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Qu’est-ce que l’affect theory ? L’introduction de Black et Koosed indique que cette théorie offre des outils conceptuels pour l’analyse des émotions, des sensations corporelles et du mouvement de ces intensités (p. 1-5). Elle puise ses racines psychologiques dans les travaux de Tomkins et, philosophiques, à partir de Deleuze et Guattari[1]. C’est la version philosophique de la théorie de l’affect qui génère le plus d’intérêt en études bibliques et dans ce collectif. Le contact de cette théorie avec les études bibliques est relativement récent, mais suscite un engouement comme le montrent quelques publications récentes[2]. Reading with Feeling est un excellent exemple de la fécondité de ce rapprochement et montre comment cette théorie peut déstabiliser l’exégèse classique.

Le livre regroupe huit articles originaux et deux réponses à ceux-ci. Le premier article, écrit par Ken Stone, souligne les sensations corporelles humaines et animales pour l’étude de la parabole de l’agneau utilisé par Samuel pour confronter David à son crime contre Bethsabée et Urie (2 S 12)[3]. Il aborde les relations affectives entre humains et animaux comme expressions de genre et de pouvoir. Il souligne justement que les émotions ne sont pas que le propre des humains. L’article de Rhiannon Graybill rejoint l’aspect posthumaniste de celui de Stone puisqu’elle s’intéresse à la circulation de la tristesse (unhappiness) entre humains, animaux, plantes et objets dans le livre de Jonas. Elle présente Jonas comme un étranger affectif qui résiste au bonheur coercitif. Il refuse d’être heureux de l’universalité de la miséricorde de YHWH. Ces deux articles ne se limitent pas aux émotions humaines. Ils montrent l’importance du passage d’intensités affectives par des animaux, comme la brebis qui « dort dans l’étreinte » (2 S 12,3) de son propriétaire, par la plante en Jon 4,7 ou la ville de Ninive épargnée.

Les articles de Marchal et Cottrill illustrent très bien le déplacement épistémologique aux antipodes d’une exégèse qui voudrait retrouver le sens objectif original d’un texte biblique. Marchal traite du dégoût autour de Paul à partir des effets affectifs entre les lettres et son auditoire. Par ses premières lignes, il ose entrer dans ce qu’on pourrait appeler une exégèse autobiographique attentive aux intensités affectives et réactions corporelles de l’exégète :

Nose twitches, eyebrows shoot up (or sometimes just cinch), lips curl, as a mouth spits out : “Ugh. How could you study that ?” Sometimes I am the object of disgust : how could you study that ? What makes a pervert like you qualified to say anything of value about such sacred texts ? Yet oftentimes, such texts — and especially Paul’s letters — are what instigate such reactions : how could you study that ?.

p. 113

Marchal s’intéresse à la fois au dégoût qu’il ressent dans son corps, qu’à celui qui est intégré à la rhétorique paulienne pour affecter son auditoire d’origine.

L’article de Cottrill porte sur le potentiel affectif du psaume 109, un psaume de lamentation individuelle. La partie la plus importante de cet article porte sur des considérations méthodologiques de la théorie de l’affect pour l’analyse de texte biblique. Son intérêt vise l’affect vécu dans l’expérience de la prière des psaumes. Sa contribution majeure est de plaider en faveur d’une conception de l’interprétation qui n’est pas qu’une activité cognitive désincarnée. Elle demande par exemple :

What sensory experiences and feelings are generated in the psalmist as an embodied person in the performance of this language as prayer ? […] What feeling is generated in the psalmist when he inhabits the subject position afforded by the “I” in the psalm ? What happens to one’s body when one performs these words as prayer ? What happens between and amongst bodies standing together praying these words ? How do those feelings and bodily sensations evoked by the images and narrative of laments, not yet taken up by the conscious mind and categorized into emotions, become socially, ideologically, and politically persuasive in certain times and places ?.

p. 56-57

Impossible de donner une réponse claire et objective à ces questions puisque l’affect est toujours imprévisible (p. 62). Cottrill oriente l’exégèse vers une version de l’histoire de la réception comme performance criticism. Sur le plan théorique, elle reprend la stylistique affective du théoricien littéraire Stanley Fish pour l’ouvrir à l’étude d’éléments textuels qui génèrent une réponse émotive, sensorielle ou affective[4]. Cette approche cinétique et incarnée s’oppose à l’intérêt pour l’étude du sens communiqué par un texte. Si Fish passait du what does a text mean ? à what does a text do ?, Cottrill invite maintenant à analyser how do texts make feeling ? (p. 61).

