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Le concept de vérité, si trivial dans la vie quotidienne, devient d’une complexité vertigineuse du moment qu’il est discuté. Se demander ce qu’est la vérité, ou plus pragmatiquement à quoi elle peut être reconnue, demande l’éclaircissement immédiat d’un concept qui tout à coup nous échappe. Intrinsèquement liée aux concepts de connaissance, de certitude, de confiance, mais aussi de fausseté, de tromperie et d’erreur, l’idée qu’on a de la vérité transparaît à travers les croyances individuelles, les pratiques scientifiques, mais aussi à travers le fonctionnement des groupes et des sociétés.

Ce caractère englobant de la question de la vérité apparaît dès les débuts de la philosophie, où Platon tente habilement d’échapper à deux positions aussi aporétiques l’une que l’autre en en opérant une synthèse. Platon se trouve aux prises avec la mise en relation problématique de la vérité avec l’être. Que le critère de la vérité repose sur un être universel, unitaire et éternel, ou à l’opposé sur un flux en perpétuel changement, il est difficile d’expliquer la distinction pourtant tout à fait intuitive entre vérité et fausseté, entre connaissance juste et erreur. Pourtant, cette explication est fondamentalement nécessaire à une culture comme la démocratie athénienne, où les décisions les plus fondamentales reposent sur l’évaluation que chaque citoyen fait de la valeur des différentes propositions qui lui sont soumises.

Parmi les défis auxquels Platon fait face, l’un des plus vivement sentis est probablement la montée en popularité des sophistes. Éducateurs émérites ou rhéteurs sans scrupule, ces individus semblent saborder toutes les assises d’un jugement bien fondé. Platon s’applique à de nombreuses occasions à montrer leurs faiblesses et à argumenter en faveur d’une vie philosophique organisée autour de la recherche de la vérité. Pourtant, bien qu’il les critique et craigne leur influence néfaste, l’image que Platon trace des sophistes n’est pas celle de charlatans. Par exemple, dans le Gorgias, Platon recourt à Calliclès, pas plus sophiste que philosophe, pour exposer la position amoraliste, alors que la position des sophistes est plus modérée.

Au contraire, on sent bien chez Platon l’impact profond qu’ont les sophistes, ne serait-ce que par le rôle de repoussoir qu’ils ont joué sur sa pensée. En effet, la recherche d’un critère universel du vrai se construit en réponse à des conceptions beaucoup plus souples, voir carrément relativistes de la vérité. À travers Platon, on comprend donc que les sophistes ont pris part à un débat théorique profond, et au-delà de la valeur même des thèses platoniciennes, ses dialogues ont le mérite d’inviter à reconstruire des réponses à l’une des questions fondatrices de la philosophie, à savoir ce qu’est la vérité. Nous souhaitons ici répondre à cette invitation, en tentant de reconstruire la position d’un sophiste sur la question de la vérité. Cette tentative est nécessaire pour deux raisons. Tout d’abord, pour bien comprendre Platon et ses successeurs, il importe de connaître les problèmes qu’il tentait de résoudre. Par ailleurs, il est important aujourd’hui d’évaluer si le verdict platonicien, que l’histoire a retenu, est toujours adéquat pour répondre au problème posé par les sophistes. Pour Kerferd, la ténacité du paradigme platonicien en philosophie est étonnamment loin des pratiques scientifiques :

Selon Platon, en effet, les sophistes rejettent ce qu’il considère être l’ultime réalité, et s’efforcent d’expliquer l’univers sous son seul aspect phénoménal. Selon Platon, toujours, le monde phénoménal est un simulacre de monde, dépourvu de réalité, et auquel, de ce fait, fait défaut la condition hors laquelle il ne peut se constituer en authentique objet de connaissance. Il est, en revanche, quelque peu paradoxal que, dans le monde moderne où les savants, pour la plupart, non seulement ne sont plus d’obédience platonicienne, mais n’éprouvent même pas le désir de chercher la réalité dans la direction en laquelle Platon pensait qu’elle pût être trouvée, la condamnation prononcée par Platon à l’encontre des sophistes demeure encore si vivace[1].

Ce commentaire, certes réducteur à l’endroit de Platon, a tout de même le mérite de rappeler l’importance de la position sophiste sur la question de la vérité. Il faudra montrer que les sophistes cherchent la réalité avec une méthode fructueuse, qui dispose de toutes les ressources nécessaires à la vie philosophique de recherche du bien, du beau et du vrai.

Pour éviter l’erreur d’amalgamer des pensées étrangères les unes aux autres, nous prendrons un seul sophiste comme témoin du courant. Parmi tous les sophistes, Protagoras se distingue par la portée de ses propos. C’est celui qui semble le plus explicite lorsqu’on cherche à dégager une théorie de la vérité. Malgré le caractère extrêmement fragmentaire de ses écrits, on comprend aisément comment Protagoras s’oppose radicalement à Platon. On se demande cependant s’il expose une position complète ou s’il se limite à un relativisme simple, restreint à un rôle critique et finalement incapable d’affirmation. Nous prenons le parti de montrer que Protagoras, plus que simple critique, développe une posture philosophique solide, capable de résister aux attaques platoniciennes subséquentes parce qu’elle évite la problématique relation à l’être. Évidemment, cette position requiert une interprétation extensive des fragments, exercice délicat, qui n’est pas sans risque. Nous verrons que cette interprétation pointe vers une approche pragmatiste de la vérité, au sens moderne du mot, et que cette approche est cohérente avec ce que nous savons de l’oeuvre de Protagoras. À la lumière de cette interprétation, nous verrons comment le sophiste peut défendre la valeur de son activité non seulement en regard de son impact sur la cité, mais aussi dans le cadre d’une vie philosophique motivée par la recherche de la vérité.

