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Nombreuses sont les lettres insérées narrativement dans les oeuvres historiographiques, telles que celles de Thucydide (La guerre du Péloponnèse), de Tacite (Histoires et Annales), de Flavius Josèphe (Antiquités juives et Guerre des Juifs) ou d’Eusèbe de Césarée (Histoire ecclésiastique)[1]. Tout au long de l’Antiquité, les historiographes — qu’ils soient Grecs, Romains, Juifs ou chrétiens — ont eu recours aux lettres comme l’un des matériaux incontournables pour documenter et pour reconstituer les événements du passé, mais aussi comme preuves légitimes de la véracité des faits qu’ils décrivent. Par ailleurs, « l’utilisation de lettres enrichit le discours historiographique en montrant la pensée intime des épistoliers[2] », ce que ne permet pas nécessairement d’autres genres de documents plus officiels. Les lettres insérées narrativement dans les oeuvres historiographiques peuvent donc assumer diverses fonctions qui, bien souvent, se recoupent : documenter certains événements et en expliquer les causes, donner une crédibilité aux récits historiques, persuader le lecteur de la qualité du travail des historiographes, rendre ces récits plus vivants, élaborer ou appuyer l’argumentaire des auteurs (ou des personnages narratifs), ouvrir une fenêtre sur des dimensions plus intimistes de la réalité narrée, etc.[3]

Il convient toutefois, comme l’a bien montré L. Doering, de ne pas confondre (1.) les lettres insérées narrativement, (2.) les lettres documentaires et (3.) les autres écrits en forme de lettre[4] :

  1. les premières sont des écrits épistolaires insérés dans une trame narrative ;

  2. les secondes sont des écrits épistolaires qui nous sont parvenus comme tels, de manière isolée ou réunis dans une collection, hors de toute trame narrative[5] ;

  3. les derniers sont des écrits qui possèdent certaines caractéristiques épistolaires sans être réellement des lettres — tels que les traités ou les sermons en forme de lettres — et qui nous sont également parvenus comme tels, de manière isolée ou réunis dans une collection, hors de toute trame narrative[6].

En d’autres termes, seules les lettres insérées narrativement sont des écrits épistolaires constituant l’une des nombreuses composantes d’un récit, alors que les lettres documentaires et les autres écrits en forme de lettre existent indépendamment de toute forme de narration.

Ce spécialiste de l’épistolaire antique distingue également deux principaux types de lettres insérées narrativement[7] :

  1. les lettres, authentiques ou non, qui ont d’abord (potentiellement) circulé de manière indépendante — par exemple, celles des rois hellénistiques ou des empereurs romains — et qui ont été ultérieurement intégrées dans un récit, notamment de genre biographique ou historiographique, en tant que documents servant, entre autres, de preuves, de renseignements ou de témoignages aux événements narrés ;

  2. les lettres fictives, telles que celles que l’on retrouve, entre autres, dans certains romans antiques[8].

L. Doering distingue finalement deux catégories de lettres insérées narrativement[9] :

  1. les lettres introduites dans un récit sous forme de verbatim[10] et qui reproduisent, résument ou paraphrasent son contenu, en tout ou en partie[11] ;

  2. les lettres mentionnées, explicitement ou implicitement, dans un récit, notamment en lien avec une pratique épistolaire (son écriture, son envoi, sa réception, sa lecture et sa réponse), mais dont le contenu n’est pas, voire très peu, détaillé explicitement par le narrateur ou par les personnages, même si sa teneur peut parfois être déduite — du moins partiellement — par le lecteur à partir d’autres informations du récit.

Il faut toutefois noter que cette seconde catégorie de lettres est malheureusement trop souvent négligée, pour ne pas dire ignorée, par la recherche actuelle, car ces lettres n’offrent évidemment pas la même richesse informative que celles qui appartiennent à la première catégorie de lettres. Toutefois, elles contribuent, tout comme les lettres verbatim, de manière significative au déroulement de l’intrigue, car elles ne sont pas de simples ornements littéraires[12], et doivent, par conséquent, être prises en considération dans une analyse narrative globale.

Il faut également souligner que, dans les récits antiques, toutes les lettres insérées narrativement, qu’elles soient ou non verbatim, s’inscrivent indéniablement dans une pragmatique épistolaire, soit dans un acte efficace de communication à distance entre un épistolier (individuel ou collectif) et un destinataire (individuel ou collectif) en vue de transmettre une information (fausse ou véridique) sur un sujet donné, de persuader ou d’inciter le(s) destinataire(s) à agir[13]. Par conséquent, il ne convient pas de négliger cette pragmatique épistolaire aux dépens du contenu des lettres insérées narrativement, car ils influent tous deux sur le déroulement de l’intrigue.

Dans les textes bibliques, les lettres verbatim insérées narrativement sont plutôt rares, alors que l’on rencontre de nombreuses mentions de pratiques épistolaires. En effet, on recense moins d’une vingtaine de lettres verbatim (première catégorie de lettres) dans l’Ancien Testament et seulement deux dans le Nouveau Testament[14], alors que l’on retrouve près d’une centaine de mentions de pratiques épistolaires (seconde catégorie de lettres) dans les deux Testaments[15]. Par ailleurs, ces lettres verbatim se recensent presque exclusivement dans les écrits de genre biographique ou historiographique. Dans l’Ancien Testament, ces lettres se rencontrent principalement dans les livres dits « historiques », particulièrement dans le premier et le second livres des Rois[16], dans le deuxième livre des Chroniques[17] et dans le deuxième livre des Maccabées[18]. Dans le Nouveau Testament, les lettres verbatim se retrouvent exclusivement dans le second volet du diptyque lucanien[19]. Cela n’est guère surprenant, car il est désormais acquis pour une majorité de spécialistes que, dans la rédaction de son oeuvre, l’auteur de Luc-Actes adopte une démarche historiographique à dimension théologique[20]. Ainsi, cette oeuvre apparaît juive quant à son contenu, mais hellénistique quant à sa forme. Son auteur a recours à certaines des techniques propres à la rédaction historiographique, particulièrement l’insertion de lettres verbatim.

Il convient alors de s’interroger sur les fonctions narratives des diverses lettres, verbatim ou non, insérées narrativement dans le second volet du diptyque lucanien. En d’autres termes, on doit se demander si les lettres insérées narrativement dans les Actes des apôtres ont, comme dans les autres récits historiographiques antiques, pour fonction(s) : de documenter certains événements et d’en expliquer les causes, de donner une crédibilité à ce récit historique, de persuader le lecteur de la qualité du travail de son auteur, de rendre ce récit plus vivant, d’élaborer ou d’appuyer l’argumentaire de l’auteur (ou des personnages narratifs), ou d’ouvrir une fenêtre sur des dimensions plus intimistes de la réalité narrée. Fonctions qui, s’il faut le rappeler, peuvent se recouper.

Mais la question des fonctions narratives des lettres insérées narrativement dans les Actes des apôtres pose également celle de leur authenticité historique qu’il ne convient pas de confondre avec celle, tout aussi complexe, de leur crédibilité narrative. En effet, la manière d’appréhender les lettres, verbatim ou non, insérées narrativement varie grandement en fonction des méthodes d’analyse. Bien que ces diverses méthodes parviennent souvent à des perspectives complémentaires, elles ne situent pas nécessairement leurs questionnements sur le même plan. Par exemple, l’approche historico-critique va, en priorité, s’intéresser à l’authenticité de ces lettres (authenticité historique externe à la narration) et à leur valeur documentaire[21], alors que l’approche narratologique va d’abord s’interroger sur leur(s) fonction(s) narrative(s) — et par le fait même sur le rôle des protagonistes (individuels ou collectifs) impliqués dans ces échanges épistolaires — dans le déroulement de l’intrigue d’un récit particulier. Cette dernière se demandera aussi quels effets ces lettres peuvent avoir sur le lecteur qui fait, à travers l’acte de lecture, l’expérience d’une mise en récit[22], en s’interrogeant sur les trois axes de lecture possibles de ces lettres[23] : 1. la lecture incluse, soit celle du ou des destinataire(s) premier(s) (les protagonistes du récit) et 2. la lecture se réalisant dans un espace extérieur à celui du duo épistolaire constitué par l’épistolier et son destinataire, ou 3. la lecture de nature méditative ou « moraliste », soit celle du destinataire second (le lecteur du récit). Elle posera également la question de leur crédibilité narrative (crédibilité interne à la narration) en se demandant, entre autres, si, dans la trame narrative, les pratiques épistolaires et les lettres insérées narrativement semblent des éléments crédibles pour le lecteur. Cette double question (authenticité historique/crédibilité narrative) ne pourra, dans le cadre de cette contribution, être résolue dans le détail, mais je tenterai, en conclusion, d’ouvrir sur quelques pistes exploratoires sur la crédibilité narrative des lettres insérées narrativement dans les Actes des apôtres.

Avant de s’intéresser aux fonctions narratives des différentes lettres, verbatim ou non, insérées narrativement dans les Actes des apôtres et à leur crédibilité narrative, il me semble cependant nécessaire de faire quelques remarques introductives, à la fois sur cette catégorie particulière de lettres dans la littérature historiographique ancienne et sur certaines règles de composition de ces oeuvres dans l’Antiquité.

