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Le besoin de formuler une définition de la personne humaine se fait ressentir aujourd’hui de manière particulièrement aiguë. En effet, les progrès de la médecine et de la biotechnologie ont généré de nouvelles situations et par conséquent de nombreux problèmes, parfois difficiles à résoudre, touchant la vie et la mort. La recherche sur l’embryon et son clonage thérapeutique ou reproductif, la possibilité de l’eugénisme[1], l’infanticide ou l’euthanasie d’êtres humains séniles ou atteints d’un handicap mental très lourd, ou encore la définition de la mort[2] (et ce qui en découle pour la transplantation d’organes) font l’objet d’intenses débats depuis quelques années. Ces différents problèmes éthiques renvoient, entre autres, à une interrogation fondamentale qui consiste à se demander quel critère définit la personne humaine (qui est une personne ?) et si ce critère est persistant (tous les êtres humains sont-ils des personnes ?). Puisque les enjeux de la bioéthique varient suivant la conception que l’on a de la personne humaine, c’est en amont des problèmes éthiques débattus que la philosophie doit aujourd’hui accomplir sa tâche. Un des rôles de la philosophie est de contribuer à un tel débat dans nos sociétés[3].

Cette réflexion anthropologique sous-jacente aux débats bioéthiques actuels repose elle-même sur un a priori accepté par la plupart des praticiens, même si certains le qualifient de « stupide[4] » : la personne humaine est pourvue de droits et en particulier du droit fondamental de vivre, ainsi que d’une dignité intrinsèque[5] qui exige que la personne soit traitée, suivant le second impératif catégorique d’Emmanuel Kant, comme une fin en soi et jamais comme un simple moyen. La personne humaine n’a pas de prix, c’est-à-dire qu’elle échappe à toute instrumentalisation, comme le souligne à nouveau le récent rapport du conseil bioéthique du président des États-Unis (Human Dignity and Bioethics)[6]. Dès lors, dans la mesure où un nouveau-né, un être humain atteint d’un handicap mental lourd ou de démence grave, est considéré comme une personne, il a le droit de vivre. Le problème se pose lorsque la valeur de deux personnes ayant chacune une dignité entre en conflit. Dans ce cas, tuer une personne serait un acte intrinsèquement mauvais du point de vue éthique, et cela indépendamment des circonstances, de l’intention ou de critères utilitaristes. Si par contre le nouveau-né, l’être humain atteint d’un handicap mental lourd ou de démence grave, ne devait pas être considéré comme une personne — position soutenue ces dernières décennies par un nombre croissant de philosophes à la suite de Peter Singer, Michael Tooley, Tristram Engelhardt ou encore Jeff McMahan[7], pour n’en nommer que quelques-uns —, l’euthanasie ne constituerait pas un homicide. Ces philosophes se refusent à utiliser de manière interchangeable les termes de « personne » et d’« être humain ». Ils proposent de définir l’être humain d’après des critères strictement biologiques. L’être humain serait l’équivalent de « membre de l’espèce homo sapiens ». La personne se définirait en revanche par l’exercice concret d’un certain nombre de propriétés, notamment la rationalité et la conscience de soi à travers le temps, ainsi que la moralité et le fait d’être responsable de ses actions. Ainsi, selon ces philosophes, l’être humain n’est pas nécessairement une personne de par sa seule appartenance à l’espèce humaine, mais il ne l’est que dans la mesure où il est un sujet qui exerce concrètement, à savoir empiriquement, la rationalité et la conscience de soi, d’une part, et des actions morales, d’autre part.

Un des auteurs les plus reconnus en matière de bioéthique, Tristram Engelhardt, précise que

ce qui distingue les personnes est leur capacité [dans le sens d’être en acte ou de l’exercice] à être conscientes d’elles-mêmes et rationnelles, et à se préoccuper de savoir si elles méritent le blâme ou la louange. […] tous les êtres humains ne sont pas des personnes. Tous les êtres humains ne sont pas conscients d’eux-mêmes, rationnels et capables de concevoir la possibilité du blâme et de la louange. Les foetus, les nouveau-nés, les individus souffrant d’un handicap mental très grave et ceux qui sont plongés dans un coma irréversible [et, pourrait-on ajouter à la suite de certains auteurs, les individus séniles] fournissent des exemples d’êtres humains qui ne sont pas des personnes. Elles sont des membres de l’espèce humaine mais elles n’ont pas en et par elles-mêmes une place dans la communauté morale laïque[8].

Notre auteur soutient, comme le fait d’ailleurs Peter Singer, l’un des philosophes dont les idées ont le plus d’impact sur la pratique médicale, que « tous les êtres humains ne sont pas égaux[9] ». Alors qu’une vie humaine au sens biologique du terme « a très peu de valeur morale en soi[10] », la personne humaine possède des droits et une dignité[11]. Le philosophe australien ne saurait être plus précis lorsqu’il écrit que « la vie d’un être conscient de lui-même, capable d’avoir des pensées abstraites, de planifier le futur, de produire des actes de communication complexes, etc. [c’est-à-dire une personne] a plus de valeur que la vie d’un être à qui ces capacités font défaut [à savoir un être humain][12] ».

Les êtres humains ne sont dès lors pas égaux entre eux. Seul celui qui est une personne possède un « sérieux droit à la vie », selon Michael Tooley[13]. Ce dernier affirme :

[…] avoir un droit à la vie présuppose que l’on soit capable de désirer de continuer à exister en tant que sujet à des expériences et à d’autres états mentaux. Cela à son tour présuppose que l’on conçoive l’existence d’une telle entité continuante et que l’on croie que l’on est soi-même une telle entité. Ainsi une entité dépourvue d’une telle conscience de soi-même en tant que sujet continuant d’états mentaux n’a pas un droit à la vie[14].

Les philosophes qui, dans le cadre de l’actuelle discussion bioéthique, défendent la distinction entre « être humain » et « personne » se réfèrent généralement à la définition lockéenne de la personne « désubstantialisée », tout en invoquant, pour certains, la conception kantienne de la personne morale comme sujet autonome à l’origine d’actions pouvant lui être imputées — idée que l’on retrouve par ailleurs également sous la plume de John Locke — et exprimant concrètement des intérêts. Malgré cette prépondérance de la définition lockéenne de la personne dans l’actuel débat bioéthique, la toute grande majorité des protagonistes de cette discussion omettent d’analyser précisément la position du philosophe anglais et ses présupposés. Tel est l’objet de cette contribution qui fera ressortir certaines contradictions argumentatives inhérentes.

John Locke, qui est avec René Descartes et Gottfried Wilhelm von Leibniz à l’origine de la constitution du sujet moderne, adopte une vision anthropologique que l’on peut qualifier de révolutionnaire dans la mesure où il commence par envisager la personne indépendamment de toute substance matérielle ou pensante. La question centrale consiste à « savoir ce qui fait [qu’il s’agit de] la même personne[15] ». Quant à savoir « si c’est la même substance identique qui pense toujours dans la même personne […] [cette question] n’a aucune importance[16] ». Le philosophe anglais, rompant ainsi avec toute une tradition, précise qu’« il est donc faux de penser que l’unité de substance inclut toutes les espèces d’identité, ou la détermine dans tous les cas[17] ». La définition de la personne ne se fonde plus sur le moi substance mais sur la cognition, c’est-à-dire l’exercice performant de la conscience, ou, dit autrement, sur le moi conscience. Cette définition rompt l’adéquation cartésienne entre la res cogitans et la pensée non actuelle. Selon Locke, une telle adéquation implique « de manière gratuite et sans raison[18] » qu’il n’est pas nécessaire d’être conscient de penser pour être une personne, si bien que, par exemple, un être humain ivre ou profondément endormi pourrait être qualifié de personne. Le terme de « conscience » revêt néanmoins une double signification : il peut signifier, d’une part, l’activité de se saisir soi-même en tant que moi, autrement dit l’auto-conscience, ou d’autre part la conscience dite morale eu égard aux actions libres et responsables.

Le philosophe anglais ne se réfère pas seulement au premier sens susmentionné, comme semblent le penser bon nombre de philosophes bioéthiques contemporains, mais aussi, et avant tout, au second sens qui est à l’origine du premier. En effet, la proposition anthropologique lockéenne est une réponse à un problème théologique et, plus particulièrement, à une considération éthique : le jugement divin des actions responsables et libres de la personne durant son vivant. Le terme de personne est ainsi avant tout un « terme judiciaire[19] », c’est-à-dire qu’il n’a de sens que pour un sujet moral qui s’impute ses propres actions et qui en rend compte devant sa propre conscience, Dieu et la communauté, se reconnaissant par là même comme l’auteur de ses propres actions et donc comme responsable. Le tournant révolutionnaire lockéen se caractérise ainsi par une compréhension de la personne dans le cadre spécifique d’un tribunal de droit, d’où la réduction de celle-ci à sa capacité de se voir imputer des actes moraux. Le philosophe anglais réduit la personne à son rôle social et moral, niant par là même implicitement ce statut à tous ceux qui n’exercent pas d’actes moraux empiriquement constatables. Ce changement de paradigme, endossé par un nombre croissant de philosophes bioéthiques, conduit ceux-ci à soutenir une inégalité foncière de traitement entre les êtres humains en octroyant une dignité aux sujets moraux uniquement, c’est-à-dire aux personnes exerçant la conscience de soi et la conscience morale.

Selon John Locke, lorsque l’on juge une action morale personnelle, la justesse du jugement requiert non seulement la présence d’une personne dite morale, mais aussi son corollaire, l’identité de cette personne à travers le temps, à savoir entre le moment où elle réalise une action morale et l’instant du jugement de cette même action. La personne se définit dès lors par la performance de la conscience, dans ses deux sens du terme : d’une part, par l’activité cognitive de ramener les objets de connaissance à un moi et, d’autre part, par l’action morale libre et responsable, à savoir par sa dimension juridique. Le philosophe anglais pose les bases de la conception moderne de la personne en liant le sujet dit psychologique au sujet dit moral, lien qui ne se situe cependant pas au niveau d’une substance, mais de l’exercice de facultés empiriquement observables, dans la mesure où le sujet peut consciemment s’approprier ou se voir imputer ses actions. Il en découle une distinction entre « être humain » et « personne », puisque l’appartenance à l’espèce humaine n’est plus un critère suffisant pour être une personne humaine. Afin d’être considéré comme une personne, disposant entre autres d’un sérieux droit à la vie, il faut nécessairement être — dans le sens de l’exercice concret — un sujet moral conscient de soi-même. Une telle différenciation suscite certes des réactions d’opposition parmi les contemporains de Locke[20], mais elles sont cantonnées à une discussion théorique sur le critère de l’identité personnelle (cette question bénéficie par ailleurs d’un fort regain d’intérêt dans la philosophie analytique depuis quelques décennies[21]). Il faudra attendre trois siècles pour que la distinction et la réduction anthropologique opérées par le philosophe anglais aient d’importantes conséquences éthiques.

