Corps de l’article

Le franciscain Gonzalve d’Espagne a enseigné à Paris au cours de l’année 1302-1303, avant que sa nomination à titre de général de son ordre ne le soustraie à la vie universitaire. Son magistère a produit une oeuvre conséquente : deux collections de questions disputées et quodlibétales réparties en deux codices[1] dits Avenionensis (bibliothèque municipale d’Avignon) et Trecensis (bibliothèque municipale de Troyes). Pourtant, depuis l’édition de ses Quaestiones disputatae et de quodlibet au siècle dernier, il a été étrangement ignoré du médiévisme philosophique, exception faite de quelques rares articles[2] et d’une unique monographie[3].

S’il n’a enseigné qu’un an à Paris et peut, pour cette raison, sembler un auteur mineur, il se positionne pourtant sur plusieurs questions importantes de son époque — notamment sur des problèmes concernant les rapports entre volonté et intellect (questions sur la hiérarchisation des facultés supérieures de l’âme et de leurs actes[4], et sur la liberté de la volonté[5]) et sur la question de l’unité des formes substantielles[6]. Sa pensée sur ces questions révèle un auteur en dialogue critique avec de grands maîtres du dernier quart du xiiie siècle — Thomas d’Aquin, Godefroid de Fontaines[7] et Henri de Gand[8], notamment. L’on s’étonnera qui plus est que sa pensée n’ait pas davantage retenu l’attention des spécialistes de Duns Scot (avec qui il aurait entretenu une relation privilégiée[9]) et de Maître Eckhart (contre qui il a disputé[10]).

Prenant le relais du travail de Benoît Martel, qui appelait de ses voeux une étude de la question de la foi chez Gonzalve[11], nous aimerions ici proposer une première approche de la pensée développée à ce sujet par sa question disputée IX. Nous voulons situer le maître franciscain de manière critique par rapport à certaines thèses et arguments directement empruntés à la Summa theologiae de Thomas d’Aquin, et qui circonscrivent les contours d’un paradigme pour lequel foi et science ne peuvent coexister simultanément à propos d’un même objet parce qu’elles sont, avec l’opinion, des actes d’une même puissance (l’intellect), hiérarchisés selon leur degré de perfection[12]. Dans une telle optique, la connaissance scientifique est à penser en termes de vision (« Or, les choses que l’on dit être vues sont celles qui, par elles-mêmes, entraînent notre intelligence, ou nos sens, à les connaître[13] »), et donc sur le même modèle que la vie éternelle, la vision béatifique et « science » (connaissance essentielle) de Dieu. La foi, elle, serait alors une attitude intermédiaire entre opinion et science, précédant l’acquisition de l’habitus le plus achevé[14].

Nous entendons ici montrer que le rejet par Gonzalve de la position thomasienne sur l’attitude propositionnelle[15] qu’est la foi se construit sur un refus de l’analogie entre science et vision ; si la foi est vision imparfaite, ce n’est pas par rapport à la science qu’il faut juger de cette imperfection, mais par rapport à la vision béatifique. Incidemment, le refus de trouver dans la connaissance scientifique une forme de vision semble s’inscrire dans la parfaite continuité d’une compréhension de la science qui brouille la frontière la séparant de la foi. La position de Gonzalve sur la compossibilité de la foi et de la science doit donc être comprise dans la continuité de sa conception de la scientificité de la théologie et de la Révélation.

I. Peut-on croire ce que l’on sait ?

S’interrogeant sur la compossibilité des habitus de foi et de science[16], la question disputée IX de Gonzalve cherche à réfuter deux thèses empruntées à la pensée thomasienne :

  1. Foi et science ne peuvent coexister en un même sujet à propos d’un même objet, mais elles peuvent coexister à propos d’un même objet en plusieurs sujets[17].

  2. Bien que la foi elle-même ne demeure pas une fois la science d’un objet acquise, demeure cependant dans le sujet le mérite de la foi[18].

Si ces deux positions méritent notre attention, la question de l’épistémologie de la foi et des sciences, qui nous intéresse ici, exige que nous nous penchions plutôt sur la première de ces deux thèses — sur sa réfutation, de même que sur la réponse donnée à la question par Gonzalve et sur l’incidence de cette réponse sur sa doctrine de la science, tout particulièrement en rapport avec la scientificité de la théologie révélée.

1. Aliquo modo visa : le rejet d’une analogie

La première des deux thèses est soutenue par un argument empruntant à la Somme Théologique (IIa IIae q.1 a.5 resp.) une formulation qui, comme nous le verrons, est d’une importance cruciale dans la construction de la réponse de Gonzalve :

[…] la science procède de <propositions> connues par soi, comme cela est évident au premier livre des Analytiques Postérieurs ; c’est pourquoi les principes par lesquels est connue la conclusion sont plus connus que la conclusion, comme cela y est dit. Ainsi, ce qui est connu <scientifiquement> est connu par soi, et de telles <propositions> sont vues d’une certaine manière (aliquo modo visa) ; ainsi, ce qui est su est vu d’une certaine manière. Or, ce qui est connu par la foi n’est pas vu, puisque la foi porte sur les choses que l’on ne voit pas ; de même, donc, qu’il est impossible qu’une même chose soit vue et non vue par quelqu’un, de même, il est impossible qu’une même chose soit connue par une même puissance par la foi et par la science ; en effet, si c’était le cas, une même puissance verrait son objet et ne le verrait pas[19].

