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L’Etat français a lancé, entre mars 2016 et mars 2017, un appel à projet visant la sélection des financeurs et des porteurs de projet des premiers contrats à impact social (CIS) nationaux. Les CIS sont des contrats tripartites réunissant un opérateur social, un ou des financeurs privés et un payeur au résultat, généralement public. Ce dernier s’engage, sous conditions, à rembourser et parfois à verser une prime de réussite aux financeurs. Inspirés des Social Impact Bonds (SIB) anglo-saxons, les CIS sont présentés comme des mécanismes financiers axés sur la prévention innovante des risques sociaux. Ils visent à pallier, en faisant appel à des fonds privés, les insuffisances des ressources publiques et de la philanthropie. L’ambition déclarée consistait en l’amélioration de la prise en charge de besoins sociaux majeurs dans des domaines aussi variés que « l’insertion professionnelle, le décrochage des étudiants, la protection de l’enfance, la désertification des territoires isolés, le soutien aux familles fragilisées... » (Ministère de l’Economie et des Finances, 2016).

Comme d’autres instruments de politiques publiques[1], ce nouveau type de partenariat public-privé révèle un choix sociétal et un positionnement de l’acteur public vis-à-vis de son rôle, voire de sa responsabilité, en matière d’action sociale. Au-delà d’un arbitrage technique, les CIS témoignent donc d’un changement d’appréciation radical : il s’agit moins de s’interroger sur le coût d’un service public que d’en évaluer son prix, notamment au regard des impacts produits. Il ne s’agit plus de concevoir l’action publique en matière de charge mais d’investissement. Par conséquent, cette innovation publique présente des similitudes notables avec l’impact investing (Bugg-Levine et Emerson, 2011), qui vise à conjuguer rentabilité financière et effets sociétaux. Alors que l’Investissement Socialement Responsable se limite à sélectionner des actifs qui évitent les externalités négatives, l’impact investing se veut mieux-disant en intégrant l’impact social[2] dans ses objectifs. Considéré comme une catégorie d’actifs à part entière (J.P. Morgan, 2010), l’impact investing constitue un nouveau marché pour les investisseurs et se construit donc selon les mêmes normes que les marchés d’actifs existant. Les profils des portefeuilles intègrent un critère supplémentaire, celui de l’impact social, au couple risque / rentabilité traditionnel. Or, « les taux de rentabilité attendus et affichés se situent dans une fourchette allant de 0 à 10-15 %, à l’exception notable des Etats-Unis où certains fonds d’investissement attendent des rentabilités allant jusqu’à 25 % » (Guézennec, Malochet, 2013). En pratique, en 2016, 79 % des fonds recensés dans l’Impactbase[3] s’inscrivent dans un rapport risque/rentabilité de marché. Ainsi, moins d’un investisseur sur cinq réduit-il ses exigences financières au bénéfice de l’impact social.

Les objectifs double bottom-line induisent inévitablement des arbitrages. Or, à l’instar de l’impact investing, les CIS, contrats qui engagent la puissance publique, chercheraient à conjuguer rendement financier et impact social au bénéfice de l’ensemble des parties prenantes.

Les engagements contractés dans le cadre de ces nouvelles formes de rapprochement public-privé restent méconnus. Cette étude ambitionne de comprendre l’objet CIS, une innovation dans le contexte français. Dans cette optique, le choix a été fait de mener une étude de cas multiples (Eisenhardt, 1991), fondée sur les premiers contrats français. La mise en oeuvre de cette méthode d’investigation qualitative et exploratoire (Miles et Huberman, 1991) a donné des résultats significativement différents que ceux escomptés mais révélateurs en matière de management public. A posteriori, cet article permet de comprendre les ressorts de l’expérimentation des CIS en France : pourquoi et comment ceux-ci ont été créés et mis en oeuvre, de quels risques et perspectives sont-ils porteurs ? Il apporte un éclairage original sur les arbitrages effectués par l’acteur public comme sur le positionnement des acteurs privés lors de cette phase expérimentale. Pour répondre, l’article est structuré en quatre parties.

La première décrit les CIS. A première vue, ceux-ci apparaissent comme une innovation rationnelle au service de la modernisation et de la performance publiques. Or, l’étude montre l’influence puissante du contexte théorique et idéologique international sur la détermination de nouveaux instruments d’action publique, que nous analysons dans une perspective néo-institutionnelle. En effet, depuis près de 40 ans maintenant, de nombreux pays, en particulier ceux de l’OCDE, ont vécu des vagues de réformes en management public (Pollitt et Bouckaert, 2004). Celles-ci ambitionnaient d’atteindre une meilleure performance et une optimisation-rationalisation, essentiellement budgétaire, à tous les niveaux de l’intervention publique. Ces dernières décennies ont ainsi connu une certaine domination du modèle de Nouvelle Gestion Publique (New Public Management ou NPM[4]), bien que celui-ci ait été décliné différemment en fonction des contextes institutionnels et culturels nationaux[5], et depuis partiellement remis en cause[6].

La deuxième partie revient sur la méthodologie mobilisée. Nous y détaillons l’étude de cas multiples exploratoire menée (Yin, 1990, Eisenhardt, 1991, Hadly-Rispal, 2016), mobilisant un cadre d’analyse qualitatif classique (Miles, Huberman, 1991) et portant sur les projets des six premières organisations retenues par l’Etat français.

La troisième partie concerne les résultats de l’étude. Ils montrent en particulier des difficultés dans la réalisation des projets et la diffusion d’informations afférentes de la part de leurs principales parties prenantes. Enfin, avant de conclure, nous répondons en discussion à nos questionnements de recherche, concluant que les CIS satisfont des pressions institutionnelles, sans doute au détriment de la contingence du dispositif.

Les CIS, une innovation apparemment rationnelle au service de la modernisation et de la performance publiques

Des arguments rationnels et un discours performatif, inspirés d’expériences étrangères

Le premier SIB a été signé au Royaume-Uni en 2010, et mis en oeuvre auprès des sortants de la prison de Peterborough[7]. Entre 2011 et 2016, avant la signature du premier CIS français, plus de 70 SIB avaient suivi le montage innovant anglais. Nous en avons analysé les principales caractéristiques d’après le recensement Impact Bonds Worldwide produit par Instiglio[8], (Figure 1).

Seize pays ont précédé la France dans l’utilisation de ces montages tripartites. En nombre, le Royaume-Uni en comptait à lui seul 31, soit plus de 40 % des SIB signés sur la période, suivi par les Etats-Unis (14), les Pays-Bas (7), l’Australie (4) et le Canada (4).

