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Comme le précisent Kolk et Rivera (2018), le rapport des théories au contexte fait depuis longtemps débat en sciences de gestion. À ce titre, on peut avec Kamdem (2000), mettre en exergue la multiplicité des perspectives par lesquelles les organisations en Afrique ont été jusqu’à nos jours analysées. Il s’agit globalement de la perspective néo-rationaliste et réformiste; de la perspective organiste et systémique; de la perspective actionnaliste et stratégique et de la perspective humaniste et culturaliste. À ces perspectives s’ajoutent les récentes approches sociopolitiques et interculturelles. Cependant, jusqu’ici, les contributions académiques sur les pratiques de management en Afrique Noire (AN pour la suite) ont privilégié la dimension socio-culturelle au détriment de la question centrale de l’efficience de l’action collective qui pourtant distingue et singularise les sciences de gestion des autres sciences sociales (Hatchuel, 2001). Ce faisant, ces travaux se sont focalisés sur des variables institutionnelles ou sur des théories « importées » (Livian, 2013), à partir desquelles ont été déduites la plupart des idées courantes sur les pratiques de management en contexte africain. Par contre, en indexant la thèse et le mythe de l’incompatibilité entre les cultures africaines et les exigences du management, les contributions de Dia (1991), Henry (1991 et 1998), Hernandez (1997), Ellis et Fauré (1997) et Kamdem (2000 et 2002), ont le mérite d’avoir posé les jalons d’un vaste chantier de recherche. Ces travaux ont également remis en question la considération du management occidental comme modèle de référence, même si de l’avis de nombreux auteurs, les éléments de singularité qui caractériseraient un management proprement africain ne sont pas encore vraiment connus.

L’idée d’un management africain introuvable récemment avancée (Bakengela et Livian, 2014) reste d’actualité. D’ailleurs, l’intérêt d’une recherche principalement centrée sur les études des pratiques de management stricto sensu se justifie aisément par les résultats économiques de l’Afrique et le consensus sur ses perspectives d’avenir. Autant les spécificités des modèles américain (modèle A) et Japonais (modèle J) de management (Ouchi, 1981; Aoki, 1984) sont bien connues, autant il semble encore difficile de singulariser d’un trait univoque, ce qu’est, ou ce que serait un modèle de management africain, en considérant que ce dernier existe. Les premiers travaux qui se sont penchés sur la question ont eu le mérite relatif de souligner des représentations spécifiques à l’exemple de la perception du travail comme étant le « travail du blanc », qui « ne finissait jamais » (Ela, 2006; Bourgoin, 1984). Dans le même sens, Henry (1998) partant d’un comportement qu’il juge proche de « l’étourderie » conclut à la nécessité d’un modèle de management « taylorisé », tandis que Kamdem (2000) mobilise le concept de « management ethno-tribal », représentatif selon lui du management-type africain.

Au-delà, de l’idée selon laquelle « l’Afrique était malade du management » (Bourgoin, 1984), une tendance récente souligne la nécessité de procéder au renouvellement de la recherche en sciences de gestion (Kamdem, 2017; Kolk et Rivera-Santos, 2018; Kamdem et Nekka, 2020). La préoccupation de cette tendance peut être résumée à travers l’interrogation suivante : « comment parvenir à élaborer et mettre en oeuvre une démarche de recherche en gestion et en contexte africain, qui concilie les principes universellement reconnus de la recherche et les pratiques fréquemment observées dans les terrains africains ? » (Kamdem et Nekka, 2020).

En effet, très peu de travaux se sont explicitement inscrits dans la problématique de la performance managériale des organisations africaines comme le font exceptionnellement Nizet et Pichault (2007). Nous en déduisons que l’absence dans les « big ten » de l’industrie mondiale d’une entreprise africaine, traduit à la fois le niveau de compétitivité des pratiques et les limites méthodologiques à saisir les singularités d’un management proprement africain (Henry, 1991; Hernandez, 2007). L’absence d’ancrage des recherches dans le domaine des sciences de gestion (Zoogah, 2008) constitue de notre point de vue un biais méthodologique important.

L’objectif de cet article est de dresser un état de lieux de la recherche sur le management en Afrique. Partant de l’idée que des pratiques singulières de management peuvent exister mais que les perspectives méthodologiques adoptées seraient insuffisantes pour les saisir, nous formulons la question principale suivante : quel bilan peut-on dresser de la recherche actuelle sur les pratiques de management en contexte africain ?

Ce travail est un prolongement immédiat des contributions de Livian (2013), Bakengela et Livian (2014), Kolk et Rivera (2018), Kamdem et Nekka (2020) qui s’inscrivent dans la même perspective de renouvellement des paradigmes sur le management africain. À l’instar de l’état des lieux dressé par Kolk et Rivera (2018), notre étude cherche à concentrer l’analyse sur les publications directement liées aux sciences de gestion ou pouvant être considérées comme telles. Autrement dit, elle se démarque des travaux ayant un ancrage dans les sciences sociales au sens large, pour ne retenir que ceux qui se sont inscrits dans le champ spécifique des sciences de gestion. Trois niveaux d’enrichissement doivent être mentionnés : premièrement, notre étude se fonde sur les publications académiques qui analysent exclusivement le contexte africain. Comparativement à l’étude de Kolk et Rivera (2018), nous avons exclu de notre analyse, les études dans lesquelles les données sur l’Afrique sont diluées dans une base de données globale ou ne sont mentionnées que de manière très superficielle; deuxièmement, nous avons distingué les publications suivant les espaces culturels. Les publications sur l’Afrique francophone (Bénin, Cameroun, Côte d’Ivoire, …Sénégal), ont été comparées aux publications mobilisant comme champ empirique un pays d’obédience culturelle anglophone (Ghana, Nigéria, Tanzanie…); troisièmement, un regard attentif a été porté sur le champ disciplinaire de rattachement des publications (Stratégie, Marketing, Finance, Comptabilité, …).

