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Depuis plus d’un demi-siècle, c’est-à-dire depuis 1964, Rochon compose une oeuvre littéraire dont l’élégance de l’écriture et la précision se font remarquer ici comme ailleurs[1]. Si son travail est traduit en plusieurs langues, elle a aussi reçu au moins neuf prix d’excellence. Certaines critiques la placent même parmi les cinq meilleures écrivaines du Québec. Avec un corpus de travail aussi étoffé et une reconnaissance aussi bien ancrée dans les milieux littéraires, l’esthétique de Rochon exige sûrement qu’on s’y attarde davantage[2]. Ma réflexion porte plus particulièrement sur la notion de migrance qui s’inspire ici de considérations philosophiques. Cette notion m’aide aussi à réfléchir à cette fameuse question d’identité québécoise d’un point de vue féministe.

En somme, la littérature dite « migrante » se définit par des thèmes liés au déplacement et à l’hybridité[3]. Et bien que cette forme d’écritures soit souvent associée à des questions liées aux communautés culturelles, tant générales que littéraires, ainsi qu’à l’immigration, je propose ici de l’examiner d’un point de vue thématique et philosophique.

I. Rochon, l’écriture migrante et ses thèmes

Née à Québec, habitant Montréal, Esther Rochon âgée d’à peine seize ans obtient, ex aequo avec Michel Tremblay, le Premier Prix, section Contes, du concours des Jeunes Auteurs de Radio-Canada. Suivant un cursus d’études universitaires, elle détient une maîtrise en mathématiques. Membre fondateur de la revue de science-fiction québécoise Imagine…, elle a fait aussi partie du collectif de rédaction de la revue XYZ et collaboré à plusieurs autres revues, dont Solaris, Fiction, La Nouvelle Barre du jour, Canadian Woman Studies/Les cahiers de la femme, ainsi qu’à quelques ouvrages collectifs. Bouddhiste depuis 1980, Esther Rochon a voyagé en Europe, en Inde et au Tibet. Elle enseigne dans le contexte de centres bouddhiques et continue d’écrire et de publier.

Il y aurait beaucoup à écrire au sujet de l’oeuvre de Rochon, mais pour cette réflexion, examinons en quoi cette oeuvre peut ou ne peut pas être considérée comme appartenant à l’écriture migrante. Et c’est en rapport à un des personnages principaux de la série Les chroniques infernales de Rochon, un personnage féminin du nom de Lame[4], que j’aimerais aborder cette question. Dès le premier roman de cette série, qui paraît en 1995, ce personnage se trouve bien malgré elle en perpétuelle migration ; partant d’un monde dit « normal », elle traverse des univers étranges et complexes dans lesquels son propre vécu intérieur et les conditions extérieures conversent, interagissent et s’influencent. Dans cette mouvance, la plupart des thèmes distinctifs de la littérature dite « migrante » sont abordés. À l’aide de la science-fiction, Rochon touche ainsi aux sentiments de déracinement, d’étrangeté ou d’aliénation, de mémoire, de quête d’identité, de chocs culturels, de la nécessité du retour sur soi, de l’amour sous différentes formes, d’adaptation ou de croisement d’influences[5]. Pour donner quelques exemples, prenons d’abord les thèmes de déracinement et d’étrangeté évoqués dans le premier roman justement intitulé Lame, alors que celle-ci raconte sa migration par-delà la mort vers un des nombreux mondes des enfers après avoir gaspillé sa vie précédente dans le monde des êtres humains :

Par vie sans espoir, je veux uniquement dire que j’étais dans une situation totalement inutile, et en terre étrangère. Ça me semblait sans issue. Je n’avais aucun contrôle là-dessus. Je ne savais même pas si j’avais le droit d’en parler.

p. 127

L’écriture de Rochon propose ici une littérature de l’expérience ou de la perception. Pour donner un autre exemple, dans ce même roman se trouve un mouvement de migration d’un enfer à un autre. L’expérience de perte de repères se manifeste pour Lame lorsque ses manières de faire ne fonctionnent plus et/ou qu’elle ne trouve plus le même filet social. Dans ce contexte, la justice pure et dure est lucidement associée à une forme d’enfer et, l’injustice, associée au fonctionnement des sociétés humaines :

