, contrôle de la communication, connaissance des règles de fonctionnement. Puis, nous les avons enrichis de manière inductive avec des codes émergents du terrain (Strauss et Corbin, 1990) identifiés lors de l’analyse des entretiens et du codage.

2.2.2. L’observation non participante et l’analyse des données secondaires

La méthode retenue, en complément des entretiens semi-directifs, est celle de l’observateur complet. Elle consiste pour le chercheur à observer sans participer, in situ, en tentant « de se faire oublier ». Le chercheur a ainsi participé à l’ensemble des échanges formels (réunions, conférences, webinaires et ateliers) réalisés d’octobre 2019 à septembre 2020. Lors de cette période, l’entreprise a participé à plusieurs événements tels que le salon ProDurable à Paris, le GreenIt Day et des webinaires comme celui organisé par la CCI de Montpellier.

Le chercheur a en outre observé les échanges sur un groupe de discussion en ligne, créé en octobre 2019, par le responsable RSE, sur la plateforme Microsoft Teams. Ce groupe avait pour objectif de favoriser les échanges entre salariés autour du projet de labellisation, de sensibiliser les salariés les moins engagés, d’échanger sur les bonnes pratiques, de capitaliser sur les expériences de chacun, de faire naître de nouvelles idées et, au final, de créer une culture commune sur le numérique responsable. Une grille d’observation a été élaborée de façon exploratoire, complétée et modifiée au fur et à mesure de l’observation.

Enfin, des données internes ont également été analysées. Il s’agit de comptes rendus de réunions, d’un rapport d’audit et des articles sur la thématique de la RSE parus dans le bulletin mensuel d’information de l’entreprise. Il s’agit aussi des messages rédigés par les salariés dans le cadre d’une communication interne réalisée par les dirigeants en octobre 2020 pour annoncer officiellement l’obtention du label NR. Cette annonce permettait en retour aux salariés qui le souhaitaient de rédiger, de façon anonyme, un message en réaction à cette information.

Ainsi, le recueil des données a reposé sur une pluralité de sources : observation non participante, sources documentaires internes et externes, entretiens semi-directifs. Cette pluralité des sources a permis le recueil d’un matériau riche, diversifié et représentatif de la réalité des perceptions des différents acteurs. Cette triangulation des données, issues de plusieurs sources, compense les biais propres à chacune et permet d’assurer la validité des analyses effectuées (Mayer, Ouellet, St-Jacques et Turcotte, 2000).

3. Résultats de l’étude de cas

Nous présentons les résultats relatifs aux motivations et craintes des dirigeants, à la perception des salariés, puis croisons ces résultats sous l’angle de l’analyse Crozierienne.

3.1. Motivations et craintes des dirigeants d’ISIA

3.1.1. Les motivations des dirigeants

La première motivation est d’ordre éthique. Les trois associés expliquent en effet que ce sont avant tout leurs valeurs et convictions qui motivent leur engagement dans le processus de labellisation NR. Ils souhaitent qu’ISIA puisse « apporter sa pierre » à l’édifice de la RSE, diffuser ses valeurs. L’associé B déclare : « Le label permet de contribuer à faire rayonner la vision de l’entreprise et puis si on peut en influencer d’autres, être aussi influencé par d’autres. Il y a l’idée de se nourrir mutuellement. » Les dirigeants sont alors poussés par des considérations éthiques fortes et la volonté de donner du sens au quotidien.

La deuxième motivation est de formaliser les actions mises en place jusqu’alors de manière dispersée et s’inscrire dans une démarche d’amélioration continue structurée. L’associée A déclare : « Il [le label] va nous obliger à nous structurer, de faire un inventaire, le diagnostic de là où on en est, qu’est-ce qu’on a déjà, et puis qu’est-ce qui serait à muscler, à développer. Ça, c’est déjà super, ça va être énorme pour ça. » L’entreprise souhaite ainsi formaliser les actions RSE déjà engagées depuis plusieurs années, les valoriser et les améliorer.