Quelles sont les principales caractéristiques de ces programmes ?

L’information relative aux engagements financiers pris par le contractant public n’est pas toujours communiquée. Quand elle l’est, il s’avère que les administrations publiques américaines sont les plus engagées avec plus de 56 % des montants contractualisés. Les données publiées permettent également de constater que les engagements moyens par contrat varient considérablement d’un pays à l’autre. Si l’Australie et les Etats-Unis dépassent les 11,5 millions d’euros, la majorité des autres services publics restent en deçà de trois, voire d’un million d’euros par projet.

Des données recensées par Instiglio, nous pouvons également déduire que sur la période 2010-2016, les SIB ont permis d’investir près de 214 millions d’euros dans des projets à impact social, dont plus de 60 % aux Etats-Unis. Alors que le Royaume-Uni, précurseur, se détachait en nombre de SIB et donc de projets financés, les Etats-Unis lançaient des programmes moins nombreux mais de plus grande envergure d’un point de vue budgétaire. S’agissant des montages financiers, les données disponibles sont insuffisantes pour une analyse fine des engagements par partie prenante. Elles permettent toutefois de constater, qu’à l’exception des Etats-Unis et de l’Australie, les investisseurs engagent rarement plus de 1 million d’euros par projet (médiane à 750 K€).

figure 1

Les 72 SIB signés entre 2010 et 2016, répartition par pays et informations financières

Les 72 SIB signés entre 2010 et 2016, répartition par pays et informations financières

A : Nombre de SIB avec information disponible sur l’engagement maximum du payeur au résultat

B : Nombre de SIB avec information disponible sur l’investissement initial nécessaire au projet

Source : calculs et synthèse de l’auteur d’après la base Impact Bonds Worldwide, Instiglio[8] (2018). La valorisation en euro a été réalisée aux cours du 8/02/2018

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En nombre d’expérimentations, l’emploi (37,5 %), la santé et les soins (22 %), la problématique des sans-abris (21 %) représentent plus de 80 % des besoins sociaux auxquels les projets lancés entre 2010 et 2016 souhaitent apporter des réponses concrètes. La moitié des programmes concernent spécifiquement les jeunes générations, enfants (18 %) ou moins de 25 ans (32 %), (Figure 2).

En matière de budgets affectés, ce sont les projets liés à la santé et aux soins qui ont suscité les engagements financiers les plus importants, tant pour les payeurs au résultat que pour les investisseurs initiaux (Figure 3).

Cette diffusion rapide des SIB finit par gagner la France en 2016. Le lancement des CIS s’y inscrit alors dans un contexte marqué par une remise en cause, au moins partielle, du modèle social français par les partis politiques au pouvoir depuis plusieurs mandats présidentiels. Dans cette perspective, plusieurs rapports d’experts[9], majoritairement publiés par des Think Tanks, mais aussi par un organisme ministériel, envisagent les SIB originels (anglo-saxons) et l’impact investing comme des dispositifs « gagnant-gagnant ».

figure 2

Répartition des projets par thème et public cible - SIB signés entre 2010 et 2016

Répartition des projets par thème et public cible - SIB signés entre 2010 et 2016

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figure 3

Répartition des engagements financiers rendus publics - SIB signés entre 2010 et 2016

Répartition des engagements financiers rendus publics - SIB signés entre 2010 et 2016
Source : calculs et synthèse de l’auteur d’après la base Impact Bonds Worldwide, Instiglio (2018). La valorisation en euro a été réalisée aux cours du 8/02/2018

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Quelles seraient les vertus de ces nouveaux dispositifs (Fig. 4) ?

La liste est longue selon leurs promoteurs. En effet, ils permettraient simultanément de 1/ transférer le risque inhérent à l’expérimentation d’une innovation sociale vers des investisseurs privés, 2/ financer des services sociaux additionnels, 3/ protéger les contribuables en évitant le financement de programmes déficients, 4/ délivrer des actions plus performantes envers les populations ciblées, 5/ diversifier les portefeuilles d’investissement, et 6/ générer des rendements supérieurs à ceux des marchés obligataires classiques pour les financeurs privés (Le Pendeven, Nico, Gachet, 2015).

En somme, ces dispositifs permettraient non seulement d’économiser de l’argent public à long terme, mais aussi d’améliorer les impacts de l’action sociale. Théoriquement, nous serions face à une remarquable combinaison d’efficacité, d’efficience et d’économie budgétaire (De Kerorguen, 2013, Langendorff et al., 2014, Le Pendeven, Nico, Gachet, 2015), ce que la plupart des responsables politiques appelle probablement de leurs voeux. C’est d’ailleurs ce que souligne Peter Ramsden (2016, p.19) : pour « les pouvoirs publics qui interviennent après la crise dans un contexte de resserrement des budgets publics, les SIB constituent une option attrayante tant ils permettent aux autorités publiques de viser des objectifs politiques dans des domaines difficiles tout en réduisant le risque de non-livraison et de non-performance ».

Au-delà d’une meilleure performance dans l’affectation des ressources publiques, les CIS devaient être concentrés sur le financement de projets à caractère social expérimentaux, rendant possible leur test avant une possible diffusion. Finalement, les CIS devraient conjuguer à la fois des finalités publiques, marchandes et sociétales.

La satisfaction de pressions institutionnelles

Les arguments en faveur des CIS sont donc nombreux. Pour autant, leur adoption par les gouvernements français n’est pas l’aboutissement de la seule « rationalité », comme l’explique la théorie néo-institutionnelle[10]. Selon les chercheurs qui s’inscrivent dans cette approche, toute organisation se conforme à des règles, des exigences et des idéologies ayant cours dans leur secteur, pour des raisons de maintien de légitimité[11] et d’obtention de ressources (Meyer, Rowan, 1977, Di Maggio, Powell, 1991). C’est en effet pour obtenir plus de moyens et de légitimité que des dirigeants d’organisation peuvent se soumettre à diverses pressions institutionnelles, cette soumission pouvant être plus ou moins symbolique. Afin d’obtenir une plus grande légitimité, ils se mettent alors en quête « du consentement de la société dans laquelle ils évoluent » (Hatch, 2000, p. 101), espérant bénéficier d’une approbation sociale supérieure et de ressources en plus grande quantité. Cela expliquerait notamment pourquoi les organisations du même champ ou secteur d’activité présentent une homogénéité des pratiques et des dispositifs, homogénéité que ces auteurs qualifient de saisissante (Di Maggio et Powell, 1997, p.123). Or, ces similitudes ne s’expliqueraient pas par des calculs économiques rationnels d’acteurs individuels visant la maximisation de leurs préférences. La quête de légitimité des acteurs détermine donc des structures et des comportements organisationnels au-delà de tout objectif rationnel de recherche d’efficience[12] (Meyer, Rowan, 1977).