Dans la première section du papier, nous précisons les raisons d’une méta-analyse sur les pratiques de management en Afrique. La deuxième section décrit la démarche de repérage des travaux mobilisés comme base d’analyse. Les principaux résultats sont présentés dans la troisième section. La dernière section suggère de nouvelles perspectives pour l’étude des pratiques managériales en contexte africain.

Les raisons d’une méta-analyse sur les pratiques de management en Afrique

Là où les indicateurs de tendances économiques traduisent des résultats positifs et stables, la prise en compte du contexte dans les études en management fait de plus en plus l’unanimité. Meyer (2007) et Shinkle et al. (2013) se sont ainsi récemment intéressés aux pratiques de management de l’Europe centrale et de l’Est, tandis que Nicholls-Nixon et al. (2011) ont revisité le cas des pays d’Amérique latine. Allant dans le même sens, George et al. (2016) et Walsh (2015) ont vivement milité pour une évaluation de la recherche académique sur les pratiques de management en Afrique. La première raison mise en avant par ces auteurs est le potentiel économique de la région qui de manière unanime, sera au coeur de la croissance mondiale des prochaines décennies. La deuxième raison soulignée est la rareté des travaux académiques sur les pratiques de management en Afrique, travaux dont l’importance s’avère pourtant nécessaire si on veut saisir les logiques internes des entreprises qui comme l’a indiqué Romer (1998), sont au coeur de la dynamique du développement économique.

Le potentiel économique du continent

Peu d’études se sont intéressées à l’état des lieux des publications académiques sur les pratiques de management en Afrique (Nkomo, 2015; Zoogah et al., 2015). Cependant, il n’en demeure pas moins que par ses performances économiques récentes, il devient nécessaire et même impératif de mieux décrire ces pratiques et, de les interroger afin d’en améliorer la compréhension. Ceci parce que, d’une part, depuis plus d’une dizaine d’années, le taux moyen de croissance en Afrique sub-saharienne notamment, se situe aux alentours de 5 % (PNUD, 2015). Kolk et Rivera-Santos (2018) ont fort à propos, dressé un inventaire des qualificatifs traduisant les perspectives qui seront celles de l’Afrique. Si pour certains, il s’agit du « continent de l’espoir », pour d’autres, l’Afrique apparaît comme la « nouvelle frontière de la croissance » mondiale. On estime qu’en 2050, l’Afrique comptera 2,4 milliards d’habitants environs (UNICEF, 2014, p. 7). L’importance des dotations en ressources naturelles, couplée à la taille de la population feront alors de l’Afrique non seulement l’usine du monde, mais aussi un marché porteur, si des stratégies efficaces sont déployées pour saisir ces avantages.

D’autre part, ce sont les contradictions propres à ce continent qui obligent à dépasser les facteurs institutionnels longtemps étudiés, pour se pencher sur les pratiques endogènes aux entreprises. En effet, l’Afrique apparaît en même temps comme un lieu de paradoxe. Elle compte à elle seule plus de 80 % des pays considérés comme les plus pauvres du monde. L’Afrique est aussi le continent où on connaît le plus d’insécurité et de tensions sociales. La complexité des institutions à la fois formelles et informelles rend particulièrement difficile, mais intéressante la recherche des variables souveraines, susceptibles d’expliquer les résultats obtenus au plan managérial. On doit à l’économiste Romer (1998) d’avoir mentionné que les connaissances dans les domaines du management n’ont pas uniquement pour portée, de rendre compte de la performance des entreprises et des organisations; ces pratiques expliquent pour une large part les différences de développement entre les nations.

Au centre de ce processus, la recherche académique joue un rôle décisif en tant qu’instrument de reconstitution et d’accumulation des meilleurs pratiques. C’est en ce sens que Nkomo (2011) soutient que les connaissances en management constituent le pari crucial à relever pour la transformation de l’Afrique. Dans ces conditions, la production et la dissémination des résultats sur les pratiques de management sur l’Afrique constituent un passage obligé et un défi pour la communauté scientifique. Malheureusement, de nombreux auteurs ont souligné le déficit des travaux académiques sur les pratiques de management en Afrique.

La rareté des travaux de synthèse sur la recherche académique en management africain

Les premières recherches sur le management en Afrique postcoloniale se situent vers le début des années 1980 (Croce, 2018). Si Bourgoin (1984) propose déjà ce qu’on peut admettre comme étant un état des lieux, celui d’un management « malade », les premières contributions se sont pour la plupart interrogées sur l’existence d’un management africain et éventuellement sur le visage d’un tel management. L’observation met en avant des comportements individuels incompatibles aux attentes du contexte organisationnel, notamment dans une société en quête de modernisation ou d’occidentalisation. Il y a en effet lieu de souligner que les conclusions auxquelles aboutissent ces premiers travaux sont sérieusement marquées par la volonté d’une assimilation au modèle de management euro-centré, perçu comme modèle de référence. C’est sous ce prisme que Dia (1991) et Henry (1991) repèrent déjà les spécificités culturelles africaines comme facteurs d’inertie et de contre-productivité des entreprises africaines. On trouve chez Henry (1998) l’idée « d’étourderie » qui serait un marqueur fondamental de l’africain en contexte organisationnel. Comme dans la démarche de dressage des animaux, le recours à la sanction et à la programmation des actes à réaliser, apparaît comme une alternative pour résoudre le problème de l’alignement du comportement des individus sur les objectifs de l’organisation. Cet auteur conclut à la nécessité d’un « taylorisme africanisé » dans les entreprises africaines. Kamdem (2000) a mobilisé quant à lui le concept de « management ethno-tribal » pour rendre compte des spécificités d’un management combinant à la fois des croyances surnaturelles et des exigences communautaires. Le courant culturaliste ou relativiste du management africain auquel ces premiers travaux ont donné naissance suggère donc une africanisation des principes du management occidental (Henry, 1998). Dans la plupart des cas, ces travaux se limitent au comportement des individus pour conclure à une contre-productivité des organisations. Les autres facteurs institutionnels comme le rôle de l’État, la structure du marché financier, la qualité du capital humain et des institutions en charge de sa formation, ne paraissent pas avoir une incidence sur le fonctionnement de ces entreprises.