Bien sûr, Protagoras ne peut être analysé en détail puis considéré comme représentant l’ensemble du courant sophiste. Les sophistes ont développé des théories variées, sur des problèmes largement différents, et s’il demeure pertinent de les regrouper en un seul courant, il serait erroné de les ériger en école faussement homogène. La valeur principale de ce travail ne sera donc pas tant de dresser un portrait des sophistes en général, que de montrer par l’exposition d’un cas de figure qu’il n’est pas nécessaire d’attendre le tournant linguistique moderne pour voir se développer des théories modestes de la vérité, faisant l’économie d’une relation transcendantale avec l’être ou le divin.

I. Protagoras sur la question de la vérité

Protagoras est explicitement associé à la question de la vérité. Sa théorie de l’homme mesure, sa prétention de pouvoir, sur tout sujet, tenir deux discours opposés, ainsi que son affirmation agnostique sur les dieux sont de prime abord interprétées comme relativistes ou encore sceptiques. S’intéressant à l’opinion et à son impact sur la société, Protagoras semble faire fi du vrai pour y préférer l’étude du vraisemblable. Sextus Empiricus nous le présente donc comme un penseur non pas de la vérité, mais de la représentation :

Protagoras d’Abdère a été rangé, lui aussi, par certains auteurs dans le choeur des philosophes qui ont détruit le critère de la vérité : il a affirmé, en effet, que toutes les représentations et les opinions sont vraies, et que la vérité est de l’ordre du relatif puisque tout ce qui est objet de représentation ou d’opinion pour quelqu’un est immédiatement doté d’une existence relative à lui[2].

On peut interpréter cet abandon du critère de la vérité comme un choix politique et professionnel. Les sophistes étant professeurs avant d’être philosophes, ils travaillent à contrat, et il leur faut pouvoir s’adapter à leur auditoire. Le relativisme se présente comme un moyen efficace de justifier que le même professeur puisse un jour défendre une thèse, et l’autre jour son contraire. Pourtant, lorsqu’on prend au sérieux les sophistes, on découvre que leur relativisme relève d’une option philosophique plus profonde que l’exigence pratique de conserver leur crédibilité tout en défendant des positions variées. Cette option répond à une question présocratique, qui interpelle tout penseur aspirant au vrai. En ce sens, Guthrie remarque au sujet de l’ensemble du courant :

[…] les sophistes ne pouvaient, pas plus que quiconque prétendant penser sérieusement, écarter le dilemme éléatique qui obligeait à choisir entre l’être et le devenir, la stabilité et le flux, la réalité et l’apparence. Puisqu’il n’était plus possible d’avoir les deux, les sophistes abandonnèrent l’idée d’une réalité permanente au-delà des apparences en faveur d’un phénoménalisme, d’un relativisme et d’un subjectivisme radicaux[3].

Dans cette section, nous tenterons de montrer comment, à travers les quelques fragments disponibles, nous voyons clairement qu’au-delà de la simple interrogation, il se dégage chez Protagoras une théorie de la vérité capable de répondre à cette question de façon philosophiquement fructueuse.

1. La théorie de l’homme mesure

La thèse de l’homme mesure semble recouvrir le caractère à la fois fondamental et problématique des doctrines sophistes. Évitant savamment l’usage du concept de vérité, Protagoras nous propose plutôt l’idée de mesure, ou de critère. Nous devons à Sextus Empiricus une interprétation précise de cette thèse : « Protagoras veut que l’homme soit la mesure de toutes choses, pour celles qui sont, de leur existence, pour celles qui ne sont pas, de leur non-existence. Par mesure, il veut dire critère, par choses il désigne les objets[4] ». On ne saura jamais ce qu’entendait exactement Protagoras par cette thèse, et toute interprétation comporte une large part d’hypothèse contre peu de certitude. On peut cependant, à l’aide des différents témoignages, tenter de préciser le sens de l’énoncé.

Que veut donc dire Protagoras lorsqu’il énonce que « l’homme est la mesure de toute chose » ? L’un des problèmes classiques est de déterminer la nature de l’homme dont il est question. Deux interprétations s’imposent d’abord. On suppose traditionnellement que Protagoras parle soit de l’homme en tant qu’individu, soit de l’homme en tant que genre (c’est-à-dire l’ensemble des hommes). En faisant appel à ce qui est vrai pour l’ensemble des hommes, le sens générique a l’avantage de fournir des vérités non relatives aux individus, et ainsi d’expliquer l’erreur. Pourtant, le relativisme se retrouve simplement reporté à un niveau supérieur, celui de la cité, ou de la culture, et redevient aussi problématique du moment que des cités entrent en relation les unes avec les autres. On se bute à la difficulté de déterminer quelles sont ces vérités valides pour l’ensemble du genre humain, alors que les croyances et les coutumes semblent varier largement d’une culture à l’autre.

On admet plus communément une interprétation individualiste de la doctrine, ou l’homme mesure est individuel et particulier. Ainsi, telles les choses m’apparaissent, telles elles sont pour moi, tout en étant différentes pour un autre individu, qui les mesurerait autrement. De Romilly, parmi plusieurs auteurs, appuie l’interprétation individualiste, qui lui semble confirmée par certains faits : « Accessoirement, ce sens peut s’accorder aussi avec un fragment récemment attribué à Protagoras et qui déclare : “À toi qui es là j’apparais assis ; aux absents, non : si je le suis ou non n’est pas clair”. L’individu est donc, dans cette doctrine, primordial[5] ». L’interprétation individualiste semble plus facile à défendre. Plaçant l’accent sur l’individu, la théorie de l’homme mesure permet de reporter la question de la vérité du monde des idées vers le monde fluctuant des sensations, justifiant ainsi son inconsistance d’avec une réalité stable et objective. On décrira donc, suivant l’interprétation individualiste de l’homme mesure, la doctrine de Protagoras comme empiriste, mais aussi comme phénoménaliste, sensualiste, et conséquemment comme relativiste.