figure 4

Les finalités attendues des CIS (avant le lancement de l’appel à projet gouvernemental)

Les finalités attendues des CIS (avant le lancement de l’appel à projet gouvernemental)
Source : auteurs

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La théorie néo-institutionnelle n’est pas centrée initialement sur les organisations publiques, dont font partie les gouvernements. Elle est pourtant parfaitement adaptée à la compréhension de l’adoption des CIS en France. Confrontée à la diffusion rapide des SIB, notamment dans des pays membres de l’Union Européenne (Allemagne, Autriche, Belgique, Finlande, Pays-Bas, Portugal, Royaume-Uni[13], Suède) ou voisins (Suisse), la France doit se positionner vis-à-vis de ces expérimentations permettant un financement initial de programmes sociaux par des investisseurs privés. Cette injonction est le résultat de la combinaison de différentes pressions institutionnelles, coercitives, normatives et mimétiques (Di Maggio et Powell, 1991), subies par l’Etat français.

Généralement, les pressions coercitives désignent l’influence de décisions et d’actions en matière règlementaire, légale et politique, prises et menées à l’extérieur des frontières de l’organisation. Appliquées au sujet de cette recherche, ces pressions sont visibles à l’échelle européenne. En effet, en tant que membre de l’Union Européenne, et comme bénéficiaire du Fonds Social Européen (FSE), la France est directement concernée par les résolutions du Parlement européen. Or celui-ci promeut les montages financiers auxquels participent les investisseurs privés (Parlement européen, 2013). Et, dans son fonctionnement, le FSE exige des évaluations de la performance dans le secteur social.

Les pressions normatives, quant à elles, régularisent un groupe homogène d’organisations, ou d’individus, par le biais de processus de professionnalisation. Celui-ci correspond à la diffusion d’idées, de normes, entre les acteurs d’un même secteur ou branche d’activités (standards, processus de certification, conventions, chartes). Dans un contexte international volontairement innovant, la France ne pouvait rester en retrait, selon le point de vue des gouvernements nationaux. Les SIB apparaissent globalement dans un contexte où il devient urgent de trouver des solutions, ou a minima des propositions, pour réinventer un modèle social, jugé fragilisé autant pour des raisons économiques, que budgétaires ou encore du fait d’évolutions sociodémographiques. Par conséquent, et malgré des différences majeures et historiquement ancrées dans le traitement de la question sociale, des Think tanks et des organismes ministériels français ont mené des réflexions dans la perspective d’adapter ce support aux spécificités françaises.

Enfin, les pressions mimétiques s’apparentent à une forme de lutte contre l’incertitude (Milstein et al, 2002, p.153), par laquelle les organisations tentent de réduire les risques potentiels, et tendent à imiter les structures plus grandes et plus profitables, en un mot plus performantes, au sein de leur secteur (Haveman, 1993). Parmi les Etats ayant adopté les SIB, plusieurs sont régulièrement cités en exemple par les partis politiques ou les médias en France : la réussite des mesures de lutte contre le chômage au Royaume-Uni, le dynamisme économique et commercial allemand ou encore le modèle social suédois sont fréquemment érigés en modèles. Ils participent à la diffusion de ces pressions mimétiques.

Aussi, au milieu des années 2010, l’expérimentation des SIB s’avère-t-elle porteuse d’enjeux politiques intérieurs et extérieurs pour le gouvernement français.

La démonstration d’une capacité d’innovation, et la performance économique qui y serait liée, ne suffit pas à comprendre l’adoption des CIS en France. Ici, l’éclairage par l’approche néo-institutionnaliste est pertinent : si les arguments économiques et sociaux sont des éléments centraux des rapports d’experts relayés par le gouvernement français lors du lancement de l’appel à projet national, notre analyse permet de les nuancer significativement au regard d’autres influences considérées comme moins rationnelles. La conformité aux pressions institutionnelles permet donc une régulation continue et uniforme des pratiques. Ce type de mécanisme est puissant, car il favorise l’ajustement de comportements individuels et par conséquent l’homogénéisation de la gestion publique, sans user le plus souvent de la contrainte règlementaire ou physique (Hernandez, 2017).

Répondre aux exigences diffusées par le New Public Management

Les pressions institutionnelles ayant en partie contribué à l’adoption des SIB dans divers pays et des CIS en France, s’inscrivent dans un contexte plus large de réformes en management public initiée aux tournants des années 1980 (Pollitt, Bouckaert, 2004). Cette vague réformiste a démarré dans les pays anglo-saxons (Royaume-Uni, Etats-Unis, Canada, Australie, Nouvelle-Zélande), puis s’est progressivement imposée comme une nouvelle doctrine de gestion publique universelle, apolitique et internationale (Ringeling, 2014). Nous ne revenons pas ici en détail sur le contenu du NPM, largement exploré et vanté par une littérature abondante dès les années 1990 (Osborne, Gaebler, 1992, Hood, 1991, 1995, 1996, Ingraham, Romzek, 1994, Ferlie, Mark, 2001). Observons simplement que cette effervescence intellectuelle, portée par la domination de la littérature anglo-saxonne, a bénéficié d’un immense auditoire. Ces idées ont même parfois pu paraître sans rivales ou supérieures, ne serait-ce que parce qu’elles étaient les plus répétées[14]. Or, la façon de les présenter comme des innovations globales[15] crée un phénomène de distorsion et de simplification extrême des réformes produites dans le monde (Pollitt, Bouckaert, 2004, p.201).

Toujours est-il que les SIB s’inscrivent clairement dans cette perspective. Le NPM a promu l’efficience comme nouvelle valeur fondamentale du secteur public, en adoptant et déclinant d’un point de vue managérial les théories économiques néo-libérales. Dès lors, le couple « minimiser/mettre sur le marché » devient le « mantra » de nombre de gouvernements (Bouckaert, 2003, p.53). L’Etat français, se saisissant de ce dispositif de financement et de gestion de projets sociaux déjà mis en oeuvre dans le monde anglo-saxon du fait de pressions que nous avons déjà soulignées, a néanmoins dû l’adapter au contexte national. Il est apparu nécessaire d’adopter un positionnement spécifique vis-à-vis des SIB : se montrer ouvert à l’innovation, rester vigilant au regard des réserves exprimées, tout en respectant un seuil d’acceptabilité informel. En effet, en dépit des nombreux avantages développés, les rapports d’experts émettaient aussi des réserves articulées autour de quatre idées.