Vers le début des années 2000, émerge le courant inter-culturaliste (Kamdem, 2002). Celui-ci se situe dans une perspective syncrétiste où l’on admet l’influence et l’apport des autres cultures sur le comportement des acteurs en contexte organisationnel et sur les pratiques de management.

Jusqu’au milieu des années 2000, il n’existe donc aucune étude proposant une synthèse critique de ces différentes contributions. Le premier essai en ce sens est dû à Zoogah (2008), dans le cadre d’une évaluation bilan des publications de la Revue Africaine des Affaires (notre traduction de Journal of African Business). La démarche adoptée repose sur trois questions : i) le degré d’ancrage des travaux publiés dans la revue; ii) la nature des théories (ancrées ou non) mobilisées par les différents auteurs; iii) les méthodologies déployées et leur degré de pertinence pour le contexte africain. Selon Zoogah (2008), un tel état des lieux permet de jeter les bases d’une recherche plus proche des réalités africaines et susceptible d’enrichir l’état général des connaissances dans le domaine du management.

Kolk et Rivera-Santos (2018) ont proposé un état des lieux plus récent de la recherche sur le management africain. Sur la base d’un échantillon de 271 articles issus de 63 revues de référence internationale, les auteurs se sont intéressés aux publications ayant en général mobilisé des données sur l’Afrique et aux publications spécifiquement centrées sur la compréhension du contexte (africa-focused studies). La période étudiée concerne les articles publiés entre janvier 2010 et décembre 2014. Des 271 articles publiés, 139 articles sont retenus comme ayant un rapport avec le contexte africain. Toutefois, il apparaît que les problématiques touchant les pratiques de management en Afrique sont relativement rares (Kolk et Rivera-Santos, 2018). En général, on note une proportion dominante des publications en sciences économiques (près d’une trentaine sur la période d’observation) et en faveur des problématiques transversales ou en rapport avec l’environnement.

Le tableau 1 reproduit les statistiques telles qu’elles apparaissent de l’étude de Kolk et Rivera-Santos, lorsque la recension se trouve limitée aux revues proprement spécialisées dans le domaine du management.

Tableau 1

Statistiques des articles publiés sur le management africain dans les « top » revues en management (janvier 2010- décembre 2014)

Statistiques des articles publiés sur le management africain dans les « top » revues en management (janvier 2010- décembre 2014)
Source : Construit à partir de Kolk et Rivera-Santos (2018)

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A l’évidence, les problématiques du management africain ne semblent pas avoir fait l’objet de beaucoup de préoccupations pour la recherche académique. Kolk et Rivera-Santos soulignent sur ce point, la relative abondance des publications africaines en sciences économiques notamment dans la prestigieuse revue américaine American Economic Review. Ils en concluent que la réticence des revues spécialisées en management à publier des travaux sur les problématiques de management en Afrique, constitue une explication suffisante pour rendre compte des statistiques observées.

Ainsi, s’il existe des travaux de synthèse des recherches académiques sur les pratiques de management en Afrique, ceux-ci sont relativement rares et lorsqu’ils existent, ils se basent abondamment sur un a priori généralement construit sur le facteur culturel. Par ailleurs, au-delà des conclusions importantes mises en exergue, des perspectives méthodologiques plus resserrées sur le terrain de l’étude sont à coup sûr, susceptibles d’accroître la qualité de ces conclusions.

Les spécificités méthodologiques de l’étude

Il faut reconnaitre de prime abord que les perspectives d’analyse des pratiques managériales en contexte africain sont très nombreuses. Bien que l’objet d’observation soit le même, à savoir les organisations en général, certains travaux adoptent une perspective plus ou moins proche de la sociologie. D’autres travaux sont explicitement rattachables à l’ethnographie ou aux sciences économiques.

Par ailleurs, dans la littérature anglo-saxonne, les mentions « business » et « management » sont généralement assimilées et apparentées aux sciences de gestion, tandis que dans le cas du Canada par exemple, « les sciences de l’administration des entreprises » constituent à quelques exceptions, l’équivalent français des « sciences dites de gestion ». D’un point de vue méthodologique, il nous a donc semblé important de considérer ces nuances sémantiques. Elles montrent en effet que :

  1. les sciences dites de gestion ou sciences de l’administration des entreprises ne constituent pas encore une discipline stabilisée;

  2. le rattachement de la plupart des travaux aux sciences de gestion stricto sensu reste discutable, bien que d’une façon ou d’une autre, les conclusions soient exploitables dans une optique d’efficience organisationnelle.

Ce constat pose un premier défi, celui consistant à établir une distinction entre ce qui relève des sciences de gestion stricto sensu et ce qu’on rattacherait aux autres sciences sociales. Pour cela, il nous a semblé utile de commencer par spécifier le positionnement des sciences de gestion par rapport aux sciences sociales en général. De notre point de vue, ce repositionnement paraissait utile parce que mieux que les études de portée sociale générale, il rend aisé la mise en évidence des éventuelles variables d’intervention.

Nous préciserons ensuite la démarche adoptée pour la constitution de la base de données et la sélection des articles.

Le positionnement sur les sciences de gestion stricto sensu

Si les sciences de gestion partagent avec les sciences sociales, les sciences économiques et la sociologie en particulier, un même objet d’étude, à savoir les organisations, ces dernières se distinguent clairement des sciences de gestion en ce qui concerne leurs problématiques. Hatchuel (2001) précise en effet que, bien que les organisations soient au centre des préoccupations de la plupart des sciences sociales, la recherche des conditions d’efficacité de l’action collective constitue la marque distinctive, voire exclusive des sciences de gestion. En effet, partant de son statut de scientifique des faits sociaux, le sociologue ne voit dans l’organisation qu’un microcosme de gestion des conflits, d’expérimentation idéale des théories de réduction, d’aliénation ou de compromission des égos. En un mot, un lieu idéal d’observation de la « responsabilité » de chacun à l’égard d’autrui.