L’argument se laisse ainsi reconstituer :

  • P1. La science repose sur des propositions connues par soi et les choses connues par soi sont vues d’une certaine manière (aliquo modo visa) ; les choses connues scientifiquement, découlant de principes connus par soi sont vues d’une certaine manière.

  • P2. Ce que l’on connaît par la foi n’est pas vu parce que la foi porte sur des choses que l’on ne voit pas.

  • C. De même qu’il est impossible qu’une même chose soit vue et non vue par quelqu’un en même temps et sous un même rapport, il est impossible qu’une même puissance connaisse une même chose par la science et par la foi puisqu’alors une même puissance verrait et ne verrait pas son objet.

La position thomasienne telle qu’elle se trouve ici rapportée par notre auteur se résume à l’affirmation selon laquelle défendre la possibilité de connaître par la foi et par la science un même objet simultanément revient à défendre la possibilité de voir et ne pas voir un même objet en même temps. C’est donc sur l’analogie entre science et vision que Gonzalve fait reposer la position qu’il rejette. Or, l’expression aliquo modo visa, qu’emploie Thomas pour caractériser la manière dont l’objet de la connaissance scientifique se présente à l’intellect, comporte une certaine ambiguïté sémantique. De fait, faire de la science une certaine forme de vision revient à la définir de manière analogique, métaphorique, et permet de cultiver une ambiguïté conceptuelle. C’est ce que met en lumière le premier argument — le plus long — déployé par la question :

[…] lorsque l’on apprend, dans leur argument, que les choses qui sont sues sont vues d’une certaine manière, ou bien ils entendent par « vues d’une certaine manière » <qu’elles sont> vues de manière partielle, ou bien <qu’elles sont> vues absolument ; s’ils entendent <par là> que ces choses sont vues de manière partielle, alors l’argument n’a aucune force <pour démontrer> leur propos, puisqu’avec le fait qu’une chose soit vue partiellement, est compatible le fait qu’elle ne soit pas vue absolument, et il n’y a aucune difficulté à ce que quelque chose soit cru par la foi et ne soit pas vu absolument ; l’un découle même de l’autre. Si, cependant, ils entendent par « vues d’une certaine manière » qu’elles sont vues de manière absolue, alors je demande : ou bien ils entendent par là une connaissance certaine, ou bien non seulement une connaissance certaine, mais une connaissance faciale et intuitive. S’ils l’entendent de la première manière, alors leur argument est explicitement circulaire, puisque c’est une même chose d’avoir au sujet d’une chose une connaissance certaine du type de certitude <découlant> de l’évidence de la chose, et d’en avoir une connaissance scientifique, puisque la science est une connaissance certaine ; donc, poser que la foi et la connaissance certaine ne peuvent coexister pour démontrer que la foi et la science ne peuvent coexister est clairement un argument circulaire. De plus, s’ils entendent ainsi par « vision » une connaissance certaine qui n’est pas faciale, ils font un usage abusif du mot « vision », lequel implique en soi la connaissance intuitive de la chose. Si, cependant, ils cherchent à employer le mot « vision » en son sens propre, pour <désigner> une connaissance faciale et intuitive, alors est faux ce qu’ils admettent, que ce qui est su est vu de cette manière, à savoir en une connaissance intuitive — ce qui est évident <à la fois> eu égard aux choses créées et eu égard à Dieu. Eu égard aux choses créées qui sont connues, cela semble être faux, puisque tout ce qui est vu à proprement parler est appréhendé en une connaissance faciale, mais tout ce qui est su, à proprement parler, n’est pas appréhendé en une connaissance faciale. Ainsi, ce n’est pas tout ce qui est véritablement su qui est vu au sens propre <du terme>. — La mineure est évidente, parce que nous connaissons les causes (la science proprement dite) par leurs effets, comme l’âme par le mouvement du corps et ses opérations ; et la substance par ses accidents, qui contribuent pour une grande part à la connaissance du ce-que-c’est ; et le moteur des corps célestes par ses mouvements et par les mobiles. Et ainsi, par des effets qui leur sont dissemblables, nous connaissons beaucoup de causes de manière scientifique, et celles-ci ne nous sont pas non plus connaissables si ce n’est par la voie argumentative et par des effets qui leur sont dissemblables, ce qui n’est pas à proprement parler <une vision>. Ainsi, certaines choses nous sont connues à proprement parler, qui, pourtant, ne sont pas véritablement vues[20].

