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Le chemin qui nous a conduites au congrès dont est issu ce numéro de Lumen a été, pour le moins, long et sinueux[1]. Le congrès devait initialement se tenir en 2020 à Winnipeg, sur le territoire visé par le Traité numéro 1, et sur les territoires traditionnels des peuples anichinabé, cri, oji-cri, dakota et de la patrie de la nation métisse. Les risques et les incertitudes entraînés par la pandémie de COVID-19 ont amené les organisatrices du congrès à en repousser les dates et à envisager sa tenue à l’automne 2021. Nous avons longtemps espéré pouvoir organiser cet événement en personne mais, au printemps 2021, avec l’émergence de nouveaux variants du virus et la succession de vagues de contamination, il est devenu évident qu’il faudrait pour le moins consulter les participants sur la tenue d’un événement en personne et sur place à Winnipeg : nous avons donc mené un sondage auprès d’eux, et la vaste majorité a répondu préférer un événement virtuel. C’est ainsi que nous avons opté, finalement, pour un congrès en ligne.

Mais même si le chemin a été semé d’embûches, la tournure qu’ont pris les événements nous a été avantageuse à certains égards : nous avons bénéficié de plus de temps pour tout planifier et tout préparer. Par exemple, nous avions initialement envisagé de tenir, au nombre des événements spéciaux pour le congrès de 2020, un atelier d’une journée à l’Université de Winnipeg sur le dix-huitième siècle autochtone, coorganisé par Kathryn Ready et Paul DePasquale, son collègue du Département d’anglais à l’Université de Winnipeg. Les coorganisateurs de l’événement ont pu, entretemps, bonifier l’atelier d’une journée et en faire un événement qui a duré trois journées entières et qui s’est tenu parallèlement au programme habituel du congrès. L’édition d’un recueil d’articles tirés de cet événement est en cours. C’est de ce programme qu’a émergé la table ronde intitulée « The Past in the Present, Possibilities for the Future » (« Le passé dans le présent, les possibilités pour l’avenir »), laquelle nous a fourni l’ouverture officielle du congrès, avec l’accueil et les meilleurs voeux de Calvin Pompana ; cette table ronde fut présidée par Annette Trimbee, ancienne présidente de l’Université de Winnipeg (et actuelle présidente et vice-chancelière de la MacEwan University) et a bénéficié des commentaires et des réactions de Jennefer Nepinak, alors vice-présidente adjointe au Bureau de l’engagement autochtone à l’Université de Winnipeg. Les principaux conférenciers étaient Jeannette Armstrong, Louis Bird, dont les propos nous ont été relayés par Maureen Matthews, conservatrice au Musée du Manitoba, et Thomas R. Porter. À la suite de ces conférences, le programme sur le dix-huitième siècle autochtone comportait également deux tables rondes : la première, animée par Megan Peiser et Willow White, portait sur la manière d’enseigner le dix-huitième siècle autochtone ; la seconde, animée par June Scudeler, s’intéressait à la recherche sur le dix-huitième siècle autochtone.

En tant qu’organisatrices du congrès, nous sommes très reconnaissantes non seulement d’avoir pu adapter d’autres événements spéciaux que nous avions initialement prévu d’offrir en présentiel, mais aussi d’avoir eu l’occasion d’ajouter des contenus spécifiquement conçus pour un congrès en ligne. Owen Toews, auteur de Stolen City : Racial Capitalism and the Making of Winnipeg (2018), a été en mesure de nous offrir une version virtuelle de ce qui devait être une visite à pied du quartier du centre-ville de Winnipeg. Bill Kerr, professeur d’anglais à l’Université du Manitoba et spécialiste de théâtre, a organisé un atelier virtuel sur la gestuelle et les expressions corporelles de la comédie à l’époque de la Restauration, qui devait initialement se tenir au musée Dalnavert. Paul Rice, professeur émérite en musicologie à la Memorial University, a réalisé de main de maître du contenu musical pré-enregistré, comprenant des morceaux datant tous du dix-huitième siècle et Sylvia Hunt, qui enseigne l’anglais à l’Université Laurentienne, nous a proposé des démonstrations pré-enregistrées fort plaisantes sur l’art culinaire du dix-huitième siècle. Enfin, Chantel Lavoie, Leslie Ritchie et Marc André Bernier ont tous trois organisé des salons en ligne qui ont connu un franc succès. Grâce au format en ligne, nous avons pu enregistrer et afficher une grande partie de cette programmation spéciale sur notre chaîne YouTube SCEDHS (Société canadienne d’étude du dix-huitième siècle), qui contient également les présentations de nos conférenciers invités.