Quant à elles, les sciences économiques ont longtemps négligé la complexité interne des organisations et les défis qu’imposait cette complexité. Le postulat de « l’acteur représentatif » ou « totalisateur » des différences de comportement et de sentiment, très dominant dans la théorie économique standard, aboutit à ce que Hatchuel qualifie à juste titre de « métaphysique de l’action collective ». Bien plus, les théories développées par l’économie standard ont reposé sur l’idée selon laquelle, l’intérieur de l’organisation (la firme plus exactement) était une « boîte noire ». Toutefois, dans la mesure où elles ont jeté les bases des questions auxquelles les sciences de gestion devaient fournir des réponses pertinentes, les sciences économiques peuvent se concevoir comme étant de la gestion sans ou sur (et non dans) l’organisation, au double sens de ce dernier mot.

La recherche des conditions d’efficience dans le cadre de l’action collective stabilisée et finalisée, ou plus simplement dans le cadre des organisations, parait ainsi être l’attribut distinctif des sciences de gestion, relativement aux sciences sociales établies.

Le tableau 2 résume les principaux points de différenciation entre les sciences de gestion et les sciences sociales établies, en l’occurrence, la sociologie et les sciences économiques.

Tableau 2

L’efficience de l’action collective comme attribut exclusif des sciences de gestion

L’efficience de l’action collective comme attribut exclusif des sciences de gestion

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Les sciences de gestion ont donc pour spécificité, de s’intéresser à la complexité interne de ce qui jadis fut perçu comme une « boîte noire » et à la manière dont cette complexité est jugulée en vue d’optimiser la création des richesses. Elles ont aussi pour spécificité d’être une discipline fragmentée entre des sous-disciplines en quête d’émancipation (Martinet et Pesqueux, 2013). La structure des revues scientifiques en sciences de gestion traduit, si on en doute, cette fragmentation interne des sciences de gestion, qui paradoxalement consacre sa singularité en tant que discipline scientifique (Pesqueux, 2013). Ainsi, à côté des revues ayant fait le choix d’une ligne éditoriale à large spectre (Revue Française de Gestion, Management Science, Management International…), on trouve des revues clairement spécialisées (Accounting Review, Revue Française de Marketing, Journal of Finance, Human Ressources Management…).

Dans le cadre de cet article, ces spécificités des sciences de gestion relativement à d’autres sciences sociales notamment, ont eu des implications sur le plan méthodologique. En premier lieu, pour le repérage des publications relevant proprement de la discipline, nous avons à la fois tenu compte de la fragmentation interne de la discipline (Marketing, Finance, Comptabilité, Gestion des Ressources Humaines, Stratégie, Contrôle de gestion), mais aussi de certaines thématiques transversales. En effet, pour certains auteurs, les problématiques relatives à l’Entreprenariat, à la logistique ou à la Responsabilité Sociétale des Entreprises (RSE), doivent être rattachées aux sciences de gestion. Bien que ceci soit fortement discutable, nous avons fait le choix d’admettre que ces thématiques émergentes peuvent d’un certain point de vue être rattachées aux spécialités des sciences de gestion.

Pour bien marquer le rattachement des publications aux sciences de gestion, les spécialités ont été codifiées en prenant références au concept de programmes de recherche tel que défini par Lakatos (1976) (voir tableau 3).

Tableau 3

Spécialités des sciences de gestion et programmes de recherche courants

Spécialités des sciences de gestion et programmes de recherche courants

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Le champ d’observation

Le deuxième problème d’ordre méthodologique à surmonter a été celui de la délimitation de l’étude dans le temps et dans l’espace. Par rapport au temps, l’étude porte sur les publications académiques de 2014 à 2018. Il s’agit d’un alignement sur la publication de Kolk et Rivera-Santos (2018) dont la contribution couvre une période de cinq ans. En revanche, notre période d’analyse est plus récente que celle couverte par la publication de Kolk et Rivera-Santos.

Un autre problème a été celui de la circonscription de l’espace d’étude. Comme le note Zoogah (2008), l’Afrique n’est pas un espace culturel unifié. Cet auteur distingue trois niveaux de culture sous-jacente chacune à un modèle particulier de management : la culture africaine traditionnelle ou indigène (Jackson, 2002), la culture arabo-africaine et la culture occidentalo-africaine. Notre choix a été de considérer la dernière culture comme dominante. Un clivage a ensuite été opéré entre la culture occidentalo-africaine d’influence anglo-saxonne et la culture occidentalo-africaine d’influence française. Nous postulons en effet une différence des pratiques de recherche selon la spécificité de l’espace culturel, selon que celui-ci est de tradition anglo-saxonne (Ghana, Nigeria, Kenya, Ouganda, Zimbabwe…) ou qu’il est de tradition romaine (Benin, Burkina, Côte d’ivoire, Mali, Niger, Togo, Tchad, Centrafrique…).

Il y a lieu toutefois de souligner le statut particulier du Cameroun puisque ce pays a hérité d’une double influence culturelle (anglo-saxonne et romaine).

Constitution de la base de données

Contrairement aux conclusions des synthèses académiques antérieures à la présente étude (Zoogah, 2008; Kolk et Rivera-Santos, 2018), les essais sur le management en Afrique sont bien nombreux, notamment si l’on tient compte de l’importance grandissante des thèses et des mémoires de master dont l’évolution est à n’en point douter, conforme à la dynamique de création des écoles doctorales en sciences de gestion et des instituts d’enseignement supérieur privés spécialisés en management[1]. Mais pour l’heure, il n’existe pas une centrale à partir de laquelle peuvent aisément être retracés ces travaux scientifiques. Hormis le cas de l’Afrique du Sud qui dispose d’une infrastructure suffisante pour la diffusion des publications scientifiques, les travaux sur le management en Afrique manquent encore cruellement de visibilité. Pour pallier cette lacune, nous avons opéré un double choix.