L’expression aliquo modo visa peut être comprise comme désignant ou bien une vision partielle (secundum quid), ou bien une vision absolue (simpliciter). La première interprétation ne peut en rien appuyer la thèse de Thomas dans la mesure où une vision secundum quid de l’objet implique un mode d’accès à celui-ci qui n’est pas parfait, pas absolu ; or, c’est là la définition même de la foi que nous donnent He 11,1 et 1 Co 13,12[21] ; il n’y a donc aucune incompatibilité entre la foi et un accès à l’objet qui serait compris comme vision secundum quid ; la foi semble même impliquer un tel accès.

En vis-à-vis, comprendre l’expression aliquo modo visa comme désignant une vision absolue de l’objet exige une nouvelle distinction : une telle vision absolue peut être comprise ou bien comme connaissance simplement certaine, ou bien comme connaissance « non seulement certaine, mais faciale et intuitive », c’est-à-dire un type de connaissance dont la certitude découle d’une « intuition » immédiate de son objet, une vision « face-à-face » — formule dans laquelle il faut entendre une fois de plus l’écho de la Première Épître aux Corinthiens[22]. S’il faut comprendre par là une simple connaissance certaine, alors, une nouvelle fois, l’argument n’appuie pas réellement la position thomasienne. Cette fois, c’est la construction logique de la preuve qui est attaquée ; de fait, nous dit Gonzalve, si l’on affirme l’incompatibilité de la foi et de ce qui est « vu d’une certaine manière » (compris comme ce qui fait l’objet d’une connaissance certaine), alors cela revient à défendre la thèse en réaffirmant la définition de la science, laquelle n’est rien d’autre, nous dit le franciscain, qu’une connaissance certaine[23]. Il s’agirait donc là d’une pétition de principe.

Qui plus est, interpréter aliquo modo visa comme désignant une connaissance seulement certaine revient à faire un usage excessif du terme visio ; ce dernier, nous dit le texte, implique plutôt une connaissance par intuition immédiate de l’objet.

Finalement, si le terme de visio doit être pris comme désignant une connaissance « faciale et intuitive », alors la thèse qui en découle est fausse : la connaissance scientifique n’exige pas, nous dit Gonzalve, une connaissance faciale et intuitive de son objet, et cela autant en ce qui concerne la connaissance du créé qu’en ce qui concerne la connaissance de Dieu : tout ce qui est vu est saisi dans une intuition « face à face », mais ce n’est pas le cas de tout ce qui est su. Bien au contraire, l’idée même de connaissance scientifique, dans la mesure où elle se veut une connaissance des causes, suppose que l’on infère celles-ci en nous appuyant sur la connaissance de leurs effets. Pour Gonzalve, en effet, il paraît impensable de refuser le statut de connaissance scientifique à plusieurs de nos connaissances, qui sont établies sans que ne soit possible une intuition de leur objet ; ainsi, l’on sait qu’il existe une âme, bien que cela ne nous soit connaissable que par l’intuition des mouvements du corps ; on sait qu’il existe un moteur des cieux, bien que cela ne soit connaissable que par l’intuition du mouvement qu’il cause. La connaissance scientifique, dans la mesure où elle est une connaissance permise par la démonstration, constitue le passage, par le biais du moyen terme, d’un principe plus connu à une conclusion moins connue — de ce qui, connu par soi, a pu faire l’objet d’une intuition, à ce qui se soustrait à l’appréhension immédiate. En ce sens, la médiation à l’oeuvre dans la production du savoir scientifique tel que l’envisage notre auteur n’est pas sans rappeler celle qui, selon Augustin, a lieu dans la production d’un grand nombre de connaissances mondaines reposant nécessairement sur le témoignage d’autrui[24] : l’acceptation de la vérité d’une proposition sur la base d’un témoignage jugé crédible.

On pourrait objecter que Gonzalve se rend tout aussi coupable d’une petitio principii que la position qu’il rejette : de fait, il semble poser plutôt que démontrer la scientificité des connaissances ne reposant pas sur une intuition, lorsqu’il affirme que nous avons une connaissance scientifique de plusieurs vérités portant sur Dieu, bien que celles-ci ne fassent pas l’objet d’une intuition :

Cela, aussi, est évident au sujet de la science que nous avons de Dieu ; en effet, il est manifeste que nous savons beaucoup de choses de Dieu par des arguments de type physique (rationes naturales), et que nous avons une connaissance scientifique à son sujet ; c’est pourquoi Aristote démontre beaucoup de choses à son sujet, et pourtant, nous ne le voyons pas en cette vie dans une connaissance faciale ; en effet, si c’était le cas, nous serions bienheureux et donc, par les preuves d’Aristote, nous serions bienheureux[25].

Notre auteur semble ici présupposer la scientificité de la connaissance que nous avons au sujet de Dieu ; pourtant, cette affirmation ne va pas de soi dans la mesure où seule est proprement scientifique la connaissance qui porte sur l’essence de son objet. Comme nous le verrons plus loin, cependant, la conception de la scientificité que défend Gonzalve admet sans difficulté qu’une conclusion portant sur le singulier[26] et ayant une fin autre que strictement théorique puisse être scientifique au sens plein du terme.

