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Dans son récent ouvrage, La phénoménologie comme manière de vivre, Philippe Setlakwe Blouin entreprend de montrer qu’une phénoménologie conséquente devrait abandonner entièrement sa vocation théorique traditionnelle et assumer son potentiel transformateur sous la forme d’une éthique pratique du « laisser-être ». En ce sens, Blouin soutient que la phénoménologie devrait être réformée sous la forme d’une pure phénoméno-praxie, délestée de son « exigence descriptive-eidétique » comme de tout langage prédicatif, car celui-ci imposerait inévitablement un « carcan conceptuel » à l’expérience sensible ou au « monde de la vie <Lebenswelt>[1] ». Loin de la « science » qu’appelait de ses voeux Husserl, le principe recteur de la phénoménologie serait plutôt à trouver dans un « état mystique de conscience » que l’épochè transcendantale, élevée ici au rang d’« exercice spirituel », aurait l’insigne pouvoir de libérer. Tout au plus la phénoméno-logie devrait-elle se contenter de lever l’illusion de l’« attitude naturelle » — dans laquelle l’être humain se représente en immersion dans un monde qui existerait « en soi », indépendamment de toute expérience —, de manière à guider la pensée vers l’unité antérieure de l’être, un absolu auquel le langage propositionnel interdirait tout accès, ne pouvant au contraire que « s’auto-expérimenter » dans le silence.

Il ne suffirait donc pas d’insister à la suite de Pierre Hadot sur la dimension pratique de la phénoménologie et de la philosophie en général, comme si, à l’instar de ce que proposaient les travaux pionniers de Natalie Depraz (qui signe par ailleurs la préface de l’ouvrage et fut codirectrice de la thèse de doctorat dont procède ce dernier), la technique de « conversion existentielle » qui pouvait en être tirée ne constituait qu’une voie parmi d’autres pour la phénoménologie[2]. La thèse de Blouin est beaucoup, voire infiniment, plus radicale : le discours déclaratif aurait pour conséquence inévitable de forclore notre accès à l’unité inconditionnée de l’expérience, à cette intuition directe de l’Être qui pourrait se traduire en « manière de vivre » et qui seule permettrait de trouver la liberté intérieure, l’ataraxie. Dès lors, l’épochè transcendantale (ou la « réduction phénoménologique »), considérée dans son double geste de suspension du jugement, qui revient à « cesser de se parler à soi-même », et de reconduction du regard vers l’expérience sensible immédiate, où l’attention se porte exclusivement « vers le monde sensible ou antéprédicatif, avec toute la richesse de sens inarticulé qu’il comprend[3] », constituerait l’essence propre non seulement de la phénoménologie transcendantale de Husserl, mais aussi de la phénoménologie en général « si tant est que l’on assume jusqu’au bout sa logique conversionnelle[4] », c’est-à-dire que l’on reste fidèle à la « chose même ». Bien comprise, la phénoménologie pourrait ainsi être identifiée, suivant ce double geste attentionnel, à une contemplation désintéressée du flux de l’expérience vécue, proche de la méditation zen et de la pleine conscience[5].

Blouin défend ainsi une thèse voisine de l’« archi-corrélationnisme » déployé par Michel Bitbol dans Maintenant la finitude. Peut-on penser l’absolu ?, en droite ligne de ses précédents travaux[6], où il s’agissait aussi de déconstruire le réalisme spontané de l’attitude naturelle à la faveur d’une « épistémologie transcendantale » elle-même fondée sur une pratique de l’épochè qui conduirait à un « absolu sans objet », selon l’expression du penseur bouddhiste indien Nagarjuna. Tous deux se démarquent avec une puissante originalité du « tournant réaliste » actuel de la philosophie, qui concerne aussi bien la philosophie dite anglo-saxonne que continentale (quoique Habermas ait sans doute raison de soutenir dans le cadre de sa nouvelle histoire de la philosophie que « les références nationales ne permettent que de façon très limitée d’opérer une distinction entre traditions philosophiques[7] »), de même que des discours herméneutiques et néo-pragmatiques convenus sur les médiations historiques et langagières de l’agir humain. Il ne faut donc pas s’étonner que Bitbol présente le livre de Blouin, dans sa quatrième de couverture, comme « une contribution majeure au débat actuel », permettant de « retrouver avec élégance et rigueur les premiers commencements de la phénoménologie, seuls vraiment féconds ».

Sous la forme mixte d’une étude critique qui comporte à la fois un compte rendu de l’ouvrage et une analyse de fond, le présent essai veut présenter et évaluer la philosophie nouvelle que propose Blouin, arc-boutée sur ce qu’il dénomme son « phénoménisme ontologique[8] ». Mettre de l’avant une technique de conversion existentielle — l’épochè — qui permettrait ni plus ni moins de vivre l’Absolu est-il un pari tenable ? Loin de parvenir à constituer la phénoménologie en manière de vivre, l’épochè ne doit-elle pas au contraire détruire en son principe tout logos et toute praxis, et donc aussi bien toute phénoméno-logie et toute phénoméno-praxie, précisément parce que l’absolue cohérence entre le dire et le faire est alors atteinte « par la double suspension du dire et du faire », comme le souligne à bon droit Bitbol[9] mais sans tout à fait, semble-t-il, en tirer les dernières conséquences ?

I. Résumé synoptique de l’ouvrage

Le projet de constituer la phénoménologie en manière de vivre s’articule dans l’ouvrage de Blouin sous la forme de trois thèses distinctes, de nature respectivement exégétique, critique et systématique. Sur le plan exégétique, l’A. s’attache à restituer l’intuition fondamentale (qualifiée de « métaphysique ») de la phénoménologie husserlienne, en montrant que le retour proverbial de celle-ci aux choses mêmes signifiait avant tout pour le fondateur de la phénoménologie une reconnaissance « de l’insubstantialité de toute chose » qui caractériserait le « présent immanent vivant » ou l’« impression originaire <Urimpression> » chez Husserl, soit l’expérience sensible en tant que genèse spontanée et parfaitement inconditionnée[10]. Ainsi, quoique Husserl fût sans doute motivé dans un premier temps par la quête cartésienne d’un fondement inébranlable de la connaissance, ce dernier aurait fini par mettre au jour une intuition — une « vision de l’inconditionné » — apte à saper cette « grande doctrine cartésienne, toujours bien en vie aujourd’hui, du dualisme corps-esprit » aussi que bien que le fondationnalisme lui-même. Une explicitation conséquente de l’Urimpression montrerait, bien que Husserl ne franchisse lui-même jamais ce pas, que les phénomènes se manifestent en l’absence de tout fondement, de manière strictement immotivée et autonome, et impliquerait donc « un saut hors du “cercle du principe de raison” à la faveur d’une pensée de l’“irraison/abîme” (Ab-grund) de l’Être[11] ».