Dans un premier temps, nous avons constitué un sous-échantillon de publications relevant de l’espace francophone. A cet effet, les ressources du portail numérique CAIRN dont l’architecture offre une grande flexibilité pour « feuilleter » directement en ligne et sans coût à l’entrée, près de 500 revues, dont 96 revues spécialisées en Économie et Gestion[2]ont été mobilisées. Ce portail numérique présente en outre la garantie de ne retenir que des travaux évalués selon le protocole classique en « double-aveugle » et surtout, il héberge l’essentiel des travaux publiés en langue française dans des revues « classées ». Comme précisé plus haut, la principale difficulté a cependant été de dissocier les publications qui relèvent des sciences économiques ou de la sociologie, de celles qui relèvent des sciences de gestion stricto sensu. Sur ce point, le rattachement des publications aux sciences de gestion, puis à ses disciplines internes, a été opéré à la fois en fonction de la revue, et dans la mesure du possible, sur la base des concepts et des mots-clés mentionnés au niveau des titres et des résumés (abstracts) des articles sélectionnés. Une triangulation a été ensuite réalisée en impliquant le moteur de recherche « Google Scholar » et l’interface EconPapers du RePEC (Research Paper in Economics).

L’entrée à partir du portail numérique CAIRN présentait néanmoins la limite de ne pas donner accès aux publications de l’espace anglosaxon, pourtant doté d’un dynamisme de recherche relativement plus fort, si l’on se réfère notamment au nombre de revues scientifiques de standard international et à la visibilité de la recherche[3]. Pour surmonter cette difficulté, nous avons mobilisé dans un deuxième temps la base de données EBSCO, les critères de sélection restant les mêmes que ceux retenus pour les publications issues de la base de données CAIRN, notamment l’appartenance disciplinaire et l’année de publication (2014-2018).

Le filtre sous-jacent au protocole de repérage des papiers était structuré autour des chaînes suivantes : « Marketing practices in Africa »; « Finance and Microfinance practices in Africa »; « Humans ressources management in Africa »; « Accountability, audit and control practices in Africa »… Comme dans le premier sous-échantillon, un processus de triangulation a été effectué en vérifiant systématiquement dans le moteur de recherche « Google Scholar », les informations discriminantes relatives à chaque publication. Au total, 179 publications sur l’espace culturel anglosaxon ont pu être repérées.

En définitive, notre base de données comprend un total de 221 publications réparties en deux sous-échantillons (voir tableau 4 ci-dessous).

Tableau 4

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Principaux Résultats

Des clivages marqués en faveur de la GRH, du Marketing et de la Finance

Le Graphique 1 fait apparaître une forte récurrence des problématiques de GRH, de Marketing et de Finance. Cette tendance contraste avec le faible nombre de publications qui abordent les questions de Gouvernance, de Contrôle, d’Audit et d’Entrepreneuriat. En effet, ces dernières années, l’intérêt des chercheurs pour les questions financières paraît plus marqué que pour les autres disciplines internes des sciences de gestion. Sans doute, la proximité, voire la confusion longtemps entretenue entre cette spécialité et les sciences économiques justifierait ce constat. D’un point de vue épistémologique, le rattachement de la finance à un champ disciplinaire précis est naturellement problématique. Il y a lieu de rappeler qu’à l’origine et notamment dans l’espace culturel francophone, la frontière entre la Finance et les sciences économiques est restée bien fine.

graphique 1

Ventilation des travaux par spécialité

Ventilation des travaux par spécialité

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Une analyse approfondie (voir Graphique 2), montre cependant que le rôle des terrains d’étude est important dans l’explication de cette prépondérance des publications spécialisées en finance. En effet, avec le Cameroun et l’Afrique du Sud, le Ghana apparaît comme un champ d’observation privilégié des publications sur les problématiques financières en Afrique. Sans doute, la création d’une bourse de valeur vers la fin des années 1980, la Ghana Exchange Stock en l’occurrence, a favorisé la possibilité de réplication des problématiques financières telles que celle de l’étude des problèmes d’efficience ou celle de la microstructure des marchés. Cet argument doit être relativisé puisqu’il fait apparaître un paradoxe entre le Cameroun et la Côte d’Ivoire, lorsque ces deux pays sont comparés sur la structure du marché financier et l’importance des publications scientifiques. En effet, comparativement au cas du Cameroun, et bien qu’abritant une Bourse Régionale des Valeurs Mobilières (BRVM), les publications financières sur la Côte d’Ivoire dans les revues référencées en sciences de gestion sont encore très peu nombreuses et elles l’ont encore été moins sur les cinq dernières années. Le vécu des auteurs (l’un des auteurs anime régulièrement des équipes de recherche à l’Université Felix Houphouët Boigny d’Abidjan) et leurs connaissances réelles de la production en finance sur la Côte d’Ivoire, permet de justifier cet état des faits par la forte propension des publications financières dans le domaine de l’économie plutôt qu’en sciences de gestion. Sur les trois dernières années en effet, la production des thèses à l’Unité de Formation et de Recherche de l’Université Houphouët Boigny a connu une percée fulgurante, ce qui normalement devrait se traduire par une présence plus visible dans les revues des sciences de gestion. Ce constat invite à considérer que les conclusions doivent être nuancées pour tenir notamment compte des restrictions ou des déformations induites par le protocole de repérage des papiers. Sans doute, un élargissement des bases de données aux travaux de thèses permettrait d’avoir une compréhension bien réaliste de la production africaine en management[4].

Les problématiques de GRH (Gestion des Ressources Humaines) et celles de Marketing sont celles ayant par ailleurs le plus été au centre des préoccupations des publications africaines entre 2014 et 2018. Si dans les revues anglosaxonnes le clivage avec les autres problématiques est moins prononcé, dans les revues francophones en revanche, la différence est bien nette (graphique 3). Cette dynamique se justifie au moins en partie, car sur la période d’analyse, deux numéros de la revue « Question(s) de management ? », en l’occurrence les numéros 12 (2016) et 18 (2017), ont été spécialement dédiés à l’étude des contextes africains.

graphique 2

Dynamique de publications par pays

Dynamique de publications par pays

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graphique 3

Ventilation des publications par Source et par spécialité

Ventilation des publications par Source et par spécialité

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Il y a lieu de noter la très faible production scientifique en comptabilité, en contrôle de gestion et en audit, dans un contexte dominé par la gestion de l’information. Les publications africaines sur les métiers du chiffre dans des revues référencées paraissent encore bien très peu nombreuses en dépit du nombre croissant des effectifs et des offres de formation dans les disciplines spécialisées sur les chiffres comptables et leur utilisation en management.