La suite de l’argumentaire contre l’assimilation de la vision et de la science souligne par ailleurs deux points intéressants :

Cela, aussi, ressort de ce qu’ils disent eux-mêmes, puisqu’ils disent[27] que par nous ne peut être connu ce qu’est Dieu, et ainsi, par nous, il ne peut être vu de cette manière ; et pourtant, à son sujet et au sujet des substances séparées, nous avons une connaissance scientifique au sens absolu <du terme> (habetur scientia simpliciter dicta) ; ainsi, eu égard à Dieu, il n’est pas vrai que « ce qui est su est vu[28] ».

De plus, ils disent en un certain lieu[29] — et en cela ils parlent bien — que lorsque quelque chose est vu, c’est que cet objet même meut l’intellect ou le sens pour qu’il le connaisse. Or, Dieu, ici-bas, ne meut pas de la sorte notre intellect pour qu’il le connaisse, alors même qu’il nous est connu ; ainsi, suit de cela la même chose que précédemment[30].

C’est à juste titre, dit ici Gonzalve, que la Summa theologiae conçoit la vision comme une forme de contrainte — comme l’imposition de l’objet à la faculté qui peut le connaître ; or, rien de tel ne se produit dans le cas de notre connaissance in via de Dieu — connaissance qui, pourtant, peut et doit être considérée scientifique. Une fois de plus, notre auteur paraît réaffirmer plutôt que démontrer la scientificité de la science de Dieu accessible à l’homme in via. Mais ce qui peut paraître une argumentation circulaire doit en fait être compris comme une querelle de définition : lu par Gonzalve, Thomas semble défendre la position intenable qu’une connaissance ne peut être jugée proprement scientifique que lorsqu’elle repose sur une intuition, un accès à l’objet qui soit « immédiat » pour l’intellect — ce qui ne nous est que rarement accessible puisque la connaissance scientifique elle-même ne repose pas sur ce type d’intuition, en tant qu’elle est connaissance d’une conclusion qui n’est pas connue par soi mais par le biais de principes mieux connus qu’elle et d’un moyen terme nécessaire. Ce que ne dit pas explicitement le texte, mais qui semble être la perspective de notre auteur, c’est que refuser de considérer scientifique une connaissance parce qu’elle ne repose pas sur une intuition disqualifierait indûment non seulement la connaissance que nous avons de Dieu, mais, plus fondamentalement, toute connaissance portant sur une cause connue par ses effets (par exemple, les connaissances appartenant à la physique céleste). C’est donc sur la question de la définition même de la science que Gonzalve affronte la pensée thomasienne, cherchant à concevoir le savoir scientifique comme compatible non seulement avec la foi dans la mesure où ces deux habitus peuvent coexister à propos d’un même objet, en un même sujet, mais également avec le témoignage au sens où un savoir fondé sur le témoignage ne doit pas selon lui être d’emblée considéré comme « infra-scientifique ».

Par-delà sa simple ambiguïté, que met en lumière l’argumentaire de Gonzalve, la compréhension métaphorique de la science comme vision paraît être employée pour tisser une continuité entre vision sensible, vision intellectuelle (science) et vision béatifique. Cette continuité fonde à la fois la compréhension thomasienne d’une vision béatifique qui serait connaissance éminemment scientifique de Dieu, et l’épistémologie des sciences de Thomas, pour laquelle la théologie est à la fois une science théorétique et une science pratique, et pour laquelle la connaissance de Dieu — au double sens du génitif objectif et du génitif subjectif — est la science par excellence. Si Gonzalve rejette une telle continuité, ce n’est pas seulement, semble-t-il, pour réduire les prétentions de la science humaine à produire un acte s’approchant de la vision de Dieu (ce qui pourrait atténuer la nécessité de la Révélation), mais également, dans un même geste, pour conceptualiser la scientificité de la connaissance testimoniale. En définitive, si Gonzalve ne l’affirme pas en ces termes, il semble que sa démarche ait pour objectif (ou du moins pour conséquence) de préserver pour la théologie révélée une réelle scientificité en dépit de ce que :

  1. Elle ne constitue pas une science théorétique, dont l’objet serait universel[31] et la finalité la contemplation[32].

  2. La connaissance qu’elle permet de son objet repose sur le témoignage plutôt que sur la vision immédiate.

2. La réponse

Gonzalve défend la compossibilité des habitus de foi et de science ; ou plutôt, il articule sa réponse autour de la défense d’une compossibilité mutuelle de la foi, de l’opinion et de la science[33]. Ces trois habitus, nous dit-il, peuvent coexister simultanément dans un même intellect, alors même qu’ils porteraient sur un même objet. Il s’agira pour nous dans la suite de comprendre de quelle manière la réponse à la question IX s’articule à la psychologie de l’habitus et à la conception de la scientificité de la théologie déployées ailleurs dans le corpus de Gonzalve.