Ce relativisme pèse comme une épée de Damoclès sur l’homme mesure. La théorie se trouve menacée d’autoréfutation. Dans sa plus simple expression, l’autoréfutation du relativisme repose sur le problème de l’autoréférence. Ce problème est insoluble dans la mesure où le critère de vérité qui juge de la théorie est énoncé à l’intérieur même de la théorie. Si Protagoras croit que p est vrai dès lors que X croit que p est vrai, et que p est faux dès lors que Y croit que p est faux, alors il est tenu d’admettre, pour peu qu’un individu le croie, que sa théorie est fausse. Protagoras se trouve donc dans une situation où il est forcé d’admettre que sa théorie est fausse et vraie à la fois.

Il existe différentes interprétations permettant d’expliquer la position difficile de Protagoras. On les dégage entre autres du Théétète en analysant la présentation et la réponse de Platon à la théorie de l’homme mesure[6]. Toutefois, comme Long le remarque, le problème déborde des différentes interprétations, mais réside dans le caractère général du relativisme :

Once again the answer lies, I contend, in the bad blood between relativism and refutation. The second speech takes refutation to be a legitimate philosophical pursuit ; indeed, it is quite explicit about this assumption (166a-c). « Protagoras » must, then, compromise his relativism the moment this speech begins. Nor is this an inessential trait of such a speech ; we should surely be prompted to wonder how Protagoras could ever defend his views from other people’s attempts to refute them. For to do so he would have to practice some refutation himself and allege that his opponents were objectively mistaken in imputing weaknesses to his position. If we look at the speeches from Protagoras’ perspective, then, it becomes apparent that the sophist would always need to adopt and borrow the voice of a non-relativist such as Socrates if he wished to defend his theory cogently[7].

Devant l’autoréfutation inévitable, on est forcé de choisir entre deux Protagoras. Le premier applique le relativisme à l’ensemble des énoncés, jugements et représentation, et doit suspendre son relativisme afin de rendre possible une défense de sa position. Le second limite le relativisme à une catégorie précise de jugements. Le relativisme devient en quelque sorte instrumental, en ceci qu’il n’est énoncé que pour résoudre le caractère contradictoire de certains jugements nécessaires, mais inconsistants. Le relativisme se présente alors plutôt comme une pratique politique qu’une doctrine sur la vérité.

On voit à travers le caractère apparemment contradictoire de la théorie de l’homme mesure qu’en plus de préciser la nature de l’homme dont il est question, il faut éclairer le concept de mesure. S’agit-il d’un critère de vérité, de la validité d’un jugement, ou d’une forme de rapport à l’être ? S’il est raisonnable de considérer que Protagoras réduit la notion de vrai à celle de vrai pour[8], on peut malgré tout sauver Protagoras en remarquant comment, en fait, l’individu, par ses énoncés, ne produit pas seulement des comptes rendus de sensation vrais, mais aussi des jugements valides. Si l’on accepte le discours de Protagoras du Théétète (165d-168c) comme rapportant correctement la position de Protagoras[9], on peut voir se déployer la distinction fondamentale entre vérité et valeur :

[Il] n’est possible d’avoir pour opinion ni ce qui n’est pas ni autre chose que ce que l’on éprouve et ce qu’on éprouve c’est toujours vrai. Mais à mon avis, à quelqu’un qui, sous l’effet de la disposition pénible où était son âme, avait des opinions assorties à une telle disposition, on en a, sous l’effet d’une disposition bénéfique, fait avoir d’autres elles-mêmes bénéfiques, représentations qu’alors certains, par inexpérience, appellent vraies ; moi je les appelle meilleures les unes que les autres, mais plus vraies nullement[10].

On voit, à travers l’image du médecin et du malade, que l’homme mesure de Protagoras évite de confondre la valeur des jugements avec la certitude des sensations. La représentation, qui peut être transformée, n’est pas évaluée sous le critère de sa vérité, mais bien en fonction de son caractère bénéfique. La mesure humaine n’est donc en aucun cas produite en remplacement d’un concept fort de la vérité, un concept capable de rattacher un sens à une forme de certitude émanant directement de l’objet, une certitude extrahumaine. La mesure humaine constitue plutôt une forme de validité du jugement, qui reçoit différentes acceptations selon la nature même du jugement. On peut parler de vérité de la représentation en regard de sa fidélité à la sensation. Cependant, cette forme de validation est sans intérêt, dans la mesure où la fidélité à la sensation est en quelque sorte automatique, et doit être acquise (à l’exception évidente du cas où la sincérité d’un interlocuteur serait mise en doute). Une sensation se présente toujours pour ce qu’elle est. La forme de validation intéressante pour Protagoras est celle du jugement. J’entends ici par jugement l’opération qui permet de passer de la sensation à la prédication (cette boisson m’apparaît amère, donc cette boisson est amère). On peut alors l’évaluer en fonction d’un critère pratique, telle son utilité à la santé (la santé physique du corps, la santé politique de la cité), et non pas d’un critère ontologique, telle la correspondance à quelque objet.

L’abandon du concept de vérité extrahumaine ne fournit pourtant pas à lui seul réponse au problème du relativisme. Protagoras doit toujours répondre au problème des représentations concurrentes. Que faire, en effet, lorsqu’on ne peut identifier laquelle parmi deux représentations est la plus souhaitable ? Sur une question scientifique autant que politique, peut-on vraiment n’accorder de validité à une opinion que sur la foi d’une préférence ? Rossetti reconnaît toute l’importance de l’indifférence induite par le relativisme apparent chez Protagoras :

Le désaccord étant issu des expériences directes comme non congruentes (« boisson amère, boisson douce »), une équipollence se détermine, et l’énoncé descriptif non partagé ne peut que prétendre à la même validité que tout autre énoncé. D’où l’impasse. Ne devient-il pas impossible d’éliminer le désaccord, si l’on reconnaît la véridicité de toute opinion (doxa)[11] ?