Dans sa teneur essentielle, l’idéalisme transcendantal de Husserl serait ainsi soluble dans l’« élément mystique » de la pensée heideggérienne, suivant le mot de J.D. Caputo[12], invitant à contempler en silence la « réalité indifférenciée du “Il y a”[13] ». Cette nouvelle thèse ne relève cependant déjà plus de l’exégèse proprement dite, mais plutôt d’une « critique immanente » de la phénoménologie husserlienne[14], consistant précisément à faire jouer « l’intuition métaphysique » de Husserl — aussi caractérisée avec Herman Philipse[15] comme un « phénoménisme ontologique », faisant valoir l’autonomie ontologique radicale des phénomènes, ou « l’équivalence de l’être et du paraître » — contre ses préjugés cartésiens, ce qui revient à dire que Husserl aurait dû entièrement abandonner le projet de décrire par concepts les invariants structurels (ou les a priori matériels) de l’expérience sensible au profit de l’intuition préconceptuelle (ou antéprédicative) de l’Urimpression. Comme le formule l’A. dans la conclusion de l’ouvrage, la phénoménologie serait appelée à « renoncer à sa prétention de connaissance apriorique et assumer pleinement la posture mystique devant l’énigme du monde[16] ».

Ces deux moments, exégétique et critique, servent enfin de tremplin pour la thèse systématique du livre, qui consiste à affirmer la possibilité — et la nécessité existentielle — de passer de la conscience dite réflexive, celle de l’« attitude naturelle » de l’être humain, à la fois dualiste (captive de l’« illusion du Moi et du Non-Moi », ou de la « scission sujet-objet ») et réaliste (croyant en l’indépendance du monde par rapport à toute conscience ou expérience), à la conscience dite « post-réflexive » ou « méditante », qui habiterait de plain-pied le mystère de l’Être, dans son unité « insondable, et donc ineffable ». Cette thèse systématique est le coeur de l’ouvrage, qui finit par prendre le pas sur les deux autres — à tel point que l’auteur et l’éditeur ne semblent pas avoir cru bon de même mentionner Husserl, et donc les volets exégétique et critique du livre, dans la quatrième de couverture !

Ces trois thèses — (i) le phénoménisme ontologique de Husserl, (ii) la mise au jour d’une contradiction entre, d’une part, l’intuition métaphysique qu’exprime ce phénoménisme ontologique, et d’autre part, la volonté de décrire les phénomènes plutôt que de se contenter de les « écouter » en silence, et (iii) un plaidoyer en faveur de la pensée méditante, c’est-à-dire de la conscience post-réflexive — se déploient avec force au fil de quatre denses chapitres, admirables tant pour leur clarté analytique que pour leur indéniable radicalité, auxquels s’ajoute une conclusion où l’A. propose de montrer que sa critique immanente de Husserl « nous ramène dans le giron du dernier Heidegger[17] ».

Le premier chapitre entend réactiver le sens originel de l’épochè transcendantale chez Husserl en reconduisant celle-ci — par une frappante re-duction de la réduction phénoménologique elle-même — au scepticisme pyrrhonien, interprété notamment à la lumière du commentaire de Marcel Conche dans Pyrrhon ou l’apparence (Paris, PUF, 1994 [1973]). Cette « interrogation rétrospective » et généalogique s’avère éclairante, de fait, dans la mesure où elle parvient à faire ressortir le phénoménisme ontologique que l’A. estime commun à Pyrrhon et Husserl — un scepticisme « néo-héraclitéen » (proche de celui de Cratyle[18]) nettement distingué ici du phénoménisme seulement épistémologique des académiciens et de Sextus, selon lequel « la connaissance humaine ne saurait transgresser l’ordre des phénomènes afin d’atteindre les choses en soi » — tout en indiquant d’emblée comment l’intuition métaphysique de Husserl pourrait être, par l’insistance obstinée de Husserl lui-même, entièrement dégagée de ses préjugés cartésiens. En un mot, l’épochè en son sens le plus porteur consisterait à suspendre l’idée de la chose en soi, soit la distinction entre l’apparence et l’être entendu comme le substrat caché de ce qui se manifeste — « entre l’apparence visible (φαινόμενον) et son substrat sous-jacent invisible (ὑποκείμενων ; littéralement : “ce qui gît en dessous” ») —, pour ne laisser subsister qu’une « apparence absolue » (Conche) ou un flux phénoménal radicalement autonome. Or, une telle suspension de l’être — associée ici au célèbre οὐ μᾶλλον de Pyrrhon, « pas plus l’un que l’autre ou que ni l’un ni l’autre » — au profit d’un apparaître pur équivaudrait en retour à ne plus pouvoir différencier les êtres, c’est-à-dire en une suspension effective du principe de non-contradiction et, de ce fait, de la raison discursive (ou du discours assertif, ou encore langage déclaratif), car « si un prédicat et son contraire peuvent être attribués simultanément à un même sujet, tout prédicat sera alors attribuable à toute chose, ce qui entraînerait la destruction de la différence spécifique et, partant, de la définition[19] ». Procédant d’après l’A. d’une « révélation immédiate[20] » de la vacuité de toutes choses, c’est-à-dire du « caractère fuyant et immotivé du monde », l’intuition au coeur du scepticisme pyrrhonien aussi bien que de la pensée husserlienne échapperait résolument à la fausse alternative entre réalisme et idéalisme, soit entre l’assignation des phénomènes à la sphère « physique » ou « psychique », ceux-ci englobant irréductiblement chacune d’elles. L’analyse se précise alors au fil d’une discussion serrée de deux « écueils exégétiques » concernant le phénoménisme ontologique que l’A. attribue à Husserl : ni le réalisme métaphysique (que l’auteur attribue notamment à Robert Solokowski et Dan Zahavi) ni l’idéalisme subjectif (attribué à Herman Philipse) ne permettraient de lui rendre justice.

Les deuxième et troisième chapitres comparent ensuite l’idéalisme transcendantal de Husserl à l’« expérience pure » chez William James et « l’intuition philosophique » chez Henri Bergson, dans le but de mieux faire ressortir « les aspects véritablement indispensables à la pensée husserlienne, mais aussi, par contraste, ceux qui relèvent plutôt de ses préjugés personnels, qui contribuent ainsi à masquer plutôt qu’à dévoiler la “chose même” dont il est question tant dans la phénoménologie que dans l’empirisme radical et le bergsonisme[21] ». L’A. se livre ainsi à un savant exercice de variation eidétique dont le but est de cerner le noyau commun à ces philosophies « proches en esprit », qui s’inscriraient dans un certain « Zeitgeist philosophique », en insistant d’abord, au chapitre 2, sur les arguments de James, Bergson et Husserl qui les amenèrent à soutenir la « primauté ontologique de la conscience », soit ce que l’A. vise sous le nom de « phénoménisme ontologique », puis, au chapitre 3, sur l’intuition primordiale ou l’« expérience positive » sur laquelle se fondent ces mêmes arguments chez James et Bergson, sans laquelle ceux-ci demeureraient « stériles ». D’une part, il en ressort, dans un dialogue stimulant avec Francisco Valera et Evan Thompson, que l’immédiateté de la « masse fluante et illimitée de l’expérience vécue » est en dernière analyse ce qui lui confère sa primauté ontologique par rapport à tout ce qui, en elle, s’expérimente : « Être et vérité sont ici parfaitement entrelacés[22]. » D’autre part, Husserl aurait eu tort de ne s’intéresser qu’aux invariants structurels de la conscience plutôt qu’à sa « perpétuelle évolution », d’avoir voulu décrire les phénomènes plutôt qu’intuitionner leur flux ineffable, « la nouveauté radicale et l’imprévisibilité », comme le voulait Bergson. C’est ainsi que s’énonce la critique immanente de la phénoménologie husserlienne dans une section cruciale de l’ouvrage, dûment intitulée « De l’incompatibilité d’une ontologie du flux phénoménal et d’une eidétique au sens husserlien », permettant de mieux comprendre la « tension irrésolue » entre, d’une part, la description eidétique, et d’autre part, la conversion de l’attention vers la genèse spontanée du flux phénoménal.