Il apparaît d’abord que, dans sa compréhension de ce qui permet la coexistence de deux habitus en apparence incompossibles, Gonzalve fait, à l’instar de son adversaire Maître Eckhart[34], un usage opportun du « en tant que » réduplicatif :

[…] il n’y a pas contradiction à ce que quelqu’un, en raison d’un habitus, soit certain, et que, selon un autre habitus, il ne le soit pas […] De plus, supposons qu’un même homme soit arithméticien et géomètre ; alors, il connaîtrait de manière certaine et démonstrative selon l’habitus géométrique un certain savoir prouvé par la géométrie, tandis que, selon l’habitus arithmétique, il suppose et croit cette même conclusion dans la mesure où elle est acceptée par le géomètre ; ainsi, de manière semblable, cela ne serait pas inapproprié en ce qui concerne notre propos actuel[35].

Ce qui permet à deux actes en apparence incompatibles de coexister simultanément en un même sujet, à propos d’un même objet, est une forme de visée intentionnelle ; bien que le vocabulaire ici employé ne soit pas celui de l’intentio, il semble clair que c’est en tant que géomètre, que le géomètre connaît une vérité donnée, alors qu’en tant qu’arithméticien, le même homme croit cette vérité, l’accepte sans pourtant pouvoir la démontrer à l’aide des outils de sa propre science, dont le pouvoir de connaître est encadré par les démonstrations de la science supérieure, qu’elle doit prendre pour principes.

L’on pourrait questionner l’application empirique de l’exemple ici développé : il n’est pas évident que l’arithméticien qui est aussi géomètre distingue en lui-même ces deux actes de science dans son activité quotidienne. En ce qui concerne les rapports entre acte de foi et connaissance scientifique, cependant, la distinction ici opérée trouve tout son sens un peu plus loin dans la question :

De plus, supposons, comme préalablement, qu’un fidèle, croyant que Dieu est un, en acquière la preuve démonstrative, et donc qu’il possède la connaissance scientifique de cette conclusion. Bien qu’il ait la science de cette conclusion, il n’aurait pas pour autant la science de ce que l’Écriture Sainte a été révélée par Dieu — cela, il le croit seulement. Ainsi, lorsque quelqu’un sait que Dieu est un, il a <simultanément> la foi, croyant que l’Écriture Sainte, en ce qui concerne tout ce qui y est contenu, a été révélée par Dieu — et cela <s’applique> à cet article, qu’elle contient, à savoir que Dieu est un : il croit que cela a été révélé par Dieu. Ainsi, au sujet d’un même <article> coexistent simultanément foi et science[36].

L’argument ici déployé consiste à illustrer qu’en amont de la connaissance scientifique que l’on pourrait acquérir d’un article de foi démontrable, se trouve l’acceptation du cadre général rendant possible ce type d’affirmations, c’est-à-dire celui de la révélation divine — un cadre dont la légitimité épistémique se fonde sur un acte de foi, dans la mesure où il repose sur une idée indémontrable par soi : croire la Révélation, c’est non seulement croire son propos, mais aussi croire ceux qui affirment qu’elle est bien le fait d’une révélation divine, la parole de Dieu lui-même. Ainsi, là même où un croyant peut avoir la capacité de démontrer un article de foi, la science qu’il pourra en avoir sera toujours seconde par rapport à l’assentiment préalablement donné par la foi : la Révélation et l’adhésion aux vérités qu’elle présente comme objets de foi sera toujours première et condition de possibilité de la démonstration scientifique de ces objets. Pour le dire simplement, si l’on cherche à démontrer par les outils de la physique[37] l’existence d’un Dieu compris comme premier principe, c’est bien qu’une révélation nous a d’abord présenté cette idée, qui nous est ensuite apparue comme explicable et connaissable scientifiquement : c’est parce que le croyant a accepté la vérité ou plutôt la fiabilité du témoignage livré par la Révélation, qu’il cherche dans un geste a posteriori à en démontrer scientifiquement le contenu démontrable.