Lorsqu’on tient compte de l’ambition générale de Protagoras, il apparaît nécessaire de fournir une interprétation capable de dépasser cette difficulté. L’abandon du principe logique de non-contradiction n’est peut-être pas fatal à une théorie générale où l’on tolère d’attribuer l’instabilité à l’être. Mais Protagoras, dans le cadre de son projet, requiert une théorie capable de fournir sinon un critère de vérité au sens classique, du moins un critère de décision auquel on puisse se fier. Platon, et on le considère ici comme source digne de foi, rapporte en effet que Protagoras enseigne à choisir et à convaincre : « Cette science, c’est le bon conseil : pour les affaires domestiques, savoir comment administrer au mieux les choses de sa maison ; et pour les affaires de la cité, savoir comment y être le plus efficace, par ses actions et ses discours[12] ». Il n’est pas conséquent de comprendre d’un côté Protagoras comme tenant d’un relativisme général où la réfutation perd toute sa pertinence et, de l’autre côté, de lui attribuer le projet d’enseigner comment individuellement prendre des décisions justes et argumenter efficacement en public afin que la cité prenne elle aussi de bonnes décisions.

La solution au problème du relativisme de l’homme mesure se trouve certainement alors dans l’interprétation de la théorie. Tout en conservant le discours du Théétète comme principale source d’information, on peut remettre en question certaines interprétations traditionnelles. Par exemple, Oehler remarque qu’on n’a aucune raison de suivre Platon, lorsqu’il fait équivaloir les concepts de mesure et de sensation[13]. On peut aussi chercher à réinterpréter le concept d’homme, en refusant le dilemme traditionnel individu/genre. Ainsi, Caujolle-Zaslawsky propose une interprétation de l’homme mesure qui rapproche Protagoras du contextualisme contemporain :

L’« homme » qui intéresse véritablement [Protagoras et les sceptiques] n’est ni individuel ni général : il est « particulier » en ce sens qu’il fait partie d’un groupe ou de plusieurs groupes se recoupant, car on peut être athénien, sculpteur et ictérique. L’important est de s’entendre sur le critère de chaque regroupement, et de comprendre qu’il ne s’agit pas là d’une classification, vu que l’efficacité de ces rassemblements tient aussi à leur caractère mouvant et non définitivement fixé[14].

Cette interprétation montre que l’homme mesure peut prendre le sens d’un relativisme modéré. Le relativisme n’est alors que la reconnaissance d’un pluralisme possible des critères d’évaluation du vrai. Les critères varient selon la situation particulière de l’individu. Dès lors qu’on peut regrouper les individus partageant une situation particulière donnée, on peut faire émerger des critères qui, sans être absolus, ne sont pas pour autant relatifs à l’individu. On réintègre donc la possibilité de l’évaluation et de la réfutation entre individus.

Une autre interprétation, proposée par l’humaniste pragmatiste F.S.C. Schiller, veut que l’homme mesure exprime non pas un critère de vérité, mais le caractère problématique de l’idée de vérité en regard de la connaissance. Dégageant un Protagoras éminemment humaniste, au sens moderne, Schiller remarque : « Protagoras may well have chosen an ambiguous form in order to indicate both the subjective and the objective factor in human knowledge and the problem of their connection[15] ». Suivant l’interprétation de Schiller, la théorie de l’homme mesure a pour but de rendre incontournable le constat du caractère limité de la connaissance humaine. Nous explorerons plus en détail les possibilités ouvertes par une interprétation pragmatiste de Protagoras dans la seconde section. Retenons ici simplement que lorsqu’on confronte les préoccupations de Protagoras aux théories rapportées dans les fragments, on trouve nécessairement une interrogation profonde sur la vérité, et du moment que l’on s’autorise à une interprétation, on doit nécessairement dépasser les interprétations traditionnelles pour découvrir comment Protagoras répond au problème de la vérité.

2. La théorie des deux discours

La théorie des deux discours reflète une dimension importante du travail des sophistes. Sénèque nous rapporte la thèse ainsi : « Protagoras dit que, sur tout sujet, on peut soutenir aussi bien un point de vue que le point de vue inverse, en usant d’un argument égal, et cela sur le sujet même de savoir s’il est possible en toutes choses d’opposer le pour et le contre[16] ». On voit bien que, tout comme la théorie de l’homme mesure, la théorie des deux discours est sujette aux critiques traditionnelles du relativisme, et nous devrons, pour la même raison que dans le cas de l’homme mesure, tenter de comprendre comment Protagoras utilise le double discours. On peut supposer que la thèse des deux discours ne constitue pas en fait tant une thèse sur la nature de la vérité qu’un élément de méthode :

Dans tous ces cas, les paires de discours, les « logoi opposés » et l’art de rendre fort l’argument faible, c’est-à-dire les deux éléments du programme de Protagoras, deviennent un moyen d’enquête et d’évaluation permettant de cerner, de la façon la plus objective qui soit, une vérité aux éléments complexes qui, dès lors, deviennent intelligibles[17].