Le quatrième et dernier chapitre aborde la nature exacte de cette conversion de l’attention par laquelle il s’agit de s’élever au-dessus de l’intelligence discursive et sur laquelle déboucherait l’épochè transcendantale de Husserl. L’intention est alors de faire voir « par une théorie génétique en trois phases » en quoi consiste exactement l’état de conscience phénoménologico-transcendantal, « par contraste notamment avec les états de conscience qui le précèdent et le motivent », soit ce que l’A. décrit comme les stades de la préréflexivité et la réflexivité. C’est ainsi que se présente ce que nous avons dénommé la thèse systématique de l’ouvrage, détaillée en des pages très ambitieuses où se trouvent non seulement déchiffrés de manière probante et approfondie certains des passages les plus difficiles de l’oeuvre de Husserl, mais également convoqué, sous la forme de commentaires toujours limpides et instructifs, une riche littérature à la fois phénoménologique (Fink, Heidegger, Marcel, Merleau-Ponty, Sartre, Henry), empirique (Weber, Piaget, Vygotski, Tomasello) et plus largement philosophique (Platon, Aristote, Pascal, Rousseau, Kant, Schopenhauer) — l’A. précisant d’ailleurs que sa théorie « se justifie d’abord sur le terrain phénoménologique et non empirique », les nombreuses références empiriques étant à prendre « à titre indicatif seulement, et non à titre démonstratif [23] ». Les stades de la conscience s’articulent en outre ici de manière très proche de l’automouvement de l’Esprit absolu chez Hegel, dans une séquence où « l’esprit scindé » de la conscience réflexive, en proie à l’inquiétude et l’angoisse existentielle, « doit retrouver son unité originelle » sans toutefois « se résorber au stade de la préréflexivité ». Comment retrouver cette unité perdue ? En accédant à « une forme supérieure de conscience » où les phases antérieures dans le développement de la conscience phénoménologique se trouveraient proprement « sursumées », c’est-à-dire en conjuguant l’intelligence de l’esprit réfléchissant à celle du corps agissant de telle sorte que leur tension constitutive soit levée « sans pour autant que la conscience de soi impliquée dans la réflexion de premier ordre ne disparaisse entièrement[24] ». Le lieu de cette sursomption n’est alors autre que la contemplation désintéressée du monde, que l’A. éclaire judicieusement à partir de l’esthétique kantienne telle que revisitée par Heidegger[25]. La séquence mérite d’être brièvement restituée ici :

  1. Dans un premier temps, la conscience préréflexive, « qui se meut sans s’apercevoir elle-même », est identifiée par l’A. à l’« intentionnalité pulsionnelle <Triebintentionalität> » dont la découverte marqua le tournant dit génétique de la phénoménologie de Husserl. Se caractérisant par sa « nature à la fois non objective et non subjective », soit un mode d’intentionnalité antérieur à la scission sujet-objet, la pulsion est alors présentée comme « hylè originaire <Urhyle> » ou comme le « matériau hylétique du flux phénoménal », c’est-à-dire comme le médium vital de toute expérience et l’horizon implicite de toute objectivité[26]. Oeuvrant « sans ego », le « primum movens du flux des vécus » serait dès lors comme un « faisceau attentionnel anonyme » se manifestant tout à la fois comme impression, kinesthèse et sentiment : « Il s’agit de penser une vie instinctive libre de tout support, une pure appétence qui au final ne fait qu’un avec le jaillissement immotivé du “Il y a”[27]. » L’A. cherche ainsi à éclairer l’Urimpression analysée dans les chapitres précédents sous l’angle de l’Urinstinkt, appétence ou désir originaire, entendu à son tour comme condition d’intelligibilité première de la phénoménalité en général.

  2. Cette vie irréfléchie ou instinctive de la conscience se heurte toutefois inévitablement à divers types de frustrations, qu’il s’agisse d’obstacles physiques ou de difficultés pour subvenir à ses besoins. Or, pour homo sapiens, cette frustration de la pulsion revêt de surcroît une « dimension sociale », identifiée en son principe par l’A. à l’« impossibilité d’instrumentaliser les autres agents de sa communauté[28] ». C’est ainsi que le travail du négatif, suivant l’expression célèbre de Hegel (die Arbeit des Negativen), motive dans un deuxième temps un nécessaire processus de « reconnaissance de l’Autre », détaillé ici sous la forme d’une séquence allant de l’« intentionnalité conjointe » (Je-Tu), suivant la terminologie de M. Tomasello, à l’« intentionnalité collective » (Je-On), soit à « la capacité à adopter l’omni-perspective du groupe, du “nous” auquel appartient l’individu[29] ». Cette percée décisive de l’intentionnalité collective aboutirait en retour, d’un seul tenant, 1) à la constitution du monde objectif (« là-pour-tout-un-chacun », disait Husserl), c’est-à-dire à la croyance spontanée de l’être humain en une réalité « en soi » ou transpersonnelle (le Vrai, le Bien, le Beau), qui définit sa manière de vivre habituelle, et 2) celle de l’ego, la reconnaissance d’autrui brisant le cercle fermé que circonscrivent d’abord les pulsions et conduisant la conscience préréflexive à s’apercevoir elle-même « en tant qu’homme parmi les hommes au sein du monde », soit à se découvrir comme « sujet[30] ».

  3. L’automouvement de la « conscience phénoménologique » ne saurait toutefois trouver un cran d’arrêt satisfaisant dans le réalisme de l’attitude naturelle. Au contraire, la conscience réflexive se heurterait aussitôt au « paradoxe de la subjectivité » relevé par Husserl au paragraphe 53 de la Krisis, à savoir le fait « d’être sujet pour le monde, et en même temps être objet dans le monde ». Ce paradoxe se manifeste comme une « tension irrésolue » ou « inquiétude de fond », soutient l’A., par laquelle la conscience réflexive est constamment rappelée à son « inadéquation avec le réel », condamnée à vivre « à la croisée de ces deux réalités contradictoires ». Ainsi se poursuit le travail du négatif par lequel doit s’effectuer le passage de la « vie naturelle-mondaine » à la troisième et dernière phase, « postréflexive », de la conscience : l’écart abyssal que creuse l’intentionnalité collective, c’est-à-dire « la présence générique et judicatoire du “On” », entre « le corps agissant » et « l’esprit réfléchissant », trop empêtrés que nous sommes dans la distance réflexive qui qualifie notre liberté propre et conséquemment incapables de « vivre au présent », est ce qui justifie la « conversion phénoménologique ». Or, cette dernière n’est autre selon l’A. que la pratique de l’épochè transcendantale une fois celle-ci arrachée au dispositif épistémologique et fondationnaliste auquel elle était subordonnée chez Husserl. L’épochè est alors comprise (i) comme une suspension du jugement marquant l’arrêt du dialogue intérieur, celui-ci étant ce qui alimente notre croyance inarticulée en un monde objectif, et, simultanément (ii) comme une reconduction de l’attention du monde objectif — la « fiction » d’un en soi moral et physique — vers le « monde de la vie ».