La troisième motivation est le fait d’être perçue, en interne et en externe, comme une organisation pionnière. L’associé B déclare : « L’idée c’est d’être dans les premiers qui vont avoir le label. » De même, pour l’associé C : « Il y a l’opportunité d’être labellisé un peu dans les premiers, il y a quand même une petite idée d’opportunité. »

La quatrième motivation est liée au fait qu’un tel engagement permettra à ISIA de se différencier de ses concurrents en valorisant la dimension environnementale et sociétale des services numériques qu’elle propose. L’associée B déclare : « Je pense que ça peut nous donner de la visibilité aussi en externe… L’idée c’est d’embarquer nos clients et nos futurs clients sur cette thématique-là. Parce qu’on a besoin de nouveaux clients, et on se dit que ça peut être le bon véhicule. »

Ce processus de labellisation s’inscrit également dans une démarche globale mise en place pour améliorer la vie au travail des salariés. ISIA ambitionne ainsi de fédérer ses collaborateurs autour de ce projet de labellisation et espère parvenir à ce qu’ils soient fiers d’appartenir à cette entreprise et à en attirer de nouveaux. L’associé B explique : « Et puis la fierté tu vois. Pour les collaborateurs, je suis dans une boîte qui a ce label-là… le but est aussi d’attirer des talents qui vont être sensibles à cette question. »

Il y a aussi un fort enjeu environnemental lié à la mise en place du label NR. Selon les témoignages des dirigeants dans un article de presse, « ce label donne de grandes lignes directrices pour la sobriété numérique » et permet donc de guider la réflexion sur l’écoconception dans le coeur de métier.

Enfin, la démarche de labellisation est également une manière d’anticiper la législation en matière de RSE : « Dans les marchés publics, je suis convaincu que ça va arriver. » (associé C)

En revanche, la démarche de labellisation ne semble pas être une réponse à l’attente des clients. De ce fait, ISIA s’interroge. En réponse à la question « qu’en est-il des attentes qui émanent des clients ? », l’associée A répond : « On est dans une phase où on a envie d’aller chercher cette information… On va sonder pour essayer de se faire une idée, de comment ça résonne. »

De même, l’objectif de diminution des coûts n’est pas évoqué par les dirigeants. Au contraire, pour l’associé C, cette démarche a un coût et le retour sur investissement est incertain : « Ce n’est peut-être pas très grave, mais ça va nous coûter. Le retour est incertain, il n’est pas forcément sous forme de retour financier. » L’objectif de rentabilité économique à court terme n’émerge donc pas du discours des associés.

3.1.2. Les craintes des dirigeants

La crainte principale des associés est que cette démarche puisse être assimilée, par les parties prenantes internes et externes, à du greenwashing. L’associé B déclare : « Il y a des phénomènes de mode… Je vois bien comment des acteurs, d’autres concurrents, s’approprient cette question… je n’ai pas envie d’être associé à cette catégorie d’entreprises qui met la RSE en avant, mais pour qui c’est juste un petit vernis. » Ils craignent donc que cette démarche de labellisation soit perçue comme du greenwashing, mais espèrent à la fois que l’obtention du label permettra de convaincre les parties prenantes que la posture RSE d’ISIA est sincère. L’associée A explique ainsi : « Mais aujourd’hui, c’est quoi le combat contre le greenwashing ? C’est d’apporter la preuve, la mesure. Ça va permettre ça aussi. »

Les dirigeants craignent aussi que leurs salariés, et tout particulièrement les commerciaux en contact avec les clients, ne portent pas correctement les valeurs véhiculées par le label. L’associé B déclare : « On a recruté des commerciaux qui étaient des commerciaux… On souhaite qu’ils soient capables de relayer cette vision… d’être plus dans le conseil, dans l’accompagnement… d’accepter qu’il y ait des missions qui sont faites pour nous et d’autres qui ne sont pas faites pour nous. » Mais cela demande de les former et de les sensibiliser aux engagements RSE et au label NR. L’associée A déclare : « Ce que je ne sais pas, c’est le temps que cela va demander aux collaborateurs pour se former. Est-ce que c’est compliqué pour eux ? Est-ce que les commerciaux ont bien le…, tu vois, pour en parler ? »

Enfin, les associés expliquent craindre qu’ISIA ne soit trop en avance sur son temps et que ses actions ne lui permettent pas de rencontrer le public recherché. L’associée A affirme : « Les craintes que je peux avoir, ça va être aussi la question du moment, c’est-à-dire est-ce une offre qui intéresse des clients ? Par rapport à des gars qui vont quand même continuer à aller sur le plus offrant par exemple. Parce qu’on ne pourra pas être là-dessus. C’est vraiment la question. Est-ce que c’est le bon timing ? »