Je me propose d’examiner dans un premier temps le critère par lequel Locke détermine l’identité de l’être humain à travers le temps. J’étudierai ensuite sa définition de la personne comme conscience de soi et en montrerai certaines contradictions internes, notamment le besoin qu’il ressent de réinsérer la corporéité dans sa définition afin de transcender le subjectivisme. Je conclurai par une réflexion sur les conséquences éthiques de la définition lockéenne de la personne, que l’on peut qualifier de performante et qui est à la base d’une certaine idée contemporaine de la personne.

I. Le jugement d’actions morales au coeur de la définition de la personne

Le philosophe anglais précise dès les premières pages de son Essai philosophique sur l’entendement humain publié en 1690 que le but de ses réflexions tout au long de ces 700 pages consiste à « examiner les différentes Facultés de connaître qui se rencontrent dans l’Homme » et qui l’élèvent « au-dessus de tous les êtres sensibles », c’est-à-dire lui donnent une « supériorité » sur eux[22]. La raison d’une telle suprématie n’a pas son origine dans la substance pensante communément dénommée « âme », comme le soutient une partie de la tradition philosophique occidentale, mais dans la performance d’activités de l’entendement. Locke traite cette idée centrale relative à la définition de la personne et à son identité à travers le temps au chapitre vingt-sept intitulé « Identité et différence », qu’il rédige à la suggestion de son ami William Molyneux durant le printemps et l’été 1693, et qu’il publie l’année suivante dans la seconde édition de son ouvrage. L’écriture de ces pages centrales est motivée par un refus du dualisme cartésien, mais surtout par son désir de se justifier face aux objections de théologiens[23]. Ceux-ci s’inquiètent, en effet, que la mise entre parenthèses de la substance immatérielle de l’âme humaine pour la définition de la personne ne conduise à la suppression de l’immortalité personnelle. La réflexion lockéenne sur la personne n’est pas une spéculation purement théorique, mais répond à une question éthique fondamentale liée à un problème théologique, comme cela avait été également le cas, par exemple, pour Boèce à l’égard de la question christologique[24].

Quelle est la difficulté qu’affronte le philosophe anglais ? Il ne s’agit nullement de l’archè de la personne, mais bien plutôt de l’eschaton, c’est-à-dire de la fin ultime de la destinée personnelle après la mort. La foi chrétienne affirme que la personne décédée comparaît devant un tribunal où Dieu juge les actions morales commises durant sa vie. Locke ne propose aucun argument philosophique pour démontrer ou même qualifier de probable l’existence d’un tel jugement dernier, car celui-ci échappe par principe à toute démonstration philosophique. Posée a priori, la réalité de cette existence se fonde sur un acte de foi en un Dieu bon se révélant aux hommes, comme l’avait par ailleurs entrepris Platon en se référant aux mythes décrivant la vie après la mort[25]. Croyant en la véracité de la révélation chrétienne au moyen d’un acte de foi personnel, Locke invoque explicitement la parole révélée par l’intermédiaire de saint Paul qui soutient qu’au jour du Jugement dernier chacun « sera récompensé conformément à ses actes, les secrets de tous les coeurs seront mis à nu[26] ». Bien que l’existence d’un tel jugement divin soit inaccessible à la raison seule, il n’en va pas de même pour les implications logiques de ce jugement juste. On peut en dénombrer trois.

Premièrement, Dieu doit être fondamentalement bon et juste. Il ne saurait être trompeur et malin, prenant plaisir à récompenser ou à blâmer une personne pour une action qu’elle n’aurait pas faite. Une telle bonté divine est supposée vraie a priori par le philosophe anglais, au moyen d’un acte de foi en la révélation divine. Deuxièmement, la personne jugée post mortem doit être identique à la personne ante mortem pour que la récompense ou la punition divine eu égard aux actions morales soit juste. En effet, la personne post mortem doit être en mesure de s’imputer ses actions morales commises ante mortem. Troisièmement, la personne doit être libre et responsable, c’est-à-dire consciente de la moralité et de la portée de ses actes, ce qui implique l’exercice d’un jugement rationnel et d’une auto-conscience. Récompenser ou punir une personne totalement ou momentanément déterminée dans son action, ou encore privée de conscience morale à un plan juridique, relèverait d’une profonde injustice.

Les deux significations du terme de conscience que nous avons mentionnées plus haut — la conscience de soi et la conscience morale — sont bien mises en évidence dans la définition lockéenne de la personne qui fonde un certain courant de l’anthropologie bioéthique contemporaine. Si un être humain devait être privé de l’exercice à la fois de la conscience de soi et de la conscience morale la rendant « susceptible de reconnaître une loi » et « soucieuse et comptable des actes passés[27] », tout verdict d’un jugement divin — et par extension d’un jugement humain de la Cité —, serait injustifié et aléatoire[28]. En outre, la personne qui serait jugée par Dieu pour des actions morales qu’elle n’aurait pas commises serait, note Locke, « vouée au bonheur ou au malheur dès la naissance (du seul fait d’exister), sans avoir rien fait ni mérité. Car si nous supposons qu’un homme puisse être puni maintenant pour ce qu’il aurait fait dans une autre vie dont aucune conscience ne saurait lui être donnée, quelle différence y aurait-il entre une telle punition et le fait d’avoir été créé pour le malheur[29] ? »

Pour qu’un jugement moral soit considéré comme juste, il est nécessaire de proposer des critères rationnels permettant de définir la personne, et plus particulièrement de déterminer sa continuité à travers le temps. Si une telle entreprise devait s’avérer impossible, la punition ou la récompense pour des actions morales passées serait vidée de son sens original, autrement dit elle serait relative à l’intention du juge. Le philosophe anglais se voit dès lors contraint de préciser dans un premier temps le concept d’identité en général et, plus spécifiquement, celui de l’être humain, avant d’aborder celui de la personne.

II. Le principe d’identité de l’être humain

Le point de départ de la définition lockéenne de l’identité humaine et de l’identité personnelle réside dans la distinction qu’il opère entre l’essence réelle, d’une part, et l’essence nominale, d’autre part. Après avoir écarté a priori la conception aristotélicienne de l’essence réelle comme une espèce au sens universel, Locke opte pour une seconde conception — « beaucoup plus raisonnable » selon lui — de l’essence réelle comme le fondement sous-jacent aux différentes caractéristiques définissant un individu particulier.

L’autre opinion, qui est beaucoup plus raisonnable, est de ceux qui reconnaissent que toutes les choses naturelles ont une certaine constitution réelle, mais inconnue, de leurs parties insensibles, d’où découlent ces qualités sensibles qui nous servent à distinguer ces choses l’une de l’autre, selon que nous avons occasion de les distinguer en certaines sortes, sous de communes dénominations[30].

Bien qu’une telle essence réelle soit présente au sein de la nature même des choses individuelles, c’est-à-dire qu’elle existe temporellement avant la formation d’une essence nominale qui dépend de l’essence réelle[31], une telle essence échappe néanmoins à l’entendement humain. Celui-ci saisit les diverses qualités communes observables — on pourrait ajouter empiriquement — à un certain nombre d’individus à partir desquels il construit librement une essence nominale[32]. Les propriétés d’une chose ne sont pas à chercher au niveau des individus, mais de l’espèce qui est du ressort de l’entendement[33]. Le nominalisme lockéen soutient que seuls des individus existent et que l’universel est de l’ordre de la création de l’entendement qui choisit pragmatiquement de classifier les choses selon ce qui correspond le mieux à nos besoins[34].

La célèbre distinction lockéenne entre « être humain » et « personne » a son origine dans ce refus de la conception aristotélicienne de l’essence, selon laquelle l’essence réelle d’une chose individuelle exprimerait également l’universel. Cette distinction a aussi une visée pratique dans la mesure où elle permet de résoudre certains cas bizarres. En effet, immédiatement après le passage cité ci-dessus, le philosophe anglais précise que la distinction nominaliste entre essence réelle et essence nominale permet de résoudre la question du statut des « imbéciles » — l’équivalent, en langage contemporain, de l’individu atteint d’un handicap mental très lourd ou se trouvant dans tout état similaire. Les « imbéciles » apparaissent radicalement différents du point de vue des propriétés de la personne, laquelle se définit — comme nous allons le voir — par la conscience de soi et la conscience morale. Locke ne peut pas comprendre comment une même essence réelle — ici l’être humain — pourrait s’exprimer en des propriétés distinctes — à savoir l’absence, respectivement la présence de la rationalité et de la moralité — empiriquement observables, tout en étant identique quant à la sorte de chose qu’elle est.

[…] la naissance des imbéciles et d’autres fruits étranges des enfantements comportent des difficultés qu’il n’est pas possible d’accorder avec cette hypothèse [référence est ici faite à la conception aristotélicienne de l’essence] ; puisqu’il est tout aussi impossible que deux choses participant exactement de la même essence réelle aient des propriétés différentes, qu’il est impossible que deux figures participant de la même essence réelle d’un Cercle aient des propriétés différentes[35].

Outre son refus de reconnaître l’universel dans le singulier, Locke affirme ici a priori qu’une chose ne peut appartenir à une espèce que si les propriétés dites essentielles de cette chose sont constatables empiriquement — c’est-à-dire si elles sont concrètement exercées. J’examinerai en détail cet a priori réductionniste, sur lequel se basent également les philosophes bioéthiques susmentionnés.

Si un individu correspond à l’idée nominale que l’entendement s’est formé d’une espèce particulière — idée qui implique également les conditions de l’identité transtemporelle et des propriétés spécifiques —, cet individu appartient, pour celui qui croit aux espèces naturelles, à cette espèce tout en se différenciant des autres individus d’autres espèces. Locke relativise cette réalité par le fait que l’espèce n’est que nominale et soumise à révision. Il note que pour « penser et juger correctement » l’identité, « il faut considérer l’idée que représente le mot auquel on l’applique. […] telle est en effet l’idée qui appartient à ce nom, telle doit être l’identité correspondante[36] ».