I. Les lettres insérées narrativement dans la littérature historiographique antique

Qu’elles soient documentaires ou insérées narrativement, les lettres antiques qui nous sont parvenues constituent de précieux témoignages pour saisir les réalités passées. On a déjà mentionné qu’un grand nombre de lettres insérées narrativement se rencontre dans les récits historiographiques. Ces lettres prennent souvent la forme des documents administratifs (officiels ou quasi officiels) — pensons, entre autres, aux correspondances des autorités militaires, politiques ou religieuses, aux décrets royaux ou aux rescrits impériaux, aux pétitions d’ambassades, etc. —, et sont généralement relatives à des événements, des personnes ou des collectivités ayant existé dans un passé plus ou moins lointain[24]. Il n’est en fait pas surprenant de retrouver une telle concentration de lettres insérées narrativement dans les Historiae antiques, car elles sont à la fois l’un des principaux matériaux ayant documenté et alimenté leur rédaction — du moins lorsqu’elles étaient encore accessibles —, et considérées par les Anciens, on y reviendra, comme l’une des causes de certains événements narrés. Recherche des sources (histoire documentaire) et des causes des événements (histoire explicative), telles étaient, avant la mise en récit (histoire « poétique »), les deux principales préoccupations des historiographes anciens[25].

Cependant, tout comme les lettres documentaires, les lettres insérées narrativement dans les récits historiographiques obligent à se poser la question de leur authenticité qui demeure, dans bien des cas, insoluble, faute de documentation[26]. Pour sortir de cette impasse, il convient de situer le questionnement à un autre niveau : celui du récit. Il ne faut pas perdre de vue que les historiographies antiques sont d’abord et avant tout des récits, plus précisément, selon le Pseudo-Hermogène, l’une des quatre catégories de récits existants : le mythique, le fictif (ou le dramatique), l’historique et le politique (ou le civil)[27]. Or, qu’est-ce qu’un récit ? Pour Aélius Théon, « le récit est un discours qui expose des faits réels ou donnés comme tels[28] ». Ce dernier précise également que « les vertus du récit sont au nombre de trois : la clarté (σαφήνεια), la concision (συντομία) et la crédibilité/plausibilité (πιθανότης)[29] ». La crédibilité est d’ailleurs, toujours selon Aélius Théon, la qualité première d’un récit[30]. Par conséquent, on peut considérer que les historiographies antiques sont des récits crédibles qui exposent des faits réels ou donnés comme tels. Toutefois, les Anciens savaient très bien que les faits inauthentiques étaient parfois plus crédibles que les faits authentiques[31]. Ainsi, tant les lettres authentiques qu’inauthentiques historiquement se devaient d’être considérées par les lecteurs comme narrativement crédibles lorsqu’elles étaient insérées dans le cadre d’un récit historiographique. Est-ce alors affirmer que les historiographes antiques auraient, volontairement et de manière consciente, falsifié leurs narrations de faits vrais en y introduisant des lettres fausses ? La question est plus complexe, mais pour tenter de la résoudre, du moins partiellement, il convient de revenir sur certaines des règles de rédaction des historiographies anciennes en se demandant, notamment, quelles étaient celles qui encadraient l’insertion narrative de lettres, authentiques ou non.

Comme l’écrit Denys d’Halicarnasse, loin de se limiter au divertissement du lecteur, l’un des premiers objectifs d’un récit historiographique est de transmettre, sur un sujet noble, élevé et utile pour beaucoup de gens, des connaissances vraies[32] et complètes, ce qui oblige, dans un premier temps, à rechercher, avec beaucoup de soin et d’ardeur, les sources appropriées[33] pour en faire la rédaction[34]. Cette conception de l’écriture de l’histoire n’est pas sans rappeler le premier prologue de Luc-Actes dans lequel l’auteur mentionne avoir fait des recherches exactes afin de pouvoir exposer, dans un récit suivi, les événements tels qu’ils se sont déroulés :

Plusieurs ayant entrepris de composer un récit des événements qui se sont accomplis parmi nous, suivant ce que nous ont transmis ceux qui ont été des témoins oculaires dès le commencement et sont devenus des ministres de la parole, il m’a aussi semblé bon, après avoir fait des recherches exactes sur toutes ces choses depuis leur origine, de te les exposer par écrit d’une manière suivie, excellent Théophile, afin que tu reconnaisses la certitude des enseignements que tu as reçus[35].

Même s’il continue de faire l’objet de nombreuses discussions, sur lesquelles il est inutile de s’étendre, le prologue de Luc-Actes montre indéniablement que son auteur avait une certaine connaissance des principes de rédaction du genre historiographique qu’il adopte dans la composition de son oeuvre[36].

Dans sa Lettre à Pompée Géminos[37], Denys d’Halicarnasse précise également que l’historien « ne se contente pas de relater l’issue des événements, mais aussi leurs causes, les moyens par lesquels ils se produisent et les intentions de ceux qui en ont été les instigateurs[38]. » Or, les Anciens estimaient que les discours étaient assimilables à des actes, en raison des réactions qu’ils peuvent susciter, et qu’ils devaient, par conséquent, être considérés comme des causes historiques à part entière[39] : tel discours prononcé avait conduit à la guerre, tel autre avait restauré la paix ! Cela explique le soin accordé à les reproduire, sinon à les recomposer lorsque les historiographes n’avaient pas accès directement ou indirectement aux discours prononcés. Thucydide a dicté la règle d’or à suivre dans une telle situation de reconstitution[40] : s’il ne peut les reproduire à la lettre, car il ne possède ni document, ni témoignage sur lesquels s’appuyer, l’historiographe « tentera de les réécrire en respectant le plus possible l’esprit des paroles effectivement prononcées[41]. » Cet acte de réécriture était néanmoins codifié. En effet, le Pseudo-Hermogène[42], Aélius Théon[43] et Lucien de Samosate[44] ont souligné le lien étroit unissant discours, personnages et occasion : à chaque personnage et à chaque occasion conviennent des paroles appropriées. Les historiographes accordaient ainsi une grande importance à reconstituer les discours afin de les rendre crédibles dans le cadre de leur narration. Bien que les avis des historiographes se recoupent, les règles de l’écriture de l’histoire n’étaient pas nécessairement très contraignantes[45] et « l’historiographie antique laissait à la discrétion de chaque auteur l’usage de cet artifice littéraire qu’est l’entrevue symbolique, et parfois même fictive, entre deux ou plusieurs grands hommes ou philosophes, mais confrontation prégnante de signification au coeur de l’événement […][46]. »

Qu’en est-il alors des lettres verbatim insérées narrativement dans les récits historiographiques ? Était-il possible, comme pour les discours, de les recomposer ? On ne fait pas référence ici aux lettres pseudépigraphiques placées sous l’autorité de certaines figures importantes, ni aux lettres fausses ou falsifiées[47], mais plutôt aux lettres qui, pour les historiographes anciens, apparaissent narrativement crédibles dans telle circonstance, mais auxquelles ils n’ont pas eu accès de manière directe ou indirecte (par un autre témoignage oral ou écrit), soit parce qu’elles ont été perdues, soit parce qu’elles n’existaient tout simplement pas, bien que leur existence semble plausible. Les historiographes consultés n’offrent pas de réponse claire à cette question. Notons toutefois que ces derniers définissaient le genre historiographique comme un mélange juste et équilibré entre narration (récit) et parties oratoires (discours)[48]. D’ailleurs, Artémon estimait, du moins selon le Pseudo-Démétrios[49], qu’il convenait de rédiger de la même façon la lettre et le dialogue, la lettre étant en quelque sorte l’autre partie d’un dialogue[50]. On peut alors considérer que les lettres verbatim insérées narrativement appartiennent moins à la dimension narrative que discursive du récit. D’autant plus qu’elles interrompent la narration de la même manière que les discours. Il apparaît donc probable qu’elles aient, elles aussi, fait l’objet d’un travail rédactionnel de la part des auteurs antiques au même titre que les discours[51]. Lorsqu’elles étaient citées verbatim, leur réécriture devait alors suivre les mêmes règles que celles de recomposition des discours afin d’exprimer ce qui aurait pu être écrit par tel personnage dans telle circonstance. L’important était, pour les historiographes antiques, de s’assurer de leur crédibilité dans le cours des événements narrés, non de garantir l’authenticité exacte de leur contenu. De plus, les écrits épistolaires semblent avoir été considérés par les historiographes comme des causes de certains événements, des actes ayant des effets sur le cours des événements narrés dans le cadre du récit historiographique[52]. En effet, si, dans la réalité, les lettres peuvent être des objets potentiellement dangereux lorsque, par exemple, leur contenu incite à la révolte ou ordonne des exécutions, elles peuvent également susciter diverses réactions et permettre de comprendre les motivations derrière certaines actions[53]. Il en va de même dans le cadre des récits historiographiques où elles participent en tant que causes de certains événements narrés, font partie de l’histoire racontée et permettent de comprendre les motivations derrière certaines actions accomplies. Cela explique le soin accordé par les historiographes à les reconstituer et à contextualiser dans le cadre narratif les pratiques épistolaires afin de les rendre narrativement crédibles.