Cette double opération de la conscience postréflexive permettrait de réconcilier les moments préréflexif et réflexif de la conscience sans annuler le deuxième, dans une véritable « fusion des perspectives en première et troisième personnes ». Il en est ainsi, car, d’une part, la suspension du jugement implique un « désintéressement » (ou « un regard délesté de tout motif utilitaire ») où la chose est considérée pour elle-même plutôt que comme un objet susceptible de satisfaire ou entraver les desseins propres du sujet, et se trouve donc considérée sur un mode esthétique/contemplatif qui présuppose le « point de vue générique ou universel » de la conscience réflexive, et d’autre part, la conversion du regard vers le « monde de la vie » permettrait de retrouver « l’ouverture non dualitaire qui précède originairement toute saisie objectivante ». Quoique distincte de la conscience préréflexive (parce que « non appétitive ») et de la conscience réflexive (parce que non dualitaire), la conscience postréflexive conserverait, dans une synthèse supérieure, l’unité de la première et la réflexivité de la seconde : « Cela revient, en somme, à adopter un regard universel ou désindividualisé, sur cela même que j’expérimente d’instant en instant, c’est-à-dire sur l’univers sensible lui-même[31]. »

La substantielle conclusion de l’ouvrage — aussi présentée comme un ultime chapitre[32] — tente enfin de rapprocher la conscience postréflexive du « laisser être <Seinlassen> » promu par le dernier Heidegger. Cela est l’occasion pour l’A. d’approfondir sa critique immanente de la phénoménologie husserlienne par une analyse comparative de la « différence ontologique » chez Husserl, soit de la distinction entre l’être transcendantal et l’être transcendant (« ou entre l’apparaître et l’apparaissant, ou l’être comme conscience et l’être comme chose »), et la différence ontologique entre l’Être et l’étant chez Heidegger, pour ensuite montrer comment sa théorie génétique peut venir « complémenter[33] » les réflexions de Heidegger sur les dérives de ce qu’il dénomme alternativement la « pensée calculante », la métaphysique ou encore la philosophie (qui culminerait dans l’humanisme, le matérialisme et le nihilisme des Temps modernes). L’A. fait alors valoir que la déchéance ou l’errance de l’Occident — comme de l’humanité entière — s’expliquerait mieux à la lumière de la scission sujet-objet constitutive de la conscience réflexive « qu’à partir d’une lecture de Platon, ou pis encore d’une réflexion hautement spéculative sur le “refus” (Verweigerung) de l’Être[34] ». La conscience de soi, « tel un miroir réfléchissant un autre miroir, se plonge elle-même dans une mise en abîme » dont elle ne peut sortir qu’à la condition de remonter « à la source commune du sujet et de l’objet, soit l’“ ouverture de l’Être” » (« l’englobant <Das Umgreifendes> », aurait dit Jaspers), de manière à prendre conscience pour la première fois et en toute clarté que « l’apparente altérité du monde n’est en vérité que le reflet de la conscience réflexive ». Seule l’épochè bien comprise pourrait briser le sort et mettre un terme au drame universel de la discursivité humaine. Finalement, de manière conséquente, la critique immanente de Husserl finit par se retourner contre Heidegger lui-même, qui continuait d’insister sur « le caractère langagier du faire-voir de la phénoménologie », tandis que l’A. conteste la « dicibilité de principe » du monde de la vie ou de l’expérience sensible ressaisie dans son unité préréflexive. Il en ressort que la phénoméno-logie ne demeure ici affaire de discours rationnel que dans la mesure minimale où « la parole humaine n’est qu’une des mille façons dont l’Être vient à s’exprimer à travers le surgissement polyphonique du monde sensible », c’est-à-dire pour autant qu’elle participe formellement, comme toute chose, de l’Être, tandis que l’« écoute de l’Être » dans son logos ineffable exigerait sans ambiguïté une attention silencieuse, puisque l’écoute, soutient à juste titre l’A., « n’est possible que dans le silence[35] ».

II. Contradictions pragmatiques

Il ne fait à mes yeux aucun doute que l’oeuvre protreptique de P.S. Blouin devrait être considérée comme une contribution importante aux débats contemporains sur le statut de la phénoménologie — husserlienne et heideggérienne en particulier — dans ses rapports à la mystique (« cette écoute du sens secret des choses, c’est-à-dire de ce sens qui demeure caché aux yeux de la “δόξα” ou de l’opinion commune[36] »). Est-ce dire pour autant que je suis convaincu par sa triple thèse systématique, critique et exégétique ? Loin de là. En se plaçant sous l’égide du scepticisme pyrrhonien (ou de l’interprétation que propose Marcel Conche de celui-ci), c’est-à-dire de l’idée selon laquelle toutes choses seraient « également indifférentes (ἀδιάφορα), immesurables (ἀστάθμητα), indécidables (ἀνεπίκριτα)[37] », l’ouvrage est traversé, malgré ses évidentes qualités, de contradictions pragmatiques (ou d’incongruences entre le dire et le faire) qui me semblent aussi massives que rédhibitoires. Pour pouvoir être défendues, ses thèses fondamentales devraient donc être expurgées de cette doctrine proprement inconsistante et impraticable. J’indiquerai dans les prochaines sections ce que cela pourrait impliquer, mais commencerai par indiquer ici de manière plus précise en quoi consistent ces contradictions pragmatiques.

La plus saillante réside en ceci qu’affirmer le caractère foncièrement « indécidable » de tout jugement ne laisse aucune place au type de discours argumentatif que déploie l’A. lui-même afin de justifier ses trois thèses fondamentales. Il est vain, en effet, de chercher à justifier — discursivement, par des raisons ou arguments — un effort méditatif dont l’objectif est de permettre d’accéder à un « état mystique de conscience » où se dévoilerait intuitivement l’invalidité du principe de contradiction — sans lequel, il va sans dire, toute justification est nulle et non avenue. Autrement dit, comment l’A. peut-il disserter sur les illusions de la « substantialité de l’étant », c’est-à-dire de la « réalité en soi[38] », ou « du Moi et du non-Moi (de l’Autre), du Sujet et de l’Objet », qui ne seraient que des produits de la conscience réflexive ? Il ne semble pas possible de parler ici d’« illusions » tout en soutenant que devrait être abolie la distinction même entre réalité et apparence, à la faveur de l’ontologie pyrrhonienne de la « pure apparence », d’une intuition directe de « cette couche d’être plus ancienne que la dichotomie illusion-réalité[39] ». Cette « couche d’être » antérieure, « qui se caractérise précisément par son antécédence par rapport à toutes les dichotomies classiques (de l’être et du paraître, mais aussi du sujet et de l’objet, de la forme et de la matière, etc.)[40] », n’est-elle pas exactement le « substrat caché » de la conscience réflexive, et ce, alors même que son dévoilement dans l’épochè est censé signifier l’absence d’un tel substrat, soit l’« insubstantialité » (ou la « vacuité ») de toutes choses ? Disons plutôt ceci : ou bien la conscience réflexive est obnubilée par ses illusions constitutives et la doctrine de l’apparence pure est intenable, ou bien l’apparence pure est avérée et on doit renoncer tout à fait à parler d’illusion.