Une forte propension pour des protocoles méthodologiques de type confirmatoire au détriment des études exploratoires

Le niveau d’ancrage des travaux empiriques est au coeur des débats en sciences de gestion. À titre illustratif, une tendance forte, observable dans les revues de références est la préférence donnée aux études qualitatives au détriment des études quantitatives à perspective confirmatoire, bâties sur le protocole hypothético-déductif.

Un constat qui émerge des travaux académiques récents sur le management africain, est la tendance forte à la généralisation des hypothèses élaborées à partir des expériences de l’entreprise dite « chandlérienne » (Livian, 2013). Autrement dit, les travaux sur la gestion des organisations africaines restent largement influencés par les cadres théoriques importés (Livian, 2013). De nombreux auteurs reconduisent par exemple l’hypothèse américaine de la séparation des pouvoirs entre dirigeants et propriétaires. Pourtant, le contexte africain est dominé par de petites, voire de très petites entreprises, formes d’organisation que l’on sait, caractérisées par une confusion de rôles et une proximité au sommet, telle que l’asymétrie d’information ne peut pertinemment et totalement être envisagée à cette échelle. Certes, dans ces formes d’organisation totalement aux antipodes de la grande entreprise fondatrice des premières théories en management, des problèmes liés à la délégation existent, mais ils ne se posent pas de la même façon, autant qu’ils n’impliquent et n’opposent pas forcément les mêmes groupes d’acteurs. Intuitivement, les segments de relation dirigeants-opérationnels ou propriétaires-opérationnels, paraissent plus intéressants pour l’étude des organisations en contexte africain.

Pour apprécier le rapport entre le terrain d’étude et les cadres théoriques, les publications ont été classées selon leur positionnement méthodologique. En règle générale, l’inscription dans un protocole quantitatif renvoie à une démarche de confirmation des connaissances (des hypothèses) déjà connues. Là où la base de connaissance est encore fragile, comme en contexte africain, les études confirmatoires ne peuvent dès lors qu’être appuyées sur des hypothèses « importées » (Livian, 2013). Il s’agit pour le chercheur inscrit dans un tel protocole d’étudier une connaissance générale dans un contexte supposé spécifique (idée du falsificationnisme au sens de Popper). Les études qualitatives affichent en revanche l’ambition de « révéler » des connaissances nouvelles dans un contexte sur un objet nouveau. Elles souffrent néanmoins d’un manque d’universalité des conclusions auxquelles on peut parvenir. En définitive, seules les études fondées sur un protocole mixte du type qualification, puis quantification nous ont semblé pertinentes pour juger de la volonté d’une production de connaissances proprement ancrée sur le terrain du management africain.

Le graphique 4 met en évidence la faible propension des publications fondées sur un protocole de type mixte. Cette tendance souligne la préférence des chercheurs pour les démarches de type confirmatoire ou exploratoire exclusivement. Or, de notre point de vue, les études mixtes possèdent l’avantage à la fois d’étudier en profondeur les comportements et de mesurer leur ampleur.

graphique 4

Propension à la mobilisation des approches méthodologiques traditionnelles

Propension à la mobilisation des approches méthodologiques traditionnelles

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Une production scientifique à vitesse variable

L’engouement pour le questionnement des terrains d’étude du management africain n’est pas également réparti, ou du moins, cet engouement ne l’a pas été sur les dernières années. Les publications sur l’Afrique du Sud, le Cameroun et le Ghana l’emportent largement par rapport au volume des productions réalisées sur les autres pays (Graphique 2, ci-dessus).

Des arguments existent pour justifier cet état des faits. En effet, le niveau de sélectivité des éléments de la base d’analyse obligeait d’exclure les thèses et les publications dans des revues non référencées. Il faut à juste titre souligner le potentiel des pays comme le Bénin, le Congo et le Sénégal, non seulement en termes de compétences disponibles, mais aussi en termes de capacité de diffusion. De ce point de vue, le classement du Nigeria comme pays à faible production scientifique sur les pratiques de management africaines se justifie par l’importance des publications dans des revues « locales », ce qui a considérablement réduit la visibilité de ces travaux.

En définitive, les publications académiques sur le management en Afrique paraissent marquées par un détachement progressif du paradigme culturaliste qui dans la littérature de première génération, a été la principale grille de critique. Une inscription dans les champs spécialisés des sciences de gestion apparaît très nettement avec cependant, une surabondance des contributions sur les problématiques financières, de GRH et de Marketing. Paradoxalement, les contributions sur les chiffres comptables demeurent encore singulièrement en retrait.

L’état des lieux présenté suggère des pistes pour la mise en évidence des marqueurs d’un management africain dont l’existence n’est plus à questionner. Tout au plus, se posent des questions d’ordre méthodologique pour la circonscription de ce management

Éléments pour un nouveau design des recherches sur le management africain

Livian (2013) soutient la nécessité de la définition d’un nouveau design pour la recherche dans un contexte spécifique comme celui de l’Afrique. Cela suppose à notre sens, de reconsidérer clairement le cadre et l’objet de l’étude, de dépasser l’hypothèse culturaliste et surtout, d’ancrer davantage les théories aux pratiques des acteurs (au sens de Glasser et Strauss, 1967).