3.2. Perceptions des salariés d’ISIA

3.2.1. Une perception positive du label NR

Le processus de labellisation engagé par ISIA est globalement bien perçu par les salariés. Cette démarche leur apporte tout d’abord un sentiment de fierté. Le salarié 7 déclare : « Si on était la première entreprise à en bénéficier, je pense que ce serait une fierté. » Les messages rédigés anonymement par les salariés suite à la communication des dirigeants annonçant l’obtention de la labellisation montrent aussi cet élément de fierté : « Je suis fier, mais aussi rassuré que les objectifs se concrétisent. »

Les résultats montrent ensuite que la démarche de labellisation NR est perçue par les salariés comme sincère. Le salarié 7 déclare : « Je sais que ça coûte un paquet d’argent. Donc cet argent-là, tu ne l’investis pas si tu n’as pas envie de réellement le faire. C’est pour ça que je pense que la démarche est réellement sincère » et le salarié 9 : « Pour moi, c’est totalement inscrit dans les valeurs d’ISIA. »

Les salariés affirment ensuite que la démarche de labellisation les fait réfléchir aux impacts environnementaux de leurs pratiques. Le salarié 11 précise : « On nous a sensibilisés sur le fait d’éteindre nos écrans, de penser RSE, quand je fais une action, est-ce que ça consomme, est-ce que je peux faire autrement ? Maintenant l’enjeu c’est d’essayer d’industrialiser tout ça, de proposer des solutions numériques qui respectent l’environnement. »

Certains salariés perçoivent par ailleurs le label comme un outil de différenciation. Le salarié 4 déclare : « Ça embellit l’image de l’entreprise et ça permet du coup, côté business, de se démarquer des concurrents », et le salarié 2 : « Ça peut nous apporter des clients, et en plus des clients avec qui on aura les mêmes valeurs. »

Il apparaît ensuite que si certains salariés ne se sentent pas directement concernés par la démarche de labellisation, les demandes des clients pourraient faire évoluer leurs perceptions : « Certains salariés ne sont pas très impliqués dans la démarche, mais le fait d’avoir à répondre à des clients exigeants en termes de RSE va modifier leur regard sur la labellisation. » (salarié 1)

Le label NR est enfin perçu par certains salariés comme un outil utile pour attirer et fidéliser de futurs collaborateurs. La salariée 4 indique : « Ça permet aussi de donner envie à des jeunes qui ont des valeurs fortes. Parce que c’est vrai qu’aujourd’hui, les jeunes sont plus sensibles à tout ce qui est environnement » et le salarié 8 : « Tu te vois plus rester dans un groupe qui correspond à tes valeurs, qui a de l’ambition sur des choses comme l’environnement, sur le bien-être, tout ça. »

3.2.2. Des craintes associées au label NR

La crainte principale des salariés est de ne pas être capables de répondre aux attentes des clients que l’obtention de ce label pourrait générer. Le salarié 7 déclare : « Je ne pense pas que je sois capable de le faire. Si on m’apprend, je suis sûr qu’il n’y aura pas de problème, mais aujourd’hui… » Le 27 juillet 2020, soit deux mois avant l’obtention du label, le salarié 3 déclare : « Là, à vue de nez, je dirai qu’il y a trois personnes sur quatre qui n’ont pas de vision concrète de ce que ça peut donner dans leur métier. »

D’autres craintes ont émergé lors d’un atelier réalisé en décembre 2019. À la question « quels sont les risques associés au NR ? », un groupe évoque des risques en termes de « pérennité du label », un autre soulève « lerisque que cela aille trop vite ».

3.2.3. Des différences de perception liées au site géographique

La perception de la démarche semble différer selon les sites. Ainsi, les salariés qui travaillent sur les sites où sont présents les trois associés (Saint-Clément-de-Rivière et Saint-Mathieu-de-Tréviers) semblent plus sensibilisés et mieux maîtriser les concepts RSE que ceux éloignés (Lyon, Paris et Nantes). Les salariés 3 et 5 maîtrisant ces concepts sont sur les sites héraultais. Tel n’est pas le cas pour le salarié 9, chef de projet à Lyon : « Honnêtement, non, je ne suis pas impliqué dans le processus. Ça se passe essentiellement sur Montpellier. Il y a une équipe qui bosse pas mal dessus là-bas. Et du coup sur Lyon, on suit ça de loin. »

Les résultats portant d’une part sur les motivations/craintes des dirigeants et d’autre part sur la perception des salariés ont ensuite été croisés.