De même, puisque toutes choses concourent de l’unité inconditionnée de l’Être, qui ne laisse nécessairement rien hors d’elle, même l’illusion, comment pourrait-on identifier l’Être davantage au sensible qu’à l’intelligible (l’eidos), à ce qui s’écoule plutôt qu’à ce qui persiste dans le temps (la « substance »), au monde de la vie plutôt qu’aux constructions de la conscience discursive ? L’A. reconnaît certes que « l’intention de décrire eidétiquement le monde de la vie est incompatible avec l’attitude nécessaire à son dévoilement[41] », mais cela ne suffit pas : il lui faut renoncer aussi à toute description des rapports entre le monde de la vie et la conscience ordinaire et, plus profondément, au langage prédicatif en tant que tel, celui-ci étant indissociable de la distinction du vrai et du faux, du phénomène et de la réalité — ce qui implique évidemment qu’il doive renoncer à tout effort pour dire cette impossibilité même[42]. De fait, on ne voit pas comment la phénoméno-logie — en quelque sens que ce soit — pourrait survivre à l’abolition du principe de contradiction, qui est aussi le « principe de différenciation des êtres » sans lequel serait dissous tout système d’identités et de différences : un logos « immesurable », qui se manifesterait comme « la réalité indifférenciée du “Il y a” », est une pure et simple contradictio in terminis.

Il en va de même du « monde de la vie », à l’évidence duquel devrait conduire l’épochè transcendantale : la suspension du principe de contradiction ne saurait laisser subsister aucun κόσμος, soit-il aussi sensible ou « antéprédicatif » qu’on voudra, et aucune φύσις au diapason desquels pourrait s’efforcer de vibrer la pensée méditante. De fait, l’« absence de différence[43] » au sein du flux expérientiel signifie non seulement l’absence de « monde » et de « nature », mais également l’impossibilité pure et simple de l’« intelligence » perceptive et discursive (ou de la faculté de comprendre, Verstehen), celle-ci supposant toujours la saisie ou la compréhension d’un sens, d’un ordre intelligible, et donc le contraire d’une réalité parfaitement indifférenciée[44]. Face à une réalité « parfaitement atypique et instable[45] », on ne saurait en effet se contenter d’observer avec Angelius Silesius que « la rose est sans pourquoi[46] », en la contemplant au regard du mystère de l’Être, sub specie aeternitatis, mais on devrait plutôt admettre, comme le fait par ailleurs l’A., « l’effondrement de la notion même de chose[47] » en lui refusant toute identité propre, toute différence même relative par rapport à la tulipe, la marmotte, la pulsion ou la mer, et donc toute intelligibilité, qu’elle soit sensible ou non. « Dans l’épochè radicale, écrit très justement Bitbol, la réalité est là mais elle n’a ni nom ni forme, la réalité s’impose mais elle n’impose rien de déterminé[48]. »

Inversement, on ne voit pas non plus pourquoi un « logos immanent au sensible[49] » interdirait toute saisie par l’intelligence discursive, comme le soutient avec emphase l’A. (c’est même le nerf de sa « critique immanente » de Husserl), sinon parce que le sensible est conçu comme pure unité ou pure multiplicité, c’est-à-dire comme le contraire d’un logos. Le fait qu’il puisse être aperçu dans le silence de la méditation n’interdit en rien qu’il puisse ensuite être acheminé à la parole ; l’expérience ordinaire en atteste suffisamment : on peut suspendre le discours et tourner son attention vers nos sensations pour y découvrir un picotement ou un tiraillement dans la nuque, par exemple, et ensuite le nommer et le décrire. Ainsi : ou bien l’Être est pensé dans le registre de l’apparence pure et n’a pas de logos, ou bien il a un sens qui puisse être saisi par l’intelligence et rien n’empêche en principe qu’il soit dit conceptuellement ou poétiquement. Et de fait, l’A. ne répugne pas les délices de la langue ! L’amour du mot juste est palpable en chaque page du livre, dont il est manifeste qu’il fut soumis à la plus haute exigence stylistique et philosophique.

De surcroît, la « théorie génétique de la conscience phénoménologique » proposée dans le chapitre IV n’élève-t-elle pas de facto et de jure une prétention a priori ? La description des trois phases de la conscience, tant dans leurs traits essentiels que leurs motivations propres, ne se veut-elle pas nécessaire et universelle (pour reprendre les critères kantiens de l’a priori) ? En quel sens ces vérités phénoménologiques seraient-elles soumises à la contingence radicale du flux de l’expérience compris comme « sable parfaitement mouvant, où nul être “identique et stable” ne soit discernable[50] », sinon en ce sens formel, qui n’annule en rien l’aprioricité que leur reconnaît implicitement par l’A., que leur validité « repose entièrement sur leur capacité à être expérimentées[51] », enchaînées qu’elles sont au « factum du monde » ? Voudrait-on suggérer par là que la conscience réflexive et discursive est comme toute chose soumise à ce hasard primitif et pourrait donc à tout moment cesser d’être dualitaire ou d’avoir partie liée à l’intersubjectivité, par exemple ? Veut-on dire, de même, que la conscience préréflexive de l’animal non humain pourrait demain s’arracher à la myopie de l’intentionnalité pulsionnelle pour adopter le regard contemplatif de la conscience postréflexive ? Ce ne semble pas être le cas. La phénoménologie déployée dans l’ouvrage reste ainsi sans droit au regard de sa thèse ontologique centrale. Elle pèche par un défaut de réflexivité qui la laisse sans lieu assignable[52].

Aurait-il été plus cohérent pour l’A. de garder silence, à l’instar du Cratyle d’Aristote dont il se réclame en outre[53], et ainsi renoncer à justifier la « conversion existentielle » ou l’attitude « postréflexive » qu’il préconise ? La question fait ressortir une deuxième contradiction pragmatique — ou un ensemble de telles contradictions. Elle concerne précisément l’indispensabilité pour nous, animaux rationnels, de l’intelligence discursive dans notre effort pour survivre et bien vivre. Plus précisément, elle met en cause l’« indifférence » pyrrhonienne, que l’A. semble embrasser jusque dans ses conséquences les plus troublantes. « [L]es résultats n’ont plus d’importance pour la pensée qui éprouve le monde dans son surgissement inconditionné », écrit-il[54]. Chacun devrait donc remettre sa vie « entre les mains du destin, dans une sorte d’acte de détachement ou de foi[55] ». C’est dire que la mort ou la survie d’un proche, la maladie ou la santé d’un enfant, la victoire ou la défaite du fascisme, etc. doivent être des « résultats » ou des états de choses équivalents aux yeux du sage[56]. Ici comme ailleurs, la condition de l’amor fati est la négation totale du libre choix et de la responsabilité qui lui est consubstantielle[57]. Dans la vie courante, pareille attitude est ou bien abjecte, ou bien un faux-semblant, une forme aiguë de « mauvaise conscience » (Sartre). Qui vit doit résoudre des problèmes de toute sorte. L’A. reconnaît volontiers, et précise que la conscience réflexive-discursive offre de ce point de vue « un avantage adaptatif formidable[58] ». Or, de l’indifférence abyssale de Pyrrhon ne saurait procéder aucune solution aux innombrables dilemmes qui jalonnent nos vies, aucune règle de coexistence ou de respect mutuel — bref, aucune norme pertinente dans le contexte de la vie mondaine. Le phénoménisme ontologique ne peut être qu’une dénégation de la raison pratique aussi bien que de la raison théorique et technique. Il est vrai que l’intelligence discursive génère des problèmes « insoupçonnés depuis l’état préréflexif de conscience », des questions ou inquiétudes nouvelles et qui lui sont intrinsèquement liées, l’Être, le Vrai, le Bien, le Beau, soit les « transcendantaux » qu’avait dûment identifiés la métaphysique médiévale (sans toutefois les reconnaître pour ce qu’ils sont véritablement, à savoir des idéaux régulateurs de la raison). Mais qui peut vraiment, dans la vie courante, se détourner de ces idéaux constitutifs de notre commune humanité ? Ne pas habiter ces questions comme des horizons indépassables ne reviendrait-il pas à quitter l’élément même de la culture, qui est aussi celui de l’éducation ?