C’est vrai, l’enfer d’où tu viens, est reconnu comme un lieu où règne la justice. Ici, que veux-tu, on fonctionne plutôt comme les mondes extérieurs. Tu n’as aucun contact utile, ma pauvre Lame.

p. 197

Rochon n’a pas inventé de toutes pièces les enfers dont elle nous parle, ceux-ci sont explicitement décrits par les traditions bouddhiques anciennes et tardives. Son génie est de les rendre tellement vivants, quasiment palpables. Elle a la faculté de les rendre intelligibles en fonction des processus cognitifs qui les accompagnent. Son personnage, Lame, traverse ainsi des lieux infernaux, et bien que ceux-ci soient imaginaires, Rochon fait ici écho à des expériences plus que reconnaissables par le commun des mortels. En ce sens, notons un autre thème, celui de la nécessité d’un retour sur soi qui se lit, entre autres, dans un passage du même roman :

En somme, il y a deux justices, se dit-elle. Celle des juges crépusculaires porte sur l’ensemble des actes de Vaste : il a mal agi, c’est clair. Cependant, j’ai ma justice aussi, qui ne vaut peut-être que pour moi, mais je n’ai d’autre point de vue que le mien, ultimement. Selon ma justice Vaste m’a surtout fait du bien.

p. 92

En cela, l’« écriture migrante » de Rochon n’est pas issue d’une expérience personnelle ou physique de l’exil, mais d’un autre type de migration. Il y a dans son oeuvre une migration que l’on pourrait dire littéraire ou fictive[6], et un autre type de migration plus subtile, plus insaisissable, liée à la nature même « d’être vivant ».

À la lecture de l’analyse postcoloniale de science-fiction au Québec proposée par Ransom[7], on trouve déjà là un type de migration, celui de la science-fiction, qui en tant que forme littéraire est considéré en elle-même une écriture de déracinement et d’aliénation[8]. Au Québec, cette forme littéraire permet parfois d’aborder le malaise identitaire québécois[9]. Voilà le type de littérature que l’on pourrait qualifier de fictif. Mais dans la pratique esthétique de Rochon, ce qui est fascinant, c’est d’abord et avant tout la représentation de la condition humaine : inévitablement vouée au mouvement, à la migration, non seulement du fait de sa psychologie, mais par sa nature fondamentale. Dans cette série de « science-fiction », la quête d’identité tout autant que la réalité même de la « migrance » trouve leur raison d’être dans le simple fait d’être vivant, c’est-à-dire de percevoir, de concevoir, de désirer, de nommer…

II. Éléments de « migrance » philosophique

Plusieurs critiques ainsi qu’un bon nombre de lecteurs et lectrices ont cru lire une influence de morale catholique[10], mais la complexité, la diversité des mondes ainsi que la narration en elle-même ne laissent aucun doute face à l’inspiration principale de Rochon[11]. Nous y reviendrons, mais disons déjà que son insistance sur le mouvement opérant d’une respiration à l’autre, d’un état d’esprit à un autre ou d’un lieu à un autre, est l’expression d’une « migrance » philosophique, c’est-à-dire que l’esthétique de Rochon propose un angle très spécifique, celui de la pensée bouddhique, une pensée venue « d’ailleurs ». Déjà plusieurs chercheures font ce lien dans leur analyse de l’esthétique de Rochon, comme Taylor dans son travail sur l’utopie et le féminisme[12] ; Chapdelaine dans son travail sur l’identité au féminin[13] ou encore Ransom dans son travail sur la science-fiction et le post-colonialisme[14]. Toutefois, leurs références à la pensée bouddhique restent, à mon avis, trop schématiques, elles laissent planer un soupçon de mystique ou de métaphysique quasi désincarnée. Or, la notion de « migrance » en pensée bouddhique est très pragmatique, elle relève de la causalité et se justifie par l’observation de la nature, du corps, des processus de perceptions et de l’influence de ceux-ci sur l’expérience vivante. Dans ce contexte, l’expérience des enfers n’est donc pas tant une question de morale que de processus de cognition et de conditionnements.