3.3. Regards croisés des dirigeants et salariés sur la démarche de labellisation NR

3.3.1. Des perceptions communes aux parties prenantes internes

Tout d’abord, l’un des points saillants communs aux deux parties prenantes est la volonté de partager des convictions responsables. Nous avons identifié chez ISIA l’existence d’une éthique entrepreneuriale motivée par les dirigeants et motivant les salariés. Comme le souligne l’un des dirigeants lors du salon ProDurable, « le numérique responsable s’inscrit dans une démarche plus globale… ça fait des années que l’on se préoccupe de la manière dont on travaille avec nos collaborateurs et nos clients et le label NR, c’est vraiment une étape de plus ». Un salarié déclare lors de ce salon qu’il était « naturel pour l’entreprise de s’inscrire dans une telle démarche ». Ainsi, les valeurs RSE unissent les dirigeants et beaucoup de salariés. Les dirigeants sont détenteurs de ressources, telles que définies par Crozier et Friedberg (1977), qui sont ensuite essaimées dans l’organisation.

Les acteurs convergent de même sur le fait que la labellisation les a amenés à réfléchir à l’impact environnemental de leurs pratiques. Le salarié 5 précise : « Ça pousse à se poser des questions, en tout cas sur les outils qu’on utilise, la manière qu’on a de les utiliser… Avant on avait tendance à dire, on va faire une vidéo, on va la mettre ici. On ne se demandait pas combien allait consommer la vidéo. » Les dirigeants déclarent dans un article de presse souhaiter réduire les impacts environnementaux des pratiques et outils et que la démarche de labellisation va dans ce sens.

De même, les dirigeants et salariés évoquent ensemble l’intérêt de la démarche en termes de différenciation pour attirer de nouveaux clients. En décembre 2019, lors d’un atelier intitulé Pourquoi une politique NR chez ISIA ?, un salarié déclare que la labellisation est « une opportunité de business », un autre qu’elle va permettre à l’entreprise « de se démarquer de la concurrence », un troisième que le label NR est « vecteur d’innovation ». La perception des salariés est en accord avec la stratégie de l’entreprise.

Ils évoquent aussi conjointement l’intérêt de la démarche pour attirer de nouveaux collaborateurs ayant les mêmes valeurs que l’entreprise.

Enfin, le sentiment de fierté d’appartenir à une entreprise pionnière en matière de NR est partagé par les dirigeants et les salariés, même parmi les moins impliqués.

Les résultats font également apparaître une crainte commune aux dirigeants et aux salariés, celle que certains salariés ne soient pas capables, par manque de formation, de répondre aux attentes des clients que l’obtention de ce label pourrait générer. Les craintes des salariés semblent aujourd’hui levées sur l’acquisition des valeurs et des convictions, mais pas encore sur l’acquisition des savoirs et des compétences.

3.3.2. Des décalages de perception entre les parties prenantes internes

Les dirigeants insistent tout d’abord sur leur volonté d’obtenir le label NR pour structurer des actions déjà mises en place et anticiper la réglementation. Ces motivations managériales et organisationnelles restent non perçues par les salariés.

Les dirigeants évoquent ensuite la crainte que certains salariés n’adhèrent pas au processus de labellisation et ne répondent pas aux attentes des clients, mais les salariés, même les plus détachés, affirment être conscients de la dimension stratégique et définitive de l’orientation NR et que, s’ils sont correctement formés, ils parviendront à s’adapter.

Enfin, la crainte principale des dirigeants est que la démarche de labellisation NR soit perçue en interne et en externe comme du greenwashing. Les verbatim cités à ce sujet en amont montrent que les salariés affirment au contraire penser que la démarche est sincère. Ils n’évoquent pas non plus la crainte que les clients la perçoivent comme du greenwashing.