L’indifférenciation de l’Être ne se prête pas davantage à une praxis ou un ethos spécifique qu’à un quelconque logos, l’action n’étant jamais que l’effort continu de la vie pour composer avec l’ordre intelligible du monde social et naturel. En ce sens, Bitbol a raison de souligner que l’épochè, si tant est qu’elle ouvre vraiment sur un état de coïncidence absolue à soi-même (ou une unité antérieure au dualisme de la pensée et du monde), ne peut que supposer « la double suspension du dire et du faire » (je souligne), ce qui revient à entamer à sa racine le projet même d’une phénoménologie comme manière de vivre. On doit dès lors reconnaître que la conscience postréflexive, de même que l’expérience mystique, est destinée à demeurer une affaire relative, épisodique et sans portée ontologique déterminée[59] — aussi bénéfique que puisse être par ailleurs la méditation zen ou en pleine conscience pour la santé mentale des individus. Loin de surmonter la « tension irrésolue » de la conscience réflexive, tenaillée par son aspiration à une sérénité ici-bas impossible, la conscience postréflexive ne jouit d’aucune véritable autonomie existentielle : la méditation et la contemplation ne sont elles-mêmes que des modalités parmi d’autres de la conscience réflexive, et ne signent donc pas sa « sursomption ».

III. Un dilemme crucial : indubitabilité et positivité

Pour vaincre ou surmonter ces contradictions pragmatiques, la seule option qui s’offre au phénoméniste radical est de faire valoir que celui qui les énonce se contredit de manière plus immédiate encore — plus forte ou indubitable que toutes ces incongruences entre le dire et le faire. En ce sens, reconnaissons avec l’A. que l’expérience en tant que telle, prise absolument, c’est-à-dire comme la totalité illimitée et inconditionnée de tout ce qui existe, présente une certitude rigoureusement indubitable, mieux avérée que toute connaissance perceptive et discursive : « Ni psychique, ni physique, l’expérience qua expérience se déroule d’instant en instant sur un plan d’être antérieur à toute différence spécifique[60]. » Il en est ainsi parce que « la négation absolue de l’expérience est un contresens manifeste[61] », comme le précise l’A. en solidarité avec Husserl, Berkeley et, deux millénaires plus tôt, Parménide. Le Néant est impensable, car tout ce qui est pensé appartient a priori à la région absolue de ce qui est. Autrement dit, ressaisi à partir de son « antagonisme initial avec le non-être », pour reprendre la belle formule de Jean Beaufret[62], l’Être ne peut en effet n’être que plus originaire et certain que les dualités sujet-objet, pensée-monde, dire-faire. La conscience réflexive peut accéder par une telle conversion du regard à « l’identité de l’Absolu et de la manifestation[63] ».

De même, reconnaissons aussi avec l’A. que penser en direction de l’Être affole aussitôt la raison en l’un de ses principes recteurs, soit le principe logique de contradiction. En effet, comme l’avait bien vu Descartes, l’idée d’un « Dieu qui peut tout », ou d’une puissance proprement infinie, implique la possibilité d’un doute hyperbolique qui emporterait jusqu’à notre capacité de discriminer les évidences arithmétiques et géométriques[64]. Suivant l’axiome aristotélicien de l’incommensurabilité du fini et l’Infini (finiti ad infinitum nulla est proportio), la pensée de l’Infini ébranle la conviction — qui donnait sa teneur ontologique au principe logique de contradiction chez les Grecs — selon laquelle les limites de la pensée doivent coïncider avec les limites de l’être[65]. Elle rend ainsi possible le scepticisme, car elle montre que l’intelligence doit buter sur un mystère immanent et irréductible. Penser l’Être conduit aussitôt à apercevoir, en effet, et pour parler cette fois avec Quentin Meillassoux, qu’« Être et pensée doivent être pensés comme pouvant être tout autre[66] », c’est-à-dire qu’il « n’y a aucun moyen pour la pensée de rejeter la possibilité que l’insensé pour nous soit véridique en soi », précisément en raison de cette « tot-altérisation possible de l’être et de la pensée[67] ».

Or, si l’Être est non seulement indubitable, mais que le penser ébranle également le principe logique de contradiction, alors on peut en effet concevoir, comme le veut l’A., la possible « vacuité » de toute chose. C’est d’ailleurs pourquoi Bitbol est fondé à distinguer (i) les « contradictions existentielles » impliquées dans la négation de ce que révèle l’épochè, soit l’Ouvert indifférencié de l’« ici et maintenant », ou de l’expérience « au présent de l’indicatif », (ii) les contradictions pragmatiques — élevées pour la première fois au rang de principe systématique par Fichte[68] — entre le dire et le faire, et (iii) les contradictions d’ordre logiques (A et non-A)[69]. Tandis que le principe existentiel de contradiction permet d’établir des vérités indubitables[70], les deux autres concernent la cohérence interne du discours, que ce soit en rapport avec d’autres propositions (principe logique) ou avec les conditions d’intelligibilité des actes d’énonciation (principe pragmatique), et les vérités qu’ils permettent de justifier peuvent dès lors faire l’objet d’un doute méthodique ou « hyperbolique ». On peut ainsi admettre que les contradictions pragmatiques relevées dans la section précédente se situent sur un autre plan, moins immédiat, que la « clairière » de l’instant présent, antérieure à toute différenciation temporelle Je-Tu et Je-On.

Il n’en demeure pas moins, cela dit, que le phénoménisme ontologique est à la fois injustifiable et impraticable. En passant avec Pyrrhon — à supposer l’interprétation de Conche exacte — de la possibilité de douter des principes logique et pragmatique de contradiction à leur révocation effective, c’est-à-dire à la thèse de l’indifférenciation essentielle de toutes choses (dès lors « immesurables » et « indécidables »), l’A. franchit un seuil décisif [71]. Celui-ci consiste à faire jouer le principe de contradiction existentielle contre les deux autres, de manière à faire droit à la possibilité d’une véritable expérience — positive — de l’absolu, de l’Un, de « l’expérience qua expérience ». Or, l’indubitabilité de l’Être n’a d’égale que son abstraction, ne pouvant être obtenue que par la mise à l’écart de tout donné positif, de toute détermination. L’intelligence ne peut reconnaître à l’Être aucune positivité. C’est ce qui fait d’ailleurs le pouvoir d’attraction aussi bien que l’impasse de toutes les preuves ontologiques de l’existence de Dieu : l’Absolu est indubitable, mais pourquoi serait-il Dieu ou tout autre étant déterminé[72] ?