Premièrement, les SIB n’ont pas encore fait leurs preuves. L’impact social s’évalue nécessairement à moyen ou long terme et le nombre de projets finalisés reste insuffisant pour tirer des conclusions positives pour les diverses parties prenantes.

Deuxièmement, les SIB exposent au risque d’aléa moral. La nature et les modalités de l’évaluation sont capitales au sein de ces dispositifs; expertise et objectivité doivent être démontrées.

Troisièmement, ces montages ne sauraient s’appliquer en réponse à tout type de besoin social. Ils ne doivent être considérés qu’en tant qu’outils complémentaires dans le cadre d’une politique sociale globale.

Enfin, les modèles anglo-saxons, pour être acceptés même à titre expérimental, doivent être adaptés en tenant compte des spécificités françaises. Il s’agit notamment de trouver des équilibres risque/rentabilité plus en accord avec les standards nationaux c’est-à-dire plus modérés « en réduisant l’amplitude du risque et du gain pour l’investisseur » (Langendorff et al., 2014).

Ces publications relevaient aussi le changement de paradigme induit par ces modèles et les sources d’opposition à ces transformations. Avec les SIB, l’Etat, jusque-là souverain en matière sociale, doit conditionner ses choix d’investissement à une double évaluation (ex ante et ex post) laissant le rendement primer sur la politique et la défense de l’intérêt général (De Kerorguen, 2013, Le Pendeven, Nico, Gachet, 2015). Les auteurs soulignent les sentiments de perte de souveraineté et de désengagement de l’Etat exprimés par les opposants aux SIB, sans oublier la question éthique que pose la rémunération de capitaux engagés dans des projets d’intérêt général. Ces critiques portant sur la financiarisation de l’action sociale en général, et les SIB en particulier, peuvent également être traduites comme des alertes vis-à-vis d’un processus démocratique en danger. Le modèle social ne serait plus un choix de société démocratique mais soumis à des impératifs de rendement financier.

Le cas des SIB, devenus CIS dans le contexte français, illustre le décalage existant entre pays, et réfute la dimension universelle de ce type de dispositifs. Si à un haut niveau de préoccupation (ici la prise en charge des questions sociales), tous les gouvernements ont des préoccupations comparables, à un niveau d’analyse plus fin, les processus et pratiques managériales s’étalent sur un éventail plus large (Flynn, 2002, p.58), du fait des contingences politiques et culturelles nationales ou locales. Selon Peters (1997, p.266), bien qu’il existe « un ensemble de stimuli relativement communs pour le changement (...), ce qui fait la différence, c’est comment les systèmes politiques ont interprété ces idées et répondu aux demandes (…) ».

Inscrire le lancement des CIS dans la perspective du néo-institutionnalisme et du courant du NPM apporte ainsi un éclairage original sur les arbitrages effectués par les gouvernements français : au-delà des avantages potentiels, devenus des objectifs, et des réserves établis par les rapports d’experts, la pression institutionnelle apparaît également comme un moteur à l’action. Ayant identifié le « pourquoi », notre étude empirique analyse ci-après le « comment », c’est-à-dire les processus de contractualisation et de mise en oeuvre des premières expérimentations françaises afin d’en dégager les risques et perspectives pour l’avenir.

Une méthodologie qualitative appliquée à une étude de cas multiples et exploratoire

L’Etat français, s’appuyant sur les rapports d’experts[16] précités et les expérimentations internationales, lance un appel à projet entre mars 2016 et mars 2017 dans le but de sélectionner les financeurs et les porteurs de projet des premiers CIS. Le caractère innovant du dispositif a conduit à une étude de cas multiples exploratoire (Yin, 1990, Eisenhardt, 1991, Hadly-Rispal, 2016), mobilisant un cadre d’analyse qualitatif classique (Miles, Huberman, 1991), portant sur les projets des six premières organisations retenues suite à l’appel à projet (Figure 5).

L’enquête de terrain s’est déroulée en plusieurs étapes (cf. Figure 6). Entre mars 2016 et février 2018, nous avons recensé et exploité les documents rendus publics par les services de l’Etat, les porteurs de projet, les financeurs potentiels sur ce thème et ses projets. Ces données secondaires devaient être triangulées par des données primaires, à partir d’entretiens semi-directifs avec les parties prenantes des CIS français (services de l’Etat et porteurs de projet d’abord, puis financeurs potentiels) et des documents contractuels régissant les accords signés entre parties prenantes. Cependant, seules les données secondaires ont été accessibles, malgré une intense sollicitation de ces dernières. Celles-ci ont néanmoins permis une première analyse.

En 2019, nous avons recontacté les structures associatives lauréates de l’appel à projet (ADIE, SNC, La Cravate Solidaire, Impact Académie, Wimoov et Article 1[17]), BNP Paribas et le Haut-Commissariat à l’ESS et l’Innovation Sociale (HCESSIS) afin de recueillir des informations sur les processus de contractualisation comme sur la mise en opération des expérimentations. Quatre d’entre elles nous ont effectivement accordé un entretien. Ces entretiens individuels semi-directifs, d’une heure à une heure trente, portaient sur les motivations à l’origine de la participation au projet, les spécificités du processus de négociation et de contractualisation, les freins ressentis, les modalités d’évaluation retenues, le bilan à date dressé par l’acteur interrogé. Les contenus ont été intégralement retranscrits et leur analyse effectuée sans logiciel spécifique autour de neuf mots ou expressions clefs repérés dans les quatre retranscriptions : opportunisme, risque, relations avec les évaluateurs, délais, éthique, mesure de résultat, convergence des valeurs, coûts, limites.

figure 5

Les projets retenus par le gouvernement pour les premiers CIS français

Les projets retenus par le gouvernement pour les premiers CIS français
Source : synthèse de l’auteur d’après les communiqués de presse des ministères

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L’analyse de ces données, primaires et secondaires, a permis de reconstruire l’historique de ces expérimentations et de mettre en évidence tant les ressorts de la création des CIS en France que les conséquences potentielles des arbitrages gouvernementaux pour l’avenir.

Les résultats, entre intérêt avéré des opérateurs sociaux et bilan mitigé

Les données collectées ont permis de mieux comprendre les ressorts de l’expérimentation des CIS en France. Les paragraphes suivants exposent en détails le processus de mise en oeuvre de ce dispositif. Si celui-ci s’avère relativement lent et présente un bilan mitigé, il est également important de souligner la difficulté d’accès aux informations le concernant. Cela interroge les finalités de cette expérimentation et les rôles de chaque type de parties prenantes.