Ces quelques remarques illustrent bien que l’insertion de lettres dans une narration à caractère historiographique n’était pas laissée au hasard, car les lettres, verbatim ou non, occupaient, tout comme les discours, une fonction importante dans le déroulement de l’intrigue. Ainsi, non seulement les historiographes avaient la responsabilité de reconstituer des discours et des lettres qui exposent des faits réels ou donnés comme tels, mais ils devaient également s’assurer que ceux-ci soient considérés comme crédibles narrativement par leurs lecteurs, même lorsqu’ils n’étaient pas nécessairement authentiques. C’est indéniablement cette vertu de crédibilité narrative qui se trouve en arrière-fond du principe thucydidéen de recomposition des discours et qui semble avoir également été appliquée à la recomposition des lettres verbatim insérées narrativement. C’est donc en gardant à l’esprit cette idée de crédibilité narrative que je désire maintenant reprendre le dossier des lettres insérées narrativement dans les Actes des apôtres. On se demandera pourquoi l’auteur a délibérément choisi d’insérer une lettre, verbatim ou non, dans le récit, quelle est la fonction de cette lettre dans le récit, quel impact elle a sur le cours des événements narrés, en d’autres termes, sur l’intrigue, et si cette lettre apparaît crédible du point de vue narratif.

II. Les lettres insérées narrativement dans les Actes des apôtres

Les spécialistes des Actes des apôtres limitent souvent leur attention aux deux lettres verbatim insérées narrativement, soit la lettre contenant la décision de l’« Assemblée de Jérusalem », le « Décret apostolique[54] », et celle que le tribun Lysias a envoyée au gouverneur Félix[55]. Ils font généralement abstraction des autres lettres insérées narrativement dans le récit lucanien, mais qui, on le montrera, contribuent néanmoins de manière significative au déroulement de l’intrigue, comme c’est le cas dans d’autres récits historiographiques. Avant de s’intéresser à leurs fonctions, il convient d’établir brièvement le dossier complet des lettres insérées narrativement dans les Actes des apôtres afin d’en mesurer l’importance[56].

Aux deux lettres citées verbatim s’ajoutent quatre autres lettres distinctes dont le contenu n’est pas explicité, mais qui peut néanmoins être déduit à partir d’autres informations du récit. Le dossier des lettres insérées narrativement dans le récit est donc composé de six lettres distinctes dont deux sont réitérées à d’autres occasions du récit[57]. À l’exception des lettres mentionnées en Ac 9,1-2, toutes les autres lettres appartiennent à la seconde partie du récit (Ac 13-28). Elles sont insérées à partir d’Ac 15, qui narre l’épisode de l’« Assemblée de Jérusalem », qui joue un rôle de pivot dans le récit[58].

La première de ces quatre lettres non citées verbatim correspond à celles que Paul a demandées aux autorités juives pour les synagogues/frères de Damas[59]. La seconde est une lettre de recommandation d’Apollos envoyée par les frères d’Éphèse aux frères d’Achaïe[60]. La troisième est celle que doit composer le gouverneur Festus en vue du transfert de Paul à Rome[61]. Les dernières, mentionnées en Ac 28,21, sont des lettres potentielles, soit celles que les notables juifs de Rome n’ont pas reçues — mais qu’ils auraient pu recevoir — de Judée au sujet de Paul.

Ces six lettres peuvent être divisées en trois catégories :

  1. deux lettres juives[62] ;

  2. deux lettres romaines[63] ;

  3. deux lettres judéo-chrétiennes[64].

S’il est bien connu qu’aucune mention n’est faite d’une pratique épistolaire paulinienne dans le récit lucanien et qu’à aucun moment Paul assume lui-même le rôle d’épistolier, il demeure néanmoins intimement lié aux rédactions et aux échanges épistolaires dans les Actes des apôtres. En effet, à l’exception de la lettre de la communauté d’Éphèse à celle d’Achaïe[65], l’ensemble de ces lettres implique directement Paul, soit : une en tant que demandeur et porteur de lettres[66], une en tant qu’un des porteurs d’une lettre[67], et trois en tant que le ou l’un des sujets d’une lettre[68].

Comme la plupart des lettres que l’on retrouve dans les récits historiographiques, les six lettres appartiennent à la catégorie des documents officiels ou quasi officiels. Elles revêtent ainsi une fonction de documents d’autorité. À l’exception de la lettre de la communauté d’Éphèse, les cinq autres lettres sont liées à un contexte de conflits ou d’oppositions — quatre fois entre Juifs et judéo-chrétiens[69] et une fois entre deux tendances du christianisme naissant[70] —, participant ainsi aux tensions narratives du récit. Quatre lettres sont expédiées de Jérusalem ou de Judée[71] en direction de Damas[72], d’Antioche (et de Syrie et de Cilicie)[73], de Césarée[74] et de Rome[75], une d’Éphèse vers l’Achaïe[76] et une autre de Césarée vers Rome[77], illustrant l’importance, la diversité et l’étendue de cette communication à distance dans l’Antiquité. Pour une seule lettre[78], l’auteur mentionne explicitement les porteurs, mais, pour deux autres, cette information peut être déduite du récit[79]. Pour les six lettres, il mentionne le ou les épistolier(s) et le ou les destinataire(s). Parmi les six lettres, deux d’entre elles font explicitement référence à un contexte émotif, soit comme motif justifiant la demande de rédaction[80], soit à leur réception et à leur lecture publique[81]. À plusieurs reprises, le récit mentionne l’acte d’écriture et de lecture — personnelle ou publique — des lettres, de même que celui de leur envoi par les épistoliers et de leur réception par les destinataires, rendant narrativement crédible la mise en récit de ces pratiques épistolaires. Finalement, les deux lettres citées verbatim reprennent des informations déjà mentionnées dans le récit, et donc connues du lecteur, mais en les transformant ou en les précisant.

En ce qui concerne les termes employés pour désigner ces lettres, l’auteur a majoritairement recours à celui d’« ἐπιστολή », au singulier[82] ou au pluriel[83], mais une fois, pour les lettres que n’ont pas reçues les Juifs de Rome, il utilise le terme « γράμματα[84] ». À deux reprises, les lettres ne sont pas explicitement mentionnées, mais sous-entendues par l’emploi du verbe « γράφω[85] ».

Bien que brossés à grands traits, ces divers éléments suffisent à illustrer la richesse du dossier épistolaire dans les Actes des apôtres qui ne se limite pas qu’aux lettres verbatim. Ainsi, loin d’être de simples ornements littéraires, ces différentes lettres ont été soigneusement mises en scène par l’auteur de Luc-Actes et contribuent de manière significative au déroulement de l’intrigue.

III. Les fonctions de lettres insérées narrativement dans les Actes des apôtres

Sans reprendre dans le détail l’ensemble du dossier des lettres insérées narrativement dans les Actes des apôtres, je m’attarderais dans cette partie sur certains aspects qui permettront de mieux comprendre leurs fonctions dans le récit.

1. Les deux lettres juives

Tout d’abord, il est intéressant de noter que les différentes phases du destin de Saul/Paul — le persécuteur, le missionnaire et le prisonnier — sont ponctuées de lettres juives, judéo-chrétiennes et romaines. En effet, c’est muni de lettres juives[86] que Saul, après avoir ravagé la communauté judéo-chrétienne[87], quitte pour la première fois Jérusalem pour Damas, alors qu’il est toujours un persécuteur de la Voie. C’est également par la mention des lettres juives, soit celles que n’ont pas reçues de Judée les notables juifs de Rome[88], que s’entame le dernier épisode du récit lucanien[89]. Bien qu’ils sachent que la secte à laquelle appartient Paul rencontre partout de l’opposition, les notables n’ont reçu aucune information — ni écrite, ni orale — au sujet de Paul lui-même, ce qui justifie leur demande : « Nous demandons à t’entendre exposer toi-même ce que tu penses[90] ». Cette information témoigne qu’une relation épistolaire entre les communautés juives de Judée et de Rome devait encore exister à l’époque de rédaction de Luc-Actes et qu’elle contribuait à l’échange d’informations entre elles. Les deux lettres juives mentionnées dans les Actes des apôtres encadrent ainsi en amont et en aval l’ensemble des activités et des conditions pauliniennes, mais également de toutes les autres lettres insérées narrativement qui concernent Saul/Paul.

Ce sont les premières de ces lettres, soit celles du grand prêtre[91] — désigné d’abord au singulier —, qui occupent une fonction importante dans l’intrigue, comme le montre leur réitération à deux reprises[92]. Nous sommes peu de temps après l’épisode de la lapidation d’Étienne[93], que Saul a approuvée[94], et de la violente persécution de la communauté de Jérusalem qu’il a ravagée[95]. Bien que le contenu de ces lettres ne soit pas explicitement mentionné, leur intention est néanmoins précisée pour le lecteur. L’intentionnalité d’une lettre est, dans un cadre narratif, tout aussi importante que son contenu. Le narrateur précise que Saul, qui respirait toujours menaces et meurtres, avait demandé, et reçu, ces lettres pour lui permettre de rechercher les adeptes de la Voie qui se trouvaient à Damas afin de les amener liés à Jérusalem, sans toutefois préciser l’objectif final de cette action[96]. Il s’agit donc de lettres qui ont un caractère officiel, octroyant à son porteur d’importants pouvoirs répressifs (arrestation, ligotage et transfert de prisonniers), car elles sont cautionnées par l’autorité du grand prêtre — qui demeure à cette époque, malgré sa perte évidente de prestige, la plus haute autorité morale et religieuse juive — dans un contexte de crise entre les autorités juives et les partisans de la Voie[97].