Dans cette perspective, la manière dont Rochon met en scène la notion de « migrance » reflète clairement les propos de certains des plus anciens enseignements bouddhiques issus de traditions orales anciennes de l’Inde et du Tibet[15]. Dans ces textes, comme dans l’esthétique de Rochon, c’est la conception de l’être vivant qui se définit en fonction de la migration. Le terme tibétain traduit par l’expression « être vivant » est d’ailleurs dro wa (tib. ‘gro ba) qui signifie migrant — traduction plus ou moins littérale du terme sanskrit et pāli gati[16] qui vient de la racine gam qui signifie « aller, bouger » ; ce qui devient suivant l’usage bouddhique « destination[17] », « errance ». Un être vivant, en sa nature, va et vient, bouge, se déplace, s’adapte, passe d’un lieu à un autre, passe d’une vie à une autre, mais aussi d’une idée à une autre, d’une perception à une autre, d’une émotion à une autre… Somme toute, la nature du vivant est de se retrouver en conversation perpétuelle, à la fois grossière et subtile, avec une situation donnée, un environnement donné, un temps donné. De là, et par déduction, découle l’idée d’une parenté entre tous les êtres migrants, une égalité fondamentale malgré toute apparence.

Mais avant de plonger dans l’idée d’égalité fondamentale, notons qu’avec la migration inhérente au fait « d’être vivant » viennent deux situations : un engrenage (conditionnement), mais aussi une capacité de transformation formidable (libération). Cet engrenage et cette capacité de transformation sont ici associés à la capacité de percevoir, de concevoir comme si en chaque organisme vivant, il y avait à la fois une tendance à reproduire bêtement des comportements et aussi une intelligence fondamentale, un savoir inné qui s’adapte constamment aux situations et aux environnements à la mesure que ceux-ci se présentent aux consciences. Varela, dans ses échanges et dans sa réflexion entre les recherches en neuroscience et la pensée bouddhique, parlera de cette dernière comme d’une éthique/sagesse de savoir-être inhérent à tout organisme biologique. Éthique/sagesse inhérente qu’il faut aussi apprendre à développer[18].

Dans des textes du bouddhisme ancien de l’Inde, la « biologie », telle qu’on l’entend aujourd’hui, n’est pas dans l’ordre des préoccupations, toutefois on y associe l’esprit à la luminosité — le chemin spirituel dépendant essentiellement de la reconnaissance de cet état de fait : soit l’engrenage du conditionnement chez un individu fait son travail de reproduction ad nauseam, soit l’individu prend acte de la nature du processus de perception et s’oriente vers un développement hors du conditionnement et du cycle des existences. Dans le Aṅguttara Nikāya (A.N. 8-10), on trouve ainsi le locus classicus :

Lumineux, bhikkhu-s[19], est l’esprit, mais celui-ci est souillé par des taches adventices. Ceux et celles qui ne le savent pas ne comprennent pas cette situation telle qu’elle est réellement ; donc je dis que, pour ces non-initiés, le développement de l’esprit est impossible.

Lumineux, bhikkhu-s, est l’esprit et celui-ci est dénué de tache adventice. Ceux et celles qui le savent, les nobles disciples, comprennent cela tel que c’est réellement ; donc je dis que, pour ces nobles disciples initiés, il y a développement de l’esprit[20].

L’idée essentielle à retenir ici est que la nature de l’esprit (processus de perception) est la même pour tous, toutefois la connaissance permet un développement menant à la fin d’une simple reproduction automatique de comportements. Et c’est dans cette dynamique que la complexité et la multiplicité des enfers chauds et froids se situent. Les enfers s’expérimentent en fonction des conditionnements considérés comme des « taches adventices » associées ici à des afflictions mentales (sk. kleśa), par exemple : désirs insatiables, répulsions réflexes, torpeurs envoûtantes, envies maladives, jalousies aveuglantes. Toutefois, dans les travaux de Rochon, le processus qui permet à son personnage principal, Lame, de se développer face à des situations à la fois grotesques et bien communes dans les enfers est aussi lié à la notion bouddhique de luminosité[21], de nature de Bouddha (sk. tathāgatagarbha) aussi traduite par bonté fondamentale et synonyme d’une sphère illimitée de qualités (sk. dharmadhātu). La transformation et la sortie des conditionnements s’expérimentent ainsi lorsque les afflictions mentales (sk. kleśa) se révèlent sous forme de sagesse — c’est-à-dire lorsqu’il y a reconnaissance de la situation telle qu’elle est.