À propos du thème de notre congrès « Traduction et appropriation au dix-huitième siècle », il convient de souligner de prime abord que la traduction est reconnue comme étant un phénomène culturel central et crucial au dix-huitième siècle[2]. Si le terme « appropriation », pour sa part, est d’usage plus récent, n’étant apparu que dans les dernières années dans notre vocabulaire critique, il caractérise particulièrement bien la culture littéraire de l’époque et, notamment, la traduction. On pourrait même avancer que la traduction et l’appropriation revêtaient à l’époque certaines caractéristiques spécifiques. Le dix-huitième siècle a connu une explosion de la culture de l’imprimé, en réponse à un public de lecteurs de plus en plus important, dont les rangs ont été grossis par l’ascension sociale des classes moyennes. La montée du capitalisme commercial a permis d’accélérer les communications, les transports, les voyages, ce qui a contribué à une globalisation et à une expansion des marchés pour les documents imprimés. En même temps, la notion de propriété intellectuelle n’en était qu’à ses premiers balbutiements : les droits d’auteur étaient pour le moins limités, n’ont été codifiés que vers la fin du siècle en Grande-Bretagne et en France, et étaient loin d’être la norme ailleurs dans le monde[3]. On continuait généralement à penser, dans le monde, que les produits intellectuels appartenaient à tous, et cela se manifestait en particulier dans les traductions et les appropriations : le dix-huitième siècle a été l’âge d’or de la piraterie littéraire. Les personnages littéraires passés et présents ont été l’objet de transmédialité à travers toute l’Europe et sont devenus des personnages de ballets, d’opéras, etc. Pour ce qui est de ces grandes vedettes littéraires du passé, on peut penser, entre autres, aux héros et aux héroïnes de William Shakespeare ou au Don Quichotte de Miguel de Cervantes. D’autres personnages littéraires plus récents, et tout aussi populaires, ont néanmoins fait leur apparition. Parmi ceux-là, et aussi bien en Angleterre qu’en France et en Allemagne, on compte Télémaque de Fénelon, Robinson Crusoé de Daniel Defoe, Gulliver de Swift, Pamela Andrews de Richardson, Manon Lescaut de l’abbé Prévost et Werther de Johann Wolfgang von Goethe ; Robinson Crusoé et Werther ont connu un tel succès qu’on a créé un terme pour les désigner, si bien qu’on parle de « Robinsonade » en anglais et de « Wertheriaden » en allemand.

Alors que les auteurs et artistes européens empruntaient librement au passé et au présent à même leurs propres cultures et leur propre langue, l’époque a également été le théâtre d’un intérêt particulier pour la traduction et l’appropriation à partir d’autres langues et d’autres cultures, que l’on réinterprétait en les mettant au goût du public européen. Un commerce de plus en plus mondialisé a favorisé l’émergence de champs d’étude qui s’intéressaient aux cultures « exotiques », au nombre desquels les études orientales et la sinologie, dont l’objet était visiblement de faire la promotion d’une communication transculturelle et d’attiser l’intérêt pour l’invention artistique et intellectuelle. Connaître d’autres peuples et d’autres lieux amenait à remettre en question les idées anciennes communément acceptées et à en créer de nouvelles. Ce travail créatif et savant s’est inévitablement teinté d’impérialisme, de colonialisme et d’appropriation injustifiée.

Dans le champ des études sur le dix-huitième siècle, la traduction et l’appropriation ont déjà fait l’objet d’une attention significative de la part des spécialistes, surtout pour ce qui est des actes de traduction et d’appropriation au sein des nations et des langues européennes. Comme nous le savons, la République des Lettres des Lumières a favorisé une culture de la traduction florissante, puisqu’elle était au coeur de son projet de promouvoir les échanges transnationaux et la circulation des idées. De nombreux spécialistes du dix-huitième siècle se sont eux aussi intéressés au rôle qu’a joué la traduction en Europe, à ce mode de communication et de médiation transculturel qu’est la traduction, ainsi qu’au corpus non négligeable d’oeuvres traitant de la théorie de la traduction, qui s’est créé à partir de la fin du dix-septième siècle.