Notre auteur précise que quand « nous recherchons ce qui fait le même Esprit, le même homme ou la même personne, il nous faut fixer dans notre esprit les idées d’Esprit, d’homme et de personne, et, ayant décidé en nous-mêmes ce que nous entendons par là, il ne nous sera difficile de déterminer dans ces trois cas, ou d’autres semblables, quand il y a identité[37] ».

Il s’agit dès lors de définir par nous-mêmes le contenu de l’idée de l’identité en général et, plus spécifiquement, de l’idée d’identité personnelle.

Une première approche consiste à proposer une définition très large de l’identité, laquelle s’appliquerait à toute chose. Pour ce faire, Locke introduit le critère de l’existence qui se caractérise par les déterminations de temporalité (T) et d’espace (E) singulier. Notre philosophe soutient que deux choses de la même espèce ne peuvent pas exister au même moment (T1) dans un espace identique (E1) ou, en d’autres termes, que l’existence d’une certaine chose à T1 et E1 exclut l’existence de toute autre chose de la même espèce à T1 et E1. Une même chose ne peut pas non plus exister simultanément à T1 et T2 ou à E1 et E2. L’identité d’une chose n’est pas simplement constituée par son existence ontologique particulière, mais plus spécifiquement par son existence « à tel moment en tel lieu[38] ». Elle est formée par des déterminations spatio-temporelles, autrement dit par des critères externes à la « nature » de la chose. « Quand nous voyons, note Locke, que quelque chose est en quelque lieu à quelque moment du temps, nous pouvons être certains que c’est bien cette chose (quelle qu’en soit d’ailleurs la nature), et non une autre qui au même moment existe en un autre lieu, si semblables et indiscernables qu’elles puissent être pour tout le reste[39]. »

La détermination spatio-temporelle inhérente à toute existence terrestre semble néanmoins insuffisante pour déterminer l’identité. Il faut y ajouter le critère de l’origine. En effet, une chose particulière ne peut pas avoir deux commencements à son existence, comme deux choses ne peuvent avoir un seul commencement. « Ce qui a eu un seul commencement est donc la même chose, et ce qui a commencé à exister à des moments et en des lieux différents n’est pas la même chose mais une chose différente[40]. »

Bien que l’identité d’une chose appartenant à une même espèce se définisse aussi bien par les caractéristiques spatio-temporelles que par le commencement de son existence, excluant ainsi toutes les autres choses de la même espèce, elle peut néanmoins simultanément coexister à T1 et E1 avec une chose d’une autre espèce[41]. Le philosophe anglais distingue les espèces — à laquelle est attribuée une identité spécifique — en trois catégories de substance : divine, spirituelle finie et corporelle. Alors que la substance divine est toujours identique à elle-même, étant éternelle et omniprésente, l’identité de la substance de l’intelligence finie, telle que l’âme humaine, a pour origine son arrachement hors du néant et sa projection dans la spatio-temporalité. Il en va de même pour la substance corporelle qui est identique à elle-même dans la mesure où aucune matière ne lui est ajoutée ou soustraite de manière fondamentale. Il est toutefois logiquement possible que deux substances distinctes puissent coexister simultanément dans T1 et E1[42] : que l’on pense à une substance spirituelle telle l’âme humaine coexistant avec une substance corporelle, le corps humain, comme le suppose le dualisme cartésien. Une telle existence concomitante est par contre impossible pour deux choses ayant la même substance. En effet, il ne serait pas possible de les distinguer l’une de l’autre, car elles ne formeraient qu’une seule chose.

L’identité d’une chose se situe aussi bien sur le plan du présent qu’au niveau de la continuité temporelle malgré les changements accidentels. Locke distingue, dans le cadre des substances corporelles, deux sous-groupes : la masse et le vivant. Deux critères distincts d’identité les définissent. D’une part, l’identité de la simple masse corporelle — qui est une « agrégation de corpuscules matériels[43] » — dépend de la masse identique des atomes qui la constitue, c’est-à-dire qu’il y a changement d’identité lors de la disparition ou de l’ajout d’un atome. D’autre part, l’identité du corps vivant ne réside pas dans la stabilité de la masse des atomes, mais dans la disposition particulière des atomes qui forment les différentes parties d’un corps vivant. Celles-ci partagent « une seule vie commune[44] » et oeuvrent en vue de l’épanouissement du vivant et de son maintien dans l’existence. Nous retrouvons ici, sans que toutefois Locke en fasse explicitement mention, l’idée aristotélicienne que le vivant est constitué par un principe intrinsèque, une force « intelligente » organisatrice et créatrice qui ordonne le vivant avec une constante régularité à une fin précise déterminée qui est le développement ultime de sa « nature ». Le célèbre physiologiste et père de la méthode expérimentale en médecine, Claude Bernard, conclut à l’existence d’un principe d’orientation vers une fin et « intelligent », inscrit dans la nature du vivant, qui oriente le déploiement de ses diverses formes et fonctions depuis le début de son existence jusqu’à l’actualisation de son être. L’événement biologique apparaît comme une série d’actes ou de phénomènes groupés, concertés, harmonisés de manière à aboutir à un résultat déterminé. La vie biologique n’est pas réductible aux seuls processus chimiques et physiques, mais il existe une idée directrice, un plan vital, une vis formativa ancrée au plus intime du vivant constituant son centre par lequel il est en route vers un telos. Mais, n’étant accessible qu’à la seule intelligence, cette eidos échappe à la connaissance sensible. « Dans tout germe vivant, précise Claude Bernard, il y a une idée créatrice qui se développe et se manifeste par l’organisation. Pendant toute sa durée, le vivant reste sous l’influence de cette même force vitale créatrice, et la mort arrive quand elle ne peut plus se réaliser. Ici, comme partout, tout dérive de l’idée, qui, elle seule crée et dirige[45]. »

De manière analogue, la plante partage, aux yeux de Locke, une seule et même vie s’exprimant par une même organisation qui la conserve dans l’existence. Elle reste identique à elle-même malgré l’ajout ou le retrait d’un certain nombre d’atomes. Le même discours s’applique à l’animal[46]. On peut se demander à juste titre s’il en va de même pour l’être humain qui se caractérise également par une corporéité biologique ? Son identité correspond-elle à ce que décrit le dualisme cartésien, le monisme de l’unité substantielle aristotélicienne ou la substance de l’âme platonicienne ? Prenant ses distances d’avec ces traditions anthropologiques, le philosophe anglais conçoit l’identité humaine de la même manière que celle de la plante et de l’animal, autrement dit comme le maintien dans l’existence temporelle d’un corps organisé. L’identité humaine est dès lors constituée par « la participation ininterrompue à la même vie entretenue par un flux permanent de corpuscules matériels, entrant à tour de rôle dans une unité vivante avec le même corps organisé[47]. »

Et un peu plus loin, Locke précise que cette identité — comme d’ailleurs celle de l’animal — ne réside en rien d’autre « qu’un corps organisé apte à remplir sa fonction à un moment donné, et ensuite maintenu en vie sous une seule organisation à travers un flux de corpuscules matériels s’unissant à lui et se substituant les uns aux autres[48] ».

Une telle définition s’avère cependant problématique. En effet, si la plante, l’animal et l’être humain ont le même critère d’identité, comment peut-on les différencier ? Ne doit-on pas plutôt leur attribuer un seul nom ? Locke n’admet pas cette conséquence, en soutenant qu’ils se distinguent sur le plan de la forme et de la structure particulière de leur organisme et, pourrait-on préciser, de leur complexité. L’être humain se caractérise ainsi par une forme spécifique, à savoir qu’il est un « animal d’une forme déterminée[49] ». Nous avons dès lors affaire à un même être humain tant que sa forme et sa structure fondamentale de type corporel sont identiques à travers le temps.

L’idée d’un homme consiste seulement, affirme le philosophe anglais à la fin de son chapitre, dans l’unité vivante de certaines parties selon une certaine forme, aussi longtemps que cette unité et cette forme vivantes demeureront dans un même ensemble, identique à lui-même à travers le changement et le flux continuel des corpuscules qui le composent, ce sera le même homme[50].

Locke définit ainsi l’être humain d’un point de vue strictement biologique, excluant par là même la rationalité au coeur de sa définition. Il est intéressant de noter que cette conception de l’identité humaine entraîne un certain nombre de conséquences implicites que le philosophe anglais ne développe pas. Un être humain qui serait, par exemple, profondément handicapé sur le plan mental, c’est-à-dire qui n’aurait, pour reprendre une expression de Locke, « pas plus de raison qu’un chat ou un perroquet[51] », serait un être humain. Tout vivant qui remplirait les critères de l’identité humaine serait toujours considéré comme un être humain et ceci indépendamment de l’exercice des facultés de la raison et de la volonté, de la conscience de soi et de la conscience morale. Le fait de dormir profondément ou d’être ivre — deux exemples mentionnés par Locke et qui illustrent la privation momentanée de l’exercice de la conscience dans les deux sens susmentionnés — n’altère en rien l’identité humaine à travers le temps. De même, on n’identifie pas un animal qui serait doué de raison, de la compréhension sémantique des mots — le philosophe anglais fait référence à l’histoire vraisemblable d’un perroquet au Brésil[52] —, à un être humain. L’identité de ce dernier se situe uniquement sur le plan biologique, excluant par là même l’exercice de la rationalité, de la conscience de soi ou de la conscience morale, ainsi qu’une substance spirituelle comme l’âme humaine. La position lockéenne permet de maintenir — comme l’affirmeront bon nombre de philosophes bioéthiques — une même identité entre un embryon humain dès sa conception et un être humain en fin de vie ou entre un être humain fou ou un sénile et un être humain rationnel et rempli de bon sens. Une telle continuité identitaire allant de la conception jusqu’au moment du décès ne peut être maintenue qu’en référence à la dimension biologique. Si l’on renonçait à fonder l’identité humaine sur cette dimension et que l’on choisissait de la fonder plutôt sur une substance pensante telle que l’âme — et dans la mesure où l’âme humaine serait incorruptible —, il serait possible de concevoir une identité humaine transcendant la mort dans d’autres corps humains ou d’animaux.