Le croyant ne se contente pas d’assentir à la proposition « Dieu est un », c’est-à-dire de la considérer vraie : dans la foi se déploie un rapport affectif libre à ce qui est cru, qui est absent de la connaissance scientifique et qui motive l’assentiment du croyant. Cette idée est partagée de manière générale par les théologiens du tournant des xiiie et xive siècles[38] ; il serait ainsi inexact de suggérer que l’Aquinate ne pense la foi que dans sa dimension intellectuelle et épistémique. Pourtant, les arguments avancés dans la réponse de Gonzalve mettent en lumière certaines limites perçues de la thèse thomasienne critiquée : à lire notre auteur, celle-ci réduirait l’acte de foi à la simple adhésion intellectuelle dépourvue d’hésitation[39], au simple acte par lequel on assent à une proposition que l’on ne peut démontrer — c’est-à-dire à sa dimension épistémique. On peut en effet voir en quoi la compréhension des rapports entre habitus de foi et habitus de science, telle que la présente l’argument que Gonzalve emprunte à la Somme théologique, ne considère la foi qu’en tant qu’elle constitue un acte de la partie intellective de l’âme : faire reposer l’incompossibilité de la foi et de la science sur celle de la vision et de la non-vision semble avoir pour conséquence d’ignorer l’apport de la volonté dans l’acte de foi. L’argumentaire de Gonzalve met ainsi en lumière le fait que non seulement la foi s’accompagne, dans sa forme achevée, d’un acte volitif lui donnant forme[40] mais, qui plus est, que même dans sa dimension épistémique, l’acte de foi n’engage pas seulement l’intellect : si la foi permet une connaissance de son objet, elle n’est jamais seulement un assentiment intellectuel à celui-ci. Au contraire, l’impossibilité d’intuitionner l’objet de foi rend nécessaire, de la part du croyant, un effort qu’accomplit la volonté. Ici encore, on soulignera que, bien que la réponse de notre auteur se construise en réaction à une position explicitement extraite de la Summa theologiae, on ne saurait la qualifier hâtivement d’« antithomiste » comme si elle s’opposait en tout point aux idées du Docteur Angélique. Pour celui-ci, c’est le concours de la volonté dans la production de l’assentiment qui confère à l’acte de foi le type de certitude qui lui est propre[41] — une certitude que l’objet lui-même, qui ne se présente pas à la considération de l’intellect, ne saurait produire comme il le fait dans le cas de la vision (sensorielle ou intellectuelle). Mais pour Gonzalve, le rôle de la volonté n’est pas seulement de pallier l’imperfection du rapport à l’objet puisque l’objet de foi peut, dans certains cas, être connu de manière scientifique ; c’est le cas de la proposition « Dieu est un ». La foi ne saurait donc être comprise comme une « science inachevée », comme si elle était le moyen terme d’un mouvement dont la science était le terminus ad quem[42] : bien loin de se réduire à une forme imparfaite de la science, elle constitue une attitude complémentaire à celle-ci. Possédant son propre achèvement (la vision béatifique), elle peut porter sur le même objet que la science et coexister avec elle.

Entre donc en jeu dans l’acte de foi autre chose que la simple faculté de connaître le vrai. La volonté du croyant lui permet non seulement de procurer une assise solide à son assentiment, mais également de transformer la connaissance de Dieu en moteur de son action. Le premier argument positif soulevé par la question IX en faveur de la compossibilité de la science et de la foi s’intéresse ainsi à l’amour de Dieu à la fois comme composante de l’acte de foi et comme fondement de l’action :

Supposons qu’un fidèle, croyant que Dieu est, ou que Dieu est un, ou croyant que Dieu est trine et un, acquière, si cela peut être démontré, une connaissance scientifique de ces mêmes <propositions> par la démonstration ; quoi qu’il en soit de sa science, cependant, il est déjà prompt (promptus) et préparé (paratus), en raison de l’amour de la foi, à supporter la mort — et cela davantage qu’en raison de la démonstration ; ainsi, de nombreux fidèles chrétiens laïcs sont morts pour la foi, et non pour la science […] Ainsi, l’amour de la foi le plus ardent coexiste avec la science ; or, il n’y a pas d’amour sans foi, puisque rien n’est aimé sans être connu, et la connaissance correspondant à cet amour n’est rien d’autre que la connaissance permise par l’autorité de l’Écriture Sacrée ; donc, avec la science peut parfaitement coexister la connaissance de la foi[43].

Le propos du maître se laisse reconstituer ainsi :

  • P1. Une science des objets de foi est possible.

  • P2. Celui qui connaît de manière scientifique certains objets de foi n’a cependant pas besoin d’une telle connaissance pour agir : c’est l’amour de la foi qui fait agir.

  • P3. Cet amour est compatible avec la science.

  • P4. Or, il est causé par une connaissance « autoritative ».

  • C. Donc, une connaissance scientifique et une connaissance autoritative peuvent coexister.

La connaissance permise par l’acte de foi a pour source l’autorité (un témoignage qui fait autorité[44]) et pour objectif l’action, de même que — en amont de l’action — la promptitude à agir d’une certaine manière. En tant qu’il est poussé à l’action par sa foi, elle-même nourrie par l’amour de Dieu, le croyant fait usage d’un type de connaissance qui apparaît plus apte à « enflammer l’affect[45] », à solidifier la pierre de touche volitive de toute action, que ne l’est la connaissance scientifique (contemplative). Le rôle dévolu à l’acte de foi est donc celui de faire agir par amour de la vérité révélée, qui est toujours crue, là même où elle est sue.

La question IX conclut que ni la foi ni la science ne sont compatibles naturellement avec la vision béatifique[46], bien que l’une et l’autre le deviennent par la puissance absolue de Dieu[47]. S’il rejette l’analogie entre science et vision, le maître franciscain s’accorde néanmoins avec Thomas d’Aquin lorsque celui-ci affirme l’incompossibilité de la foi et d’une connaissance « claire » (clara notitia) de ce qui est objet de foi — du moins, si la foi doit être comprise, suivant He 11,1, comme la « preuve des choses que l’on ne voit pas ». Pour Gonzalve, cependant, la science accessible à l’homme in via ne constitue pas une connaissance de ce type, de sorte qu’elle serait un dépassement de la foi[48]. Il s’agira donc pour nous d’interroger la fonction de la science, et tout particulièrement de la théologie, savoir dont la finalité est, pour Gonzalve, strictement pratique, plutôt que théorique.