En brouillant les frontières qui délimitent la traduction des autres formes de création littéraire, Mary Helen McMurran a, avec d’autres, souligné le rôle que joue la traduction dans l’invention littéraire et, plus particulièrement, dans l’histoire du roman. L’objectif des traducteurs et l’histoire des théories de la traduction ont été d’autres sujets qui ont intéressé la communauté savante. Grâce au travail de personnes comme Mary Helen McMurran, le dix-huitième siècle est apparu comme un moment de transition essentiel entre, d’une part, la première modernité au cours de laquelle la traduction équivalait à une transmission linéaire du pouvoir et de la connaissance dans le temps et, d’autre part, la période romantique pendant laquelle la « matrice de la traduction est devenue culturelle plutôt que temporelle[4] ». [Notre traduction]

Florian Ponty et Monika Malinowska contribuent, dans leurs articles, à cette conversation passionnante. Dans « Les traductions des voyages imaginaires : exotisme et adaptation », Florian Ponty explore la façon dont les traducteurs français réimaginaient pour un lectorat français les récits de voyages, dont les voyages de Gulliver de Jonathan Swift (1726), et avance que ces traductions trouvent un équilibre entre la langue, la culture et l’exotisme (qui est une catégorie définie culturellement), brouillant alors les frontières entre la traduction et la création. Monika Malinowska, quant à elle, se penche sur deux traductions françaises de la Disputatio nova contra Mulieres, Qua probatur eas Homines non esse (1595), et elle examine deux approches tout à fait distinctes de la traduction du latin vers le français, ce qui contribue à mettre en lumière les débats traductologiques sur les notions de fidélité ou de traduction libre qui se déroulent en France au dix-huitième siècle.

Tamara Abramovitch s’intéresse, elle aussi, aux tensions inhérentes aux débats sur l’opposition entre fidélité et traduction libre dans le domaine visuel, dans son article intitulé « A Certified Copy : Translating Images in the Eighteenth-Century French Print Market » [« Une copie authentique : traduire les images dans le marché français de l’imprimé au dix-huitième siècle »]. En se penchant spécifiquement sur la carrière du célèbre graveur Nicolas de Launay, Abramovitch défend la thèse selon laquelle les graveurs devraient être considérés comme des traducteurs conscients des forces et des faiblesses du médium sur lequel ils travaillaient, dans la mesure où ils « traduisaient » des peintures pour en faire de merveilleuses gravures destinées à un marché commercial. Plutôt que d’insister sur ce qui se perd dans cette « traduction », elle met en avant les différences qui en émanent et change ainsi la perspective suivant laquelle on envisage la traduction.

Tandis que les traductions de textes bibliques et anciens, surtout les classiques, plus que n’importe quelle autre forme de traduction au dix-huitième siècle, continuent à jouir d’un grand prestige et sont une source sûre de profit monétaire, le marché de la traduction des textes vernaculaires gagne du terrain. On étudie de plus en plus les langues vernaculaires au sein des élites européennes, ce qui ne manque pas d’en multiplier les variétés. Reginald McGinnis, dans son article « Traduction et appropriation dans l’Encyclopédie, ou nouvelle apologie de l’abbé Mallet » explore le coeur même de ces traductions vernaculaires, puisqu’il s’intéresse aux emprunts effectués par Denis Diderot et Jean le Rond d’Alembert à la Cyclopaedia d’Ephraim Chambers dans le projet de leur Encyclopédie. Dans une réflexion sur la façon dont les traductions et publications vernaculaires contribuent à la création d’une identité nationale, Vanessa Van Puyvelde examine, dans son article « Beyond Boundaries : Negotiations of National Identity in Den Vlaemschen Indicateur (1779-87) and the Journal des Pays-Bas autrichiens (1786) » [« Au-delà des frontières : construire une identité nationale dans Den Vlaemschen Indicateur (1779-87) et le Journal des Pays-Bas autrichiens (1786) »], deux périodiques littéraires publiés dans le sud des Pays-Bas, l’un en français et l’autre en flamand, et soutient la thèse en vertu de laquelle ces périodiques littéraires ont eu une importance dans la création d’une conscience nationale avant la Révolution de Brabant de 1789. Elizabeth Kraft, dans « Everyday Aesthetics and Eighteenth-Century Fiction : Defoe’s Robinson Crusoe and Richardson’s Sir Charles Grandison » [« L’esthétique du quotidien et la fiction au dix-huitième siècle : Robinson Crusoé de Defoe et Sir Charles Grandison de Richardson »], offre une variation sur ce thème du quotidien en observant les façons dont Defoe et Richardson ont traduit des expériences banales en une esthétique de l’ordinaire, révélant ainsi aux lecteurs anglais la beauté du quotidien et élucidant un des aspects spécifiques de ce qui fait l’attrait de ces oeuvres.