Les caractéristiques des CIS

L’initiative du gouvernement a trouvé un écho favorable auprès de nombreuses structures à vocation sociale puisque « 62 projets ont été soumis au comité de sélection de l’appel à projets » (Ministère de l’Economie et des Finances, 2017). En une année, les communiqués de presse du gouvernement mentionnent la signature de six CIS, cinq restant en cours de contractualisation[18] et deux pouvant bénéficier d’une phase complémentaire d’instruction[19]. Ces volumes démontrent l’existence d’un besoin de financement de projet à caractère social à leur stade expérimental.

En répondant à l’appel à projet, l’une des finalités des opérateurs sociaux est de trouver un financement à long terme pour mettre en oeuvre et tester des dispositifs nouveaux. Les entretiens menés ont confirmé cet objectif. Ils ont en outre révélé l’absence de comportement opportuniste de la part des acteurs. Pour l’ADIE, Wimoov, La Cravate Solidaire (LCS), les projets présentés étaient déjà planifiés dans leur stratégie de développement respective mais ne parvenaient pas à trouver les financements idoines en montant et en durée. Pour Wimoov et LCS, structures plus récentes que l’ADIE, le CIS portait aussi la promesse de démontrer leur « plus-value sociale » et répondait à une autre finalité, celle de renforcer leur crédibilité et légitimité, afin de faciliter d’autres financements ultérieurs.

L’analyse documentaire menée en 2018 montrait les premières tendances des spécificités françaises dans la mise en oeuvre de ce nouvel outil de financement de projets a priori socialement innovants.

Premièrement, ces premiers CIS s’orientent tous vers l’emploi ou l’amélioration des conditions d’emploi (Fig. 5) alors qu’au niveau international cette thématique ne concernait que 37,5 % des contrats précédemment analysés. Pour les CIS étrangers, près de 30 % des engagements financiers étaient affectés au secteur de la santé. Ainsi, l’intervention du gouvernement dans la sélection des projets illustre-t-il bien des « objectifs politiques » (Ramsden, 2016) spécifiques. Sans viser à remplacer l’existant, les expérimentations choisies font la preuve d’une finalité politique orientée vers l’obtention de solutions nouvelles en faveur de l’emploi.

Deuxièmement, les projets proposés n’affichent pas d’innovation radicale. A l’exception d’Impact Académie, les attendues « expérimentations » restent majoritairement des déclinaisons d’actions déjà menées par les structures candidates. Ce sont davantage des innovations incrémentales, fondées sur les savoir-faire préexistants des porteurs de projets, donc comportant un risque expérimental maîtrisé. Au regard de la contrainte d’un couple risque/rentabilité adapté à la culture française cette sélection paraît cohérente.

Les objectifs sociétaux peuvent quant à eux s’apprécier au regard des « critères de réussite » médiatisés (Fig.7). Ceux-ci sont doubles avec d’une part, des effets attendus sur les bénéficiaires des expérimentations et d’autre part, un changement dans les pratiques de l’action sociale avec l’adoption de méthodes de gestion du secteur marchand. Ce résultat n’est pas nécessairement un objectif des porteurs de projets mais une conséquence du payment by result, qui peut contraindre la mission sociale dans une forme d’« isomorphisme institutionnel » (Besançon et al., 2015).

Dernier constat, les montants publics qui pourraient être engagés restent comparables aux autres pays, à l’exception des Etats-Unis et de l’Australie dont nous avons noté la différence d’orientation supra. Ils correspondent aux préconisations minimales (Le Pendeven, Nico, Gachet, 2015) pour construire en France un contrat en mesure d’absorber ses coûts de fabrication. Cette observation correspond à la volonté d’amélioration d’affectation des ressources publiques précédemment établie.

Un bilan difficile à établir

Au final, nous pouvions retenir quatre objectifs prioritaires des CIS, déduits des données collectées : des effets positifs et quantifiables sur l’emploi; la mise en oeuvre d’innovations incrémentales, générant une prise de risque limitée; un changement des pratiques professionnelles du champ; ainsi qu’une amélioration de l’affectation des ressources publiques.

Trois ans après le lancement de l’appel à projet national, il restait difficile d’y voir clair dans les réalisations sans pouvoir interroger les principaux acteurs, la communication très dense qui avait entouré l’appel à projet initial s’étant considérablement raréfiée.

figure 6

Processus méthodologique

Processus méthodologique
Source : auteurs

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Tableau a

2018

2018

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Tableau b

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Tableau c

2019

2019

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figure 7

Coûts potentiels pour l’Etat et critères de réussite des premiers projets retenus

Coûts potentiels pour l’Etat et critères de réussite des premiers projets retenus

(1) : d’après Ministère de l’Economie et des Finances (2016)

(2) : d’après http://www.avise.org/actualites/zoom-sur-les-trois-nouveaux-projets-signes, consulté le 12/01/18

(3) : d’après Ministère de l’Agriculture (2017)

(4) : d’après Ministère de la Transition Ecologique et solidaire (2019)

Sources : Synthèse de l’auteur

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Du point de vue d’un observateur extérieur le temps écoulé entre le lancement de l’appel à projet et la finalisation des contrats pouvait soutenir l’hypothèse de désaccords profonds entre les parties prenantes. Les entretiens menés indiquent plus simplement qu’il s’est agi pour celles-ci d’apprendre à partager un vocabulaire commun, de lever des freins internes organisationnels comme des freins externes administratifs et juridiques. L’innovation CIS a nécessité des apprentissages à la fois techniques (processus d’une émission obligataire pour un opérateur, qualification et quantification du risque pour BNPP par exemple) et relationnels (co-construction tripartite entre acteurs public, social, financier). Il est à noter que les associations affirment que leurs valeurs ont été respectées, que leurs projets n’ont pas été dénaturés par les négociations, que leur positionnement éthique (refus d’un groupe témoin ou choix de l’évaluateur par exemple) a été entendu. La lenteur de la mise en oeuvre s’explique par les apprentissages inhérents à l’innovation.

Le bilan de la mise en oeuvre apparaît quant à lui mitigé au regard des quatre objectifs prioritaires initiaux.