Reconsidérer le cadre et l’objet de l’étude

L’identité du management africain suppose en premier lieu, des démarches inscrites dans le domaine du management. Cela suppose aussi que soit clairement circonscrit l’objet à étudier ou les dimensions à prendre en compte. Ainsi, un débat sur les spécificités des organisations et des théories des organisations africaines (Biwolé-Fouda et al. 2018) mérite à notre sens d’être envisagé et approfondi. Allant dans ce sens, une étude des pratiques de management (Bakengela et Livian, 2014), par catégories d’organisation, souligne une forte tendance à l’hybridation plutôt qu’une convergence vers ce qu’on considère comme de « bonnes pratiques » de management. De même que les pratiques, les organisations africaines seraient des formes hybrides non saisissables par des grilles d’analyse traditionnelle des organisations.

Dans un ouvrage collectif paru en 2001, Hatchuel suggérait une reconsidération profonde des sciences de gestion. Parmi ces suggestions, figurait l’idée d’un renversement de la définition usuelle consistant à voir dans les sciences de gestion, un carrefour disciplinaire ou un champ d’application des autres sciences sociales, au profit de la perception plus vraisemblable, des sciences de gestion comme sources d’alimentation des autres disciplines sociales. Pour asseoir cette thèse, Hatchuel mettait en avant l’opposition entre les « approches métaphysiques » de l’action collective et une approche axiologique de cette dernière. Or, le conflit semble davantage provenir de la nature de l’objet d’étude commune qu’est l’entreprise ou plus généralement l’organisation, que du postulat fondateur de l’analyse de l’action collective. En effet, pour les sciences sociales, l’organisation est un objet-frontière (Vinck, 2007). Dès lors, ce ne sont pas les différences de représentation et d’approche de cet objet qui semblent davantage déterminantes pour démarquer les disciplines.

Dépasser le prisme « culturaliste »

Dans les premières études sur le management africain (ou en Afrique), la culture a été privilégiée comme facteur ou variable principale d’appréciation des comportements organisationnels et de la performance des organisations. Autrement dit, quand bien même les concepts d’efficience, d’efficacité ou de performance ont été utilisés, ce fut très souvent, sous des connotations relativement en lien avec la culture. A titre d’illustration, la figure 1 présente un « sac » de mots[5] émergent de la première génération des publications sur le management en Afrique noire. On peut remarquer la position centrale du concept culture, qui, avec ceux d’entreprise et organisation, constituent le coeur du sac. Il s’en suit que les disciplines internes des sciences de gestion stricto sensu n’ont pas constitué des centres d’intérêt majeurs dans les premières tentatives de construction d’une identité du management africain. Pourtant, de notre point de vue, l’exploration en profondeur de chacune de ces disciplines aurait pu révéler des traits identitaires, non nécessairement marqués par la culture.

Figure 1

« Sac » des mots sur les premières publications francophones relatives au management africain

« Sac » des mots sur les premières publications francophones relatives au management africain
Source : Biwolé Fouda et al., (2018)

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Le paradigme culturaliste longtemps dominant, ne paraît pas (ou plus) suffisant pour rendre compte de la performance des organisations en générale et spécifiquement africaines (Livian 2011; Bakengela, 2011; Mutabazi, 2006). D’abord, le concept de culture s’avère non seulement très imprécis (pratiques sociales, linguistiques, anthropologiques...), mais aussi « surutilisé », voire sublimé par les tenants de ce courant (Livian, 2011). Or, l’établissement de la culture comme variable souveraine ne semble pas évident, du moins d’un point de vue empirique.

Ensuite, parce que dans un contexte de brassage, impulsé comme on le sait par la colonisation, et récemment par la mondialisation, la variable culturelle, considérée comme indice de démarcation, tend à s’émousser. Autrement, il devient difficile d’expliquer la longévité de certaines multinationales sur le continent. Un exemple réel parmi d’autres, pouvant servir à étayer cette thèse est celui de la SABC (Société Anonyme des Brasseries du Cameroun). Installée depuis plus d’un demi-siècle sur le continent, cette entreprise compte parmi les leaders d’un marché en perpétuelle croissance. Si au regard du profil des dirigeants, africains d’origine mais fortement imprégnés des pratiques de la culture occidentale, on peut dans ce cas soutenir la thèse d’un management euro-centré, on ne peut par la même occasion expliquer les cas d’échec connus par ailleurs en se fondant sur l’argument culturaliste, la culture étant une variable commune.

Bien au contraire, la tendance au métissage culturel invite à reconsidérer l’hypothèse culturaliste d’explication du management africain. Car se pose la question de l’existence d’une culture africaine singulière, dans un espace géographique où l’extrême diversité des pratiques et des ethnies rend désuète la thèse ou l’hypothèse de l’unicité culturelle.

Le courant culturaliste ne conclut guère à l’existence d’un management spécifiquement africain. Si oui, les travaux insistent sur les conflits d’un mode de production collectif importé et les valeurs culturelles africaines. Généralement, la gestion africaine du temps est évoquée pour illustrer cette incompatibilité : d’un côté, le mode de production ou de participation à l’action collective rationnellement organisée impose de considérer que le temps est une ressource rare, de l’autre, la tradition et les habitudes tendent à considérer le temps comme une donnée infiniment disponible. Alors que d’un côté, le délai est un déterminant de la compétitivité, de l’autre on admet que « le travail (du blanc) ne finit pas ou ne finit jamais ». Et donc point besoin « d’aller plus vite que la musique ».

De notre point de vue, ces énoncés méritent d’être envisagés non pas comme des conclusions définitives, mais comme des hypothèses pour l’étude des pratiques de management en Afrique ou pour la structuration de l’identité d’un tel management. Depuis le début des années 2000, on note une tendance à la spécialisation des publications et donc un abandon progressif de l’hypothèse culturaliste. En mettant l’accent sur l’étude des pratiques de la GRH, certains auteurs pionniers (Tidjani et Kamdem, 2010) se sont déjà clairement positionnés sur cette voie.