Mais le récit apprend rapidement au lecteur que le grand prêtre n’est pas le seul responsable des persécutions et des pouvoirs répressifs octroyés à Saul et que l’origine et la nature de ces pouvoirs étaient connues par les disciples de Damas. En effet, dans le dialogue entre le Seigneur et Ananias, ce dernier mentionne qu’il a entendu parler de Saul et de « tout le mal qu’il a fait aux saints à Jérusalem », mais également qu’il dispose à Damas « des pleins pouvoirs reçus des grands prêtres[98] pour ligoter tous ceux qui invoquent ton nom[99] ». Cette information est de nouveau confirmée un peu plus loin par les disciples de Damas : « N’est-ce pas lui qui, à Jérusalem, s’acharnait contre ceux qui invoquent ce nom ? Et n’était-il pas venu tout exprès pour les conduire, enchaînés, aux grands prêtres[100] ? » Ainsi, le lecteur prend conscience que ce n’est pas seulement le grand prêtre, mais l’ensemble des grands prêtres qui ont octroyé à Saul des pouvoirs répressifs et qu’ils sont les premiers responsables des persécutions contre les disciples de la Voie.

On ne peut souscrire à l’idée que ces lettres peuvent être considérées comme une simple pression ou une mise en garde, ne serait-ce que morale, de la part des grands prêtres, du sanhédrin ou même de Paul à l’intention des Juifs de Damas, ni comme des lettres de recommandation simplement « destinées à [introduire Paul] et à faire pression sur les autorités synagogales de Damas[101] », car il est explicitement fait mention à diverses reprises d’un pouvoir d’arrestation, de ligotage et de transfert de judéo-chrétiens qui se trouvaient dans une ville située en Syrie. Dans le cadre du récit lucanien, ces lettres des grands prêtres permettent, en tant qu’instruments d’autorité en contexte de conflit, l’extension de leur pouvoir en dehors de Jérusalem et de la Judée[102] et soulignent que les persécutions contre les disciples de la Voie ont reçu l’approbation des plus hautes autorités religieuses du judaïsme[103]. Dans ce contexte, l’utilisation du terme « lettre » au pluriel (ἐπιστολαί) n’est pas due au hasard. Il est soigneusement choisi par l’auteur de Luc-Actes pour faire de ces lettres des documents officiels émanant des grands prêtres. Ce n’est d’ailleurs que pour ces documents qu’il est employé au pluriel. Or, au pluriel, celui-ci prend particulièrement le sens d’un « ordre[104] », ce qui confirme le caractère officiel, voire policier ou militaire, des documents remis à Saul de la part des grands prêtres. Dans le récit, Saul avait ordre d’arrêter, de ligoter et de conduire les prisonniers aux grands prêtres de Jérusalem.

La réitération explicite et implicite de ces lettres dans la suite du récit montre également l’importance que l’auteur leur accorde. Pour lui, elles ne sont pas de banals documents. En effet, il est bien connu que le procédé de réitération, souvent ternaire[105], est très caractéristique de la rédaction lucanienne pour attirer l’attention du lecteur sur certains événements majeurs ou sur certaines informations et décisions importantes[106]. Cependant, lorsqu’il réitère un élément du récit, l’auteur ne se contente pas de reprendre ce qui est mentionné en amont, il le fait généralement en les précisant ou en apportant quelques modifications significatives, ce qui permet d’en varier l’interprétation. Il en va de même en ce qui concerne ces lettres officielles et les pouvoirs que Saul/Paul a reçus. Leurs réitérations surviennent dans deux discours apologético-biographiques de Paul[107], le premier prononcé devant la foule assemblée dans le Temple de Jérusalem après son arrestation par le tribun Lysias[108] et le second prononcé devant Agrippa à Césarée alors que Paul attend son transfert pour Rome[109].

Dans le premier discours, Paul dévoile une nouvelle information au sujet de ces lettres : celles-ci lui ont été remises non seulement par le grand prêtre, mais aussi par tout le collège des anciens[110], l’un des trois groupes qui formaient le sanhédrin[111], élargissant encore la responsabilité et l’approbation des persécutions par certaines des autorités religieuses juives. Le caractère officiel de ces lettres s’en trouve ainsi confirmé, car elles émanent de ces autorités. Paul précise également pourquoi il devait lier et ramener les partisans de la Voie de Damas à Jérusalem : pour les faire punir, sans détailler quelles peines ils devaient subir, ni qui devait les appliquer[112].

Dans le second discours, Paul ne mentionne pas explicitement les lettres qu’il a reçues, mais elles sont clairement sous-entendues lorsqu’il déclare qu’il se rendait à Damas « avec pleins pouvoirs et mandat spécial des grands prêtres[113] ». Ainsi le lecteur se voit confirmer l’information qu’il avait apprise d’Ananias et des disciples de Damas[114], soit que les pouvoirs que Paul a reçus ne lui viennent pas seulement du grand prêtre et du collège des anciens, mais plus largement des grands prêtres, donc de l’ensemble des plus hautes autorités religieuses juives. Le lecteur peut en déduire que ce sont les lettres que Paul a reçues qui lui octroient le mandat spécial de se rendre à Damas avec les pouvoirs d’arrêter, de ligoter et de ramener les partisans de la Voie à Jérusalem. Le caractère officiel de ces lettres est donc encore une fois renforcé, car l’ordre de persécution a été signé par l’ensemble des autorités juives et ils en portent eux-mêmes l’entière responsabilité. Mais ce discours de Paul va apporter deux autres précisions sur cette implication des autorités juives dans la persécution des partisans de la Voie. D’une part, Paul mentionne que c’est en vertu de ce pouvoir qu’il tenait des grands prêtres qu’il a incarcéré un grand nombre de saints à Jérusalem, et, d’autre part, qu’avant de se rendre à Damas, il les avait poursuivis jusque dans les villes étrangères[115]. Avant de devenir un instrument du Seigneur, Paul avait donc d’abord été un instrument des grands prêtres dans les persécutions des disciples de la Voie qu’ils ont orchestrées. Pour ces autres mandats spéciaux, muni des mêmes pleins pouvoirs, Paul avait également dû recevoir des lettres officielles, similaires à celles qu’il avait reçues pour Damas, de la part des grands prêtres.

Ce sont donc ces lettres officielles qui justifient le départ de Paul vers Damas — le conduisant vers sa rencontre avec le Seigneur qui bouleversa son destin —, qui le mandatent d’agir au nom des plus hautes autorités juives, et qui pointent en direction des autorités juives la responsabilité et l’approbation du conflit entre les disciples de la Voie et les autres Juifs. Toutefois, Paul insiste également sur sa propre responsabilité dans la persécution des disciples de la Voie. Ces lettres sont donc l’une des causes des événements narrés et elles apparaissent comme de véritables instruments d’autorité dans un contexte de crise.

2. Les deux lettres romaines

En ce qui concerne les deux lettres romaines, soit celle du tribun Lysias[116] et celle du gouverneur Festus[117], on est encore une fois en présence d’une correspondance épistolaire officielle, soigneusement mise en scène par l’auteur de Luc-Actes, qui s’inscrit dans le contexte d’un conflit soumis au jugement des autorités romaines où Paul doit se défendre des accusations portées contre lui par les Juifs. Soulignons que, contrairement à ce que prétend H.W. Tajra et D. Marguerat[118], ces deux lettres n’appartiennent pas à la catégorie des litterae dimissoriae ou apostoli (ἀπόστολοι) comme l’a bien montré J. Dauvillier. En effet, selon le Digeste (49,6,1)[119], lorsqu’un condamné faisait appel par écrit (libelli appellatorii) d’une sentence prononcée par un juge, celui-ci devait rédiger, dans un délai de trente jours, l’acte d’appel (litterae dimissoriae) qui devait être transmis à l’intention d’une juridiction supérieure, l’empereur ou quelqu’un d’autre, qui était chargé d’examiner à nouveau la cause[120]. Cela implique donc minimalement qu’une sentence soit prononcée et que celle-ci soit contraire aux lois civiles ou criminelles. Or, ni Lysias, ni Festus ne prononcent de sentence concernant Paul. Dans les Actes des apôtres, aucune procédure judiciaire impliquant Paul n’est conduite réellement à son terme. Toutes les procédures avortent avant le prononcé de la sentence[121]. Par conséquent, Paul n’a pas interjeté appel à l’empereur, mais a demandé à comparaître devant lui, déclinant par le fait même la compétence du tribunal provincial[122]. Ainsi, la lettre de Lysias correspond plutôt à un rapport policier (elogium) accompagnant un accusé lors de son transfert à un magistrat romain afin que celui-ci puisse prendre connaissance du dossier de l’accusé qui lui était déféré en vue de le juger. Celle de Festus correspond plutôt à un rapport judiciaire, dans lequel était nécessairement inclus l’elogium de Lysias, accompagnant un cas déféré par un magistrat romain à une autre autorité compétente pour instruire le procès d’un prévenu[123].

La lettre de Lysias a fait couler beaucoup d’encre[124]. Il est en effet douteux que l’auteur de Luc-Actes ait pu avoir accès directement à ce document romain officiel, mais il est tout à fait possible qu’il ait eu connaissance de son existence, voire de l’essentiel de son contenu, par un témoin direct[125], ou qu’il ait décidé de la recomposer, à partir des informations qu’il possédait, telle qu’elle aurait pu être rédigée. Cela expliquerait pourquoi il introduit la lettre dans le récit par cette formulation : « γράψας ἐπιστολὴν ἔχουσαν τὸν τύπον τοῦτον[126] ». Or, le terme « τύπος » signifie « de cette manière », « ainsi conçu » ou « ayant cette forme ou cette tournure ». Il est courant dans d’autres récits historiographiques, mais n’implique pas nécessairement une reproduction exacte du texte cité[127], mais plutôt ce qui aurait pu être sa forme et son contenu[128]. Ce terme indique que la lettre de Lysias porte indéniablement en elle les traces d’une activité rédactionnelle de la part de l’auteur. De même, on peut se demander pourquoi l’auteur de Luc-Actes a choisi de citer verbatim cette lettre, et non celle de Festus, alors que cette dernière, rédigée par un gouverneur romain, apparaît beaucoup plus importante et prestigieuse que celle d’un simple tribun. Encore une fois, c’est en s’interrogeant sur la fonction de cette lettre dans le déroulement de l’intrigue qu’on tentera de répondre à cette question.

