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Comme son titre l’indique, The Stoics and the State de Jula Wildberger présente une étude de la notion de cité (ou d’État) chez les Stoïciens. D’un sujet difficile dont le traitement peut parfois sembler aride, l’auteure a le mérite d’avoir produit un traitement systématique, concis et fort bien structuré, bien qu’il s’agisse en définitive d’un ouvrage complexe destiné aux spécialistes. En effet, le propos de l’auteure demeure pointu, se concentrant sur les conceptions stoïciennes de la notion de cité (plutôt que sur celles de loi ou de justice en elles-mêmes[1]), dont elle traite dans une suite de courtes sections, minimisant ainsi les digressions. Tout au long des dix chapitres qui composent son analyse, au moyen d’une exégèse d’abord philologique, mais également historique, l’auteure fait montre d’une excellente maîtrise tant du grec, du latin que de la terminologie stoïcienne. En effet, ayant abondamment recours aux étymologies et aux champs lexicaux des termes (souvent techniques) à l’étude, Jula Wildberger revisite les interprétations de commentateurs antérieurs des références antiques (par exemple, Cicéron, Sénèque, Diogène Laërce ou Plutarque) en proposant, la plupart du temps à partir de ses propres traductions, d’habiles interprétations demeurant fidèles aux textes sources et aux doctrines stoïciennes. S’ensuit un ouvrage riche et d’une grande utilité, ne serait-ce que pour l’exégèse de la centaine d’extraits antiques qui le composent. De plus, l’auteure met constamment ses interprétations en relation avec celles de la littérature secondaire, qu’elle maîtrise manifestement très bien, ce qui fait de son livre une référence sur la question de la politique chez les Stoïciens. La confrontation avec la position des spécialistes, par exemple Katja Maria Vogt, amène néanmoins parfois l’auteure à faire état de divergences pointues dont le sens n’est pas toujours aisé à cerner.

L’auteure commence son livre par un travail de définition pour circonscrire son sujet autour de la question de la cité stoïcienne, couvrant les notions de polis chez les Grecs et de res publica en latin, conçues chez les Stoïciens soit en tant que population, habitat ou institution politique (combinaison des deux premiers termes). Par l’exégèse de quatre sources mentionnant ces conceptions stoïciennes au sujet de la cité, à savoir des textes de Dion Chrysostome, Clément d’Alexandrie, Cléanthe (provenant d’une anthologie de Stobée) et Arius Didyme, Jula Wildberger tente dans le deuxième chapitre d’en retracer les définitions, avant de les approfondir dans les cinq chapitres suivants, traitant respectivement de la cité en tant qu’habitat urbain (chapitre 3), du cosmos en tant que cité universelle (chapitre 4) et loi naturelle via le logos (chapitre 5), de la population constituant la cité et de la notion de citoyenneté (chapitre 6) et finalement du traitement stoïcien des différents régimes politiques (chapitre 7), couvrant ainsi les trois conceptions stoïciennes susmentionnées.

L’auteure montre d’abord avec justesse que l’injonction que Diogène Laërce prête à Zénon à ne pas construire de gymnases, temples ou tribunaux avait plutôt pour but chez le fondateur de la Stoa d’insister sur l’absence de nécessité de ces structures urbaines, sans pour autant les interdire formellement. Jula Wildberger insiste également sur la singularité de la conception stoïcienne qui définit la cité non pas de manière téléologique comme Aristote, mais comme étant son propre but par l’attachement social naturel : « […] a Stoic might argue that a state is not instrumental for some ulterior purpose but an end in itself, as the natural habitat of an animal as sociable as the human being » (p. 47). Passant justement de la notion d’oikeiôsis (attachement) à celle d’oikêtêrion (habitation), l’auteure propose dans la transition entre les sujets une excellente analyse de la racine oik- dans les sources stoïciennes et démontre en quoi la conception de cité cosmique est à prendre au sens littéral et non seulement comme une analogie, les textes semblant indiquer que cette notion est rigoureusement dérivée de la terminologie stoïcienne. Bien que le lien entre la notion de loi naturelle (en tant que déterminisme et non pas au sens de loi prescriptive) dont traite le cinquième chapitre et les conceptions stoïciennes de la cité (sujet central de l’ouvrage) semble moins direct, l’auteure rappelle de manière éclairante de quelle manière les Stoïciens niaient les causes formelles et finales aristotéliciennes et ne considéraient que la cause efficiente, qui ne pouvait en fin de compte se matérialiser qu’à travers la cause première (la Nature) : « Chrysippus’ famous formulation of the end (telos) for a rational animal highlights exactly how the second agent, the human being, finds fulfillment by deliberately aligning himself with the first agent » (p. 68). Au chapitre 6, l’auteure définit comme condition de citoyenneté chez les Stoïciens non seulement la possession de la raison, mais également son bon usage, en abordant le statut des insensés, des exilés, des sauvages et des enfants chez qui la raison est justement imparfaite et ce, en abordant notamment les paradoxes voulant que seuls les sages soient véritablement libres et citoyens. Au chapitre suivant, Jula Wildberger montre finalement que pour les Stoïciens, l’organisation de la cité cosmique est le seul idéal par rapport auquel les régimes politiques des cités humaines peuvent se comparer[2] et que c’est en imitant le modèle de la Nature que la philosophie devient politique : « Philosophy makes the law of life right and straight by taking the universal or Common Law as its model. This is exactly the conceptual work and perfection of human reason by which humans acquire citizenship in the cosmic state » (p. 131).

Alors que les sept premiers chapitres proposent, tel que précédemment mentionné, des interprétations rigoureuses liées au thème de la cité chez les Stoïciens à partir d’exégèses de textes références, les trois derniers chapitres divergent quelque peu du propos central, traitant rapidement et de manière plus générale d’abord du contexte politique et historique qui a vu naître et se développer le stoïcisme, puis de la pensée politique des Stoïciens anciens, intermédiaires et impériaux, avant de finalement mettre la pensée stoïcienne en parallèle avec celle d’auteurs modernes, à savoir le néo-stoïcien du xvie siècle Juste Lipse, Kant et notre contemporaine Martha Nussbaum. Après avoir mentionné peut-être un peu trop rapidement le stoïcisme intermédiaire et Épictète, le neuvième chapitre consacré au stoïcisme à Rome fait fort justement intervenir des extraits des Pensées de Marc Aurèle et de l’oeuvre de Sénèque, tous deux incontestablement liés au pouvoir politique. Dans ce chapitre, il est entre autres question, chez Sénèque, de la communauté avec les générations futures (par son passage à la postérité à travers son oeuvre) et avec les Anciens (via la consultation de leurs écrits) qu’il mentionne dans nombre de textes et desquels l’auteure propose une lecture politique des plus originales : « For Seneca it [i.e. Seneca’s republic of the learned] is deeply political ; it is his effort to bridge the gap between the ideal cosmic state of the perfect gods and a world state including fallible humans » (p. 193). Pour finir, bien que la place des auteurs modernes dans ce livre portant sur les conceptions stoïciennes de la cité puisse être questionnable pour ce qui est de leurs apports historiques sur la question, le dernier chapitre n’en demeure toutefois pas dénué d’intérêt, ne serait-ce que d’un point de vue philosophique. De plus, les comparaisons réalisées par l’auteure dans son dernier chapitre aident, de fait, à faire comprendre les positions stoïciennes et font montre de l’érudition manifeste de l’auteure, au prix par contre d’un ajout de complexité à l’ouvrage, dont on peut se demander s’il était vraiment nécessaire.