En ce sens, quoiqu’on ait beaucoup insisté depuis Heidegger et Merleau-Ponty, et sans doute à juste titre, sur les problèmes de « constitution » qui hantèrent Husserl jusqu’à la fin comme autant d’expressions du « paradoxe de la subjectivité », l’aporie sur laquelle achoppe le projet de la phénoménologie transcendantale, soit celui de décrire les structures essentielles de la « conscience transcendantalement purifiée » de manière à les intégrer réflexivement au dire et à l’agir humains, est plus élémentaire et intraitable encore : comment pourrait-on discriminer le nécessaire du contingent, l’essentiel de l’accidentel, ou dégager la « chose même » des construits hérités de la tradition, au sein d’un vécu absolument nécessaire, se caractérisant intégralement par l’inconcevabilité absolue de sa non-existence ? Rien ne saurait être affirmé ou nié à son propos sans aussitôt s’en aliéner. On ne peut pas même dire que le non-être (ou l’anéantissement) de l’expérience transcendantale est, à la différence du monde, inconcevable, car ce serait asserter l’existence d’une dualité expérience-monde censée avoir été dépassée. Cette difficulté tient au fait que Husserl croyait à tort pouvoir affirmer la positivité (ou l’intelligibilité, la compréhensibilité) de l’expérience transcendantale. Or, entre indubitabilité et positivité, il faut choisir. Blouin contribue d’ailleurs puissamment à le montrer, sa critique immanente de Husserl établissant que la vérité de la phénoménologie transcendantale est à trouver du côté du pyrrhonisme, c’est-à-dire par-delà les oppositions entre le sujet et l’objet, le pour-soi et l’en-soi, le vrai et le faux, le bien et le mal, dans l’« apparence pure ».

L’expérience transcendantale ne saurait se réfléchir davantage dans une théorie que dans une quelconque « attitude » ou manière de vivre. Au contraire de la « métaphysique réflexive » que cherche à mettre en oeuvre Bitbol dans Maintenant la finitude, on ne peut tirer de l’absoluité épistémique du « je » vécu ici et maintenant aucune ontologie, épistémologie ou « philosophie de la nature », aucune connaissance positive, que ce soit par déduction ou description. Il ne suffit pas même de dire avec Blouin que l’expérience transcendantale libérée par l’épochè est au fond intraduisible dans le langage de la conscience ordinaire, réflexive et discursive : non seulement est-il impossible d’en parler, mais on ne peut guère l’« intelliger » sur le plan de l’action ou de la contemplation, c’est-à-dire autrement que comme pure négativité. Tôt ou tard — sinon immédiatement —, les exigences de la vie, c’est-à-dire du dire et du faire, devront donc réaffirmer leurs droits contre « l’archi-corrélationnisme » aussi bien que le phénoménisme ontologique.

IV. La scène primitive de la métaphysique classique

Une fois ces contradictions pragmatiques relevées et dépassées, ce qui ne peut être fait qu’en affirmant la validité des principes logique et pragmatique de contradiction, la réflexion se trouve reconduite à ce que l’on pourrait appeler la « scène primitive » de la métaphysique occidentale, laquelle pourrait se substituer à la séquence triadique décrite par l’A. allant de la conscience préréflexive à la postréflexivité en passant par la réflexivité de l’attitude naturelle. Cette séquence consiste en la transition nécessaire de l’être pur qui, parce qu’indiscernable pour l’intelligence du néant pur ou d’une réalité indifférenciée, doit céder à une pensée du devenir en son intelligibilité : une ontologie de l’eidos. Il n’est pas interdit d’y voir le théorème primordial de la pensée métaphysique, récapitulée par Hegel dans la première section de sa Grande Logique, mais dont le découvreur génial et indépassable demeure Platon. Je pense notamment au Sophiste et son « combat de géants autour du problème de l’être » (gigantomachia peri tes ousias, 246 a) et au « jeu lourd de réalité » que met en scène le Parménide, qui consiste à dépasser dialectiquement les thèses équivalentes de l’Un et du Multiple, pour entrer dans la sphère noétique de l’Un multiple, c’est-à-dire des formes intelligibles ou du « monde », comme totalité organisée et intelligible — le seul « lieu » où l’intelligence peut véritablement se déployer et nous permettre de penser et vivre mieux.

La séquence mérite d’être rappelée brièvement. Que peut-on vraiment dire de l’Être ? L’interrogation, aussitôt soulevée, contraint à admettre le « retrait » ou le « refus » nécessaire — pour emprunter une terminologie heideggérienne — de son « objet ». Pris absolument, c’est-à-dire comme la totalité inconditionnée de ce qui existe — « l’Un absolu qui est tout » (Nicolas de Cuse) : ce qui inclut tant les apparences que ce qui est tenu pour réel —, l’Être n’est pas un « ob-jet » de pensée : il englobe à la fois l’objet et le sujet, la chose visée et la pensée qui la vise. Quoique pensable en tant que tel, il confronte la pensée à ses propres limites, c’est-à-dire à son mystère. Comte-Sponville le rappelle joliment : « L’existence de l’être est donc foncièrement mystérieuse, c’est cela qu’il faut comprendre, et que ce mystère est irréductible. Parce qu’il est impénétrable ? Au contraire : parce que nous sommes dedans. Parce qu’il est trop obscur ? Au contraire : parce qu’il est la lumière même[73]. » Le Tout est sans limites, apeiron, et par conséquent indéfinissable et inexplicable, car la faculté humaine de compréhension définit et explique toujours par autre chose que ce qu’elle tente de définir et expliquer.

L’Être est ainsi pensable mais ne peut être compris[74], ce qui signifie qu’il ne peut être réfléchi que négativement, c’est-à-dire en récusant toute thèse sur l’Être au nom de « la thèse de l’être lui-même » (Pierre Aubenque), de son assertion tautologique : « Cela est » (hôs estin), « Il y a » (es gibt). Blouin le relève à propos de « l’expérience pure » : « L’interjection indexicale “voilà !” — un rappel au présent dans son surgissement originel — est, dès lors, notre dernier recours pour tenter de la désigner verbalement[75]. » Si l’être est pris « au sens absolu » (Aristote, Physique, I, 3, 186b, 25), s’il n’y a rien en dehors de lui, alors on ne peut attribuer l’être à rien, ni rien lui attribuer. L’être pur est ainsi indiscernable du néant aux yeux de l’intelligence perceptive et discursive, parce que parfaitement indéterminé. Il est le principe transcendant et unificateur — le Bien, ou l’Un — dont l’essence propre est de se situer « au-delà de l’essence » (République 509b), de l’eidos et du logos. En d’autres termes, l’être au sens absolu n’est « rien », « puisqu’il n’est pas quelque chose » (Réfutations sophistiques, 25, 180 a 34). De même : « [S]i donc l’être en tant qu’être n’est l’attribut de rien, si au contraire c’est à lui que tout s’attribue, alors on demandera pourquoi l’être en tant qu’être signifiera l’être plutôt que le non-être » (Physique, I, 3, 186 b 5-6). Il en va du nerf des théologies négatives ou apophatiques, à commencer par celle de Parménide, voulant que le Tout ne puisse être pensé que par l’abolition progressive de toutes limites conceptuelles, s’agissant d’un donné sans positivité, qui ne se distingue que par son indistinction même, c’est-à-dire son absoluité.