La lettre du tribun Lysias, adressée au gouverneur Félix, ne se contente pas de reprendre de manière résumée les événements survenus entre Ac 21,31-23,10[129], elle en omet certains et en transforme d’autres significativement[130]. Cette relecture des événements est réalisée selon une perspective romaine où ne sont retenues que les informations pertinentes à la rédaction de l’elogium. Elle permet au tribun de se présenter sous un jour favorable et d’affirmer au gouverneur qu’il s’est montré digne de son pouvoir de coercitio[131], son pouvoir policier de maintien de l’ordre[132], et qu’il a protégé un citoyen romain dont la vie était menacée[133]. Cette lettre apporte également deux nouvelles informations au lecteur : le praenomen du tribun (Claude), mais surtout son avis — et non son jugement — sur le cas de Paul : « J’ai constaté que l’accusation portait sur des discussions relatives à leur loi, mais sans aucune charge qui ne méritait la mort ou la captivité[134]. » Par cette lettre, sont ainsi anticipées les deux autres déclarations mentionnant qu’aucune charge ne peut être retenue contre Paul en vertu du droit romain[135]. Dans le cadre de l’intrigue, cette lettre a une répercussion directe sur la suite des événements. Si c’est le complot des Juifs qui justifie le transfert de Paul à Césarée, selon le droit romain, c’est la réception de l’elogium de Lysias qui oblige le gouverneur Félix à instaurer l’unique et véritable procès de Paul. La tenue de ce procès est à la fois anticipée dans l’elogium, lorsque Lysias écrit qu’il a demandé « aux accusateurs [les Juifs] d’avoir à porter plainte contre lui [Paul] devant toi [Félix][136] », et confirmée par Félix lorsqu’il déclare à Paul après avoir lu la lettre : « Je t’entendrais […] quand tes accusateurs seront là[137]. »

En ce qui concerne la lettre de Festus[138], quelques mots suffisent, car elle partage le même objectif que celle de Lysias, soit de transmettre à l’empereur un rapport judiciaire concernant l’accusé qui lui est transféré. Alors que Festus connaissait pourtant bien la cause, celui-ci continue d’être embarrassé par l’affaire de Paul, comme il le signale à Agrippa qui lui rendait alors visite[139]. Ce dernier émet le souhait d’entendre Paul, ce que Festus accepte. La lettre n’est donc pas la cause première de cette audience. Cependant, lors de cette audience, Festus déclare qu’il a fait comparaître Paul devant Agrippa, car il « ne dispose d’aucune donnée sûre pour écrire au souverain[140] » et « afin d’être en mesure de lui écrire, à la suite de l’audience. Il serait absurde en effet me semble-t-il d’envoyer un prisonnier sans même spécifier les charges qui pèsent sur lui[141]. » La lettre permet ainsi de comprendre quelle était l’intention de Festus en acceptant la tenue d’une audience, mais aussi quelles attentes il avait envers celle-ci : mieux comprendre, à la lumière de cette audience, les charges qui pèsent contre Paul afin de les transmettre par lettre, comme l’exige la procédure, à l’empereur. Cette lettre est donc l’une des causes qui permettent d’expliquer les événements narrés. Ces deux lettres peuvent également être considérées comme des instruments d’autorité rédigés dans un contexte de crise.

3. Les deux lettres judéo-chrétiennes

La première lettre judéo-chrétienne est celle envoyée par les frères d’Éphèse pour recommander Apollos aux frères d’Achaïe[142]. Le modèle de cette lettre est possiblement hérité d’une pratique synagogale répandue à l’époque et qui avait pour fonction d’introduire un membre d’une synagogue auprès d’une autre communauté synagogale[143]. La lettre de recommandation était également bien connue dans le monde hellénistique. Le Pseudo-Démétrios de Phalère décrit ce type de lettre en ces termes : « La lettre de recommandation, c’est celle que nous écrivons à quelqu’un en faveur d’un autre, à la fois en y tressant des louanges et en parlant à des gens jusque-là inconnus comme s’ils étaient connus[144]. » Comme le souligne P. de Salis, « la plupart des lettres de recommandation ont pour but de demander d’accorder l’hospitalité, à des fins de facilitation des voyages et des séjours temporaires[145] ». Plus précisément, poursuit-il, il « s’agit ainsi de donner une orientation positive à la lettre, de façon à bien disposer le destinataire à agir dans le sens voulu en faveur du bénéficiaire de la recommandation[146] ». Le contenu de la lettre de recommandation d’Apollos n’est pas explicité, mais se laisse aisément deviner tellement ce genre de billet était courant dans l’Antiquité[147]. Si cette lettre peut sembler banale, elle apparaît néanmoins comme étant la plus énigmatique des Actes des apôtres, tout comme l’est, dans le récit, le personnage d’Apollos, un Juif d’Alexandrie, « homme éloquent et versé dans les Écritures[148] ». Sur ce dernier, le narrateur mentionne également « [qu’il] était instruit dans la voie du Seigneur, et, fervent d’esprit, [qu’il] annonçait et enseignait avec exactitude ce qui concerne Jésus, bien qu’il ne connût que le baptême de Jean[149] ». Lors de son passage à Éphèse, Apollos « se mit à parler librement dans la synagogue[150] ». C’est à ce moment qu’Aquilas et Priscille l’entendirent, qu’ils le prirent avec eux afin de lui exposer « plus exactement la voie de Dieu[151] ». C’est après avoir reçu cet enseignement qu’il partit en Achaïe, plus précisément à Corinthe[152], muni de cette lettre de recommandation, où « il se rendit, par la grâce de Dieu, très utile à ceux qui avaient cru[153] » et qu’il réfuta « vivement les Juifs en public, démontrant par les Écritures que Jésus est le Christ[154] ».

On pourrait se contenter de mentionner qu’il s’agit d’une simple lettre de recommandation qui a pour fonction d’assurer à Apollos un accueil favorable en Achaïe, mais cela ne permet pas de résoudre son caractère énigmatique. Si la fonction première de cette lettre de recommandation est évidente, il est plus difficile de comprendre pourquoi Apollos est le seul protagoniste du récit à recevoir une telle lettre, alors que plusieurs autres voyagent de communauté en communauté.

Pour répondre à cette question, il convient d’abord de mentionner que l’épisode d’Apollos[155] interrompt le récit des voyages de Paul qui reprend ensuite par le retour de ce dernier à Éphèse, une cité qu’il avait quittée avant l’arrivée d’Apollos, tout en laissant sur place Aquilas et Priscille. Or, comme le rappellent D. Marguerat et Y. Bourquin, une scène enchâssée et une scène enchâssante « s’interprètent l’une par rapport à l’autre et l’une grâce à l’autre[156] ». Ainsi, l’épisode d’Apollos est enchâssé par deux séjours pauliniens à Éphèse et ce sont ces derniers qui permettent de mieux le comprendre.

Lors du premier passage à Éphèse, Paul s’entretint avec les Juifs qui le prièrent de prolonger son séjour, ce à quoi il ne consentit pas, car il voulait célébrer la fête prochaine à Jérusalem. Il partit ensuite, en leur promettant, si Dieu le veut, de revenir à Éphèse[157]. On ne sait toutefois rien de l’enseignement de Paul dans cette ville, pas plus d’ailleurs que celui d’Apollos. Le second séjour de Paul à Éphèse est centré sur deux questions qu’il pose à une douzaine d’hommes de cette communauté : « Avez-vous reçu l’Esprit saint, quand vous avez cru[158] ? » et « [de] quel baptême avez-vous donc été baptisés[159] ? » À ces questions, la douzaine d’hommes répondit : « Nous n’avons pas même entendu dire qu’il y ait un Esprit saint[160] » et qu’ils avaient reçu le « baptême de Jean[161] ». Paul leur explique alors que « Jean a baptisé du baptême de repentance, disant au peuple de croire en celui qui venait après lui, c’est-à-dire, en Jésus », puis les baptise au nom du Seigneur Jésus. Après leur avoir « imposé les mains, l’Esprit saint vint sur eux, et ils parlaient en langues et prophétisaient », signe manifeste de cette réception. Dans la rédaction lucanienne, la question du baptême au nom du Seigneur et celle de la réception de l’Esprit saint sont étroitement liées, même si l’ordre de ces deux éléments varie parfois. Ainsi, comme le souligne D. Marguerat, baptême d’eau et réception de l’Esprit saint sont deux faces d’un même événement[162].