II. Foi et théologie

Gonzalve refuse un modèle pour lequel la science est une vision et pour lequel — ajoutera-t-on — la vision (béatifique) est une science ; selon lui, ce modèle fonde la distinction entre science et foi sur l’idée que l’une connaîtrait sans médiation l’essence de son objet et l’autre n’y accéderait pas. Concevant ces deux actes comme complémentaires, notre auteur se refuse à faire de la foi une attitude que l’on adopterait faute de mieux, que la science d’un objet donné immédiatement aurait pour fonction d’achever et d’abolir. Il nous faut cependant comprendre en quoi le propos de la question IX s’inscrit dans la continuité de discussions menées notamment dans les questions I, V et VI, qui développent des considérations à la fois sur la psychologie de l’habitus et sur l’épistémologie des sciences.

Pour notre auteur, bien qu’un acte ou un habitus dépende formellement de son objet, ce dernier ne suffit pas à lui seul à le déterminer spécifiquement : un acte est également déterminé par la puissance qui l’effectue, par la manière dont elle l’effectue[49] ou par la fin qu’il vise[50]. On comprend ainsi avant tout approfondissement comment peuvent coexister deux actes portant sur un même objet — en l’occurrence, un acte de foi et un acte de science effectués par une même personne et portant tous deux sur la proposition : « Dieu est un ». Si la foi n’est pas une « science inachevée », c’est que la finalité du rapport qu’entretiennent ces deux actes à leur objet commun diffère suffisamment pour les distinguer spécifiquement. La foi, en tant qu’elle a pour fin l’action, est un acte de l’intellect pratique ; elle se distingue ainsi spécifiquement de la science, dont la finalité est la contemplation :

[…] on distingue les actes selon l’espèce à partir de leur fin. Premièrement, dans les actes de l’intellect, parce que l’acte de l’intellect spéculatif diffère spécifiquement de l’acte de l’intellect pratique. Or, il se peut que ceux-ci ne diffèrent pas l’un de l’autre en ce qui concerne leur objet, ni en ce qui concerne la manière de considérer celui-ci, comme si l’astronome et le médecin considéraient quelque conclusion de l’astronomie […] et en effet, ils diffèrent seulement par leur fin, puisque l’un considère <cette conclusion> pour la contemplation, l’autre pour l’action[51].

Comme dans le cas de l’astronome et du médecin, dont les habitus diffèrent spécifiquement alors même qu’ils portent sur une même conclusion, l’acte intellectuel consistant à croire que Dieu existe est d’un autre type que celui qui consiste à connaître cette vérité, puisque dans la croyance, ce qui est réellement visé, ce n’est pas la seule vérité de la proposition crue, mais l’action à laquelle celle-ci est ordonnée.

Comment la topologie des actes de l’intellect, en ses diverses puissances, nous permet-elle de comprendre la Révélation et la théologie, respectivement source et étude des propositions faisant l’objet matériel — le contenu concret[52] — de la foi ? Ces dernières sont-elles l’objet d’une connaissance proprement scientifique et, si elles le sont, de quel type de science s’agit-il ?

C’est la conception de la théologie comme science pratique, trouvant son lieu dans l’intellect pratique plutôt que spéculatif [53], qui doit ici nous intéresser. La connaissance permise par la Révélation, si elle n’est pas à comprendre sur le modèle des sciences théorétiques, n’en constitue pas moins un savoir proprement scientifique, une connaissance certaine de son objet, dont la source principale est le témoignage.

Qu’est-ce qui définit une science comme pratique[54] ? La science pratique ne trouve pas sa fin dans la production d’un acte cognitif ; la recherche d’une connaissance théorétique de Dieu — une connaissance désirée pour elle-même[55] — est même, pour notre auteur, une attitude vicieuse[56]. Si la théologie produit effectivement acte de connaissance, celui-ci sert une autre fonction que la production d’un autre acte similaire, c’est-à-dire un autre acte qui serait, à son tour, strictement théorique.

Est pratique « toute science qui est d’une certaine utilité pour la grâce[57] ». Ainsi, la connaissance théologique est ordonnée au perfectionnement de la volonté et à l’action[58] et vise à inspirer la dévotion[59] :

Je dis donc premièrement que la théologie est absolument pratique, puisqu’est pratique la science qui est ordonnée à un acte qui n’est pas l’acte cognitif, c’est-à-dire l’acte de celui qui connaît, et qui <a lieu> dans sa puissance <intellective> : ou bien l’acte lui-même, ou bien l’acte qui lui est par soi ordonné, n’est pas ordonné à l’engendrement d’un acte ou d’un habitus similaire […] La théologie est telle, puisqu’elle cherche l’amour de Dieu et est par soi ordonnée <à l’amour de Dieu[60]> […].