Aux yeux de Locke, définir l’être humain selon des critères autres que biologiques, c’est faire « un très étrange usage[53] » du terme d’être humain. On peut se demander quelle raison a pu pousser le philosophe anglais à émettre un tel jugement. Curieusement, il n’avance aucun argument rationnel, mais se réfère au sens commun qui ne considérerait pas, par exemple, qu’un porc qui aurait été investi par l’âme de mon fils Nicolas serait pour autant un être humain. Renvoyer au sens commun pour soutenir la vérité d’une affirmation sur la réalité des choses ne constitue toutefois pas une preuve d’un point de vue argumentatif. Locke ne fait qu’affirmer une vérité a priori. En outre, nous verrons qu’il n’attribue pas toujours au sens commun la même valeur qu’ici, puisqu’ailleurs il refuse l’intuition du sens commun selon laquelle le corps humain est partie constitutive de la personne[54]. On pourrait alors légitimement retourner l’argument de Locke contre lui et, en s’appuyant sur le sens commun, lui reprocher de faire « un très étrange usage » du terme de personne lorsqu’il conçoit une personne sans corps.

Avant de présenter sa définition de la personne, le philosophe anglais introduit de manière subtile un élément clé de sa discussion sur l’identité humaine : le refus catégorique d’identifier les termes d’« être humain » et de « personne ». Cette distinction est confirmée plus expressément dès les premières lignes du paragraphe suivant, où Locke traite de l’identité humaine. Il affirme sans détour que tous les êtres humains ne sont pas nécessairement des personnes. Cette thèse fondamentale s’oppose à « la façon de parler ordinaire » décrite au paragraphe 15, selon laquelle « “la même personne” et “le même homme” représentent une seule et même chose[55] ». Nous pouvons ainsi lire au paragraphe 7 : « C’est une chose d’être la même substance, une autre d’être le même homme, et une troisième d’être la même personne, si “personne”, “homme” et “substance” sont trois noms qui représentent trois idées différentes ; telle est en effet l’idée qui appartient à ce nom, telle doit être l’identité correspondante[56]. »

Par idée de personne, Locke entend ici l’essence nominale de la personne. Celle-ci se distingue à la fois de la substance — dans ce contexte, une âme pensante — et de l’être humain défini uniquement par sa corporéité — qui ne lui est dès lors d’aucune utilité pour résoudre le problème fondamental qui l’occupe, à savoir le jugement d’actes moraux personnels libres. Puisqu’il a d’abord exclu de sa réflexion l’identité de l’être humain, il lui faut définir l’identité de la personne humaine.

III. La personne humaine comme conscience de soi performante

Dès les premières lignes du célèbre paragraphe 9 de son chapitre 27, Locke définit la personne humaine comme « un être pensant et intelligent, doué de raison et de réflexion, et qui peut se considérer soi-même comme soi-même, une même chose pensante en différents temps et lieux[57] ».

Reprise telle quelle par un nombre croissant de philosophes bioéthiques contemporains, cette définition contient deux parties distinctes. D’une part, elle fait explicitement référence à l’un des éléments de la définition traditionnelle de la personne développée par Boèce au cinquième siècle : la rationalité. Celle-ci est exprimée dans la définition de Locke à l’aide de quatre termes dont le sens n’est nullement précisé, alors qu’ils peuvent revêtir diverses significations : la pensée, l’intelligence, la raison et enfin la réflexion. Le passage cité ci-dessus met également l’accent sur la conscience de soi exercée, laquelle « est ce qui fait que chacun est ce qu’il appelle soi et qu’il se distingue de toutes les autres choses pensantes[58] ». L’unité identitaire de la personne à T1 et E1 ne se fonde pas — comme l’affirme la tradition issue de Boèce et Descartes — sur une substance particulière, qu’elle soit corporelle et/ou incorporelle. Ce n’est pas au moyen du simple acte de penser « que chacun est ce qu’il appelle soi[59] », mais par l’opération performante de la conscience qui ramène les activités de la raison — jugement moral inclus — à l’unité d’un moi. Une personne ne peut affirmer qu’une pensée ou une action est sienne que dans la mesure où elle se l’est appropriée par la conscience de soi. « C’est par la conscience qu’il a de ses pensées et actions présentes qu’il est soi pour soi-même maintenant[60]. » À défaut d’une telle attribution, la pensée ou l’action particulière appartiendrait à un autre moi.

Néanmoins la question essentielle, aux yeux de Locke, n’est pas de définir l’identité d’une personne à un moment donné et dans un lieu précis, mais à travers le temps et en des lieux distincts, comme le suggère la dernière partie de la définition citée précédemment. Sur quoi se fonde cette identité personnelle à travers le temps et les lieux ? Elle consiste dans l’exercice performant de la conscience se réappropriant et s’imputant à l’aide de la mémoire les pensées ou les actions morales passées au sein d’un même moi, qui est distingué par là même des autres personnes. Ce n’est pas la mémoire comme telle qui constitue l’identité personnelle à travers le temps, et ce bien qu’elle revête une importance capitale. La mémoire est utile non en ce qu’elle fait émerger de l’ombre une idée ou une action passée, mais, plus spécifiquement, en ce qu’elle permet qu’une pensée ou une action qui avait été perçue intentionnellement par une conscience à T1 redevienne une perception intentionnelle actuelle à T2 au sein de la conscience. Une idée ou une action passée qui ne serait pas appropriée et imputée par la conscience à T2 n’appartiendrait pas à l’identité de la personne, car elle lui serait fondamentalement étrangère[61]. « L’identité de telle personne s’étend, note Locke, aussi loin que cette conscience peut atteindre rétrospectivement toute action ou pensée passée ; c’est le même soi maintenant qu’alors, et le soi qui a exécuté cette action est le même que celui qui, à présent, réfléchit sur elle[62]. »

Ici la conjonction « ou » signifie qu’il n’est pas nécessaire que la conscience, par l’intermédiaire de la mémoire, s’approprie aussi bien des pensées que des actions passées, même si le philosophe anglais se contredit quelques lignes plus loin en affirmant une telle nécessité ou encore en se référant uniquement aux actions[63]. Notre philosophe affirme clairement qu’on ne peut parler d’une même personne à travers le temps que si l’on est en présence d’une conscience performante, à savoir exerçant l’appropriation et l’imputation dont nous avons parlé plus haut. La même performance est exigée lorsqu’on veut désigner tel être humain comme une personne, à la différence que l’imputation de la pensée ou de l’action se situe dans le présent.

Cette définition lockéenne de la personne trans-temporelle comporte une première difficulté : aucune conscience humaine n’est en mesure d’englober d’une seule traite toutes ses pensées ou ses actions passées. La raison d’une telle impossibilité réside dans la faiblesse essentielle de la mémoire due à la contingence ontologique de la personne. La conscience humaine, y compris celle qui est dotée d’une mémoire extrêmement performante, se caractérise par l’oubli. Il serait impossible d’être une même personne à travers le temps s’il fallait pour cela disposer d’une mémoire absolue. Un moyen de résoudre cette difficulté consisterait à exiger que la conscience s’impute au minimum une pensée ou action passée. Locke affirme que, pour être considéré comme une personne maintenant son identité à travers le temps, un individu doit être capable

de répéter l’idée d’une action passée avec la même conscience qu’il en a eue la première fois, et la même conscience que celle qu’il a d’une action présente, dans cette mesure même il est le même soi personnel. Car c’est par la conscience qu’il a de ses pensées et actions présentes qu’il est soi pour soi-même maintenant, et qu’ainsi il restera le même soi dans l’exacte mesure où la même conscience s’étendra à des actions passées ou à venir[64].

En basant sa définition de la personne sur l’appropriation et l’imputation de pensées ou d’actions morales présentes et passées par la conscience immédiate, qui devient dès lors le principe unificateur en un « moi » de ces mêmes actions et pensées, Locke rompt brutalement avec la tradition. Cette rupture révolutionnaire consiste à désubstantialiser la personne et à déterminer celle-ci par l’exercice de maîtrise du sujet sur lui-même. « Le soi, note Locke, n’est pas déterminé par une identité ou une différence de substance, dont il n’a aucune assurance, mais uniquement par l’identité de conscience[65]. » Le philosophe anglais précise :

Il est manifeste que la simple conscience, aussi loin qu’elle peut atteindre, même si c’est à des époques historiques passées, réunit des existences et des actions éloignées dans le temps au sein de la même personne aussi bien qu’elle le fait pour l’existence et les actions du moment immédiatement précédent. En sorte que tout ce qui a la conscience d’actions présentes et passées est la même personne à laquelle elles appartiennent ensemble[66].

Un peu plus loin, Locke ajoute que « l’identité numérique de la substance n’entre pas en ligne de compte pour faire le même soi : il ne faut que considérer la continuation de la même conscience, qui peut bien recouvrir la réunion puis la séparation de plusieurs substances, et qui ont appartenu au même moi dans la mesure seulement où elles ont maintenu une union vivante avec ce en quoi cette conscience résidait alors[67]. »

Seule l’identité de la conscience est en mesure d’unir des existences éloignées au sein d’une même personne. L’identité de la substance en est incapable. « Car quelle que soit la substance, et sa constitution, sans conscience il n’y a pas de personne : ou alors un cadavre pourrait être une personne aussi bien que n’importe quelle sorte de substance pourrait l’être sans conscience[68]. »

Rappelons que, pour Locke, sa définition de la personne est avant tout un « terme judiciaire[69] ». Se référant au verdict du jugement qui constitue le point de départ de sa réflexion, il soutient que « le verdict sera justifié par la conscience que toutes personnes auront alors qu’elles-mêmes sont les mêmes qui précisément ont commis ces actes et méritent d’être ainsi punies pour eux, quel que soit le corps [les substances corporelles] dans lequel elles se montrent ou les substances [les substances spirituelles] auxquelles cette conscience est attachée[70]. »

Bien qu’il puisse sembler, à première vue, que le philosophe anglais exclut de sa définition de la personne toute substance corporelle ou spirituelle, il n’en reste pas moins vrai qu’il exige la présence d’une substance. Il faut en effet distinguer deux niveaux de compréhension lorsque l’on parle de substance. On peut, d’une part, concevoir la substance corporelle et/ou pensante comme étant un accident de la personne, c’est-à-dire qu’il n’y a aucune nécessité, pour être une personne, d’être incarnée dans telle substance corporelle ou dans telle substance pensante particulières. D’autre part, on peut voir la substance corporelle et/ou pensante comme un élément indispensable à la définition de la personne, mais non constitutif de cette définition : la conscience de soi performante est ainsi nécessairement incarnée durant son existence temporelle dans une substance corporelle qui forme « une partie de lui-même [du sujet][71] », mais qui n’est nullement constitutive de cette conscience de soi. Certes, précise Locke, le moi entretient une « relation de sympathie » avec son corps « dont il se soucie[72] », mais ce corps particulier dans lequel il se trouve n’est pas constitutif de son être personnel. Un autre corps humain pourrait très bien faire l’affaire. Pour exister dans le monde et dans l’histoire, la conscience de soi performante a besoin d’une substance corporelle humaine en général, et non pas de telle ou telle substance corporelle en particulier. L’individualité personnelle est fondamentalement indépendante de toute substance corporelle spécifique. Cette affirmation vaut également pour l’état post mortem, où la personne peut être liée à une substance pensante générale et non individualisante, ou éventuellement à une substance corporelle générale dans le cas de la résurrection (à laquelle Locke croit).