Le champ des études postcoloniales a exigé non seulement un élargissement des études sur le dix-huitième siècle par-delà les seuls confins de l’Europe, mais aussi une réévaluation et une reconnaissance de la façon dont les Européens ont traduit et se sont approprié les autres cultures, et de la manière dont ces peuples et les cultures qui y sont attachées ont figuré dans l’imaginaire européen. Au cours des deux dernières décennies, le champ des études sur le dix-huitième siècle a connu un tournant vers ce qu’on appelle « le dix-huitième siècle mondial »[5]. Dans les dernières années, les dix-huitièmistes se sont intéressés tout particulièrement à l’Empire ottoman et à la Chine, qui ont eu une importance notable pendant la période, parfois même en dépit des volitions européennes[6]. La fascination de l’Europe de l’Ouest pour l’Empire ottoman et pour la Chine est particulièrement visible dans la mode des turqueries et des chinoiseries, mais se manifeste aussi dans le goût de plus en plus prononcé pour les études orientales et la sinologie, qui ont d’ailleurs eu un effet direct sur la culture littéraire, entre autres sur la popularité des contes orientaux[7].

Edward Saïd est une des grandes figures de la théorie postcoloniale qui a permis à de nombreux spécialistes de mieux comprendre la traduction et l’appropriation en Europe de l’Ouest des cultures non européennes, nous permettant du même coup de remettre en question l’intérêt occidental pour les cultures orientales et leurs représentations. Comme le font remarquer Claire Gallien et Olivera Jokic, Edward Saïd s’est approprié, dans L’orientalisme (1978), un terme qui avait d’abord signifié « une appréciation et un intérêt culturels » et l’a transformé pour le redéfinir en un terme qui « désigne une relation de méfiance, d’abus et de contrôle[8] ». [Notre traduction]

Saïd, en jetant un regard historique sur la question, a soulevé des enjeux centraux de la popularité des traductions et des remaniements de textes et d’objets orientaux : on peut envisager cet intérêt comme la preuve d’une appréciation culturelle ou, au contraire, celle d’un effort pour exercer une domination et un contrôle, ou encore d’un mélange des deux. Des spécialistes du dix-huitième siècle comme Robert Markley, Ros Ballaster et Eugenia Zuroski nous invitent, à partir de cette notion d’orientalisme, à réexaminer les représentations de ce qu’on appelle l’« Orient » dans la culture occidentale ; Zuroski retrace d’ailleurs les origines de l’orientalisme dans l’analyse de certaines sources littéraires du dix-huitième siècle[9]. On pourrait aussi avancer que Saïd a également contribué aux différents efforts fournis pour renverser le regard colonial[10].

Edward Saïd a sans doute été un des précurseurs des débats actuels autour de l’appropriation culturelle, et n’en devient que plus pertinent. Ces débats sur l’appropriation culturelle nous demandent de considérer, d’un côté, les prétentions à la liberté artistique et intellectuelle ainsi que la notion de disponibilité pour tous et, de l’autre, la distinction à opérer entre l’appréciation culturelle et l’appropriation, ainsi que les arguments avancés de part et d’autre sur ce que signifie la permission que se donne une culture majoritaire d’emprunter à une culture minoritaire. Lorsqu’on envisage ces emprunts culturels de façon positive, on fait valoir qu’ils sont un instrument de diversité et d’empathie, qu’ils permettent à la culture dominante d’accepter un groupe minoritaire, d’en revitaliser la culture et parfois même d’en assurer la survie, et qu’ils offrent à des artistes et à des intellectuels qui font partie de groupes minoritaires des occasions de s’exprimer. Lorsqu’on envisage ces emprunts culturels avec un regard un peu plus sceptique, on fait alors valoir que l’appropriation culturelle ne constitue ni plus ni moins que le pillage du capital symbolique de la culture minoritaire à des fins purement capitalistes.