En pensée bouddhique, non seulement l’esprit est-il considéré lumineux, mais le sont aussi les pensées qui en sont issues. Dans cette citation de l’Aṅguttara Nikāya (A.N. 8-10), la notion de vacuité que représente la négation de l’existence inhérente des taches adventices y est intimement liée. Au quatrième siècle, dans plusieurs textes indiens, cette notion de luminosité naturelle de l’esprit sera décrite comme la nature des phénomènes (sk. dharmatā) ; elle sera liée à l’intelligence ou sagesse fondamentale non conceptuelle (sk. nirvikalpajñāna), et aussi, comme mentionné précédemment, à une capacité inhérente de voir les choses telles qu’elles sont. C’est dans cette perspective qu’on parle de tathāgatagarbha ou de nature de bouddha[22]. Pour illustrer cette idée, prenons le Tathāgatagarbhasūtra (circa iiie siècle), un texte appartenant à la première période du bouddhisme Mahāyāna (ier bce-ive) qui a influencé la composition de traités fondamentaux du bouddhisme tibétain tels que les Dharmadharmatāvibhāga et Ratnagotravibhāga. On peut y lire :

Enfant(s) de bonne famille, la nature des phénomènes est ainsi : qu’ils soient ou non des Tathāgata qui se manifestent dans le monde, les êtres vivants sont toujours en essence tathāgata[23].

Avec le temps, c’est-à-dire à partir de la période médiane du Mahāyāna (entre le ve et le vie siècle), cette sagesse associée à la notion de nature de Bouddha ou tathāgatagarbha se présentera sous multiples formes dont une classification en trois, puis en cinq aspects. Cette dernière présentation s’adaptera rapidement à la tradition tantrique, une branche du bouddhisme Mahāyāna tardif [24].

Étant donné que les tantras s’orientent vers la transformation d’afflictions en sagesses, les diverses formes de Bouddha en lien avec le renversement des afflictions sont parfois détectables dans l’oeuvre de Rochon. Le nom du personnage principal, Lame, pourrait être associé à la famille Vajra, qui représente la transformation de l’agression en sagesse miroir. Son acolyte, Vaste, pourrait être associé à la famille Tathāgata qui représente la transformation de l’ignorance en une sagesse englobante et sans référence. Cela dit, les comportements des personnages sont plus complexes que cette simple association le suggère. Ce que l’on peut retenir de ce parallèle est surtout l’insistance de Rochon sur le potentiel de transformation.

En ce sens, au Tibet, d’où proviennent très certainement les enseignements qui ont influencé une partie de l’écriture de Rochon, la notion de « nature de Bouddha » deviendra essentielle aux pratiques du Vajrayāna aussi nommées pratiques tantriques. Ce développement de la pensée bouddhique n’est pas de nature sexuelle, elle prescrit plutôt d’employer « le résultat comme la voie ». Cela signifie que dans ces pratiques, on s’entraîne à penser et agir avec le corps, la parole et l’esprit éveillés d’un bouddha. En d’autres mots, dans sa propre vie au quotidien, l’individu s’identifie en tout point au Bouddha dans le but de transformer ses afflictions en sagesse.

Et, à mon avis, c’est sur cette idée du potentiel de transformation inhérent que la complexité narrative de Rochon rejoint la pensée féministe[25] ; beaucoup plus d’ailleurs que dans le contenu de l’oeuvre en elle-même ou de sa mise en scène de personnages féminins. Il y a dans sa conception de l’être vivant un regard sur la capacité d’adaptation, de cheminement, de développement, de dignité inhérente et inconditionnée ; une capacité de se transformer, de s’éveiller. Voilà, d’un point de vue féministe comme bouddhique, la dignité que l’on doit en tout temps respecter, nourrir, encourager, et mettre en scène (littéralement ou en fiction). L’inévitable « migrance » de vivre ne force-t-elle pas une réinvention continue ?