Faire abstraction de la substance de la personne, pour considérer celle-ci avant tout comme une entité performante, entraîne un certain nombre de conséquences. Une personne peut par exemple se trouver en des temps ou en des lieux distincts dans plusieurs substances corporelles et/ou pensantes, ou, au contraire, une substance corporelle et/ou pensante peut servir de support à plusieurs personnes. La substitution d’une substance particulière par une autre n’altère en rien l’identité de la personne. Locke ne saurait être plus clair lorsqu’il note que

l’identité personnelle ne dépend de rien d’autre [que de la présence d’une même conscience], qu’elle soit rattachée à une seule substance individuelle ou qu’elle se préserve à travers la succession de plusieurs substances. […] La même conscience réunit ces actions éloignées au sein de la même personne, quelles que soient les substances qui ont contribué à leur production[73].

Le philosophe anglais note à plusieurs reprises que « des substances différentes peuvent être unies en une seule personne par la même conscience[74] ». Pour illustrer son propos, il mentionne le cas d’une connaissance — passant, précise-t-il, pour un grand esprit aux yeux de ses contemporains et auteur de publications érudites — qui était convaincue que son âme était celle de Socrate. Sommes-nous réellement en présence du grand philosophe grec, peut-on se demander, alors que la substance corporelle particulière censée l’abriter est distincte ? Locke répond par la négative. Toutefois il ne justifie pas cette réponse par la différence des substances corporelles, mais par le fait que cette personne n’avait pas la conscience de pensées ou d’actions du maître de Platon. Que faut-il en conclure ? Si la conscience d’une personne à T1 — par exemple Nicolas — n’est pas à même de s’approprier et de s’imputer une action ou une pensée de Socrate à Athènes, ou de Nestor respectivement de Thersite au siège de Troie — exemples proposés par Locke —, c’est que nous avons affaire à deux personnes distinctes[75]. Il en irait de même dans le cas où la substance pensante, qui se serait liée à la substance corporelle de Socrate, de Nestor ou de Thersite, serait identique avec celle de Nicolas. Pour affirmer qu’il existe une identité de personne entre Socrate, ou Nestor ou Thersite, et Nicolas, il faut que ce dernier s’approprie et s’impute au minimum d’une pensée ou d’une action de Socrate, de Nestor ou de Thersite. Le philosophe anglais précise : « […] il suffirait qu’il ait une fois conscience d’une action de Nestor, quelle qu’elle soit, pour qu’il se trouve ne faire qu’une personne avec Nestor[76] ». Un raisonnement similaire s’applique dans le cas d’une personne qui serait frappée d’amnésie, tout en restant consciente d’elle-même : on assisterait à l’émergence d’une nouvelle personne après la crise d’amnésie. Tout en partageant la même substance corporelle, elles seraient deux personnes distinctes. Il s’ensuivrait que la seconde personne (T2) ne serait nullement responsable des actes moraux de la première personne (T1), puisqu’elle se trouverait dans l’impossibilité de s’approprier et de s’imputer les pensées ou les actions passées à T1. La même affirmation vaut pour la personne en éveil ou sobre à T2 qui ne peut s’imputer une action morale faite la veille durant son sommeil ou dans un état d’ivresse à T1[77]. L’anthropologie lockéenne doit nécessairement affirmer que nous aurions affaire à des personnes distinctes dans une substance corporelle identique.

Supposons maintenant que Nicolas affirme non seulement qu’il est convaincu que son âme est celle de Socrate, mais aussi et surtout qu’il s’approprie et s’impute en toute authenticité subjective une pensée ou une action de Socrate. Selon la thèse de Locke, nous devrions alors convenir que la personne de Nicolas et celle de Socrate sont en réalité une seule et même personne. Il ne nous serait pas permis d’en douter. On retrouve une telle certitude de la part du philosophe anglais dans une expérience de pensée qu’il propose au lecteur :

Si j’avais conscience d’avoir vu l’Arche et le Déluge de Noé comme j’ai conscience d’avoir vu une crue de la Tamise l’hiver dernier, ou comme j’ai conscience maintenant d’écrire, je ne pourrais pas plus douter que moi qui écris ceci maintenant, qui ai vu la Tamise déborder l’hiver dernier, et qui aurais vu la terre noyée par le Déluge, j’étais le même soi, dans quelque substance qu’il vous plaira de le placer, que je ne puis douter que moi qui écris suis le même soi ou moi-même que j’étais hier, tandis qu’à présent j’écris (que je sois entièrement constitué ou non de la même substance, matérielle ou immatérielle). Car pour ce qui est de la question de savoir si je suis le même soi, il importe peu que ce soi d’aujourd’hui soit fait de la même substance ou d’autres. Car je suis aussi justement soucieux et comptable d’un acte accompli il y a mille ans, que cette conscience de soi m’attribuerait maintenant en propre, que je le suis de ce que j’ai fait il y a un instant[78].

La certitude sur laquelle s’appuie Nicolas pour affirmer qu’il ne fait qu’un avec Socrate sur le plan de sa personne — et ceci indépendamment de la substance corporelle et de la substance pensante dans laquelle il se trouve — est fondée uniquement par et dans sa propre subjectivité. Cela rappelle la célèbre expérience de pensée où la substance pensante d’un prince, avec la conscience de sa vie passée, se transporte dans le corps d’un savetier dont la substance pensante aurait entre-temps disparu[79]. Nicolas est la seule personne en mesure d’affirmer avec une certitude absolue — sur le plan de sa subjectivité — qu’il est identique à Socrate ou à Noé, et ce dans la mesure où sa conscience s’est appropriée et imputée une pensée ou une action du philosophe grec ou du patriarche biblique. Locke affirme sans ambiguïté que « si Socrate et l’actuel maire de Quinborough en conviennent, ils sont la même personne[80] ». On peut en déduire que l’identité de la personne relève de la certitude que l’on a avec soi-même, autrement dit qu’elle se fonde en dernier ressort sur la subjectivité de la personne. Tout critère d’identification externe à la subjectivité tel que, par exemple, la substance corporelle ou la substance pensante, est exclu. Assurément, comme nous le verrons, il faudra mettre en place un certain nombre de critères opératoires permettant d’attester objectivement que tel sujet est bel et bien une personne : en effet, en tant que personne il est sujet de droit pourvu d’une dignité et le respect de cette dignité interdit de le considérer comme une simple chose. Les critères permettant de certifier qu’une substance corporelle donnée est bel et bien une personne correspondent à des performances empiriquement constatables.

La thèse lockéenne, qui définit la personne par ses performances et non par sa substance, soulève un premier problème : comment expliquer le transfert du contenu de la conscience d’une substance vers une autre substance ? Le philosophe anglais est conscient de cette difficulté, mais, au grand étonnement du lecteur, il ne propose aucun argument démontrant qu’un tel transfert soit réel ou même concevable rationnellement. Il se contente de dire que la réalité d’un tel transfert devrait être démontrable par la raison s’il se trouve que la conséquence du transfert — la présence d’une personne dans deux substances pensantes — est réellement possible[81].

L’anthropologie lockéenne soulève un second problème, qui a été mis en évidence par ses contemporains. Un être humain profondément endormi ou ivre ne serait pas à proprement parler une personne, car il se trouverait momentanément privé de conscience de soi et de conscience morale. Si un tel être humain se faisait tuer, il ne s’agirait pas d’un homicide, car personne n’aurait été tué. Seul un être humain « dépersonnalisé » l’aurait été. Bien sûr, Locke condamnerait un tel acte au nom de la religion, qui enseigne que nous sommes tous des enfants de Dieu. Mais la raison philosophique ne se satisfait nullement d’un pareil saut dans la transcendance. Les philosophes bioéthiciens se réclamant aujourd’hui de l’anthropologie lockéenne l’ont bien perçu. Afin de résoudre cette difficulté, ils font appel à la théorie des intérêts : celle-ci stipule qu’un individu doit pouvoir exercer des intérêts pour être sujet de droits[82]. Tuer un être humain profondément endormi n’irait certes pas à l’encontre d’un intérêt à ce moment précis, mais plutôt à l’encontre d’un intérêt de la personne en éveil — qui serait de continuer à vivre — et lui causerait ainsi un tort[83].

Pour que cet argument soit éventuellement valable, il faut que la théorie de l’éthique des intérêts soit fondée. Cette éthique repose sur un a priori accepté par nombre de philosophes bioéthiciens, à savoir la thèse de l’expériencialisme. L’expériencialisme soutient qu’une action est bonne ou mauvaise pour un sujet dans la mesure où il en fait l’expérience. On peut reprocher à une telle éthique d’ignorer l’existence d’intérêts propres à l’être humain en tant qu’être humain, et indépendants du fait qu’il soit conscient de lui-même ou qu’il ait exprimé et manifesté un intérêt dont on puisse empiriquement constater l’existence, voire même qu’il soit en mesure de ressentir de la douleur et du plaisir. Ainsi, par exemple, la mort d’un individu peut être considérée comme un mal pour lui indépendamment du fait qu’il existe dans « l’état de mort » ou qu’il en fasse l’expérience, indépendamment aussi de son intérêt actuel ou passé, consciemment exprimé, à continuer à vivre. Le mal que représente un événement ne vient pas nécessairement de l’expérience d’une douleur. On peut très bien le concevoir comme étant de l’ordre de la privation de biens, de possibilités et d’espoirs que l’individu de par sa nature aurait pu posséder, réaliser et goûter s’il n’avait pas été projeté dans l’état de mort. Le mal de privation exprime la privation d’un bien ou d’une propriété dite personnelle — telle que la conscience de soi ou la raison — qu’un individu a exercée en acte, mais qu’il n’exerce plus, pas encore, ou même qu’il n’exercera jamais. Par exemple, on conçoit aisément qu’un mal ait frappé un sourd de naissance, et ceci indépendamment du fait qu’il soit ou non conscient de lui-même, et qu’il en fasse l’expérience. Le mal que représente un état de choses ne dépend pas forcément de l’expérience qu’un individu en fait, mais plutôt de la privation d’un bien dû, c’est-à-dire relatif à la nature même de l’être humain. Il en va de même pour la trahison, par exemple, qui peut être considérée comme un mal indépendant de l’expérience actuelle ou possible qu’en ferait un individu sensible ou insensible, et conscient ou non de lui-même[84].