S’agissant des effets tout d’abord, les opérateurs interrogés individuellement partagent l’idée que les critères de réussite contractuels s’apparentent davantage à des « indicateurs de résultats » que des indicateurs d’impact. Un impact vient en réponse à un besoin, un résultat en réponse à un objectif; un impact permet de mesurer l’utilité d’une action, un résultat d’en mesurer l’efficacité (Desplatz, Feracci, 2016). Ici, la notion d’impact s’est effacée derrière celle de résultat, l’efficacité étant plus aisée à mesurer que l’utilité, les négociations qui ont eu lieu lors de la phase de contractualisation ont abouti vers la simplification des processus par « principe de réalité ». Les accords se sont construits sur des bases d’objectivité et de faisabilité.

S’agissant des risques, tant les opérateurs sociaux que BNPP ont confirmé la prudence des investisseurs : on compte au moins 4 investisseurs par projet sur les 3 opérateurs interviewés et « tout le monde a toujours choisi de limiter la perte en capital quitte à avoir un très faible rendement »[20].

Concernant les pratiques professionnelles, les opérateurs sociaux comme BNPP déclarent, en tant que précurseurs, des apprentissages bénéfiques bien qu’extrêmement chronophages.

Enfin, sur le sujet de l’affectation des ressources publiques, l’efficience doit, selon les personnes interviewées, être améliorée. Les coûts internes (temps passé en amont de la contractualisation) comme les coûts externes de structuration et d’évaluation sont intégrés dans le budget des CIS, il importe donc d’augmenter les montants dédiés par projet puisqu’un traitement standardisé, donc moins couteux, ne saurait être adapté à des projets innovants. Deux des trois opérateurs interrogés ont dû revoir à la baisse leur projet initial car les financements proposés leur imposaient de réduire l’ampleur de l’expérimentation. A budget équivalent pour le payeur final, plus de projets ont ainsi pu être financés dans cette phase expérimentale des CIS en France. Néanmoins, les acteurs s’accordent pour affirmer l’inefficience de financements inférieurs à 1 million d’€.

Début 2019, l’Etat reste dans l’ambition de « créer les conditions du changement d’échelle de l’investissement à impact social en France en soutenant ces dispositifs innovants que d’autres pays en Europe et dans le monde ont déjà mis en place avec succès » (C. Itier, Haut Commissaire ESSIS, 9/03/19). En complément aux actions déjà menées en 2016 (mise en relation d’acteurs publics, privés, et associatifs, dont Caisse des Dépôts et Consignations, Centre Français des fonds et fondations, Comptoir de l’Innovation, Crédit Coopératif, Finansol et le Mouves[21]), création de l’Impact Invest Lab (IIL)[22] et du fonds NovESS[23], le HCESSIS a commandité une mission dédiée au développement des CIS. Des enseignements restent encore à tirer de ces premières expérimentations mais le cap vers l’Impact Investing est maintenu.

Des informations frugales interrogeant la place de l’intérêt général dans le dispositif

L’absence de données contractuelles disponibles entraîne une impossibilité de mener une analyse objective des modalités prévues par ces contrats pour atteindre leurs objectifs sociaux. Toutefois, l’étude de l’évolution des discours et des réalisations reste utile pour comprendre les ressorts de la création des CIS et les conséquences potentielles des choix observés. En 2018, les informations dont nous disposions sur les financeurs et les évaluateurs des CIS restaient rares, certaines ont pu être complétées en 2019 (Figure 8).

Concernant les financeurs, peu d’informations étaient diffusées. La CDC apparaissait comme investisseur « potentiel » dans les communiqués gouvernementaux en 2016 et 2017. BNP Paribas, Renault Mobiliz Invest, AG2R La Mondiale et la Fondation Avril étaient médiatisés comme potentiels financeurs privés pour l’ADIE alors qu’un fonds spécifique devait être créé par Impact Partenaires pour le projet Impact Academy[24], sans plus de détail sur les souscripteurs. Sur son site institutionnel, BNP Paribas indique jouer « un double rôle… d’une part, celui d’architecte qui structure le projet, coordonne les échanges, crée un produit sur-mesure valorisant l’impact social, et d’autre part celui d’investisseur »[25]. Dans cette phase exploratoire, BNPP défend ce positionnement en indiquant qu’investir dans un projet structuré par ses équipes démontre la confiance accordée aux engagements contractualisés.

En 2018, les sites internet des autres financeurs potentiels ne permettent d’identifier ni les conditions ni les montants investis par la CDC, Renault Mobiliz Invest, AG2R ou Avril. Le constat est identique sur les sites des partenaires fondateurs de IIL[26]. Les investisseurs restent donc très discrets sur les financements projetés ou réalisés, alors même que la charte éthique[27] relative aux CIS, produite par IIL, stipule : « Pendant la période d’expérimentation, nous estimons préférable de privilégier des investisseurs sociaux au plus près de l’intérêt général comme la Caisse des Dépôts, les fonds solidaires, les organismes paritaires, les Mutuelles, les Fondations ».

figure 8

Parties prenantes des premiers projets retenus

Parties prenantes des premiers projets retenus

(1) : d’après Ministère de l’Economie et des Finances (2016)

(2) : Avocat conseil

(3) : Le cabinet d’audit KPMG a publié en février 2017 le 1er baromètre de la mesure d’impact social.

(4) : « Les souscripteurs du fonds avanceront les frais de fonctionnement d’IMPACT Académie sans droit de recours. »

(5) : « L’évaluation sera basée sur les informations annuelles validées par les experts-comptables des franchises créées et consolidées par le commissaire aux comptes d’IMPACT Partenaires. L’indicateur lié à la formation sera vérifié par le CNAM. »

(6) : https://group.bnpparibas/actualite/bnp-paribas-accompagne-association-passeport-avenir, consulté le 27/02/2018

En gras italique apparaissent les informations obtenues en 2019.

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Les informations relatives aux acteurs de la structuration et de l’évaluation sont également parcimonieuses, notamment sur les coûts inhérents à ces services. Si l’importance de l’évaluation est largement soulignée dans les communiqués des parties prenantes, elle se réfère majoritairement à ses incidences sur le partage des risques financiers.

Lors des entretiens menés en 2019, la confidentialité a été défendue par le fait que les acteurs ont investi beaucoup de temps dans la conception des montages et des contrats et qu’en conséquence, ils souhaitaient garder le bénéfice de cette expertise développée sur fonds propres. Cet argument défend une logique marchande, il est néanmoins ici question in fine d’argent public.

En effet, si les critères initialement co-établis sont atteints, l’entité publique paye, sinon le financeur initial n’est pas remboursé. En dépit de la forme conditionnelle du contrat, il s’agit bien d’une dépense publique. Or, les informations disponibles montrent que tant la structuration des contrats que l’évaluation des projets sont conçues et réalisées par le secteur privé, sans contre-expertise publique. Seule la négociation menée en amont de la contractualisation peut ici défendre l’intérêt général.