III. La conception du monde, du temps et de l’espace en lien avec la pensée bouddhique

À travers les diverses migrations du personnage de Lame, on observe que la notion de « migrance » n’est pas simplement une question de processus cognitif et de vie intérieure, elle s’inscrit aussi dans une conception du monde bien particulière[26]. En effet, Rochon nous amène à visiter ces mondes en ne considérant pas seulement le domaine du visible, mais aussi celui de l’invisible tout en jouant sur les paradoxes. Si bien que le nombre de mondes et celui d’êtres vivants dépassent toute conception, tout calcul — ceux-ci s’avèrent être ni finis ni infinis. Entre autres, dans le sixième et dernier roman de la série des Chroniques infernales intitulé Sorbier, on peut lire :

[…] l’immense diversité des mondes entrait en jeu : comment évaluer correctement le potentiel d’un monde ?.

p. 4

Suivant la cosmologie bouddhique[27], on compte ainsi trois mondes : celui du désir, et ceux qui sont associés à des états méditatifs où apparaissent ou non des idées, des images, etc. Ce sont les mondes de la forme et du sans forme avec leur division respective. Dans le monde du désir, on compte cinq ou six autres mondes[28] comprenant à leur tour leur division respective. Chaque monde, voire chaque univers, se manifeste en fonction des états d’esprit qui changent sans arrêt[29]. Plus loin, dans ce même roman, on lit :

D’autres univers, aujourd’hui disparus, s’étaient froissés sur eux-mêmes, ratatinés, puis anéantis […].

p. 5

L’étendue d’un univers s’avère difficile à imaginer. Celles de l’espace et du temps s’avèrent tout aussi inconcevables, et suivant la pensée bouddhique, se côtoient tout de même des considérations de type « passé, présent, futur », de type cyclique (sans début ni fin), ainsi que celles de type cognitif (impression). Si bien qu’une expérience s’avère plus ou moins longue selon les conditions, et selon l’état d’esprit d’un personnage. Dans ces immensités difficiles à mesurer, la notion d’impermanence reste incontournable. Dans le premier roman, on lit :

Lame vécut longtemps en ce lieu intemporel, son corps se creusa et se durcit, sa beauté flamboyante fit place à quelque chose de plus poli.

p. 198

Les multiples impressions de la vie se croisent et s’entrecroisent. Et d’un point de vue relatif, il y a un développement, une progression. En cela, l’impermanence est indissociable des notions d’interdépendance et de causalité. Mais l’expérience vivante ne répond pas seulement au dictat d’une dynamique en trois temps : passé, présent, futur. Dans le deuxième roman intitulé Aboli, on peut lire :

La racine du monde est au-delà du temps, répondit Lame. Au-delà des souillures, du vieillot, de l’usure des surfaces. L’incroyablement ancien est parfaitement neuf et plein de vigueur. Il peut être orienté vers le haut ou vers le bas.

p. 90

La notion d’impermanence si essentielle à la pensée bouddhique n’est pas strictement linéaire puisqu’en sa conception même, c’est le processus cognitif qui est observé et mis en scène. En effet, d’où émerge une impression, une pensée, une image, une idée ? Et lorsque celle-ci disparaît, où va-t-elle ? L’expérience vivante ne relève-t-elle pas de l’immédiateté, d’un constant renouvellement ?

IV. L’interdépendance et la causalité

Il faut préciser que, comme dans les anciens textes bouddhiques, les nombreux univers de Rochon comportent immanquablement deux éléments de base : le contenant (sk. bhājana ; tib. snod) et le contenu ou les êtres vivants (sk. sattva ; tib. bcud). Dans cette conception du monde, ces deux éléments interagissent en interdépendance, c’est-à-dire que le contenant sert de support pour le contenu qui, lui, est supporté à l’image d’une matrice qui nourrit la vie en son sein. Une idée qui apparaît clairement et bien avant la venue du bouddhisme en Inde[30], et qui se retrouve encore dans un texte de l’Inde du ive siècle, le Dharmadharmatāvibhāgakārikā :

Du moment qu’il y a [des êtres] qui circulent quelque part,

il y a des appuis sur lesquels repose le perpétuel [cycle de migration] ;

[dans cet engrenage], il y a le facteur « êtres vivants » et le facteur « réceptacle » […][31].