L’argument avancé par certains philosophes bioéthiciens, à savoir que l’éthique des intérêts interdit de tuer un être humain dans un état de sommeil ou d’ivresse, ne s’applique cependant que pour les personnes qui auraient consciemment exprimé un tel intérêt. Pour les êtres humains qui, selon l’anthropologie lockéenne, ne seraient pas encore des personnes — comme l’embryon ou le nouveau-né —, ou ne pourraient jamais en être — comme l’individu atteint d’un handicap mental très lourd —, l’argument est caduc. Il faut logiquement en conclure que si l’on tue un être humain se trouvant dans une telle situation, c’est-à-dire privé de conscience de soi et de conscience morale, on ne lui fait aucun tort. En effet, aucun intérêt ne saurait être contrarié, puisqu’il n’y en a aucun. Il n’y aurait même pas de sujet à même de subir un tort : aucune personne n’est présente. John Harris note par exemple que « les créatures qui ne sont pas à même d’octroyer une valeur à leur propre existence ne peuvent pas subir de tort […], car leur mort ne les prive d’aucune chose à laquelle ils puissent octroyer une valeur[85] ». Et Peter Singer souligne que :

[…] des êtres autonomes et conscients d’eux-mêmes ont en un sens beaucoup plus de valeur, un statut moral supérieur à ceux qui vivent dans l’instant sans avoir la capacité de se considérer eux-mêmes comme des êtres distincts doués d’un passé et d’un futur. C’est pourquoi les intérêts d’êtres autonomes et conscients d’eux-mêmes doivent normalement avoir la priorité sur les intérêts de tous les autres. […] Affirmer que les êtres conscients d’eux-mêmes méritent une prise en compte prioritaire est compatible avec le principe de l’égale considération des intérêts […] : ce qui arrive à des êtres conscients d’eux-mêmes peut être contraire à leurs intérêts, tandis que la même chose arrivant à des êtres qui ne sont pas conscients d’eux-mêmes ne contrarie pas leurs intérêts[86].

Et Jeff McMahan précise quelques années plus tard dans The Ethics of Killing que « puisque toi et moi sommes essentiellement des esprits et que nous ne sommes pas identiques à nos organes, un nouveau-né anencéphale est une sorte de chose fondamentalement différente de nous. C’est simplement un organisme — un organisme humain inoccupé de manière permanente ». Il continue en affirmant sans ambiguïté que « parce qu’un enfant anencéphale n’a ni la capacité d’exercer une conscience ni le potentiel pour le faire, il n’est pas sujet d’intérêts. Rien n’est important, ou rien n’est bon ou mauvais pour lui. Il ne peut pas non plus avoir des droits ou être à juste titre un objet de respect[87] ». La valeur de son existence dépendra des intérêts subjectifs des personnes morales qui en ont la responsabilité. En d’autres termes, si cet enfant anencéphale se voit accorder une valeur, c’est de manière extrinsèque à ce qu’il est. Le respect de l’être humain n’est fondé, pour René Frydman, que par rapport à « l’avenir dont il est porteur[88] ». Il n’a droit à une existence comme personne que dans la mesure où il fait l’objet d’un désir des parents, autrement dit d’un « projet parental[89] ». Dans le cas contraire, s’il n’est porteur « d’aucun projet de vie, d’aucun désir parental, pour moi, il est comme une chose[90] ». Tristram Engelhardt renchérit en soutenant que le foetus ou le nouveau-né — l’affirmation vaut également pour l’individu atteint d’un handicap mental très lourd — est la propriété des personnes morales ou éventuellement d’une société anonyme qui l’ont produit : il est « une forme particulière d’une propriété très chère[91] ». « Ils [les personnes morales] l’ont produit, ils l’ont fait, c’est le leur[92] ». Sa valeur est relative aux intérêts et aux préférences des personnes morales. Une telle « dignité » est fondamentalement « relative[93] ». On peut se demander avec Thomas De Koninck si le fait de « réduire l’être humain au purement fonctionnel, au point de favoriser son élimination lorsqu’il ne satisfait pas à ce critère », critère qui, ajoutons-le, dépend des intérêts et des préférences des personnes morales, n’est pas « affaire de barbarie[94] ».

Un troisième problème concerne le contenu de la mémoire, et en particulier la distinction entre, d’une part, les souvenirs authentiques qu’une personne a réellement et, d’autre part, les pseudo-souvenirs qu’une personne croit avoir mais qui sont ceux d’une autre personne, ou qui sont le fruit de l’imagination ou de la création. La difficulté est la suivante : peut-on démontrer avec certitude, moralement et juridiquement, qu’une pensée ou une action particulière qui a été appropriée et imputée par une personne soit authentique, c’est-à-dire qu’elle soit réellement la sienne ? Peut-on exclure que cette pensée ou action particulière soit en réalité un pseudo-souvenir, et qu’elle n’ait pas réellement existé ? L’enjeu est capital : on ne peut juger (et par conséquent récompenser ou punir) une personne pour ses actions passées que si nous sommes en présence de la même personne que celle qui a accompli ces actes. Il arrive, en effet, que nous tenions subjectivement pour authentiques certains pseudo-souvenirs de nous-même, dont le contenu n’a jamais existé dans la réalité. Nous avons créé ce contenu à l’aide de notre imagination, consciemment ou inconsciemment et pour des raisons diverses, par exemple s’il nous a été raconté par notre parenté ou notre entourage alors que nous n’en n’avons jamais fait l’expérience. Pensons également au patient d’un asile psychiatrique qui se prend pour Socrate : avec une authenticité subjective, peut-être avec une mauvaise foi inconsciente ou encore avec une mauvaise foi consciente, mais imperceptible à un tiers, il prétend se rappeler une pensée ou une action du philosophe athénien. Comment ne pas mentionner ici le début de la première méditation métaphysique de René Descartes et la mise en place du doute méthodique, dont le principe consiste à rejeter toute opinion au moindre sujet de doute ? Après avoir mis en doute la réalité des objets perçus par les cinq sens au motif que ces derniers seraient parfois trompeurs, le philosophe français note qu’il n’est certes pas possible, dans un premier temps, de douter que

je sois ici, assis auprès du feu, vêtu d’une robe de chambre, ayant ce papier entre les mains, et autres choses de cette nature. Et comment est-ce que je pourrais nier que ces mains et ce corps-ci soient à moi ? Si ce n’est peut-être que je me compare à ces insensés, de qui le cerveau est tellement troublé et offusqué par les noires vapeurs de la bile, qu’ils assurent constamment qu’ils sont des rois, lorsqu’ils sont très pauvres ; qu’ils sont vêtus d’or et de pourpre, lorsqu’ils sont tout nus ; ou s’imaginent être des cruches, ou avoir un corps de verre. Mais quoi ? ce sont des fous ; et je ne serais pas moins extravaguant, si je me réglais sur leurs exemples[95].

Il est également possible, dans un rêve, d’expérimenter subjectivement le fait de percevoir les actions ou les pensées comme authentiques. Cette problématique a été illustrée au cinéma : on pense à l’entretien de Neo et Morpheus dans la chambre 1313 de l’hôtel Lafayette, scène du film culte Matrix des frères Wachowski (1999)[96], ou encore au film Awaking Life de Richard Linklater (2001), qui rappelle l’idée développée par Platon à l’aide de son mythe de la caverne[97], ou par René Descartes dans ses Méditations métaphysiques. Le défi consiste à trouver des preuves rationnelles que je ne me trouve pas dans un rêve, et en particulier que les souvenirs que j’ai sont réels. Il s’agit, en d’autres termes, de distinguer un état d’autosuggestion et de folie d’un état réel.

Un des problèmes centraux de la définition « désubstantialisée » de la personne chez Locke réside dans sa difficulté à rendre compte par la raison, d’une manière qui transcende la subjectivité, de la certitude subjective d’être une même personne à travers le temps, autrement dit de fonder objectivement cette certitude. Ainsi, Nicolas peut-il avancer une autre preuve que sa conviction subjective pour démontrer à la communauté des personnes morales que lui-même et Socrate sont bel et bien la même personne qui a eu telle pensée et accompli telle action à Athènes ? Conscient du problème que pose la distinction entre des souvenirs authentiques et des pseudo-souvenirs, Locke reconnaît la difficulté de « conclure de la nature des choses qu’une seule et unique substance intellectuelle ne peut pas se représenter comme son propre fait ce qu’elle n’a jamais fait, mais que peut-être un autre agent a accompli[98] ». Néanmoins, tout en reconnaissant l’ampleur de la difficulté, le philosophe anglais ne propose — à la surprise du lecteur — aucun moyen rationnel de transcender la conviction subjectivement authentique d’avoir eu telle pensée ou fait telle action, afin de vérifier dans les faits le contenu de la certitude subjective. Pour s’en sortir, il a recours — tout comme René Descartes — à l’affirmation d’un Dieu bon dont l’existence relève à ses yeux de l’ordre de la foi. En effet, seule la croyance en un Dieu bon et juste permet à Nicolas de savoir qu’il ne sera pas récompensé ou condamné pour une pensée ou une action qu’il croirait subjectivement avoir eue ou commise alors qu’en réalité quelqu’un d’autre l’aurait eue ou commise, ou qu’elle n’aurait même jamais existé[99]. La foi en la bonté divine garantit non seulement la justice du jugement dernier, mais aussi la certitude de l’identité personnelle à travers le temps. Comme nous le verrons, le philosophe anglais emploie un type d’argument similaire, c’est-à-dire non philosophique, dans le cas particulier du jugement d’une action dont la personne n’a plus aucun souvenir.