3.3.3. Identification des éléments du positionnement des acteurs internes

La grille de codage issue des travaux de Crozier et Friedberg (1977) permet de faire une analyse destinée à identifier les ressources qui sont sources d’incertitude et de pouvoir dans la démarche de labellisation. Les dirigeants possèdent un pouvoir hiérarchique du fait de leur statut. Ils possèdent aussi la connaissance des règles de fonctionnement de l’organisation. Leurs ressources mobilisables sont d’ordre financier, humain et social. Le responsable RSE, responsable de la labellisation, détient quant à lui le pouvoir de l’expert puisqu’il a le savoir et savoir-faire dans le domaine de la labellisation et de la RSE. Enfin, les salariés possèdent comme ressource le flux d’information et de communication interne (pouvoir de l’aiguilleur). Ils vont pouvoir transmettre l’information terrain aux autres acteurs de la démarche (autres salariés, clients…). Ainsi, notre étude montre qu’il peut exister des différences dans la détention des ressources (statuts, compétences, informations…) et des perceptions relativement communes. La démarche de labellisation s’apparente chez ISIA à une démarche d’action collective dans laquelle les acteurs sont en interrelation. Les valeurs éthiques fortes véhiculées par les dirigeants détenteurs du pouvoir hiérarchique impactent les perceptions des collaborateurs. Cette convergence de perceptions est importante, car si les dirigeants détiennent une forme de pouvoir statutaire et les ressources informationnelles nécessaires à la mise en place de la démarche de labellisation, les salariés détiennent une forme de pouvoir liée à leur capacité et volonté de véhiculer ces valeurs auprès de leurs collègues en interne et des parties prenantes externes, notamment les clients.

4. Discussion

Cette discussion permet de confronter nos résultats à la littérature. Elle met en exergue l’existence de motivations et craintes des dirigeants multiples et imbriquées, comment celles-ci peuvent déteindre sur celles des salariés, et que des pouvoirs de formes différentes sont détenus par toutes les parties prenantes internes de l’organisation.

4.1. Des motivations et craintes des dirigeants multiples et imbriquées

Tout comme celles de Courrent (1998) et Paradas (2011), notre étude montre tout d’abord qu’une des principales motivations des dirigeants de PME est liée à leur éthique et à leurs convictions personnelles en matière de RSE. Nos résultats rejoignent aussi les travaux de Berger-Douce (2019) et Chapellier, Gillet-Monjarret et Rivière-Giordano (2021), qui montrent qu’une des motivations des dirigeants est de satisfaire les salariés. Ainsi, la démarche des dirigeants est mue par des valeurs éthiques permettant de considérer que ces derniers sont des entrepreneurs responsables (Courrent, 2003 ; Bon et Van der Yeught, 2016).

Notre étude montre ensuite, à l’instar des études d’Aragon-Correa et al. (2008) et Arend (2014), qu’une motivation des dirigeants est de parvenir à se différencier de la concurrence. En même temps, elle montre qu’un des objectifs majeurs est de faire émerger un cadre structurant pour la RSE. Comme souligné par Gautier et Berger-Douce (2016), les entreprises se retrouvent dans une double logique, à la fois d’homogénéisation et de différenciation. Cette double logique n’est pas antinomique puisqu’elle s’articule selon le moment de la démarche de labellisation (Gautier et Berger-Douce, 2016). Ainsi, la PME peut être dans une certaine logique à un moment du processus puis basculer dans une autre logique à un autre moment.

Si nos résultats convergent sur les points précédents avec les observations qui se dégagent de la littérature, ils s’en écartent pour partie sur deux points.

Courrent (2012) et Courrent, Spence et Gherib (2016) expliquent tout d’abord que l’intégration d’une démarche RSE en PME peut être motivée par la volonté de diminuer les coûts. Cette finalité n’est pas évoquée par les dirigeants d’ISIA. Ces derniers affirment espérer attirer de nouveaux clients, et donc créer une valeur financière, mais n’évoquent pas de baisse potentielle des coûts.

La littérature souligne ensuite l’existence, dans certaines PME, de la mise en place d’actions RSE pour répondre à des pressions externes, notamment à des obligations réglementaires indirectes (Quairel et Auberger, 2005). Les dirigeants d’ISIA n’évoquent pas cette motivation. Nos résultats rejoignent donc les travaux de Jenkins (2004) et de Spence (2007), qui expliquent qu’une part importante des pratiques responsables en PME ne renvoient pas à ces pressions.