Dans ce contexte, comme chez Rochon, les êtres ne vont pas sans monde ; de même la conscience qui fonctionne en dualité (sujet-objet) ne va pas sans corps ; un corps onirique ne suffit-il pas pour qu’une expérience se fasse ressentir en rêve ? On dit aussi que l’environnement, c’est-à-dire le monde, ne va pas sans l’interaction entre individus, l’idée d’interdépendance reste inéluctable dans le contexte conditionné. Les notions d’impermanence, de non-soi et de vacuité se réconcilient dans l’analyse bouddhique du processus de conscience conditionnée — un mécanisme momentané (impermanent) opérant en une division erronée (vide d’existence inhérente) entre le sujet (moi) et l’objet (l’autre — incluant l’environnement).

Dans le cinquième roman Or, par exemple, la conséquence d’états d’esprit antérieurs s’abat soudain sur Lame. Celle-ci prend la forme d’une larve à l’image d’habitudes mentales préalables, celles de l’apathie, de l’inertie, de l’indolence. Devenue sourde, muette, aveugle… et gigantesque, Lame n’a bientôt plus espoir qu’on vienne la délivrer. Son ventre devient alors un monde pour des milliers de fourmis, celui-ci est transformé en dôme, une structure ressentit comme oppressante par Lame, mais interactive et source d’influences :

Les fourmis faisaient régner dans le ventre de Lame une atmosphère huileuse d’objets toujours palpés de la même façon, de situations qui déclenchaient invariablement la même réaction. Maintenant que l’installation de Lame était terminée, les générations se succédaient dans le respect des traditions. Lame commença à absorber ces valeurs.

p. 103

Si un être vivant évolue nécessairement dans un environnement, il est aussi un environnement pour d’autres êtres vivants. Dans cette perspective, l’interdépendance est en quelque sorte la nature de tout ce qui est vivant, c’est aussi une manière de parler de l’absence d’existence figée, fixe ou solide, donc une manière de parler de la vacuité. L’écriture de Rochon, à travers les yeux de personnages comme Lame, rend cette conception bien vivante et dynamique, une conception où vacuité n’équivaut pas au néant, mais au vivant[32]. C’est ainsi que, dans ce contexte philosophique, l’essentiel est centré sur l’expérience. Cette conception du monde et des êtres, comme le montrent Gethin ou Williams, deux chercheurs dans ce domaine, posent en quelque sorte une correspondance entre psychologie et cosmologie, c’est-à-dire que ce qui est mis au premier plan, ce qui domine, c’est l’état d’esprit[33]. Et cette idée est aussi très apparente dans l’écriture de Rochon. Dans Or, on lit :

Quand elle adoptait en imagination la forme de son ancien corps, l’ivresse de la haine l’envahissait de nouveau, comme inscrite dans la sensation même d’obésité et de laideur.

p. 164

L’état d’esprit se présente ainsi dans l’oeuvre de Rochon en fonction de la force inéluctable de la causalité : tout acte engendre un effet, toute pensée a une conséquence, comme dans un jeu de miroir alors qu’on ne trouve plus la source de l’image. Mais pour Rochon, cette conception de la causalité ne se fait pas sans ironie ni sans humour[34]. Dans le troisième roman, Ouverture, on lit :

La mort est l’un des moyens de transport les moins fiables, ajouta Lame avec amusement. Le plus souvent, on se retrouve ailleurs que là où on veut, en un endroit pire. On a perdu nos bagages en plus.

p. 188

Les causes principales de migration n’y sont pas uniquement liées à des phénomènes extérieurs, mais sont aussi liées à la vie intérieure : le désir égotique lié aux plaisirs des sens qui produit une forme de magnétisme, un jeu d’attirance ; l’aversion ou colère qui peut mener à un état de froideur intellectuelle ou une chaleur réactionnelle plus ou moins intense et donc mener à un sentiment de séparation ; et la stupeur ou l’indifférence qui peut entraîner un état d’esprit indécis, mouvant, indéfini. Ces trois états d’esprit apparaissent clairement dans l’ensemble de cette série, dont ce passage trouvé dans le cinquième roman, intitulé Or :