Une quatrième difficulté est le fait que pour résoudre un problème central de sa définition de la personne il se réfugie derrière ce qu’il considère comme un acte de foi en l’existence d’un Dieu chrétien bon et juste. Il tente de combler un déficit majeur de son anthropologie en se muant en théologien chrétien, ce qui revient en définitive à ne rien prouver du tout. Un tel argument vaut sans doute pour des personnes et une communauté partageant la même foi. Mais il perd tout son poids dans le contexte d’une société laïque et sécularisée composée de personnes ayant des conceptions du monde différentes. La définition de la personne donnée par Locke, qu’il base uniquement sur la conscience subjective de soi et la conscience morale, tout en rejetant la substance corporelle comme partie constitutive et individualisante de la personne, s’avère être en fin de compte dépourvue de fondement rationnel. Le seul critère permettant de vérifier l’identité de la personne, à savoir la certitude subjective de la conscience, se révèle aléatoire et insuffisant. Nous sommes en présence d’une position subjectiviste et relativiste. La réponse du philosophe anglais est d’autant plus étrange qu’il développe une conception de la raison qui s’oppose à l’autorité : il soutient, comme l’explique Charles Taylor, qu’une connaissance « n’est pas authentique à moins que nous ne la développions nous-mêmes[100] ». Locke lui-même affirme : « […] pour ce qui est des choses qu’il croit et reçoit simplement sur la foi d’autrui […] ce ne sont que des lambeaux[101] ». On pourrait appliquer cette description à l’anthropologie lockéenne.

IV. La personne morale sociale comme terme judiciaire

L’anthropologie lockéenne de la personne s’intéresse principalement à l’exercice d’actions et considère ainsi la personne comme sujet moral. Libre et douée d’intelligence, la personne est en mesure d’agir selon des lois morales, que celles-ci soient inscrites dans la nature, fondées en Dieu, érigées par la raison universelle ou par la raison subjective. Elle se distingue, en outre, par une certaine inquiétude face à la possibilité du non-accomplissement de son existence comme conséquence d’actes moraux libres. Autrement dit, elle se caractérise par « un souci pour son propre bonheur[102] » de par son activité anticipatrice. Locke reconnaît certes que la personne ressent du plaisir et de la douleur à l’instar de l’être humain (au sens biologique) et de l’animal, mais elle s’en différencie par sa capacité à être « consciente du plaisir et de la douleur[103] ». Cette thèse sera reprise par bon nombre de spécialistes de la bioéthique, et notamment par Peter Singer, auteur d’une théorie éthique de l’égale considération des intérêts et qui soutient que certains animaux seraient des personnes[104]. Ainsi, seule la personne peut se faire du souci pour elle-même dans le futur, car elle seule peut transcender l’immédiateté et se projeter comme le même moi dans un à-venir plus ou moins lointain. Peter Singer invoque la même raison lorsqu’il affirme que l’être humain rationnel et conscient de soi — la personne — possède « des capacités mentales qui le(s) font souffrir davantage que des animaux [il faudrait préciser : des animaux ou des êtres humains qui ne sont pas des personnes] dans les mêmes circonstances[105] ».

En effet, la personne perçoit la souffrance de manière plus aiguë, car, consciente que son identité personnelle est inscrite dans le temps, elle peut se projeter dans un à-venir et craindre un événement futur néfaste. L’exercice de ce souci pour son bonheur comme critère de présence d’une personne, critère d’ailleurs récemment défendu par John Harris[106], est intimement lié, selon Locke, au fait que le moi doive rendre compte de ses actions devant le tribunal de sa propre conscience morale, mais plus particulièrement devant le tribunal de la Cité et enfin devant celui de Dieu. Pour que des actions libres personnelles puissent être récompensées ou blâmées, elles doivent être imputées à un même moi existant à travers le temps et pouvant répondre de ses actions. Dans le cas contraire, le jugement serait injuste, car il récompenserait ou blâmerait une personne pour une action qu’une autre personne aurait faite, comme nous l’avons vu plus haut. La justice du jugement implique nécessairement une continuité de la personne entre l’instant du jugement à T2 et celui de l’acte moral accompli dans le passé à T1.

Locke développe une conception de la personne limitée au niveau juridique : la personne est avant tout un « terme judiciaire[107] ». C’est pourquoi il est nécessaire que le sujet exerce une conscience de soi et une conscience morale et s’approprie à l’aide de la mémoire des pensées ou des actions passées. La personne est « un terme du langage judiciaire qui assigne la propriété des actes et de leur valeur, et comme tel n’appartient qu’à des agents doués d’intelligence, susceptibles de reconnaître une loi et d’éprouver bonheur et malheur[108] ».

Locke opère ainsi un changement anthropologique radical en réduisant la définition de la personne à la sphère juridique et sociale de la communauté morale. Seuls des êtres humains en mesure de commettre des actions morales sont considérés comme des personnes à proprement parler. Pour cela elles doivent être en mesure d’exercer la conscience de soi et la conscience morale : « sans conscience », précise le philosophe anglais, « il n’y a pas de personne[109] », c’est-à-dire de personne sociale juridique. Bon nombre de philosophes bioéthiques endossent cette affirmation en soutenant que seul un individu moral en mesure de formuler rationnellement des intérêts a des droits — en particulier le droit à la vie.

C’est dans ce contexte que Locke se demande si Nicolas devrait être condamné par un tribunal pour une action morale regardée comme mauvaise par la communauté et commise à T1, alors qu’il était ivre ou somnambule. Le problème est qu’à T2 il ne se souvient nullement de l’action commise. En toute logique, Locke devrait soutenir que Nicolas ne doit pas être condamné, étant donné que nous aurions affaire à deux personnes distinctes entre T1 et T2, car à T2 la personne affirme qu’elle ne s’impute nullement l’action commise à T1. En le déclarant fautif, nous commettrions une grave faute de jugement, puisque nous condamnerions une personne pour une action qu’elle n’a jamais faite. Quelle est la position du philosophe anglais face à une telle situation tirée du quotidien ? Il maintient que si un tribunal devait punir une personne éveillée ou sobre pour une action morale commise dans un état d’ivresse ou de profond sommeil, elle le ferait « à bon droit[110] ».

Qu’est-ce qui lui permet de tenir un tel propos ? La raison invoquée se situe sur le plan de la preuve et, plus particulièrement, de sa crédibilité. Le juge ou le jury a devant lui deux « preuves » : d’une part, celle de la personne sobre qui nie l’action passée et, d’autre part, celle de l’action de la personne ivre qui a été perçue par des témoins. Le tribunal choisit à juste titre, selon Locke, « la preuve du fait » (qu’il exige aussi, soit dit en passant, dans les cas de quasi-mémoire ou de refus de s’imputer des actions passées par mauvaise foi consciente ou inconsciente). Le philosophe anglais discrédite ainsi l’affirmation de la personne sobre, alors qu’il lui accorde toute sa confiance, comme nous l’avons vu, si celle-ci devait soutenir qu’elle était Socrate. Quelle est la raison avancée ? Le juge ou le jury s’appuie sur ce qu’il peut connaître pour porter un jugement sur la responsabilité des actions morales de l’individu ivre. Ne pouvant ni pénétrer au sein de la conscience de la personne sobre afin de contrôler si elle ne se souvient pas véritablement de l’action passée, ni distinguer avec certitude une attitude de véracité d’une attitude de feinte et de tromperie, le juge ou le jury se voit contraint — s’il désire ne pas commettre d’injustice — de juger d’après les éléments à sa disposition.

Quels sont donc les critères utilisés pour parvenir à un tel jugement ? Étonnamment, Locke laisse de côté la conscience personnelle subjective et emploie la substance corporelle de l’être humain comme preuve qu’il s’agit d’une même personne à des moments différents. Pour condamner avec justice la personne sobre à T2, le juge ou le jury doit supposer qu’il y a identité entre elle et l’être humain ivre à T1. Cela n’est possible qu’en référence à une substance corporelle particulière. Locke réintègre subitement celle-ci au sein de sa définition de la personne. Le juge ou le jury ne se voit donc pas contraint de prouver la présence de deux personnes distinctes, c’est-à-dire la personne ivre à T1 et la personne sobre à T2, mais le fardeau de la preuve eu égard à l’action morale commise à T1 repose sur la personne sobre à T2, qui doit prouver son innocence[111].

L’anthropologie lockéenne fait usage d’un double critère pour identifier une personne. Mettant entre parenthèses toute référence à une substance corporelle qui identifie l’être humain biologique, le philosophe anglais soutient d’abord que le critère d’identification de la même personne est constitué par cette même personne dans son intériorité et ce sans qu’elle puisse être fondée par une instance externe. Son identité n’est accessible qu’à elle seule dans la mesure où la conscience de soi se caractérise par une certaine authenticité envers elle-même, autrement dit où la mauvaise foi n’aurait pas de demeure. Il s’ensuit que personne d’autre que Nicolas n’est en mesure d’affirmer si l’appropriation et l’imputation d’actions ou de pensées sont véridiques ou fausses. Locke déclare ensuite que le critère d’identification de la personne est la substance corporelle particulière qui est de l’ordre du « fait », c’est-à-dire empiriquement constatable et objective. L’existence personnelle au sein de la communauté humaine ne dépend plus de la conscience subjective et de sa capacité à s’approprier et à s’imputer des actes ou des pensées passés à l’aide de la mémoire. La preuve par le « fait » — la référence à la substance corporelle particulière — est suffisante pour déterminer la présence d’une même personne.

Afin de distinguer la vérité du mensonge dans le cas susmentionné (tout comme dans celui du maire de Quinborough qui se prend pour Socrate) et de soutenir la justesse d’un verdict condamnant Nicolas pour des actes commis en état d’ivresse ou de somnambulisme, Locke se voit contraint, malgré lui pourrait-on dire, de transcender le solipsisme de la conscience de soi et d’introduire dans sa définition de la personne un phénomène observable par autrui : la substance corporelle particulière. La distinction entre « être humain » et « personne » devient dès lors caduque. La présence d’une substance corporelle particulière empiriquement constatable suffit à révéler l’identité de la personne, laquelle ne se laisse pas réduire à l’exercice empiriquement vérifiable de sa conscience de soi et de sa conscience morale. Un être humain incapable d’exercer sa conscience, ponctuellement ou de manière définitive, mériterait le statut de personne autant qu’un être humain excellant dans cet exercice. La position que défend Locke dans le cas du verdict implique une identification entre être humain et personne. Cela revient à dire qu’un embryon, un nouveau-né ou un adulte souffrant d’un handicap mental très lourd ou plongé dans tout autre état similaire, ne se distingueraient en rien d’un philosophe quant à leur statut de personne. Le fait « d’écrire ou de lire des livres de philosophie[112] », qui selon Tristram Engelhardt est le propre des personnes, n’est plus essentiel pour être une personne. Constitutif de la personne humaine, « tout corps humain, quel qu’il soit — dément profond, Einstein, comateux, trois fois champion olympique —, mérite, précise Thomas De Koninck, le même respect[113] ». Quoiqu’elles aient la même dignité, ces personnes se différencient cependant par le degré d’accomplissement de leur humanité qui dépend, entre autres, de l’exercice de la conscience morale et du jugement.