Il est question de l’Inde et, plus spécifiquement, de l’appropriation des vêtements sur les scènes de théâtre au dix-huitième siècle, dans l’article de Rose Hilton intitulé « The Nabob, National Identity, and Social Performance in Elizabeth Griffith’s A Wife in the Right (1772) » [« Le nabab, l’identité nationale et la mise en scène sociale dans A Wife in the Right d’Elizabeth Griffith (1772) »]. Hilton y expose la façon dont la pièce de Griffith se sert d’une représentation des nababs singulièrement sympathique pour l’époque, afin de voir comment se modifie l’identité nationale britannique dans un contexte colonial, et avance que c’est une identité qui relève de la performativité. Jeremy Chow, quant à lui, traite de la question de l’appropriation raciale dans un cadre transmédial et pédagogique dans son article « Race, Gender, and Memes : Reactive Blackness and Teaching the Eighteenth Century » [« La race, le genre et les mèmes : la réactivité noire et l’enseignement du dix-huitième siècle »]. Il y explore les façons dont les mèmes peuvent fournir de nouvelles façons d’aborder et de comprendre les textes du dix-huitième siècle, pour nous et pour nos étudiants, tout en ouvrant l’accès à de nouvelles questions et à de nouveaux problèmes autour de ce qu’il appelle « réactivité noire », à savoir l’utilisation de mèmes de réactions représentant des célébrités noires par des étudiants majoritairement blancs.

L’étude des médias, qui comprend les études cinématographiques et télévisuelles et les études sur l’adaptation, dont le potentiel pour les applications au domaine des études sur le dix-huitième siècle n’est toujours pas pleinement réalisé, a été une des motivations du thème de notre congrès[11]. Ces champs d’étude ouvrent de nouvelles perspectives sur des textes du dix-huitième siècle, dont la popularité a motivé l’adaptation vers des médias différents même à leur époque et sur la pratique, au dix-huitième siècle, de ce qui est devenu ce que le vingtième siècle a appelé les « fanfictions ». Selon David A. Brewer, au dix-huitième siècle, de nombreux lecteurs ont continué d’imaginer des histoires sur des personnages littéraires, non seulement sur des personnages déjà célèbres comme ceux issus du théâtre shakespearien, mais aussi sur des personnages plus récents[12]. L’étude des médias a également inspiré un début d’intérêt dans les domaines de la traduction, de l’adaptation et de l’appropriation de textes du dix-huitième siècle, voire du siècle lui-même, dans les médias à travers le temps. Par exemple, on a adapté à l’écran de célèbres textes du dix-huitième siècle, dont le Robinson Crusoé de Daniel Defoe (1719) et Orgueil et Préjugés de Jane Austen (1813) qui ont suscité des commentaires critiques souvent entravés par ce que les spécialistes en études cinématographiques et télévisuelles ont qualifié de préoccupation excessive quant à la « fidélité », c’est-à-dire l’importance de savoir dans quelle mesure l’adaptation d’un livre à l’écran reflète « fidèlement » le texte source.

Renoncer à cette critique de la fidélité a permis de libérer les études cinématographiques et télévisuelles ainsi que le champ des études sur la fiction historique, ce qui n’est pas sans avoir de conséquence directe sur la façon dont on réfléchit aux adaptations des textes du dix-huitième siècle, au nombre desquels figure la plus récente version des adaptations à l’écran d’Orgueil et préjugés, l’été de 2022, avec Fire Island[13], de même qu’aux réalités du contexte du vingt et unième siècle. D’ailleurs, la présentation de l’une de nos conférencières invitées, Ros Ballaster, s’intitulait « Performance Anxieties : Stage Presence and the Presence of the Stage in the Transmedial Worlds of Twenty-First-Century Period Drama » et nous a permis d’en savoir plus sur les scènes du dix-huitième siècle dans le théâtre d’époque contemporain. Elle propose la thèse suivant laquelle ces représentations s’intéressent moins à faire du théâtre proprement dit qu’à mettre en scène une réception affective, laquelle traduit l’état émotionnel historicisé du spectateur contemporain. Chantel Lavoie, dans son article intitulé « Freakish Masculinity in the Eighteenth Century : Andrew Miller’s Ingenious Pain and Hilary Mantel’s The Giant, O’Brien » [« La masculinité grotesque au dix-huitième siècle : Ingenious Pain d’Andrew Miller et The Giant, O’Brien d’Hilary Mantel »], explore les façons dont la masculinité et le handicap au dix-huitième siècle sont présentés dans la fiction historique contemporaine, et nous montre comment un regard sur le dix-huitième siècle nous permet d’appréhender des idéologies qui sont encore d’intérêt aujourd’hui.