Et pourtant : « eppur si muove » ! Miracle des miracles : le monde est là, et non pas seulement l’Être ; nous pouvons discerner les choses et les mettre en relation ; le monde nous meut et nous émeut, et nous devons composer avec lui. Je me tiens là, dans la clairière de l’être-au-monde, et j’ai une vie à mener. Dès lors que l’on pense et que l’on agit, on ne peut en rester au constat muet de l’Être : on doit user de son intelligence, et admettre l’existence du monde et d’autrui, au sein de l’« attitude naturelle ». L’indifférenciation de l’Être n’est pas celle de l’étant, du monde social et naturel, sans quoi l’intelligence ne pourrait pas s’exercer. Cela invite à une nouvelle conversion du regard, indispensable pour « sauver les phénomènes » et seul véritable point de départ possible pour la philosophie : non plus en direction de l’Être lui-même, mais plutôt en direction de l’eidos, du « sens des choses » ou de l’ordre intelligible du monde, ce clair-obscur ou cette « dialectique » de l’universel et du particulier, du nécessaire et du contingent, de l’Un et du multiple, de l’immobile et du mobile[76]. Dans les mots, magnifiques, de Platon : « [F]aire sien, comme les enfants dans leurs souhaits, tout ce qui est immobile et tout ce qui se meut, et dire que l’être et le Tout est l’un et l’autre à la fois » (Sophiste, 249 b) Pour faire droit à l’intelligence, il faut admettre qu’elle ne porte pas sur « rien », mais bien sur une réalité autre que l’être un et immuable, inconditionné : la pensée doit pouvoir accueillir le « néant relatif » (ou non absolu) impliqué dans la différenciation même de la chose ou de ce qui doit être pensé. Cela ne signifie rien d’autre que la nécessité pour la connaissance humaine de partir de son ouverture effective au monde, de l’« être au sens de la prédication » ou en tant qu’il peut se dire « en une pluralité de sens » (Métaphysique, Γ, 2, 1003 a 33 ; Ζ, 1, 1028 a 10), plutôt que de l’Être au sens absolu[77].

Dans la perspective de cette séquence classique allant de l’Être au Monde en passant par le refus du Néant, le propre du phénoménisme ontologique de Blouin, tout comme du scepticisme pyrrhonien, est de refuser tout droit à la faculté humaine et animale de comprendre en affirmant la positivité de l’Être, ce qui revient à identifier l’Être au Monde et, en retour, celui-ci au Néant. Il résulte de cette identification du Monde au Néant une « révélation métaphysique qui porte sur la vacuité de toutes choses, c’est-à-dire sur le caractère fuyant et immotivé du monde[78] », et la nécessité corollaire de faire face aux contradictions pragmatiques dont il a été question dans la section II. Au fond, le phénoménisme ontologique choisit de nier — quoique de manière implicite, à titre de conséquence involontaire — la différence ontologique entre l’Être et l’étant, dans la mesure même où il identifie l’Être au « monde de la vie » ou à l’« expérience sensible », dont la « temporalité » absolue ou l’« insubstantialité » paraît n’être en définitive qu’une manière de penser contradictoirement son indifférenciation et son intelligibilité. Or, l’Être n’est rien d’étant ; bien qu’il l’inclue nécessairement, il n’est pas le monde de la vie. Il n’est pas un « maelström sensible[79] ». C’est là où le phénoménisme ontologique commence — et termine — de saborder l’organe — la raison — qui seul permettrait en principe de le justifier. Le lieu de la vie humaine est la différence ontologique, et non l’apparence pure.

Conclusion

La thèse systématique de La philosophie comme manière de vivre consiste à soutenir que l’on peut vivre l’Absolu, l’expérimenter, se fusionner à lui dans une harmonie salvifique. S’y refuser signifierait à l’inverse que l’on se résigne à vivre dans la tension irrésolue de la conscience réflexive, en renonçant à une « vie vraiment vécue[80] ». Cela résume assez bien, me semble-t-il, le mysticisme de l’A.[81] Or, l’idée d’une expérience positive de l’Être, soit d’un « logos sensible » qui serait en même temps une réalité radicalement indifférenciée, est en dernière instance un mixte confus, un agrégat conceptuel dont la raison ne saurait admettre la possibilité. Seul l’étant, dans ce qu’il a d’essentiel et accidentel, de réel et illusoire, peut être positivement expérimenté. Le pyrrhonisme de l’A. brouille la différence ontologique et, avec elle, les possibilités du dire et du faire se trouvent contradictoirement niées et affirmées.

En ce sens, même à reconnaître avec Claude Romano que « la question de l’unité d’un mouvement philosophique est toujours une question philosophique à part entière, et nullement une question historique[82] », on voit difficilement, au regard de ces difficultés, comment le phénoménisme ontologique pourrait servir de clef de lecture pour mieux comprendre « le destin propre de la phénoménologie » ou même, de manière moins ambitieuse, de la phénoménologie husserlienne. Au contraire, il semble que nous soyons tenus de prendre au sérieux les motifs qui ont pu conduire Merleau-Ponty, de même que Husserl et Heidegger avant lui, à « se placer du côté du langage contre “la vie solitaire, aveugle et muette” du concret bergsonien[83] ». Cela revient à reconnaître — via les principes logique et pragmatique de contradiction — la différence ontologique entre l’Être et le Monde comme une limite infrangible, indispensable afin de maintenir les droits de l’intelligence humaine à dire et habiter le monde.

De même, en raison de son rejet du principe logique de contradiction, le phénoménisme ontologique s’inscrit bon gré mal gré dans l’horizon du fidéisme post-heideggérien (commun à J.-L. Marion et Caputo ainsi que Mark C. Taylor, Charles Winquist et Carl Raschke), qui se caractérise par son refus de soumettre « l’objet de la foi (les revelata constituées en credenda) à notre concept de rationalité », pour reprendre la très juste formule de Vincent Carraud[84]. Contre un rationalisme (ou un certain « évidentialisme ») cherchant à enfermer le « donné révélé » dans les bornes de l’entendement humain, lui assignant, outre le principe de contradiction, divers critères de crédibilité rationnelle, il s’agirait d’envisager la possibilité de vérités à la fois certaines et contradictoires. Or, résister à ce fidéisme ne constitue-t-il pas une éthique — une « éthique de la croyance », en l’occurrence — plus valable et actuelle que l’ataraxie pyrrhonienne, tenue dans l’ouvrage étudié ici pour l’essentiel du legs husserlien ? Comment la raison pourrait-elle, en effet, se prémunir des formes les plus virulentes et dogmatiques de la foi après avoir établi, par la négation du principe de contradiction, « le droit égal et exclusif de la piété quelconque à viser la vérité dernière[85] » ? La foi ne devrait-elle pas plutôt se déployer dans les limites de ce principe ainsi que des exigences de la probité, qui circonscrivent conjointement un domaine, celui des attitudes « raisonnables », dont le philosophe devrait, sans doute plus encore que de l’Être, se faire le « berger » ?

Cette éthique était en effet celle de l’« humanité auto-responsable » que Husserl appelait de ses voeux dans la Krisis — bien que cette injonction doive aujourd’hui être formulée sous une forme atténuée, ou moins outrancière[86]. Par suite, il semble que ce ne soit pas seulement entre les exigences « intuitionniste » et « descriptive-eidétique » qu’il faille choisir dans l’oeuvre de Husserl, mais également entre, d’une part, son éthique de l’autonomie rationnelle, et d’autre part, le phénoménisme ontologique en tant qu’allié objectif du fidéisme contemporain.