La méthode des discours opposés n’est pas sans rappeler la dialectique socratique, qui permet de développer un point de vue sans immédiatement s’engager sur sa véracité. La force d’une telle approche est qu’elle permet de faire progresser une délibération même dans l’incertitude. La théorie des deux discours, si on accepte que les deux discours doivent s’opposer en regard de leur sens pratique, et pas nécessairement selon leur sens logique, se présente donc comme un moyen d’enquête privilégié pour qui souhaite respecter les limites humaines de la connaissance. Les discours opposés n’impliquent pas nécessairement un abandon du principe de non-contradiction. Protagoras ne propose probablement donc pas un relativisme radical, mais plutôt une méthode d’enquête dialectique qui cherche à faire comprendre les nuances d’une affirmation par le jeu des oppositions qu’elle génère.

3. Les dieux

Le troisième élément attribué à Protagoras est son agnosticisme radical. On sait qu’il a écrit un traité sur le sujet, et Eusèbe nous en rapporte le début : « Touchant les dieux, je ne suis pas en mesure de savoir ni s’ils existent, ni s’ils n’existent pas, pas plus que ce qu’ils sont quant à leur aspect. Trop de choses nous empêchent de le savoir : leur invisibilité et la brièveté de la vie humaine[18] ». On voit ici encore clairement exprimée la limite humaine de la connaissance. Dans l’expression de l’agnosticisme de Protagoras, on voit à l’oeuvre le refus de se prononcer sur toute transcendance. En l’absence de toute manifestation visible des dieux, l’agnosticisme n’est ici que la contrepartie nécessaire de la confiance en l’homme exprimée par l’homme mesure. Dans un cas comme dans l’autre, c’est un refus radical de la transcendance qui s’exprime. De Romilly commente ainsi : « L’homme : cela veut dire qu’il renonce à toute relation avec l’être, à toute vérité qui aurait partie liée avec les dieux ; cela veut dire qu’il instaure d’un coup un univers nouveau où ceux-ci n’ont plus de rôle[19] ». L’agnosticisme de Protagoras s’inscrit en toute cohérence avec son projet d’une recherche de la vérité qui respecte les limites humaines.

II. Protagoras pragmatiste

Dans la section qui suit, on explorera l’idée que les éléments soulevés ci-haut invitent à voir en Protagoras un philosophe pragmatiste, et que cette interprétation nous permet de trouver chez Protagoras une philosophie solide qui répond aux questions de son époque. Au-delà d’un relativisme simple et radical, aussi choquant pour le philosophe que pour le bon citoyen, on peut voir en Protagoras le contrepoids (ou serait-ce plutôt le boulet ?) de l’idéalisme naissant. Tout porte à croire, chez Platon, que Protagoras présente une réelle difficulté à dépasser. En effet, comme nous le rappelle Kerferd, l’époque de Protagoras est marquée d’une « prise de conscience du caractère complexe de la relation qui unit le discours au réel[20] ». Ce réel, qui au sens des éléates devait être un, permanent et éternel, ne pouvait qu’être rejeté par « des gens pratiques comme Protagoras[21] ». Ce qui est caractéristique de Protagoras, c’est par contre son souci évident de reconstruire un système de connaissance et de morale, sans référence absolue, qu’elle soit ontologique, religieuse, ou éthique[22]. Nous tenterons ici de montrer que cette lecture est caractérisée par un pragmatisme qu’il est aussi légitime que fructueux d’associer au pragmatisme contemporain. C’est d’ailleurs un point de vue clairement résumé par Soulez, qui, à l’appui de Schiller, affirme :

La place centrale de la notion d’utilité, d’une part, l’idée que la vérité, en tant que produit humain et chose vivante en est inséparable, le caractère obligatif qu’acquiert cette vérité sous l’angle moral de l’avantageux qui selon James constitue le désirable à l’échelle des intérêts sociaux, enfin l’attention portée aux phénomènes dispositionnels de la croyance dessinent l’orientation commune à toute philosophie « pragmatique » classique ou contemporaine.

De cette forme générale du pragmatisme, on peut dire, avec Schiller, que Protagoras est le chef d’école[23].

En fait, Soulez va jusqu’à proposer que Protagoras devrait être non seulement considéré comme un précurseur du pragmatisme moderne, mais qu’en fait il en partage les plus importantes thèses. Nous verrons ici que sous les aspects de l’étude du langage, de l’étude de la société, du statut de l’expérience et de la conceptualisation de la connaissance, Protagoras doit être associé au pragmatisme moderne.

1. Le langage

Protagoras est évidemment associé à l’étude du langage. Nous verrons ici que cet intérêt le place en précurseur du pragmatisme contemporain. À travers l’étude des distinctions entre les parties du discours, des genres des noms et des temps de verbe, Protagoras tente de faire apparaître une logique interne au discours, d’en découvrir une règle qui permette d’évaluer la rectitude d’une expression donnée. Il faut cependant se garder de lire dans cette recherche d’une règle interne au langage la recherche d’un critère transcendant l’expérience. En cherchant dans le langage un lieu où les idées peuvent prendre et perdre leur valeur, Protagoras peut éviter d’introduire la difficile relation entre l’être et la connaissance juste. Protagoras évite ainsi un empirisme borné par l’impossible adéquation entre la sensation particulière et le concept général. Au contraire, Protagoras pointe plutôt vers un concept de connaissance entièrement vidé de tout contenu ontologique, caractéristique du tournant linguistique :

Protagoras au 20e siècle approuverait : « Une philosophie somme toute dominée par le principe d’exprimabilité […] ». Rapportée à ce principe d’exprimabilité, la pensée protagoréenne à mon sens, marque davantage un premier pas vers ce que C.W. Morris a appelé science « de l’origine, de l’usage et des effets du langage » — science qui part de l’idée que l’économie de la relation de croyance en la vérité d’un énoncé nous prive du moyen d’établir cette vérité indépendamment de l’acte de son énonciation —, qu’elle ne préfigure les voies de l’empirisme moderne à proprement parler[24].