Avec un tel or, qui va plus loin que les débordements des sens, plus loin que la haine déchaînée, plus loin que l’indifférence crasse, elle accédait à une nouvelle vision du monde. La richesse n’était plus étouffement, mais possibilité.

p. 165

Ces trois états se manifestent soit sous forme confuse ou sous forme de sagesse. Dans ce même roman, on note la difficulté de discerner l’un de l’autre :

Il est difficile de faire la différence entre la rage et la juste colère, délicat de trancher entre la dépression et le rêve qui la transcende, si on les éprouve soi-même en pleine vulnérabilité. Dans ces zones de solitude brunâtre, si délicates, l’esprit vif, prompt à décider, se sent impuissant. Toute action tonifiante ou purificatrice peut détruire la richesse d’une situation, fût-elle atroce, la simplifier à outrance, l’abaisser à n’être qu’une caricature.

p. 1

Devant cette difficulté, alors que tout peut basculer d’un côté comme de l’autre, la réponse la plus adéquate suivant des enseignements classiques du bouddhisme comme dans l’oeuvre de Rochon, se trouve dans l’apprivoisement du « maintenant » tel qu’il est, dans toute sa spontanéité. Il ne s’agit pas d’étiqueter, mais de demeurer là dans cette voie du milieu insaisissable. Dans le premier roman de cette série, parlant de Lame, on lit :

Elle ignorait si elle était morte ou vive. En un certain sens, cela lui était égal : morte ou vive ne sont que des désignations ; décider laquelle s’appliquait ne changerait rien à son état.

p. 1

D’un point de vue bouddhique, dans la séquence de moments d’expérience, l’acte subséquent de nommer obstrue une perception première de la réalité, mais dans le contexte du cheminement, le fait de nommer peut aussi devenir un instrument de libération. Quoi qu’il en soit, une désignation n’est jamais une représentation de la réalité, elle ne correspond qu’à un autre mouvement du mental aidé des facteurs mentaux qui engendrent à leur tour une conséquence dans une séquence donnée. En somme, tout acte du corps, de la parole et de l’esprit, a une conséquence sur l’expérience. Alors comment comprendre l’absence d’existence ?

V. La question d’identité et l’absence d’existence du « moi » selon le bouddhisme

Dans cette série de science-fiction, Lame est constamment confrontée à une expérience de dualité : moi en rapport aux autres ; moi en rapport au monde, l’étrangère en rapport aux autochtones ; l’expérience de l’ici et de l’ailleurs, de l’avant et de l’après. On y retrouve ainsi l’idée d’un « soi » psychologique empreint de dualité que l’on nommera ici la subjectivité conceptuelle ou contextuelle. L’identité des personnages relève ainsi à la fois de la géographie, de l’histoire, de l’économie, des systèmes juridiques, sociaux et politiques ; elle comporte des réalités urbaines et régionales, masculines-féminines et autres, de majorité et de minorités, de conformité et de différences[35]. Et comme dans le bouddhisme, cette subjectivité ne va pas sans problème, ce qui nécessite une réflexion. Dans Aboli, on lit :

Malheureusement, le subjectif, ça embrigade. Ça se met en conserve, le subjectif. Les idées reçues sont des maladies contagieuses. […] Échapper au subjectif en conserve, au subjectif collectif, ça peut mener loin. À la folie évidemment, mais aussi à des trucs plus réjouissants.

p. 216

La question identitaire est appréhendée souvent en fonction des conditions, mais Rochon ici souligne qu’il y a aussi autre chose en l’expérience vivante ; il y a ce que certains textes bouddhiques nomment l’expérience directe ; une expérience non conditionnée et non conditionnante, c’est-à-dire que celle-ci ne s’appuie sur aucun contexte, aucun référent, et qu’elle se renouvelle constamment. C’est ce que Rochon qualifie de réjouissant, à la base de la capacité de transformation formidable. On associe cette expérience à l’intelligence ou bonté fondamentale non conceptuelle qui ne se situe pas dans une subjectivité en conserve ni dans une objectivité figée. Dans le Dharmadharmatāvibhāgakārikā, ce processus de transformation s’illustre comme suit :

De même, la transformation peut être comparée

à l’espace, l’or, l’eau, etc.[36]