Il convient donc de relire l’épisode d’Apollos à la lumière des deux questions pauliniennes en se demandant de quel baptême Apollos a été baptisé et s’il a reçu l’Esprit saint. Dans la présentation qu’il fait d’Apollos, le narrateur précise que celui-ci n’a reçu que le baptême de Jean[163]. Par conséquent, on comprend que, tout comme le groupe d’hommes que Paul rencontre, il n’a pas reçu le baptême au nom du Seigneur Jésus. L’aurait-il reçu après qu’Aquilas et Priscille lui ont enseigné plus exactement la voie de Dieu ? Sur cette question, le récit reste silencieux. Avait-il reçu l’Esprit saint ? Cela revient à se demander s’il est possible, dans les Actes des apôtres, de posséder l’Esprit saint sans recevoir le baptême au nom de Jésus. Si, dans certains épisodes lucaniens, le fait d’être baptisé ne s’accompagne pas explicitement de la réception de l’Esprit saint[164], l’inverse n’est pas attesté dans le récit, même s’il existe parfois un certain décalage temporel entre les deux réceptions. Cela permet de lever l’ambiguïté de la formulation « fervent d’esprit » dont le narrateur qualifie Apollos[165], dans laquelle le terme « πνεῦμα » ne revoit pas à l’Esprit saint, mais plutôt à la qualité émotive ou psychologique qui animait Apollos dans son annonce et son enseignement : il était animé d’un esprit bouillonnant, enthousiaste[166]. Ce trait de caractère d’Apollos semble confirmer lorsque le narrateur emploie le terme « εὐτόνως » (avec énergie, vigueur, véhémence) pour qualifier la manière dont il réfutait les Juifs à Corinthe[167]. Apollos apparaît ainsi comme un personnage d’une grande intensité. Cette absence de l’Esprit saint permet également d’expliquer pourquoi Apollos, versé dans les Écritures, était instruit dans la voie du Seigneur, sans l’être dans celle de Dieu[168]. Comment aurait-il pu ignorer la voie de Dieu s’il était rempli de l’Esprit saint ?

C’est donc sans avoir reçu le baptême au nom de Jésus et sans être rempli de l’Esprit saint qu’Apollos partit pour l’Achaïe. Cela permet de mieux comprendre la seconde fonction de la lettre de recommandation qu’il a reçue des frères d’Éphèse. Non seulement elle permet d’assurer un bon accueil à Apollos par la communauté d’Achaïe, mais elle vient souligner implicitement la nécessité pour ce dernier de recevoir une caution humaine qui engage l’autorité de la communauté d’Éphèse en sa faveur. C’est parce qu’il n’a pas reçu le baptême au nom de Jésus et l’Esprit saint qu’il a besoin de cette caution humaine, ce qui n’est pas le cas des autres protagonistes du récit, tels que Pierre et Paul, qui, remplis de l’Esprit saint et guidés par lui, n’ont pas besoin de lettres de recommandation. Ces derniers ont ainsi reçu une caution divine à leur mission respective. Ainsi, non seulement la lettre de recommandation d’Apollos participe explicitement aux événements narrés, favorisant le voyage et le bon accueil de ce dernier en Achaïe, engage l’autorité de la communauté d’Éphèse, mais elle assume implicitement une fonction argumentative permettant de départager deux types de prédication — celle cautionnée divinement et celle cautionnée humainement —, correspondant à deux types de croyants — ceux ayant reçu le baptême au nom de Jésus et étant remplis de l’Esprit saint, et ceux n’ayant pas reçu ce baptême et n’étant pas animés par l’Esprit saint.

La seconde lettre judéo-chrétienne est celle rédigée immédiatement après l’« Assemblée de Jérusalem[169] ». La rédaction de cette lettre s’inscrit dans le contexte d’une crise interne survenue dans la communauté d’Antioche concernant les conditions d’accès au salut pour les frères d’origine non juive. S’est alors posée la question suivante : est-ce que la circoncision, selon le rite de Moïse, était une condition nécessaire pour être sauvé ? Cette question a engendré un important débat et une dissension (στάσις) qui ont opposé, d’une part, certains hommes venus de Judée, mais sur lesquels on ne sait rien de plus, et, d’autre part, Paul et Barnabas. Pour résoudre ce conflit, les frères d’Antioche ont décidé que Paul et Barnabas, accompagnés de quelques-uns des leurs, monteraient à Jérusalem, vers les apôtres et les anciens, pour traiter cette question[170]. Après l’arrivée de cette délégation à Jérusalem, certains du parti des pharisiens, qui avaient cru, ont élargi le débat pour y inclure également la question de l’observance complète de la loi de Moïse par les frères d’origine non juive[171]. C’est pour examiner ces deux questions distinctes que les apôtres et les anciens de la communauté de Jérusalem se réunirent afin de trouver une solution à cette crise[172]. Cette rencontre et la décision qui en découle revêtent un caractère très officiel[173]. Au terme de la discussion, surtout accaparée par les discours de Pierre, faisant écho à l’épisode de la conversion de Corneille et de sa famille[174], puis de Paul et Barnabas, qui racontent tous les miracles et les prodiges que Dieu avait faits par eux au milieu des gentils[175], Jacques prend la parole et énonce son jugement de l’affaire qui consiste à ne pas créer des difficultés à ceux des gentils qui se convertissent à Dieu, à écrire aux frères d’Antioche et à imposer aux gentils qui ont cru de s’abstenir des souillures des idoles, de l’impudicité, des animaux étouffés et du sang[176]. Puis, dans une décision collégiale, « il parut bon aux apôtres et aux anciens, et à toute l’Église, de choisir parmi eux et d’envoyer à Antioche, avec Paul et Barnabas, Jude, appelé Barsabas, et Silas, hommes considérés entre les frères[177] », munis d’une lettre, le fameux « Décret apostolique[178] », renfermant la décision prise lors de l’« Assemblée de Jérusalem[179] ».

Avant de s’intéresser au contenu de la lettre, il convient de mentionner que Jacques, qui a un rôle effacé dans l’ensemble du récit lucanien[180], semble jouir dans cet épisode d’une grande autorité au sein de la communauté de Jérusalem, si ce n’est de la plus haute autorité. En effet, peu de commentateurs de ce passage (Ac 15,19-21) ont signalé que Jacques semble être le seul qui possède l’autorité suffisante pour trancher le débat survenu à Antioche. Si la TOB et le Nouveau Testament Osty et Trinquet traduisent « ἐγὼ κρίνω » par « je suis d’avis, moi », il semble que la traduction de la Bible de Jérusalem, « je juge, moi », soit plus appropriée. Dans le contexte d’un débat ou d’un litige, comme c’est le cas pour l’« Assemblée de Jérusalem », le verbe « κρίνω » semble plutôt prendre le sens de « juger », de « décider » ou de « trancher ». De plus, dans l’épisode de l’« Assemblée de Jérusalem », Jacques est le seul qui, après avoir approuvé le discours de Pierre, tranche réellement le débat en édictant oralement la règle à suivre, d’autant plus que les versets qui suivent ne concernent plus la décision à prendre sur la question débattue, qui semble alors être réglée, mais sur le choix de la délégation. Pour É. Delebecque « […] les deux discours de Pierre et de Jacques sont solennellement ratifiés par “les apôtres et les prêtres, suivis par l’Église entière” », mais, à mon avis, la décision d’Ac 15,22 ne concerne plus les prescriptions édictées par Jacques, mais se limite au choix des membres qui composeront la délégation qui sera envoyée à Antioche avec Paul et Barnabas[181].

Ainsi, après le discours de Jacques, la question débattue ne sera plus abordée par la communauté réunie, comme si le discours de Jacques et son « jugement » avaient mis un terme au débat. Ces indices laissent donc penser que c’était Jacques — non seulement en tant que chef du collège des anciens, mais en tant que chef de l’ensemble de la communauté hiérosolymitaine après le départ de Pierre (Ac 12,17) — qui possédait l’autorité suffisante pour rendre un jugement sur le débat en cours. Pour É. Trocmé, « les Actes n’accordent pas à Jacques le titre d’apôtre ou de témoin ne lui reconnaissant ainsi qu’une autorité limitée[182] ». Or, cette affirmation minimise le rôle déterminant que Jacques a joué dans le récit lucanien de l’« Assemblée de Jérusalem » et de l’autorité qu’il incarne, avec l’appui du collège des anciens, à Jérusalem lors du dernier séjour de Paul et à laquelle ce dernier se soumet (Ac 21,17-26). Jacques n’est certes pas qualifié d’apôtre ou de témoin, mais cela ne l’empêche pas de représenter une figure d’autorité importante, à la tête du collège des anciens, voire de l’ensemble de la communauté de Jérusalem, bien que l’auteur des Actes des apôtres ne lui consacre qu’une attention limitée.

Revenons maintenant à la première lettre citée verbatim dans le récit lucanien. Cette dernière revêt un caractère officiel, tant par sa forme que par son contenu très solennel. Elle s’apparente à une lettre juive de diaspora de type encyclique, car elle est adressée aux frères d’origine non juive d’Antioche, mais aussi à ceux de Syrie et de Cilicie, et à une lettre d’administration halakhique en raison des prescriptions qu’elle contient[183]. Sa forme adopte celle des décrets civiques hellénistiques ou romains[184].