Dans les autres articles du collectif : Jennifer Koosed étudie le livre de prière juive comme une archive d’émotions et la prière comme un acte de rétablissement ; Fiona Black analyse le rapport politique et privé de la dépression par les psaumes de lamentation ; Robert Seesengood s’intéresse au rapport entre l’amour et le travail chez Paul ; et Jay Twomey porte un regard sur la figure de Paul comme échec dans ses lettres et dans des romans graphiques contemporains.

Les deux réponses aux articles sont incontournables, puisqu’ils donnent une évaluation du rapport entre les études bibliques et la théorie de l’affect. Erin Runions traite en particulier des tensions affectives autour des textes bibliques qui ont des effets à la fois traumatisants et guérisseurs. Elle souligne avec justesse l’influence des études féministes, queer et antiracistes sur l’étude de l’affect[5]. Indiquons qu’elle est la première à avoir utilisé la théorie de l’affect en études bibliques dans un article portant sur le dégoût et le rire comme effet affectif d’une interprétation queer du personnage de Rahab[6].

La réponse de Stephen Moore traite de questions méthodologiques et présente l’étude de l’affect comme révélatrice des tensions dans le monde exégétique[7]. Dans une section portant le sous-titre de « Reader Emotional-Response Criticism », Moore commente surtout les articles de Cottrill et Marchal. S’il est moins intéressé aux versions formalistes du reader-response reliées à la recherche d’un lecteur implicite ou modèle, Moore invite à suivre Cottrill vers une version post-poststructuraliste et performative où un commentateur pourrait investiguer son propre registre sensoriel et ses réponses corporelles à l’expérience de la lecture d’un passage biblique. Pour illustrer la tension dans le monde exégétique, Moore donne l’image des deux camps. D’un côté, il y a plusieurs travaux cognitifs et historiques sur les émotions dans le contexte de production des textes bibliques. Ces études n’entrent pas en dialogue avec la théorie affective. Ils soulignent le fossé entre le monde biblique et le monde actuel et veillent d’abord à se débarrasser de nos présupposés contemporains avant de chercher les émotions décrites par les textes anciens. Pour ce groupe, le crime le plus grand qui puisse être commis en exégèse est l’anachronisme. Les émotions personnelles des chercheurs sont vues comme un obstacle ou un danger pour traiter justement des émotions bibliques[8]. À l’inverse, le groupe d’auteurs de ce collectif fait partie du camp adverse qui souligne la continuité entre le passé et le présent. Ils s’intéressent à la pertinence du passé pour aujourd’hui. Moore voit que leur travail ne passe pas par l’application d’une méthode préexistante pour extraire le sens d’un texte biblique. Il invite à voir ces contributions comme des performances intertextuelles dans lesquels on juxtapose des passages bibliques avec des travaux contemporains sur l’affect ; des exercices d’interaffectivité. Il termine avec audace en soulignant que l’affect principal qui se dégage de ce livre n’est pas la peur de l’anachronisme, mais bien la joie de l’anachronisme !

Loin de développer une méthodologie à appliquer à l’étude des textes, ce livre propose de se laisser inspirer par une théorie qui ouvre des perspectives originales pour l’étude de la Bible. La plus grande qualité de ce livre est bien celle qui est soulignée par Stephen Moore : l’audace de faire exégèse autrement. Ainsi, l’invitation est faite : passer d’un travail presque exclusivement cognitif — historique, linguistique ou narratif — de la Bible visant à établir le sens d’un texte à une attention aux effets affectifs qui se vivent lors de sa lecture.