En associant Protagoras à un pragmatiste plutôt qu’à un empiriste, Soulez appuie l’idée développée par Guthrie, à l’effet que l’étude du langage n’est pas un domaine d’intérêt parmi d’autres, mais bien un élément de réponse capital au problème du lien entre le discours et le réel. La connaissance ne repose pas plus sur un rapport de l’esprit à l’objet que sur un rapport de la sensation au concept. C’est plutôt le rapport des discours entre eux, leur effet relatif les uns sur les autres, qui permet la connaissance juste. La connaissance, nous le verrons plus loin, devient une construction plutôt qu’une découverte. La vérité devient dans ce contexte une notion à redéfinir ou à abandonner.

2. La société

Protagoras se pose encore en pragmatiste lorsqu’il arrime ce qu’il conserve de l’idée de vérité au caractère fondamentalement politique du discours. En reportant la validation de la sphère ontologique à la sphère humaine, du domaine de l’être au domaine du discours, Protagoras montre son intérêt pour la mécanique de la délibération et la valeur qu’il accorde au résultat de cette démarche. La nécessité d’assouplir le concept de vérité en fonction des limites, mais aussi des besoins simplement humains, se manifeste à travers l’activité pratique du sophiste. L’idéaliste part du constat que certaines vérités sont universelles. Le sophiste, avec le sceptique d’ailleurs, remarque d’abord les désaccords entre individus. Le sophiste fournit un moyen de tolérer ce désaccord tout en invitant à résoudre un conflit par la raison. Rossetti remarque que l’idée d’un accord possible entre deux interlocuteurs est la pierre angulaire de la reconstruction esquissée par Protagoras :

Or l’homo mensura est bien en état de légitimer ces deux exigences : chaque sujet ne peut adhérer qu’à ce dont il est lui-même convaincu (c’est la seule vérité qu’il connaît) ; en même temps il ne peut, tout en était persuadé de la valeur de sa propre thèse, qu’adhérer à d’autres thèses, s’il veut être d’accord avec les autres sur certains points. L’accord est souhaitable bien qu’il se fasse aux dépens des vérités individuelles […][25].

Rossetti montre ici comment une exigence de sincérité et un objectif d’accord collectif s’articulent autour de la souplesse permise par une relativisation modérée de l’idée de vérité. Autant il est catastrophique sur le plan politique d’abandonner toute forme d’évaluation des énoncés, autant pour rendre la délibération démocratique possible, il faut accepter qu’a priori, toute opinion aspire légitimement à la validité. Un tel arrimage du critère du vrai aux besoins de la cité est évidemment à qualifier de pragmatique. C’est d’ailleurs ce caractère spécifiquement pragmatique qui permet de mettre en lumière la place nécessaire de la rhétorique dans l’activité politique. L’activité politique et l’activité théorique deviennent alors intrinsèquement liées : « Thus, for Schiller’s Protagoras, the pragmatic character of truth — its value or usefulness — merges with and is completed by the rhetorical politics of society, its coercions and cajoleries, its threats and persuasions[26] ».

On pourra ici reprocher à l’exposé de glisser de la question de la vérité à la question de la valeur et au processus de validation. La raison en est que chez Protagoras, vertu et vérité se confondent dans la démarche plus générale de la validation, comme le montre l’exemple du médecin et du malade. Ce libre-échange entre les domaines du vrai, du bon et de l’utile, qui peut sembler donner lieu à une certaine confusion, est aussi caractéristique d’un pragmatisme qui, plutôt que de tenter de réduire les domaines les uns aux autres, les considère comme tellement liés qu’il serait impensable de les considérer séparément.

L’activité politique et pédagogique de Protagoras est donc fondamentalement liée à sa posture théorique. À défaut d’un critère transcendant du vrai, la vie politique exige une reconstruction des normes et des critères qui menaçaient de s’effondrer.

3. Le recours à l’expérience

Le recours à l’expérience humaine comme point de départ et d’arrivée de toute prétention à la validité est une stratégie caractéristique du pragmatisme. Comme nous l’avons vu précédemment, Protagoras utilise cette stratégie pour opérer sa reconstruction de la validation. L’approche de Protagoras, et la théorie de l’homme mesure en particulier, prennent leur sens positif à travers le prisme d’une interprétation pragmatiste. L’approche de Schiller, rappelle Mailloux, est d’ailleurs reprise et approuvée par deux des pères du pragmatisme que furent James et Dewey[27].

Le souci du recours à l’expérience pourrait se présenter de prime abord comme une solution au problème du relativisme de l’homme mesure. Caujolle-Zaslawsky se permet sur ce point de rapprocher Protagoras des sceptiques :

Sextus Empiricus retrouve dans l’expérience pratique l’équivalent d’un critère de vérité. Et c’est là encore un point sur lequel la pensée sceptique s’accorde avec celle de Protagoras […]. Et c’est toujours d’une façon comparable à la sienne que, le critère de la vérité rejeté du théorique, ils recherchent dans l’expérience de nouveaux critères d’évaluation : car si théoriquement parlant, aucun jugement n’est en soi préférable à un autre, en revanche, la réalité des faits expérimentés montre que, pratiquement, tout ne se vaut pas[28].

Suivant cette logique, on pourrait identifier Protagoras au scepticisme, tout autant qu’à l’empirisme et à plusieurs autres approches. Pourquoi donc argumenter en faveur d’une interprétation spécifiquement pragmatiste ?