Dans la continuité d’une tradition bien en place au sein de la SCEDHS, nous voulions avant tout choisir un thème qui soit assez malléable et inspirant pour encourager les conférenciers à l’interpréter de diverses manières et à l’amener dans toutes sortes de directions. Et, en effet, l’éventail des sujets abordés pendant l’édition 2021 du congrès de la SCEDHS-MWASECS (Midwestern American Society for Eighteenth Century Studies) a su combler nos attentes et même les dépasser. De fait, nous avons eu la chance d’entendre des études portant sur des exemples spécifiques de traductions effectuées pendant la période couverte, par des personnages connus ou moins connus, et couvrant toutes sortes de genres littéraires et de médias artistiques. Évidemment, la théorie traductologique a eu sa place, celle de l’époque et celle d’aujourd’hui, comme d’ailleurs la traduction et les études littéraires dans leur avancement vers un monde toujours plus globalisé. Géographiquement, le congrès peut aussi se targuer d’avoir couvert un vaste territoire, comprenant la Grande-Bretagne, la France, les Pays-Bas, l’Italie, l’Espagne, la Turquie, la Chine et l’Amérique du Nord.

Notre volume est très représentatif de cette diversité. En plus des nombreux articles déjà mentionnés, ce numéro de Lumen comprend également la présentation d’Allison Muri sur les possibilités interprétatives que fournissent les outils d’analyse visuelle dans le cadre de son Grub Street Project. Sa contribution, intitulée « Alexander Pope’s Dunciad and Ned Ward’s London Spy : Experiments in Text Visualization » [« The Dunciad d’Alexander Pope et The London Spy de Ned Ward : expériences de visualisation textuelle »], illustre les nouvelles possibilités qui s’offrent à l’enquête sur les traductions des textes de Pope et de Ward au moyen de diagrammes représentant des données géographiques et langagières, tout en soulevant des questions importantes sur les choix qui doivent être effectués dans le travail d’édition numérique.

Karen A. Macfarlane, dans sa contribution intitulée « Defining and Negotiating the Limits of the Immunity of Diplomatic Servants in Eighteenth-century England » [« Établir et définir les limites de l’immunité des serviteurs diplomatiques dans l’Angleterre du dix-huitième siècle »], a quant à elle su montrer le rôle joué par les poursuites en justice pour dettes et les lois qui gouvernaient les domestiques de diplomates étrangers en Angleterre dans ce qui est devenu plus tard le droit international et l’immunité diplomatique.

Enfin, une dernière illustration du thème du congrès dans les communications et dans les articles du présent volume se trouve dans l’encouragement que nous voulions donner au savoir interdisciplinaire et multidisciplinaire. C’est sans doute Eric Miller qui s’inscrit le plus clairement dans cette volonté et cet objectif, puisque son article « True Touches of Nature : Laurence Sterne and the Sacred Heart » [« Des touches vraies et naturelles : Laurence Sterne et le Sacré-Coeur »] effectue, par-delà les divisions persistantes entre catholiques et protestants, une nouvelle lecture d’A Sentimental Journey Through France and Italy (1768) de Laurence Sterne et interprète cette oeuvre comme un acte subtil de contrition de l’auteur à l’égard de l’anti-catholicisme auquel il a renoncé.

Nous espérons que les lecteurs de ce numéro 41 de Lumen seront, comme nous, convaincus de la fécondité du thème du congrès et de ce volume, ainsi que des nouvelles voies intellectuelles qui y ont été ouvertes. Nous nous sommes efforcées de nous appuyer sur le travail effectué par les organisateurs des congrès et les éditeurs invités de Lumen qui nous ont précédées, et nous offrons ce volume dans l’espoir qu’il continuera à enrichir les conversations futures dans le domaine des études sur le dix-huitième siècle.