Puisque Locke recourt au « fait » de la substance corporelle pour reconnaître l’innocence ou la culpabilité d’une personne qui agit en état d’ivresse ou de profond sommeil, il devrait appliquer ce même raisonnement à tous les cas où la personne ne se souvient plus de ses actions passées, par exemple de la personne profondément démente. Locke devrait logiquement soutenir — ce qu’il ne fait nullement — que malgré le fait que la personne adulte consciente d’elle-même ne se souvienne d’aucune de ses actions ou pensées passées, elle est la même personne. En effet, de manière analogique à l’argument avancé par le tribunal, les personnes contemporaines de cette époque passée — sa famille, etc. — témoignent qu’il s’agit bel et bien de la même personne. Elles le font en se référant, d’une part, à leur mémoire qui leur rappelle un certain nombre de faits qui le concernent, tels que sa naissance par exemple. Or, selon l’anthropologie de la personne performante, cette mémoire permet aux parents d’affirmer uniquement leur propre identité à travers le temps. La mémoire est incapable de constituer autrui comme personne en soi. Ce qu’elle est à même de faire, c’est de créer autrui comme personne fictionnelle à l’aide de l’imagination. Sa famille l’identifie toutefois comme une seule et même personne en se référant, d’autre part, au « fait » de sa substance corporelle particulière qui peut être vérifiée sur le plan biologique. Malgré l’absence de tout souvenir, on peut attribuer à cette personne une vie personnelle identique en se basant sur le témoignage d’autrui et, plus fondamentalement, en se référant à l’identité biologique du corps qui la constitue.

L’expérience empirique qui identifie une même personne à l’aide d’une même substance corporelle décrite dans le cas du jugement s’oppose à la définition de la personne développée dans la première partie qui soutient que deux personnes peuvent se trouver dans un seul corps. Si cette dernière définition était vraie, comme le soutient Locke, il serait profondément injuste de se reposer sur le critère de la corporéité pour identifier une personne. Celle-ci ne peut être identifiée que par le sujet lui-même. Conscient de la difficulté de juger avec justice, Locke s’empresse de proposer — comme il l’avait fait pour le problème soulevé par les pseudo-souvenirs — un argument théologique. Il affirme qu’au Jugement dernier la conscience personnelle devient totalement transparente, ce qui exclut toute possibilité de pseudo-souvenirs et de mauvaise foi, car elle porte alors sur elle-même un jugement pleinement objectif. « Mais au jour du Jugement dernier, quand les secrets de tous les coeurs seront mis à nu, on peut raisonnablement penser que personne ne sera tenu de répondre pour ce dont il n’a pas eu connaissance ; mais il recevra le verdict qui convient, sa seule Conscience l’accusant ou l’excusant[114]. »

Un tel raisonnement théologique en vue de résoudre les difficultés de sa position anthropologique est certes compréhensible historiquement, dans le sens où le jugement divin faisait partie des idées communément acceptées à l’époque. Toutefois, la situation en Occident a changé. Le jugement divin ne fait plus partie des croyances généralement admises ; il s’agit plutôt d’une croyance partagée par certains fidèles, autrement dit par une communauté qui partage la même conception du monde qu’Engelhardt nomme « amis moraux[115] ». Dès lors, le recours par Locke à une transcendance de foi s’avère dénué de tout poids argumentatif. Il en résulte le dilemme suivant : soit on maintient que la personne est une conscience de soi et une conscience morale sans substance et solipsiste, et l’on doit qualifier d’injuste le jugement prononcé à l’aide de l’identité corporelle biologique, acceptant ainsi l’impossibilité de fonder une éthique de la justice ; soit on soutient que la corporéité est partie constitutive de la personne, restituant la possibilité d’un juste jugement des actions accomplies par la même personne.

Conclusion

Les philosophes bioéthiciens contemporains qui endossent l’anthropologie lockéenne de la personne cherchent à résoudre certains problèmes délicats touchant la vie et la mort. Pour ce faire, la définition de la personne est cruciale. Si, à un moment donné, un être humain était privé de manière irréversible de sa conscience de soi et de sa conscience morale performante, il ne serait pas — selon l’anthropologie lockéenne — une personne. Comme le souligne Michael Tooley, « si le foetus n’est pas une personne [et l’on pourrait ajouter, tout être humain qui ne serait pas une personne selon l’acception lockéenne], en quoi serait-il vraiment mal de le détruire[116] ? » Bien que Locke ne se préoccupe nullement de ces questions relatives à la vie et à la mort, il est néanmoins sans équivoque sur sa conception de la personne. Il affirme tout d’abord que « sans conscience il n’y a pas de personne[117] », et ensuite que le statut de personne « n’appartient qu’à des agents doués d’intelligence, susceptibles de reconnaître une loi et d’éprouver bonheur et malheur[118] ». L’anthropologie lockéenne se caractérise ainsi par trois éléments.

Dans un premier temps, la personne se caractérise exclusivement par l’exercice de la conscience de soi. Dans cette optique, la certitude d’être le même moi à travers le temps est ancrée dans la subjectivité solipsiste : chaque conscience est enfermée « dans son propre asile mental privé[119] ». Qualifiant à juste titre l’anthropologie lockéenne de « conception radicalement subjectiviste de la personne[120] », Charles Taylor précise que ce « moi ponctuel désengagé » se caractérise par « une pure conscience indépendante[121] » dégagée de la substance corporelle singulière. Le corps humain particulier est dès lors perçu comme un objet quelconque, mécanique et fonctionnel : Thomas De Koninck appelle cela le « désenchantement[122] » du corps, car celui-ci n’a plus de dignité. Nous en voyons l’application sous la plume d’un certain nombre de philosophes bioéthiciens qui soutiennent qu’un corps humain vivant dépourvu de l’exercice de la conscience de soi et de la conscience morale est assimilable à une chose dépourvue de dignité[123].

L’anthropologie lockéenne se caractérise en deuxième lieu par une réduction de la personne à sa dimension morale. Pour être une personne, il faut être en mesure d’éprouver concrètement du bonheur et du malheur, de se faire du souci pour son propre bonheur dans un à-venir incertain, et de se projeter dans l’à-venir comme un même moi.

Dans un troisième temps, Locke introduit une qualification anthropologique supplémentaire en présentant la personne, pour reprendre une expression de Charles Taylor, comme un « agent moral qui assume la responsabilité de ses actes à la lumière des sanctions futures[124] ». La personne se définit par sa dimension sociale et juridique, ce qui présuppose qu’elle soit consciente d’elle-même et qu’elle agisse moralement.

Cette réduction de la personne à un sujet comparaissant devant un tribunal est conforme à la thèse — posée a priori — que seul ce qui est empiriquement constatable — dans notre cas précis l’exercice de la conscience de soi et de la conscience morale — a valeur de réalité. Cette thèse constitue un des fondements d’un des courants de la bioéthique contemporaine. Seul l’exercice et la maîtrise d’activités définissent un être. En d’autres termes, pour être une personne, il faut exercer sa conscience de soi et sa conscience morale ; pour être sujet de droit et, plus spécifiquement, du droit de vivre, il faut exercer des intérêts. Il s’ensuit que les êtres humains qui ne sont pas en mesure d’établir empiriquement qu’ils exercent un tel intérêt à vivre n’ont pas d’intérêts, et donc pas de droits. Ils n’ont de droits, précisent certains philosophes bioéthiciens, que si la communauté des personnes morales décide de leur en octroyer par procuration, ce qui revient à dire que ces droits sont en dernière analyse relatifs aux intérêts des personnes. Il en va de même pour les êtres humains qui, pour diverses raisons, sont malheureusement incapables d’exercer leur conscience de soi et leur conscience morale : Locke cite l’embryon humain et le fou privé de rationalité[125], qui n’aurait « pas plus de raison qu’un chat ou un perroquet[126] ». Selon son anthropologie de la performance, ils ne sont tout simplement pas considérés comme des personnes ni comme des sujets de droit au sens juridique.

Exiger une telle performance est à mon avis erroné, car la raison permet d’affirmer l’existence d’intérêts indépendamment du fait que le sujet les exprime, à savoir d’intérêts intrinsèques et constitutifs du sujet. En outre, le fonctionnement empirique de la conscience — condition absolue pour obtenir le statut de personne selon l’anthropologie lockéenne — n’est en réalité que l’expression vérifiable de la constitution ontologique de la personne qui permet un tel déploiement de performance. Il y a confusion entre ce qui est de l’ordre de l’acte d’une res, à savoir de sa capacité ontologique ou radicale qui lui est constitutive, et ce qui est de l’ordre de la performance de cette res, à savoir de la capacité actuelle d’exercer des propriétés dites personnelles. L’anthropologie performante lockéenne identifie faussement la personne avec le Moi qui est empiriquement observable par la performance de ses propriétés personnelles. Ce n’est pas parce que la base neurophysiologique ne permet plus la manifestation empirique de l’exercice de la conscience de soi et de la conscience morale qu’il faut en conclure qu’il n’y a plus de personne. La privation momentanée et surtout irréversible de l’exercice de la conscience n’implique pas la non-présence de la personne.

Il résulte de cela qu’un des défis fondamentaux de la réflexion bioéthique contemporaine réside dans le décloisonnement de la notion de personne, afin de passer de la sphère éthique et juridique à celle de son fondement ontologique. Pour ce faire, il faut réinvestir la personne de sa corporéité constitutive, comme Locke l’a par ailleurs fait en donnant raison au jury qui a tenu compte de la corporéité pour l’identification de la personne. La plupart des philosophes bioéthiciens qui distinguent l’être humain de la personne — apparemment mal à l’aise avec les conséquences éthiques de cette distinction — proposent d’octroyer certains droits à certains organismes humains jugés non personnels au motif qu’ils ont été une personne, ou qu’il faut du moins les considérer comme s’ils étaient une personne. Ces prises de positions intellectuelles présentent de nombreuses failles argumentatives. Ces philosophes proposent d’octroyer aux organismes susmentionnés une dignité par procuration, sous réserve des intérêts et des préférences de personnes tierces. Une telle dignité est donc « relative » : un organisme humain qui ne serait pas à proprement parler une personne et qui ne présenterait aucun intérêt pour ses proches serait à la merci de leur volonté. De telles affirmations sont profondément contre-intuitives, car, au nom d’une anthropologie dite performante, elles débouchent sur la « légitimité » éthique de l’instrumentalisation, voire de l’élimination d’êtres humains non performants et non fonctionnels par leurs pairs[127].