Il faut remarquer que, selon notre interprétation, chez Protagoras l’expérience et l’action constituent bien plus qu’une contribution à la recherche de la vérité. Elles en constituent le domaine. L’expérience n’informe pas le jugement, elle est le lieu même du jugement. C’est à travers l’expérience pratique que se manifestent à la fois la nécessité et la possibilité de juger. Parce que l’expérience fournit un critère d’utilité spécifique, elle permet un jugement non relatif. Par exemple, dans l’exemple du malade et du médecin qui s’opposent sur le caractère bénéfique d’un certain remède, l’expérience n’est pas seulement le moyen d’atteindre une connaissance juste. C’est plutôt le cas particulier, l’état du malade, qui donne les conditions d’un jugement. On juge de la valeur du remède selon le critère pratique de sa capacité à soigner le malade. Il n’est ni nécessaire ni possible de produire une évaluation du remède libre de tout contexte, faute de critère. Protagoras, à l’opposé des sceptiques, affirme et se positionne ; à l’opposé des empiristes, il refuse l’idée d’une connaissance universelle. De tous les courants qui pourraient s’identifier de près ou de loin à Protagoras, le pragmatisme semble celui qui respecte adéquatement la doctrine originale.

4. Le constructivisme

Si le rejet d’une vérité qui pourrait être découverte une fois pour toutes n’est pas contradictoire avec la recherche d’un critère fiable, capable de justifier ou de réfuter un jugement, c’est que ce critère est de l’ordre de la construction humaine plutôt que de la découverte transcendantale. Suivant l’interprétation pragmatiste de Schiller, Oehler souligne le caractère dynamique de l’idée de vérité chez Protagoras : « The validity of a truth claim is nothing but the process in which it proves to be true ; moreover, the validity endures only for as long as the process of factual proving-to-be-true continues — which explains the power and persuasiveness of a truth claim[29] ». À partir du processus de validation d’un énoncé individuel visant une situation complexe, Schiller montre qu’il est possible de comprendre comment se constitue tout un corpus de connaissances apparemment universelles :

If, then, this doctrine that truth is a valuation, and to be discriminated from « error » as « good » from « bad », can really be attributed to Protagoras, it is easy for us to see how it might provide him with the means of passing from subjective to objective judgments in a perfectly valid and scientific manner, for if there is a mass of subjective judgments varying in value, there must ensue a selection of the more valuable and serviceable, which will, in consequence, survive and constitute growing bodies of objective truth, shared and agreed upon by practically all. […] And though of no doubt Protagoras himself could not have put the point as clearly as the discovery of natural selection enables us to do, it seems highly probable that he saw, at least, the beginning of the very real connection between the two meanings of his dictum[30].

Schiller retrouve ici en Protagoras une approche constructiviste sur le plan épistémologique. Cette approche est évidemment caractéristique du pragmatisme moderne, et on est encore une fois poussé à associer Protagoras à ses partisans contemporains qu’à ses adversaires antiques.

5. Protagoras pragmatiste : interprétation ou défense ?

L’interprétation pragmatiste de Protagoras séduit. Elle brille par sa capacité à intégrer presque toutes les dimensions du personnage, en respect des fragments qui nous sont parvenus. Elle présente par contre le défaut majeur de faire appel à une grande part de supposition et d’interprétation. C’est seulement avec un fort parti pris en faveur de Protagoras que ces conclusions, dans toute leur consistance, s’imposent. On se demande donc nécessairement si l’on n’a pas tracé ici le portrait d’un Protagoras plus grand que nature. Avec toutes les ressources du tournant linguistique, on lui a probablement accordé des thèses plus solides et plus explicites qu’elles ne l’ont été à l’origine. À titre d’exemple du parti pris des interprètes les plus explicites, citons la conclusion de Schiller dans son essai sur le Théétète :

And so, though philosophers as a body will naturally be the last persons to admit it, it must eventually be recognized that Protagoras’s vision of a Truth that did not shun commerce with man was truer than Plato’s dream of an Eternal Order that transcends all human understanding[31].

Cependant, comme nous l’avons précisé dans l’introduction, la valeur de l’exercice se veut plutôt dans l’illustration du potentiel de réconciliation présent dans l’oeuvre de Protagoras. Ce que nous souhaitons ici mettre en lumière, c’est qu’une compréhension pragmatiste de l’approche sophiste rend à la rhétorique une réelle valeur pour la vie philosophique.

6. La rhétorique et la recherche de la vérité

Sans nier le danger réel représenté par la rhétorique, nous croyons que Protagoras permet d’en comprendre la dimension positive. Pour bien saisir cette dimension positive, il faut tout d’abord reconnaître les craintes légitimes inspirées par l’activité rhétorique. Suivant Platon, on peut craindre de la rhétorique qu’elle pousse au cynisme. À force de donner au vrai ou au juste le sens qui convient à la circonstance, on peut en venir à plier le contexte à la virtuosité du propos. Aussi Platon craint-il l’effet de la rhétorique sur les jeunes esprits, craignant que le jeu du langage ne vienne entraver la recherche de la vérité[32]. D’ailleurs, les jeunes esprits deviennent adultes et risquent à leur tour d’errer dans le jeu des contradictions. De Romilly remarque :

Il faudrait ajouter à cela la suffisance et l’arrogance que risquaient d’entraîner ces trop faciles succès. Euthydème et Dionysodore, Thrasymaque, Calliclès sont présentés par Platon comme insolents et arrogants. La passion de confondre l’adversaire les rend intolérants. Avec le goût de la vérité sombrent aussi la patience, la courtoisie et le sens du véritable dialogue[33].

Une certaine indifférence à la vérité, que nous avons soulignée plus tôt, serait fatale à la fois au débat politique et à la recherche théorique. Avec l’impossibilité de la réfutation, chacun devient confiné à la sphère radicalement privée de ses sensations et intuitions.