La théologie a pour fin de produire les conditions de l’action moralement bonne, utile pour le salut : sa fonction est de produire dans le sujet une disposition[61] à agir d’une manière qui soit moralement bonne. Cette disposition n’est pas, cependant, de nature à contraindre la volonté du croyant[62] et la connaissance seule, qu’elle soit théorique ou pratique, ne suffit pas à faire agir[63] : libre et plus noble que l’intellect[64], la volonté peut toujours refuser ce que sait celui-ci et pousser l’individu à agir en sens contraire. Ainsi, la seule connaissance du bien ne saurait causer l’action en vue de celui-ci sans que l’amour de Dieu éprouvé par le croyant ne serve de moteur. De même, la disposition créée par la théologie, si elle doit favoriser l’action moralement bonne et donc rapprocher l’agent du salut[65], ne suffit pas a priori, en toutes circonstances, à le faire bien agir ; le théologien lui-même n’est pas contraint par son savoir à agir de manière moralement bonne[66] en toutes circonstances et conserve la capacité de s’éloigner, par sa volonté, de ce qu’il sait devoir faire :

[…] une science est pratique en raison de la nécessité de sa fin, qui n’est pas le savoir mais plutôt l’opération ; et en effet, plus une science est pratique, plus celui qui la possède ressent la nécessité de suivre la fin à laquelle est ordonnée cette science. Or, cela est nécessaire au degré le plus élevé au théologien ; si un théologien ne suivait pas la fin de la théologie, la théologie non seulement lui serait odieuse, mais aussi nocive, puisque le serviteur connaissant la volonté de son seigneur et ne la faisant pas recevra un grand nombre de coups, selon Luc [12,47][67].

La connaissance du théologien le dispose ainsi certainement à bien agir et, qui plus est, à souffrir de ses désobéissances, mais si la nécessité de la bonne action croît avec le savoir, elle ne peut jamais contraindre entièrement la volonté.

La science se définit par la simple certitude, qui ne requiert pas la démonstration rigoureusement comprise ni la vision, la saisie immédiate de l’essence de l’objet connu. Une conclusion peut être scientifique si elle se présente de manière certaine — ou, dira-t-on peut-être plus justement, elle peut être scientifique si elle parvient à un degré de certitude et de nécessité suffisant pour ses fins. Or, la théologie, en tant qu’elle est une science pratique, cherche à produire par différents moyens (certains démonstratifs, donnant lieu à un acte de connaissance scientifique ; certains autoritatifs, engendrant un acte de foi) la certitude nécessaire à l’action humaine — nécessaire pour faire agir le croyant en vue de son salut. Dans la science pratique, ce qui est nécessaire, c’est la certitude cognitive qui incline la volonté — certitude que produit le savoir acquis ici par le témoignage, là par la démonstration, et là encore par les deux de manière simultanée ou successive.

L’intérêt principal que présente, aux yeux de Gonzalve, le rejet de l’analogie de la vision, semble être de permettre la construction d’une idée de la scientificité incluant la connaissance de Dieu accessible aux hommes par la théologie — une connaissance principalement testimoniale en son fondement et portant sur le singulier. Le modèle de scientificité auquel correspond la théologie exige la compossibilité de la science et de la foi : le savoir théologique doit pouvoir produire dans celui qui le possède un assentiment qui soit de nature à guider l’action. Science pratique, elle doit pouvoir à la fois permettre une connaissance certaine et disposer la volonté — ce que ne peut faire la seule connaissance scientifique en tant que la contemplation est à elle-même sa propre fin. Gonzalve, donc, ne saurait concevoir la science comme abolissant la foi sans abandonner sa compréhension du type de scientificité qui échoit à la théologie.

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Il nous est ainsi apparu que la réponse de notre auteur à la question Utrum cognitio habita per auctoritatem compatiatur secum cognitionem scientificam doit être lue dans la continuité d’une épistémologie des sciences qui conçoit la théologie révélée comme à la fois scientifique et pratique, et reposant sur l’acceptation volontaire par le croyant d’un témoignage indémontrable — témoignage qui suffit cependant à produire en lui une connaissance certaine des différents objets de foi.

Là où la science théologique vise à communiquer le savoir essentiel à l’action sans pour autant déployer partout les outils de la démonstration, la foi constitue l’attitude simultanément intellectuelle et volitive de celui dont l’action est motivée par un amour de Dieu que nourrit la connaissance permise par l’infusion de l’habitus et par le témoignage de la Révélation (ainsi que les enseignements de ceux dont la parole fait autorité). La foi est connaissance comme la théologie est science : elle est connaissance pour l’action, ordonnée au salut, comme la théologie est science pratique, ordonnée à l’agir droit que doit vouloir le croyant. Si le croyant en tant que croyant ne peut démontrer ce qu’il sait, il n’en connaît pas moins le vrai au sujet des propositions auxquelles il adhère par la foi.