Les CIS : la satisfaction de pressions institutionnelles au risque d’une faible contingence du dispositif

En guise de discussion, nous proposons une réflexion sur les risques et faiblesses du dispositif retenu et de sa mise en oeuvre. Celui-ci tendrait davantage à satisfaire des pressions institutionnelles qu’à se révéler pertinent au regard du contexte de son application. Les CIS semblent toutefois être aujourd’hui intégrés aux outils politiques et managériaux dont disposent les pouvoirs publics en France.

Les effets de pressions institutionnelles

Au regard des éléments dont nous disposons et de la réticence des parties prenantes à communiquer le contenu des contrats signés, il est probable que ceux-ci aient été initialement très largement conçus pour répondre aux diverses pressions institutionnelles déjà soulignées. Annoncés comme résolument innovants, ils peinent à être concrétisés et apparaissent encore loin de satisfaire les finalités auxquelles ils étaient destinés (Figure 4).

En effet, les finalités sociétales sont envisagées dans les projets retenus plus modestement que prévu. Les porteurs de projet n’ont pas proposé d’action radicalement innovante. L’innovation principale porte sur le pré-financement par des partenaires privés. La prise de risque est donc plus faible et l’opportunité d’expérimenter, promise par les SIB, paraît encore sous-utilisée. Néanmoins, les opérateurs sociaux interrogés confirment qu’ils n’auraient pu mettre en oeuvre leur projet sans ce mode de financement.

Les finalités budgétaires se retrouvent en substance dans les projets retenus mais ne peuvent à ce stade être évaluées. Dans la phase 2016-2019, que l’on peut qualifier d’exploratoire, l’acteur public a limité les montants affectés aux projets, réduisant les ambitions des acteurs sociaux mais aussi l’efficience des montages du fait des coûts fixes à absorber. Il importera que les conditions contractuelles des futurs CIS soient communiquées afin d’assurer plus de transparence quant à l’affectation des fonds publics.

S’agissant des finalités sociales, le gouvernement, par le choix des projets, s’est concentré sur l’emploi et la lutte contre le chômage, que ce soit du point de vue des bénéficiaires de l’action ou des organismes qui interviennent dans ce champ. Nous avons déjà souligné la spécificité de ce choix par rapport aux autres pays ayant mis en oeuvre des SIB. En France, l’emploi, au-delà des revenus qu’il procure à celui ou celle qui l’occupe, est au coeur de la cohésion sociale et du système de protection sociale. Ce thème est récurrent dans les discours de tous les partis politiques. Il est aussi régulièrement en tête des sondages révélant les principales préoccupations des Français. Ce choix dans l’orientation des CIS est contingent des pressions internes ressenties par les différents gouvernements. Or, le système politique, incluant les pressions des citoyens et les idées des partis politiques, sont des éléments clés des réformes en management public (Pollitt et Bouckaert, 2004, p.26), auxquels les CIS peuvent être assimilés.

En matière de performance, les critères d’évaluation choisis s’attachent aujourd’hui davantage à mesurer l’efficacité que l’utilité des dispositifs. En France, l’évaluation socioéconomique préalable, par les porteurs de projet, pour l’ensemble des investissements publics civils de l’Etat et de ses établissements publics, est obligatoire depuis 2012[28]. L’usage du calcul socioéconomique[29] est néanmoins antérieur. Afin d’homogénéiser les pratiques et d’améliorer les analyses à disposition du décideur public, l’évaluation socioéconomique a fait l’objet d’un guide à vocation normative réactualisé en 2017. Son objectif est « d’apprécier et de comparer les gains de bien-être pour la collectivité d’un investissement et ses coûts » (Direction générale du Trésor et France Stratégie, 2017). L’intérêt porté à l’évaluation d’impact des investissements publics n’a donc pas attendu l’émergence des SIB pour se manifester.

Le service public est donc légitime pour intervenir tant dans la construction des critères d’évaluation ex-ante, qu’en expertise ou contre-expertise au stade de l’évaluation ex post. Même si chaque projet reste inférieur au seuil des 20 millions d’euros fixé par décret, les réserves émises sur les CIS inciteraient par principe de prudence, comme dans un souci d’amélioration continue des processus évaluatifs, qu’une contre-expertise publique indépendante puisse être réalisée en parallèle des évaluations privées, voire remplacer ces dernières s’il s’avérait que cela soit favorable à une réduction des coûts globaux de traitement des CIS. Cette contre-expertise pourrait par ailleurs aller au-delà des critères contractuels pour engager de véritables évaluations d’impact à long terme.

Enfin, d’un point de vue marchand, les entretiens ont révélé des rendements très limités, voire négatifs à ce jour, lorsque l’on considère les temps passés à développer en co-construction des processus de structuration, de contractualisation, de mise en opération et de suivi des expérimentations. Pour chacun des acteurs, ces temps peuvent toutefois être assimilés à de la recherche-développement.

En définitive, les promesses des CIS, adaptation française des SIB, semblent peu tenues dans cette phase exploratoire. Devons-nous alors considérer qu’ils constituent davantage une réponse à des pressions institutionnelles qu’une solution contingente à un problème spécifique et ancré dans le contexte français ? Probablement, même s’il est difficile de trancher plus clairement du fait de l’absence de données plus précises sur les cas.

Des risques peu pris en compte

Ce point de vue est soutenu par les risques financiers, managériaux, sociaux et démocratiques inhérents aux CIS.

D’un point de vue financier, l’affectation des ressources publiques manque encore d’efficience : elle est plus encline à soutenir des innovations incrémentales, que l’on peut qualifier de prudentes, que des idées fondamentalement novatrices. Les risques managériaux proviennent à la fois du risque d’agence et de la non adaptation de l’outil au besoin. Le premier est inhérent aux divergences d’intérêts entre parties prenantes; structures publiques, structures associatives, financeurs, évaluateurs, voire bénéficiaires, ayant chacun des finalités spécifiques. Le second correspond à la cible des financements. Si ces derniers ne sont pas destinés aux phases de conception et d’expérimentation, comment être en mesure de proposer des solutions réellement innovantes à un problème déjà ancien ? Dans ce cas, les actions menées seraient faiblement efficaces et ne permettraient pas d’améliorer la situation sociale des bénéficiaires. Enfin, il existe un risque démocratique induits par les CIS. L’opacité des conditions contractuelles et l’abandon de l’évaluation à des cabinets privés s’opposent au fonctionnement démocratique de l’affectation des ressources publiques. Dans ce contexte, il s’avère donc regrettable que les engagements publics s’avèrent à ce jour fermés à l’évaluation universitaire.