Eviter le « bronzage[6] » systématique des théories importées

Martinet et Pesqueux (2013) soulignent deux travers essentiels, susceptibles de réduire la recherche en sciences de gestion à une simple gymnastique intellectuelle, certes nécessaire à l’enseignant-chercheur pour l’accomplissement d’une carrière universitaire, mais sans conséquence réelle sur la réalité. En contexte africain et plus qu’ailleurs, la recherche en sciences de gestion doit déboucher sur des conclusions à la fois valides au plan scientifique et immédiatement pertinentes au plan opérationnel et local. Or, deux travers menacent sérieusement cette issue.

Le premier travers est la tendance à reproduire naïvement des solutions « qui semblent marcher » ou à tester « les théories à la mode ». De notre point de vue, il y a lieu d’éviter les risques d’une démarche confirmatoire rapidement validée, susceptible de conduire à une généralisation trop hâtive des conclusions sans lien avec la réalité. La mobilisation tous azimuts de certains cadres théoriques en contexte africain, à l’instar de la théorie positive de l’agence (Jensen et Meckling, 1976), peut pertinemment servir à illustrer ce propos. Alors que la relation propriétaires-dirigeants n’est pas porteuse des mêmes problématiques que celles soulignées à l’origine par Berle et Means (1932) dans le contexte des Etats-Unis, de nombreux travaux posent et parviennent malgré tout, à valider une telle hypothèse. Or, à l’évidence, en dehors des filiales des groupes occidentaux, les entreprises managériales stricto sensu ne sont pas légion en Afrique. Kamdem (1996) souligne à ce titre que le transfert « des recettes » du management orthodoxe n’a pas abouti aux résultats escomptés dans le cas des organisations africaines. De même, on peut ici faire valoir que vouloir confirmer des théories managériales hors du contexte de leur énoncé, est susceptible d’agrandir l’écart entre la réalité et les conclusions scientifiques.

Le deuxième travers réside dans le constat d’une dérive marquée vers les modèles statistiques ou économétriques et dont la quantification des réalités encore mal circonscrite ou simplement présupposées. Comme le notent Martinet et Pesqueux (2013), au mieux, les tests statistiques contribuent à une validation des théories a posteriori, notamment dans un domaine où la capacité à « garder le secret des affaires » est une condition de succès. De nombreux travaux de thèses, voire d’articles sur l’Afrique, mobilisent ainsi des cadres théoriques issus du contexte nord-américain, alors que visiblement, les contextes de management africain ne présentent aucune proximité avec les circonstances historiques ayant présidé l’émergence de ces théories.

L’enracinement des théories au sens de Glaser et Strauss (1967), apparaît donc comme une alternative féconde pour l’identification d’un modèle de management africain. Cette démarche implique aussi de privilégier des méthodes d’observation (participante ou non), au détriment des outils et des approches dont l’ambition est a priori de quantifier.

Affiner les stratégies d’accès aux pratiques de management

Les options en faveur d’une stratégie pertinente d’accès aux réalités managériales de l’Afrique méritent sérieusement d’être explorées et diffusées. Dans une contribution très récente, Kamdem et al. (2020) présentent la « Grounded theory » (théorie enracinée) comme étant une alternative susceptible de garantir l’accès aux réalités managériales africaines. En effet comme le précise Paille (1994, p.150), « à la différence des théories traditionnelles, d’abord créées, ensuite vérifiées, par des chercheurs différents et dans des conditions différentes, une théorie ancrée est construite et validée simultanément par la comparaison constante entre la réalité observée et l’analyse en émergence ». L’inscription dans une démarche de « théorisation enracinée » est susceptible de rendre à la fois la contextualisation possible et de contribuer à rendre fidèlement compte des réalités en lien avec les pratiques de management (Chevalier et Kamdem, 2019; Kamdem et Nekka, 2020).

Kamdem (1996) fait le constat selon lequel, l’idée qu’une accumulation de théories inspirées de l’expérience des entreprises occidentales suffisait pour garantir l’efficience des organisations, a longtemps prévalu chez des cadres africains, soucieux avant tout de mettre en pratique les savoirs acquis dans le cadre des cursus universitaires. L’absence de contextualisation expliquerait ainsi pour une large part, l’échec de la greffe managériale. Ce constat sur le comportement des cadres est transposable aux chercheurs africains des sciences de gestion, généralement inscrits dans une démarche de confirmation des théories dont le rapport au terrain africain doit sérieusement être interrogé et critiqué. La pertinence des cadres théoriques courants pour la recherche sur les pratiques de management africain constitue dès lors une question préalable (Biwole-Fouda et al., 2018).

Conclusion 

Un état des lieux des travaux sur le management des organisations en contexte africain s’imposait de plus en plus comme un passage obligé. A l’instar de tout bilan d’étape, un tel exercice est censé permettre de mesurer le chemin parcouru, d’apprécier les acquis mais surtout, de tracer les voies pour le futur. Ce travail devrait être considéré comme une contribution à cette évaluation d’étape. La spécification des frontières précises des sciences de gestion, entendue comme discipline scientifique, s’est imposée comme condition préalable d’ajustement et surtout de démarcation par rapport aux travaux antérieurs. Nous retenons la vision de Hatchuel (2001) selon laquelle, les sciences de gestion sont réductibles à la « science des conditions d’efficience de l’action collective finalisée ». La pertinence de la définition réside comme on l’a montré, dans sa capacité à démarquer fondamentalement les sciences de gestion de ce qui relèverait de la sociologie des organisations ou de l’anthropologie, voire des sciences économiques.

En prenant comme critère le niveau de visibilité internationale des publications sur le thème général du management en Afrique, trois principaux enseignements apparaissent : la prépondérance donnée aux problématiques de finance, de GRH et de Marketing, ceci au détriment des problématiques de Comptabilité, de Contrôle, d’Audit et de Gouvernance; le penchant des auteurs pour les études confirmatoires dans un contexte où la stabilité des théories paraît très discutable; et, une disparité marquée des publications par rapport aux pays considérés comme champ d’observation. A l’évidence cet état des lieux impose de reconsidérer certains aspects du design de recherche sur le management africain, à l’instar de la nécessité qu’il y a à circonscrire les organisations africaines dans leur essence.