D’un autre côté, une conception trop rigide de la vérité pourrait devenir problématique dans le cas d’un conflit ou d’un moment d’indécision. Rossetti, à la défense de Protagoras, souligne l’écueil du dogmatisme, égal et opposé à l’écueil du relativisme :

[L’]assurance du théoricien, prêt à faire violence à de nombreuses expériences vécues et à de nombreuses opinions, ne peut qu’autoriser celui qui adhère à une autre théorie à lui faire la même violence, c’est-à-dire à lui refuser justement ce à quoi il prétend : avoir raison. De cette façon, on revient au conflit des « vérités », et donc au véritable point de départ de l’homo mensura[34].

Au contraire, un concept souple de vérité qui justifie et encourage l’activité rhétorique permet le discours en amont de la connaissance. Le discours peut alors devenir un véritable outil d’enquête. Ainsi, il faut reconnaître à la rhétorique sa valeur comme outil critique. Elle a un caractère méthodique et produit une exigence de justification constante des thèses tenues pour vrai. La rhétorique pratiquée par Protagoras force donc l’ouverture systématique des questions. De Romilly conclut de l’ensemble de l’activité des sophistes à Athènes au ve siècle :

Dans le domaine critique, les sophistes sont les premiers à s’être livrés à une critique radicale de toutes les croyances au nom d’une raison méthodique et exigeante ; et ils sont les premiers à avoir tenté de penser le monde et la vie en fonction de l’homme tout seul. Ils sont les premiers à avoir fait de la relativité des connaissances un principe fondamental et à avoir ouvert les voies non seulement à la libre pensée mais au doute absolu dans tout ce qui est métaphysique, religion ou morale. […] À partir des sophistes, la philosophie ne se révèle plus, elle est obligée de raisonner et de prouver[35].

Il faut en effet reconnaître aux sophistes une ouverture radicale face aux multiples points de vue susceptibles d’être tenus pour vrai. Le philosophe qui négligerait entièrement la question posée par la pratique rhétorique du sophiste risquerait de faire preuve d’une telle intransigeance que la recherche du vrai en deviendrait impossible. Cette opposition entre le philosophe et le sophiste est décriée par Alain Badiou :

[Philosophy] goes astray when it nourishes the dark desire of finishing off the sophist once and for all. It is precisely the following point that, in my view, defines dogmatism : to claim that the sophist, since he is like a perverted double of the philosopher, ought not to exist. No, the sophist must only be assigned to his place [36].

Pour dépasser l’opposition simpliste entre le philosophe et le sophiste, il faut remarquer que le malaise créé par l’efficacité de la rhétorique ne relève pas tant de la difficulté de prétendre à une vérité ferme et définitive, mais plutôt de l’apparente indifférence au résultat qu’elle propose. Dès lors qu’il est possible de surmonter cette indifférence, il est beaucoup plus difficile de s’objecter à la pratique de la rhétorique[37]. Or, il est clair, dans les propos de Platon entre autres, que Protagoras ne soutient jamais que le rhéteur puisse être indifférent à la valeur de la thèse qu’il défend. Chez Protagoras, convaincre et être convaincu ne sont pas la marque de l’échec de la vérité mais la condition de possibilité de la vie commune et de la bonne entente. Cette bonne entente ne repose pas sur la tromperie mais plutôt sur la construction collective de connaissances et de normes valables pour tous et chacun. C’est la rhétorique qui permet la construction d’une notion de vrai commun et de bien commun.

À travers une exploration du thème de la vérité chez Protagoras, on a pu élaborer une certaine lecture du sophiste qui nous permet de découvrir le fondement philosophique de la pratique de la rhétorique. On comprend que c’est une certaine conception de la vérité, une reconnaissance des limites de la connaissance, qui rend nécessaire la délibération publique pour retrouver une forme de validation non relative. À travers la rhétorique s’exprime donc le relativisme qui détruit toute notion de vérité, mais c’est aussi à travers la rhétorique que l’on peut voir émerger des certitudes dont la validité dépasse la sensation immédiate et l’opinion intuitive.

Conclusion

À travers les fragments, on voit clairement se développer une forme de relativisme. Les théories de l’homme mesure et des deux discours excluent d’emblée une notion de vérité à la fois stable et accessible à l’esprit humain. Si l’on prend le parti d’une interprétation pragmatiste, on comprend que ce relativisme est nécessairement modéré par les impératifs de la vie pratique. Deux critères complémentaires sont utilisés dans la recherche : expérience pratique d’un côté et souhaitabilité d’un accord de l’autre. Du côté de l’expérience pratique, la sensation renseigne immédiatement. Protagoras demeure résolument empiriste en ceci qu’il refuse de déclarer la sensation trompeuse, et préfère expliquer l’erreur au niveau de l’articulation des croyances. La reconnaissance de la souhaitabilité d’un accord permet de son côté de motiver la recherche de croyances valides pour tous. En effet, la vie en société requiert la coopération des différents individus, et cette coopération ne peut se faire qu’à travers une constante révision des croyances. Cet arrimage des différentes croyances individuelles ne peut s’opérer que dans la mesure où il est reconnu qu’une croyance peut être abandonnée, sans pour autant douter de la sincérité de l’individu qui la détenait. Si cette interprétation de Protagoras est juste, il faut reconnaître en Protagoras le premier des pragmatistes, et l’auteur d’un tournant linguistique avant la lettre. Protagoras, et les sophistes avec lui, ne doivent alors pas être compris dans la logique d’une interrogation sur la vérité de l’être, mais plutôt dans la logique d’une interrogation sur la nature des connaissances. On dira qu’il s’agit ici d’un anachronisme, d’une interprétation sauvage. Pourtant, cette interprétation se présente comme la seule capable de répondre à tous les problèmes auxquels Protagoras devait être confronté, en respect des fragments. Interpréter Protagoras à travers le prisme du pragmatisme contemporain permet donc de mieux saisir sa contribution au problème du lien entre le discours et le réel.