Les épistoliers sont composés de l’ensemble des membres de la communauté de Jérusalem et sont mentionnés, dans la lettre, dans l’ordre de leur ancienneté au sein de cette dernière : d’abord les apôtres, ensuite les anciens, puis finalement les frères[185]. La lettre informe les destinataires que les hommes, venus de Judée, qui ont troublé la communauté d’Antioche n’étaient pas mandatés par la communauté de Jérusalem. Elle mentionne ensuite la décision collégiale d’envoyer, avec la délégation venue d’Antioche (Paul et Barnabas), une délégation de Jérusalem (Judas/Barsabas et Silas). Cette dernière a non seulement pour responsabilité de porter la lettre, mais aussi, de manière similaire à une ambassade officielle, de garantir la fiabilité des informations contenues dans celle-ci, de les commenter et de les interpréter[186]. La lettre mentionne également la décision qui a été prise lors de l’« Assemblée de Jérusalem ». Le lecteur apprend que c’est finalement le « jugement » de Jacques qui a été retenu par l’« Assemblée ». Cette décision consiste à ne pas imposer aux frères d’origine non juive d’autre fardeau que ce qui est nécessaire, soit l’obligation de s’abstenir des souillures des idoles, de l’impudicité, des animaux étouffés et du sang. Dans la lettre, cette décision est présentée comme relevant d’une décision collégiale et unanime (ὁμοθυμαδόν) de la communauté hiérosolymitaine[187]. Seule la lettre apprend au lecteur que cette décision est placée sous le signe de l’Esprit[188], trait rédactionnel très fréquent dans la seconde partie du diptyque lucanien visant à conférer une légitimité supplémentaire à la décision prise lors de l’« Assemblée de Jérusalem[189] ». Par conséquent, cette décision ne saurait être remise en question. L’obligation pour les frères d’origine non juive à respecter ces quatre prescriptions est renforcée par l’exhortation finale[190]. Finalement, mentionnons que les salutations initiale (salut !) et finale (Adieu) d’usage sont mentionnées explicitement dans la lettre[191].

Si cette lettre est indéniablement un instrument d’autorité en contexte de crise, elle a également pour fonction de préciser certains éléments des événements narrés et d’apporter au lecteur des informations complémentaires. Elle est également la cause de certains des événements narrés. En effet, sa réception et sa lecture par les frères d’Antioche provoquent la joie de la communauté. On notera que la lettre apostolique suffit à elle seule à régler le conflit, car aucune contestation ou protestation ne s’élève dans la communauté, même de la part de ceux qui avaient causé le débat et la dissension. Toutefois, le récit est lacunaire sur leur situation et il est impossible de savoir s’ils ont regagné la Judée, d’où ils provenaient, ou s’ils étaient encore à Antioche lors du retour de la délégation. Finalement, c’est parce que la lettre est également adressée aux frères de Syrie et de Cilicie que Paul et Silas se rendent dans ces régions pour fortifier les communautés.

C’est donc munis de cette lettre qu’ils effectuent leur voyage, auquel s’est joint Timothée[192], et durant lequel « ils recommandaient aux frères d’observer les décisions (τὰ δόγματα) des apôtres et des anciens de Jérusalem[193] ». Si ce passage ne mentionne pas explicitement la lettre, il y fait implicitement référence. Par ailleurs, l’emploi du terme « δόγμα » vient confirmer le caractère officiel de la décision de l’« Assemblée de Jérusalem », car il « s’applique aux décrets officiels des rois et des empereurs et désigne une prescription contraignante[194] ». C’est d’ailleurs ce terme que l’auteur de Luc-Actes emploie à deux reprises pour désigner des édits impériaux[195]. Comme le souligne D. Marguerat, « pour la première fois dans l’histoire du christianisme, il est fait état d’une norme juridique par laquelle l’Église régule le comportement de ses adeptes[196] ». Mais la réitération implicite de cette lettre n’est pas sans liens avec l’épisode qui précède, soit celui de la circoncision de Timothée par Paul[197]. En effet, Timothée est le fils d’une femme juive fidèle et d’un père grec, mais n’est pas circoncis, bien qu’il soit juif en vertu de l’héritage matrilinéaire[198]. C’est pourquoi Paul a décidé de le circoncire avant de le prendre avec lui dans la poursuite de sa mission. Le narrateur précise que c’est « à cause des Juifs qui étaient dans ces lieux-là, car tous savaient que son père était grec[199] », que Paul a pris cette décision. En pratiquant lui-même la circoncision de Timothée, Paul montrait que le respect des prescriptions du « Décret apostolique » ne concernait que les convertis provenant de la gentilité et que les Juifs devaient, pour leur part, continuer à pratiquer la circoncision et à respecter la loi de Moïse[200]. Ainsi, tant la circoncision de Timothée que la demande de respecter les prescriptions du « Décret apostolique » viennent confirmer que les gestes et l’enseignement de Paul demeurent conformes à la décision de l’« Assemblée de Jérusalem ».

C’est lors du dernier séjour de Paul à Jérusalem, plus précisément lors de la rencontre entre Paul, Jacques et les anciens, que la lettre et son contenu sont de nouveau invoqués explicitement[201]. Comme l’a bien montré D. Marguerat, cet épisode est calqué sur celui de l’« Assemblée de Jérusalem[202] » et les deux rencontres hiérosolymitaines assument un rôle structurel important, car « elles encadrent la mission paulinienne et inaugurent chacune une section narrative du livre[203] », soit : la mission autonome de Paul (Ac 15,36-21,17), qui suit l’« Assemblée de Jérusalem » (Ac 15,1-35), et la « Passion de Paul » (Ac 21,26-28,31), qui suit la rencontre avec Jacques et les anciens (Ac 21,18-25)[204].

Lors de ce séjour à Jérusalem, Paul entre de manière officielle chez Jacques, où viennent se réunir les anciens de la communauté[205], pour leur raconter « ce que Dieu avait fait au milieu des gentils à travers son ministère[206] ». C’est alors que Jacques et les anciens prennent collectivement la parole et disent à Paul : « Tu vois, frère, combien de milliers de Juifs ont cru, et tous sont zélés pour la loi[207]. » Ils informent ensuite Paul que les frères d’origine juive qui vivent parmi les gentils, ont « entendu dire » ou ont « appris par un bruit qui a retenti à leurs oreilles » — selon le sens que l’on peut donner au verbe « κατηκέω » qui est ici employé — que ce dernier « [enseigne] (διδάσκεις) à tous les Juifs qui sont parmi les nations (τὰ ἔθνη) à renoncer (ἀποστασίαν) à Moïse, leur disant de ne pas circoncire les enfants et de ne pas se conformer aux coutumes (τοῖς ἔθεσιν)[208] ». Pour contrer cette rumeur, Jacques et les anciens demandent alors à Paul de se rendre au Temple pour accompagner quatre autres hommes qui avaient fait un voeu et de pourvoir à leur dépense, de même que de se purifier avec eux. Ainsi, poursuivent-ils, « tous sauront que ce qu’ils ont entendu dire (ou qu’ils ont appris par un bruit qui a retenti à leurs oreilles [κατήχηνται]) est faux (οὐδέν ἐστιν), mais que toi aussi tu te conduis en observateur de la loi[209] ». Ils concluent leur discours en rappelant l’envoi du « Décret apostolique » et la décision prise lors de l’« Assemblée de Jérusalem » à l’intention des frères d’origine non juive qui ont cru en ce qui concerne les prescriptions à respecter, soit : « […] s’abstenir des viandes sacrifiées aux idoles, du sang, des animaux étouffés, et de l’impudicité[210] ».

Soulignons que, dans cet épisode, le collège des apôtres ne joue aucun rôle. À notre avis, cela constitue un indice montrant que le collège des anciens, avec Jacques pour dirigeant, avait désormais complètement remplacé celui des apôtres à la tête de la communauté de Jérusalem. Même dans la réitération de la décision prise lors de l’« Assemblée de Jérusalem », elle-même marquée par la réitération du verbe « κρίνω » (décider, juger) qui renvoie à une décision officielle[211], le « nous » (ἡμεῖς)[212] ne semble pas inclure l’ensemble des participants de l’« Assemblée de Jérusalem » — apôtres, dont il n’est pas fait allusion, et anciens —, mais uniquement à Jacques et aux anciens réunis. Cette formulation semble donc confirmer que c’est bien Jacques, appuyé des anciens, qui a pris la décision des prescriptions à imposer aux frères d’origine non juive. La réitération de la lettre et du « Décret apostolique » permet ainsi de confirmer l’autorité de Jacques, non seulement sur la communauté de Jérusalem, mais également sur l’ensemble des communautés en diaspora.

Notons également que ce discours est construit de manière concentrique et fait écho au débat qui a eu lieu lors de l’« Assemblée de Jérusalem », en revenant sur la distinction qui avait été établie entre les frères d’origine juive et les frères d’origine non juive en ce qui concerne le respect de la loi et des traditions de Moïse, particulièrement de la circoncision. Ils mentionnent d’abord que tous les Juifs, et non seulement quelques-uns d’entre eux, sont zélés pour la loi[213], affirmant ainsi implicitement qu’il s’agit de l’attitude juste à avoir envers la loi pour les frères d’origine juive. Ils réitèrent un peu plus loin la décision qui a été prise lors de l’« Assemblée de Jérusalem » en ce qui concerne les quatre prescriptions minimales à respecter par les frères d’origine non juive et qui leur a été officiellement communiquée dans une lettre par les dirigeants de la communauté de Jérusalem. La mention de la lettre et des prescriptions qu’elle contient vient rappeler qu’il s’agit d’un jugement officiel émanant de Jacques et du collège des anciens, et non d’une décision de Paul, qui avait réglé définitivement les conditions à respecter pour les frères d’origine juive. Mais on constate également que cette décision semble désormais étendue à l’ensemble des frères d’origine non juive qui ont cru, car il n’est plus question de ceux d’Antioche, de Syrie et de Cilicie, mais bien de ceux qui viennent des nations, une formulation qui désigne l’ensemble des frères de la gentilité. Le contraste entre la première affirmation et la seconde insiste sur le fait que la décision prise lors de l’« Assemblée de Jérusalem » ne concernait que les convertis provenant de la gentilité, et nullement les Juifs qui devaient, pour leur part, continuer à pratiquer la circoncision et à respecter la loi de Moïse, donc les traditions des pères.