Dans ce passage, le conditionnement est illustré par les nuages qui ne sont que passagers dans l’espace du ciel, de même, le minerai mélangé à l’or ; ou les particules flottantes dans l’eau qui viennent à se déposer naturellement, laissant une eau claire et limpide. L’identité contextuelle est empreinte de dualité, elle s’élabore en fonction des conditions, mais elle est dite « illusoire », parce qu’en changement et en renouvellement constant. Dans ce contexte, l’impermanence est ce qui permet de sortir de la « subjectivité en conserve ». C’est ce que Rochon exprime lorsque Lame fait constamment un retour sur elle-même, y compris au savoir du corps. Elle propose là un retour à l’instant, un retour à cette intelligence ou bonté fondamentale, c’est-à-dire à cette capacité formidable de transformation.

Ce retour à l’expérience s’apparente, à mon avis, à l’ouverture vers certaines formes de discours féministes telles que les mentionnent Chapdelaine et Taylor[37]. Du moins, on peut déjà dire que Rochon inspirée par la pensée bouddhique ne cherche pas à décourager la quête d’identité inhérente à la migration et au féminisme, au contraire, elle cherche à ouvrir tous les possibles pour ne pas simplement produire d’« identité en conserve ». Mais que dire de l’enseignement du « non-soi » ? L’illusion du « moi » d’un point de vue bouddhique n’est pas en lui-même un problème, au contraire, le problème est l’ignorance. Une quête d’identité peut être soit propice (sk. kuśala) ou non propice (sk. akuśala). Le développement de la sagesse consiste à orienter cette quête vers ce qui est propice, et plus important encore d’arriver à en voir la nature telle qu’elle est. C’est en ce sens que, dans ces romans, Rochon insiste souvent sur l’« absence de limite » comme l’espace qui n’est pas restreint par la présence de nuages, de l’eau qui retrouve sa clarté après un simple décantage, ou encore de la pureté de l’or qui ne se mélange pas au minerai.

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Au terme de cet exposé, on peut déjà voir que l’écriture de Rochon comporte plusieurs thèmes de l’« écriture migrante » et qu’elle est un exemple type d’une dynamique de « migrance » philosophique. Il y a dans son oeuvre une migration que l’on pourrait dire littéraire ou fictive et un autre type de migration plus subtile, plus insaisissable liée à la nature même « d’être vivant ». Que ce soit au niveau de la conception des êtres vivants, du monde, des processus de perception, de l’influence du processus de locution sur l’expérience ou de la capacité de transformation, il n’y a aucun doute possible, Rochon puise abondamment dans la littérature ancienne de l’Inde et du Tibet. Son excellente compréhension du sujet fait en sorte que la tradition tibétaine y est à la fois lucidement représentée et mise à profit. Dans cette perspective, la littérature semble ici jouer le rôle de traduction[38] comme si la description des mondes bouddhiques et ses enseignements s’animaient à travers les yeux d’un personnage comme Lame et qu’ils prenaient tout leur sens en nous faisant miroir. Dans un Québec pluriel, à partir duquel Rochon crée et s’inspire, la question de l’identité est autant une source d’inspiration qu’une source de tension, cette littérature « sapientielle » peut ainsi agir comme un écran sur lequel les lecteurs et lectrices ont l’occasion de se définir, se redéfinir, s’imposer ou du moins, parfois, se reconnaître sans pourtant invoquer une tradition particulière. N’est-ce pas là une des clés du dynamisme apporté au Québec par la littérature en général dont fait partie l’écriture « migrante » dans toute sa diversité[39] ? En ce sens, l’esthétique de Rochon répond aux propos de Jauss qui, en 2005, dans son travail sur l’esthétique de la réception[40], suggère que la lecture en elle-même est indicatrice et occasion de transformation individuelle et sociale. Cette transformation pourrait-elle être comparable à celle du nirvana bouddhique ? Un maître répondrait peut-être que tout dépend des causes et conditions y compris de la motivation, quoi qu’il en soit, l’apport philosophique de Rochon à l’horizon de sens québécois est, à mon avis, propice à une dynamisation de nos savoirs collectifs. Et c’est en fonction d’une capacité inhérente de transformation au-delà des conditionnements qu’un discours féministe peut ici s’élaborer.