Certains de nos résultats permettent ensuite de conforter la littérature relative aux craintes des dirigeants. Telle que souligné par Ileri, Mure et Shakirova (2020), la crainte principale des dirigeants d’ISIA est que la démarche soit perçue en interne et en externe comme du greenwashing. Tout comme Carpenter et Larceneux (2008), notre étude montre toutefois que les dirigeants pensent en même temps que le label peut contribuer à crédibiliser leurs actions RSE. Cela apparaît doublement paradoxal. Paradoxal d’abord que les dirigeants pensent que cette démarche puisse à la fois apparaître comme du greenwashing et contribuer à crédibiliser les actions RSE. Paradoxal aussi, car cette démarche de labellisation s’appuie sur de nombreuses pratiques et actions RSE connues des salariés. Les dirigeants pourraient de ce fait penser que la démarche de labellisation sera perçue par les salariés comme la suite logique de la politique RSE de l’entreprise. Ils n’en sont pas certains. En externe en revanche, il est probable que les clients soient moins conscients des pratiques RSE mises en place par ISIA et la crainte de « l’affiche verte » peut alors se justifier.

Au final, les motivations et craintes des dirigeants sont multiples et semblent imbriquées les unes aux autres. Les visions des dirigeants, instrumentale d’une part et éthique d’autre part, ne sont pas antinomiques. En effet, comme le soulignent Bon, Pensel et Morlet (2015) et Bon et Pensel (2015), la vision instrumentale du dirigeant de PME va évoluer au fil de ses expériences et peut par là même venir conforter ses valeurs éthiques. Notre étude présente un cas particulier puisque les dirigeants ont des valeurs RSE fortes avant même la création de l’entreprise. De manière générale, ce résultat questionne sur les entreprises pionnières dans les démarches de labellisation RSE. Doivent-elles nécessairement être porteuses de valeurs responsables prégnantes pour que les démarches soient efficacement mises en place ou bien d’autres motivations peuvent-elles suffire ?

4.2. Des motivations et craintes des dirigeants qui déteignent sur celles des salariés

Les salariés perçoivent positivement le projet de labellisation et un sentiment de fierté émerge même des discours. Le label NR apparaît par ailleurs à leurs yeux comme un outil intéressant pour se différencier face à la concurrence et pour attirer de nouveaux talents. Ils craignent toutefois de ne pas être capables de répondre aux attentes des clients que l’obtention de ce label pourrait générer.

Notre étude montre ainsi que les motivations et craintes des dirigeants et les perceptions des salariés ne sont pas antinomiques. Il existe une réelle éthique entrepreneuriale au sein de l’entreprise ISIA. Le partage de valeurs éthiques et responsables communes fédère l’équipe dirigeante, qui a la volonté d’essaimer ces valeurs à ses collaborateurs. Ce climat responsable joue un rôle de catalyseur des relations de confiance. Il est perçu par les salariés comme le miroir des valeurs prédominantes, des pratiques et politiques gérant leur vécu dans l’entreprise. Ce résultat est conforme à celui souligné par Chouaib et Zaddem (2012). En effet, ces auteurs expliquent que les valeurs et les pratiques éthiques caractérisent le contexte de travail et apparaissent comme des préalables pour le développement de la confiance. Les valeurs morales des dirigeants imprègnent la culture et les valeurs des collaborateurs. On peut alors parler de perceptions partagées. Les dirigeants sont les premiers responsables de la définition des standards éthiques, de leur communication (formellement et informellement), à travers leurs propres conduites et stratégies mises en oeuvre, ainsi que de leur appropriation par les collaborateurs (Ambrose et Schminke, 2003). Comme le soulignent Treviño et Brown (2004), les collaborateurs ont tendance à accorder leur confiance aux dirigeants lorsqu’ils perçoivent un climat éthique positif dans lequel les dirigeants agissent comme des modèles éthiques.