La question de la rumeur qui se répand, notamment parmi les frères de la diaspora, au sujet de l’enseignement de Paul et la solution trouvée pour la contrer se trouvent insérées entre ces deux dernières affirmations, et c’est par elles qu’elles doivent se comprendre. Soulignons qu’en amont de cette rencontre avec Jacques et les anciens, une accusation similaire à cette rumeur avait été formulée en Ac 18,12-13 par les Juifs d’Achaïe qui reprochaient à Paul d’« exciter les gens à servir Dieu d’une manière contraire à la loi ». Il en va de même des accusations qui seront portées contre Paul, après cette rencontre, lors de l’émeute qui survient dans le Temple et lors de laquelle les Juifs affirment qu’il enseigne « à tous et partout contre le peuple (λαός), contre la loi (νομός) et ce lieu-ci (le Temple)[214] ». Dans ce contexte, le terme « peuple » (λαός) ne peut renvoyer qu’à l’ethnos juif [215]. Par conséquent, cette rumeur et les accusations portées contre Paul par les Juifs, en amont et en aval de la rencontre avec Jacques et les anciens, concernent directement l’enseignement de Paul, moins celui qu’il adresse aux gentils que celui qu’il dispense aux Juifs. Mais elles remettent également en cause sa propre fidélité envers le peuple juif, la loi, les traditions juives et le Temple de Jérusalem. C’est d’ailleurs cette remise en cause et ces accusations qui seront au coeur des épisodes suivants. Le problème que soulève la rumeur n’est plus celui des frères d’origine non juive, définitivement réglé par le « Décret apostolique », mais bel et bien celui des frères d’origine juive en diaspora confondant l’enseignement professé par Paul aux frères d’origine non juive à celui professé aux frères d’origine juive.

On a déjà mentionné qu’en Ac 16,1-3, passage qui précède le rappel implicite des décisions prises à Jérusalem (Ac 16,4), Paul avait montré, en pratiquant lui-même la circoncision de Timothée, que les prescriptions du « Décret » ne concernaient que les convertis provenant de la gentilité et que les Juifs devaient, pour leur part, continuer de pratiquer la circoncision et de respecter la loi de Moïse. Paul demeurait ainsi conforme à l’esprit du « Décret apostolique » en ce qui concerne les frères d’origine non juive et agissait conformément à la loi et les traditions de Moïse envers ceux d’origine juive. Non seulement il continuait de fréquenter les synagogues, mais avait également accompli le voeu de naziréat[216]. De même, dans ses discours apologético-biographiques qui ponctuent la dernière section du récit, Paul ne cesse de réaffirmer sa judaïté, l’excellence de sa formation auprès de Gamaliel, sa connaissance exacte (ἀκρίβεια) de la loi, son zèle envers Dieu et son respect des traditions juives, etc.[217] Bien qu’ils sachent que le bruit qui court au sujet de Paul est faux, Jacques et les anciens semblent conscients du poids des rumeurs, de leur importance, mais surtout de leur dangerosité. On ne saurait alors la négliger[218]. En exigeant que Paul accomplisse le rite de purification, Jacques et les anciens désiraient prouver aux Juifs que celui-ci, également d’origine juive, se conduit comme les autres frères d’origine juive mentionnés préalablement, « en observateur de la loi[219] ». Ici encore l’autorité de Jacques au sein de la communauté de Jérusalem est de nouveau affirmée, car Paul accepte de se soumettre à sa décision.

Des lettres narrativement crédibles : brèves remarques conclusives

En reprenant le dossier complet des lettres insérées narrativement dans les Actes des apôtres, on a pu constater combien celui-ci est riche et varié, comprenant non seulement deux lettres verbatim, mais également quatre autres lettres non verbatim, de même que plusieurs éléments décrivant divers aspects de la pratique et de la pragmatique épistolaires. On a ainsi pu saisir l’incroyable qualité du travail rédactionnel de l’auteur de Luc-Actes qui a soigneusement mis en scène ces lettres, en portant une attention particulière aux différents détails de la pratique épistolaire antique et aux protagonistes (individuels ou collectifs) impliqués dans ces échanges épistolaires.

On a montré que ces six lettres, loin d’être de simples ornements littéraires, assument plusieurs fonctions et contribuent de manière significative au déroulement de l’intrigue. En effet, elles apparaissent comme l’une des causes directes ou indirectes des événements narrés. Parfois, elles justifient, d’autres fois cautionnent, les déplacements spatiaux de certains protagonistes du récit, permettant ainsi le passage d’un épisode à un autre. Dans certaines situations, leur rédaction est motivée par un contexte émotif négatif, dans d’autres, elles engendrent une réaction émotive positive lors de leur lecture. Dans certains cas, elles obligent les destinataires à l’action, dans d’autres, à se conformer à une décision prise officiellement. Parfois encore, c’est leur rédaction qui motive la tenue de certains événements. Émanant de diverses autorités juives, judéo-chrétiennes et romaines, ces lettres assument aussi une fonction d’instrument d’autorité, liée majoritairement à des contextes de crise, mais également de recommandation. Dans tous les cas, elles engagent l’autorité du ou des épistolier(s) auprès du ou des destinataire(s), particulièrement sur des enjeux précis ou des actions à accomplir, et contribuent à la circulation d’informations entre épistolier(s) et destinataire(s) éloigné(s) par la distance. Par conséquent, on peut considérer que ces six lettres appartiennent à la catégorie des documents officiels ou quasi officiels. Cinq de ces lettres impliquent directement le personnage de Paul alors que la sixième se laisse mieux saisir à la lumière des actions et des paroles de ce dernier. Finalement, ces lettres participent à la stratégie rhétorique et narrative de l’auteur de Luc-Actes. Cela apparaît particulièrement évident lors de leur réitération, procédé qui focalise l’attention du lecteur sur certaines lettres particulières tout en permettant à l’auteur de préciser certains éléments des événements narrés, afin d’apporter au lecteur des informations complémentaires et de contribuer à varier la compréhension que ce dernier a de ces événements.

Si la question de leur authenticité continue de susciter un important débat entre spécialistes, on peut néanmoins considérer qu’elles apparaissent crédibles narrativement. En effet, dans les sociétés anciennes, les membres éminents d’une communauté, particulièrement ceux dépositaires d’une quelconque forme d’autorité, étaient régulièrement appelés à rédiger des lettres afin de transmettre leurs ordres, leurs décisions, leurs avis, leurs recommandations ou des informations à leurs supérieurs ou à des membres d’une autre communauté. Il n’est dès lors pas surprenant que, dans le récit lucanien, l’ensemble des lettres émane de ce type de personnalités éminentes. De plus, ce genre de lettres officielles ou quasi officielles engage la responsabilité des épistoliers qui doivent, en tant que signataires, assumer la véracité de leur contenu. Mais pour garantir la fiabilité de ces informations, les lettres étaient généralement expédiées par un ou des porteur(s) de confiance ayant également pour fonction de les commenter et de les interpréter. Dans certains cas, le porteur d’une lettre se voyait confier par le ou les épistolier(s) un mandat particulier avec l’autorité d’agir au nom de ce(s) dernier(s). Plusieurs de ces divers éléments des pratiques épistolaires antiques sont finement reproduits dans le récit lucanien, particulièrement en ce qui concerne les lettres des autorités juives et des autorités judéo-chrétiennes de Jérusalem qui semblent les plus importantes du récit en raison de leur réitération. Il en va de même lorsque l’auteur de Luc-Actes introduit une lettre verbatim. En effet, ce dernier a soigné les termes employés dans ces lettres afin qu’ils correspondent à ce qu’aurait pu écrire tel épistolier (individuel ou collectif) dans telle circonstance, demeurant ainsi conforme au principe thucydidéen de recomposition des discours qu’il applique à la recomposition des lettres. Ces divers éléments contribuent à rendre ces lettres et les pratiques épistolaires qui y sont associées extrêmement crédibles d’un point de vue narratif. Ainsi, comme tout bon historiographe antique, l’auteur de Luc-Actes insère des lettres narrativement afin d’expliquer les causes de certains événements, de donner une crédibilité à son récit historiographique, de persuader le lecteur de la qualité de son travail tel qu’il l’énonce dans son premier prologue, de rendre ce récit plus vivant, donc plus distractif pour ses lecteurs, d’élaborer ou d’appuyer son argumentaire ou celui de ses personnages, tout en ouvrant parfois une fenêtre sur une dimension plus intimiste de la réalité narrée laissant découvrir l’émotivité de certains personnages. L’étude du dossier des lettres insérées narrativement dans les Actes des apôtres permet d’apporter de nouveaux éléments confirmant l’intuition de plusieurs spécialistes qui considèrent que l’auteur de Luc-Actes s’inscrit dans une démarche historiographique dont la vertu première est celle de la crédibilité des faits narrés, présentés comme réels ou donnés comme tels.

Les six lettres insérées narrativement dans les Actes des apôtres

Les six lettres insérées narrativement dans les Actes des apôtres

Légende : (?) : Information inconnue ou incertaine. (=) : Autre nom du personnage. [ ] : Information pouvant être déduite du récit. Italique : Réitération de la lettre qui précède.

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