Conclusion : les CIS, demain ?

Alors que la communauté internationale explore les potentiels des SIB depuis près de 8 ans, il est donc encore impossible aujourd’hui d’identifier un « modèle » français. L’appel à projet lancé en 2016 a fait l’objet d’une communication forte du gouvernement, largement relayée par la presse. Néanmoins, en dépit des nombreux projets présentés, seuls cinq contrats ont réellement abouti mi-2019. Les informations disponibles restent encore insuffisantes pour produire de la connaissance solide sur l’efficacité -ou l’efficience- des participations publiques dans les montages français. Les acteurs des CIS sont encore peu nombreux mais certains, tel BNP Paribas, pourraient intervenir simultanément dans la structuration des contrats, dans le financement des projets et dans la construction d’un outil de mesure et de suivi de l’impact social à vocation normative.

Les premiers pas vers le financement de l’action sociale par des acteurs privés ont ainsi été franchis, créant un premier réseau d’acteurs organisés et posant les bases nécessaires à l’émergence d’un nouveau marché. Nos observations tendraient donc à indiquer que des organisations privées, spécialistes des investissements et de l’audit, se mettent en ordre de marche pour structurer le marché émergent de l’impact investing en France, s’accordant aux orientations politiques actuelles. S’agissant d’un sujet d’intérêt général, cet état de fait devrait faciliter la diffusion d’informations transparentes et disponibles pour une recherche universitaire publique et indépendante. Cette mesure permettrait de garantir l’objectivité des évaluateurs et de limiter les risques d’aléa moral.

A ce stade, le faible niveau de contractualisation atteint démontre que les « réponses nouvelles » attendues par l’ancien gouvernement n’ont pas encore été trouvées, limitant la légitimation sociale et donc l’institutionnalisation des CIS. Cela est cohérent avec l’approche institutionnaliste retenue. Si la communication initiale a été foisonnante, la mise en oeuvre et les effets du dispositif ont été peu commentés par les acteurs publics. Ainsi, les discours reprennent-ils les codes attendus d’une politique publique « moderne » (au sens de Pollitt et Bouckaert, 2004) : l’inscription dans une dynamique de changement internationale, la satisfaction d’attentes de l’Union Européenne, la volonté d’évolution des politiques sociales pour plus d’efficience, le désir d’apparaître capable d’innovation, l’adoption de pratiques managériales en phase avec l’intégration de partenaires privés au bénéfice de l’action publique, en particulier. Ces stimuli ont, semble-t-il, pris le pas sur les réserves énoncées dans les rapports d’experts (en gras en bibliographie) et la prise en compte de certains risques empiriques pointés dans cette étude.

Dans cette perspective, quel avenir se dessine-t-il pour les CIS ?

En 2018, l’Etat a lancé l’Accélérateur, « un nouvel outil pour soutenir et encourager les innovations sur tous les territoires, et qui permettra aux initiatives locales de changer d’échelle et de devenir des solutions nationales » (Ministère de la Transition écologique et solidaire, 2018)[30]. L’Accélérateur doit notamment permettre de « financer la croissance des innovations sociales » et d’« évaluer l’impact social des innovations ». Il s’agit là de deux objectifs qui étaient déjà portés par les CIS dans le discours du gouvernement précédent. L’ambition est ici plus étendue, conceptuellement et financièrement. Il ne s’agit plus d’expérimenter des solutions complémentaires à l’action publique déjà en oeuvre mais d’un plan national multithématique, « numérique, (…), développement durable et transition énergétique, de l’insertion ou l’emploi », qui considère l’innovation sociale comme « un levier majeur du plan de transformation de notre pays ». A ce titre, l’initiative envisage de « mobiliser en cinq ans un milliard d’euros de fonds publics et privés ». Soumis à l’analyse, ces moyens ne seront pas intégralement nouveaux mais recycleront des fonds et des circuits organisationnels déjà existants. Au sein de ce dispositif, les CIS apparaissent comme un outil, parmi d’autres, d’accompagnement au changement d’échelle d’innovations sociales.

Cette catégorisation peut sembler étonnante dans la mesure où, dans un processus d’innovation, le changement d’échelle intervient après une phase expérimentale réussie. Or, les CIS avaient initialement vocation à financer des « réponses nouvelles », des phases expérimentales qui justifiaient un risque porté par des investisseurs privés et rémunérés à ce titre. Ce cadre leur conférait en outre un avantage en réponse aux critiques de déploiement uniforme des politiques sociales[31].

Comme l’innovation technologique, l’innovation sociale résulte d’étapes, ses besoins vont du financement de la recherche fondamentale au financement de la croissance. Une focalisation sur la croissance ou « changement d’échelle » risque de réduire mécaniquement les financements dédiés aux autres étapes, notamment les prototypages initialement cible des CIS (Figure 9).

figure 9

Besoins en financement des innovateurs sociaux

Besoins en financement des innovateurs sociaux
Source : Auteur d’après Social Innovation Europe initiative (2012)

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En recherche de solutions nouvelles au financement de l’action sociale, le gouvernement français a souhaité adapter le modèle des SIB anglo-saxons aux attentes des acteurs nationaux. Trois années se sont écoulées sans qu’un modèle français d’investissement public identifiable n’ait encore pu émerger. En revanche, un faisceau de preuves a pu être établi quant aux stratégies déclenchées par les acteurs privés en vue de se positionner sur un futur marché de l’impact investing français.

En dépit de « la nécessité pour les parties, notamment la partie publique, d’être transparentes sur les données qui fondent le projet » et des risques d’asymétries d’informations qui peuvent « être à l’origine de coûts de transactions très élevés » (Le Pendeven, Nico, Gachet, 2015), les données libres d’accès restent insuffisantes pour évaluer les ratios coûts/bénéfices attendus tant pour l’acteur public que pour les autres parties prenantes. Elles suffisent néanmoins à relever des risques financiers, managériaux démocratiques, sociaux, inhérents aux CIS. Or, ces quatre types de risques, peu pris en considération jusqu’à ce jour, justifieraient une analyse objective des effets du développement de l’impact investing sur l’action publique en France, en matière de gouvernance et performance. Un tel travail viserait d’abord à caractériser les conditions de gouvernance nécessaires à une optimisation de l’allocation des ressources publiques dans le cadre de partenariats innovants tels que les CIS, puis à produire des grilles d’analyse et d’évaluation alternative aux évaluations privées, axées sur les impacts plus que sur les résultats, dans un objectif d’amélioration de l’utilité publique.