4.3. Des formes de pouvoir détenues par toutes les parties prenantes internes

Lors du processus de labellisation observé chez ISIA, le pouvoir, comme défini par Crozier et Friedberg (1977), est partout. Le pouvoir est tout d’abord présent en haut de la hiérarchie de façon statutaire, mais également par le fait que les dirigeants sont détenteurs de ressources informationnelles, qui sont ensuite essaimées. Le pouvoir est également entre les mains du responsable RSE de par son engagement personnel antérieur à la démarche de labellisation et de son expertise. Dans cette stratégie proactive descendante (top-down), évoquée par Capron et Quairel-Lanoizelée (2010), l’acquisition du savoir et des ressources par les salariés passe par cet acteur facilitateur et traducteur de la démarche. Enfin, les salariés sont également détenteurs de pouvoir dans la mesure où c’est à eux que revient la tâche de véhiculer les valeurs de l’entreprise auprès de leurs collègues en interne, mais aussi auprès des parties prenantes externes telles que les clients ou tout acteur sensible à la question. L’entreprise participe en effet à divers événements (salons, conférences à l’Université…) au cours desquels les salariés sont amenés à témoigner sur la démarche. La crainte des dirigeants est que ceux-ci ne soient pas en volonté ou en mesure de véhiculer le discours prôné par l’entreprise. La possession de compétences spécifiques, la détention d’informations et le contrôle de la communication sont autant de sources de pouvoir détenues par les salariés qui représentent une zone d’incertitude, au sens de Crozier et Friedberg (1977), pour les dirigeants. Ce résultat montre à quel point la diffusion des valeurs RSE essaimée par les dirigeants est importante afin que les salariés adhèrent à la démarche et mobilisent leurs pouvoirs de la manière espérée par les dirigeants.

Conclusion

Notre étude met en exergue une sorte d’ambivalence des acteurs, par ailleurs soulevée par Alter (2013), face à une pratique (une démarche de labellisation NR) qui suscite à la fois un fort enthousiasme lié à des motivations variées et des craintes. Les motivations des dirigeants, multiples et imbriquées, déteignent sur les perceptions des collaborateurs. Ces derniers perçoivent ainsi dans l’ensemble assez positivement le projet de labellisation. Le climat éthique mis en place par la direction et par le porteur de projet est perçu par les collaborateurs comme le miroir des valeurs de l’organisation et facilite leur implication. Ce point est important, car si les dirigeants détiennent une forme de pouvoir statutaire et les ressources informationnelles nécessaires à la mise en place de la démarche de labellisation, les salariés détiennent une forme de pouvoir elle aussi importante liée à leur capacité et volonté de véhiculer ces valeurs auprès de leurs collègues en interne et des parties prenantes externes, notamment les clients.

L’un des apports théoriques de notre recherche est ainsi d’avoir mobilisé conjointement des éléments de lecture de l’analyse Crozierienne et de la théorie des parties prenantes afin d’identifier les formes de pouvoir des acteurs internes et leurs perceptions face à la mise en place d’une démarche de labellisation. Elle propose également une contribution théorique en montrant, dans une configuration particulière d’une entreprise pionnière dans laquelle les dirigeants ont une volonté marquée d’engagement en RSE, les perceptions des acteurs internes.

Au niveau managérial, elle apporte des enseignements aux institutions portées par les pouvoirs publics, qui encouragent et accompagnent les démarches de labellisation des PME (Bpifrance, agence Lucie par exemple). Cette connaissance leur permettra de mieux comprendre les motivations et craintes, et donc de mieux agir et communiquer pour aider les dirigeants. Elle montre aussi aux dirigeants qui souhaitent s’engager dans une démarche de labellisation, l’importance de la diffusion des valeurs et informations à tous les échelons de l’entreprise.

Notre travail comporte des limites qui ouvrent des perspectives de recherche. Une limite réside dans le fait que l’entreprise présente une configuration particulière dans la mesure où les dirigeants ont des préoccupations éthiques et responsables fortes. La spécificité du cas étudié explique certains résultats qui ne sont de fait pas généralisables à toutes les PME. De futures recherches pourraient ainsi avoir pour objectif de réaliser un travail sur des entreprises ayant des caractéristiques différentes. D’autres questions, sur lesquelles la littérature n’a pas tranché, pourront aussi faire l’objet de recherches ultérieures : l’obtention du label entraîne-t-elle des changements organisationnels ? Des changements de pratiques ? Répond-elle aux attentes des dirigeants ? A-t-elle un effet moteur sur l’implication et la motivation des salariés ?