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Lakshmi Kapani, docteur ès lettres et sciences humaines (Paris IV-Sorbonne), est maintenant professeur émérite de philosophie indienne et comparée de l’Université de Paris X-Nanterre. Son nom est associé depuis une vingtaine d’années aux études concernant Schopenhauer (1788-1860), et en particulier aux discussions touchant la façon dont ce philosophe a pris appui sur les philosophies de l’Inde pour construire son propre discours. On lui doit les articles suivants : « Schopenhauer et son interprétation de “Tu es cela” », dans L’Inde inspiratrice. Réception de l’Inde en France et en Allemagne (xixe-xxe siècles), études réunies par Michel Hulin et Christine Maillard, Paris, Presses Universitaires de Strasbourg, 1996, p. 45-69 ; « Schopenhauer et l’Inde », Journal Asiatique, tome 290 (2002), no 1, p. 163-292 ; « Schopenhauer et le Vedānta », dans Sakyamuni et Schopenhauer. La lucidité du philosophe et l’éveil du Bouddha, Grenoble, Éditions Prajñā, 2005, p. 86-103. Ce dernier livre poursuit le travail amorcé dans ces textes et présente une étude d’ensemble des rapports entre Schopenhauer et la pensée indienne. Pour y parvenir, il fallait posséder une double formation en philosophie indienne et en philosophie occidentale, et c’est justement ce qui transparaît à chaque page de cet ouvrage.
La quatrième de couverture résume admirablement le propos de ce livre :
La référence constante de Schopenhauer à la pensée brahmanique et bouddhique et sa place significative dans son oeuvre sont loin d’être purement anecdotiques et décoratives. Pourtant, la plupart des études consacrées à Schopenhauer contournent les nombreuses allusions faites par le philosophe […], ou se bornent à répéter le texte même du philosophe, sans prendre de distance critique, faute de connaître les textes en question dans leur version originale. […] L’intégration des données indiennes dans sa propre philosophie, cette espèce de greffe qu’opère Schopenhauer, n’a pas toujours réussi. C’est pourquoi il y a lieu de s’interroger sur les causes de cet échec et de rectifier les erreurs d’interprétation qui perdurent.
Au fil des chapitres, Mme Kapani découvre et analyse seize points de rencontre entre la philosophie de Schopenhauer et les philosophies indiennes qu’elle présente en neuf chapitres portant sur les thèmes suivants : être et ne pas être, la Volonté, le Vouloir-vivre aveugle et la souffrance, la négation de la volonté de vivre, la place de l’intellect dans le travail de la libération, le rôle de la sagesse dans la vie, la māyā ou le monde comme représentation, l’existence humaine, l’inconscient. Mme Kapani procède toujours de la même façon, soit en dressant la liste des principales références au thème analysé de façon à préciser les influences indiennes qu’a pu subir Schopenhauer, à discerner les convergences ou les similitudes, puis à noter et à expliquer les différences. Dans certains cas, le verdict est catégorique. En parlant du nirvāṇa trop vite confondu à cette époque avec le néant, elle écrit : « C’est une pure invention occidentale […]. Le Bouddha et ses disciples ne le conçoivent pas en termes d’être ou de non-être. Il suffirait de lire Nāgārjuna à ce sujet. L’extinction du je ou du moi qui souffre et qui transmigre n’a rien d’effrayant pour celui qui a compris que l’idée de moi est une pure construction et n’existe que dans l’imagination des “sots” (bāla). C’est seulement l’idée fausse qui disparaît » (p. 122). À propos de la Volonté, un concept central s’il en est pour Schopenhauer, Mme Kapani est amenée à faire diverses nuances. Elle conclut toutefois que l’assimilation de la Volonté à l’ātman-brahman des Upaniṣad et du Vedānta ou au « Cela » de la formule védique « tu es Cela » (tat tvam asi) « est impossible voire erronée, car contrairement à la Volonté schopenhauerienne “sans raison” (grundlos), “aveugle” (blinde) et “inconsciente” (“poussée aveugle et effort inconscient”), les principes que sont l’ātman, le brahman, le puruṣa, sont décrits comme étant Pure Conscience, Pure Connaissance » (p. 36-37). « À vrai dire — note-t-elle encore — un équivalent sanskrit de la Volonté nous semble difficile à trouver » (p. 37). Il n’y aurait même aucun concept sanskrit précis correspondant exactement à la Volonté schopenhauerienne (p. 38). Une différence l’emporte finalement sur toutes les autres : « Chez Schopenhauer, c’est cette racine obscure et inconsciente qui ne voit jamais de lumière (sauf par suite de l’intervention de la connaissance que procure l’intellect) qui précède le tout. Or, dans le contexte des Upaniṣad védiques et du Vedānta classique (sans oublier le Sāṃkhya), c’est plutôt le contraire. C’est la conscience (cit) en tant que lumière (jyotis) qui est première » (p. 44). Le dernier chapitre du livre porte justement sur l’inconscient, qui « a été très tôt au centre de la réflexion indienne » (p. 189). Après un assez long développement, Mme Kapani note encore un contraste saisissant entre Schopenhauer et la pensée de l’Inde. En dépit de la victoire provisoire et définitive de la « conscience meilleure » quelques fois et chez quelques-uns, comme cela a été démontré au fil des pages (voir p. 96-97 ; 100 et n. 2 ; 118-119 ; 121 ; 196 et n. 3 ; 198, n. 4), l’auteure constate la victoire de la Volonté inconsciente chez Schopenhauer comme l’Unité transcendante indestructible qui seule demeure à la disparition de l’individu et de l’espèce. Et la victoire du yogin accompli sur l’inconscient par les techniques du yoga dans le contexte indien (p. 214).
Il s’agit d’un livre qui devrait, il me semble, combler une lacune importante dans la compréhension de ce philosophe, et qui a été conçu de surcroît comme un ouvrage de référence. Il se termine en effet par une « bibliographie minimale » (p. 225-232), un très utile « index des mots et des notions » (p. 233-248), un « index des noms propres » (p. 249-252), un « lexique des termes sanskrits » (p. 253-262), autant d’éléments qui feront de ce livre un outil incontournable dans le cadre des études schopenhaueriennes. J’ajoute qu’à mon avis, Mme Kapani a tout à fait réussi le pari de produire un livre qui est de haute tenue scientifique et qui se lit en même temps facilement.