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Introduction

Le sujet de cette étude est droit et culture, avec une invitation à se concentrer sur le droit civil : sujet général fort adéquat pour les «Amis de la culture juridique française». Tout en omettant bien volontairement de définir le terme «droit», encore faut-il s’entendre sur la signification et sur le contenu du mot «culture». Alors qu’il existe de multiples définitions de la culture, on adoptera celle de l’UNESCO :

[D]ans son sens le plus large, la culture peut aujourd’hui être considérée comme l’ensemble des traits distinctifs, spirituels et matériels, intellectuels et affectifs, qui caractérisent une société ou un groupe social. Elle englobe, outre les arts et les lettres, les modes de vie, les droits fondamentaux de l’être humain, les systèmes de valeurs, les traditions et les croyances[1].

Il est également possible d’y ajouter la définition du professeur Atias : «La culture, c’est un ensemble de connaissances disponibles, d’informations, de façons de penser et d’agir»[2].

Il n’y a pas de doute que le droit d’une société fait partie de sa culture. De plus, cette culture explique et façonne le droit, l’engendre dans une grande mesure et en est le reflet. Cela dit, la juxtaposition de ces deux termes, «culture» et «droit», aboutit à une notion encore floue, mais moins vague : la «culture juridique», qui rendrait compte de la relation entre culture nationale et droit national. On en vient à préciser notre sujet : la culture juridique québécoise, en droit civil.

S’il n’existe pas non plus de consensus précis sur ce que serait la culture juridique, la distinction entre culture juridique externe ou profane et culture juridique interne faite par Friedman est généralement suivie[3]. La culture juridique externe, qui «désigne plutôt l’ensemble des valeurs, croyances, attitudes et attentes du grand public par rapport au droit, à sa nature, à son opération et aux ressources qu’il offre»[4], échappera à notre examen, faute de compétence et de moyens techniques pour en juger. Reste la culture juridique des professionnels du droit, dont nous faisons partie.

Dans un premier temps, l’histoire et l’évolution du droit civil québécois sera retracée, depuis ses origines hybrides mélangeant les traditions juridiques du droit civil et du common law, jusqu’aux transformations sociales de la fin du vingtième siècle qui ont mené à la rédaction du Code civil du Québec. Dans un second temps, ou plutôt dans une seconde mesure, on reprendra l’exercice «depuis le début» à travers le prisme de différents concepts idéologiques dont la combinaison unique traduit l’originalité du droit civil québécois et de sa culture juridique.

I. Histoire et évolution du droit civil québécois

A. Les origines hybrides

Le système juridique du Québec est décrit comme un droit mixte[5]. Le Québec, pour des raisons historiques qu’il est inutile d’approfondir, a hérité de deux grandes traditions juridiques : le droit civil, plus précisément le droit civil français, et le common law d’Angleterre. Il en résulte un système juridique hybride, marqué par une répartition constitutionnelle des compétences législatives, dont le volet fédéral peut être qualifié de common law. Concrètement, le common law caractérise un certain nombre de branches de droit comme le droit pénal ou celui de la faillite. Toutefois, la pièce maîtresse du droit privé du Québec est un code civil (1866 et 1994), dont le modèle naturel et avoué est le Code civil des Français.

Il ne faudrait pas non plus négliger l’apport de l’inspiration états-unienne, tant en raison de la proximité géographique que de l’importance économique du voisin du Sud. Celui-ci constitue la figure de proue de la mondialisation, phénomène auquel le droit n’échappe pas[6]. Ainsi, très tôt, de grands pans du système juridique québécois ont été tributaires du droit américain. Ce dernier a inspiré le droit du travail et le droit municipal des provinces canadiennes, dont le Québec[7].

Revenons au Code civil du Bas Canada de 1866. Il est indéniable qu’un certain nombre de dispositions ont été carrément et volontairement inspirées du droit anglais, en particulier dans les chapitres concernant la preuve et le droit commercial. Citons particulièrement le principe de la liberté de tester, introduit en 1774 et sur lequel on reviendra, ainsi que l’article 1056, qui limite et encadre le recours des proches de la victime d’un délit ou d’un quasi-délit. L’école de pensée de Walton énonçait d’ailleurs que l’interprétation d’un article inspiré du droit anglais devait être faite en conformité avec celui-ci [8].

Outre l’influence du droit anglais, pendant une centaine d’années, l’école exégétique a animé l’interprétation du Code civil du Bas Canada, comme en témoignent la plupart des traités doctrinaux d’alors[9] et les autorités citées par la jurisprudence. L’auteur de ce texte a même dénoncé la «mode archaïsante de la jurisprudence québécoise»[10] caractérisant cette période.

B. Le métissage du droit civil avec le common law

Le rôle de la Cour suprême du Canada, également Cour suprême de chaque province, a souvent été celui d’un unificateur du droit, en appliquant au Québec des règles de common law[11]. Le professeur Jobin a même parlé de cette époque comme de «[l]’époque noire de l’uniformisation systématique du droit québécois avec la common law»[12]. Cette uniformisation judiciaire a donc permis de qualifier le droit civil québécois d’un droit mixte ou métissé ou hybride[13]. Pourtant, ce n’est pas tellement l’inspiration anglaise du législateur en ce qui a trait à une norme particulière ni sa formulation par la jurisprudence qui justifie de parler d’un droit civil mixte. C’est plutôt la composition des tribunaux, qui étaient et sont toujours constitués de juges de la tradition britannique, avec tout ce que cela implique relativement au style et à l’autorité des jugements.

Dans les années qui ont précédé l’avènement du nouveau code civil en 1994, la Cour suprême a changé de cap et a rejeté à plusieurs reprises l’intrusion de règles de common law dans le droit civil québécois[14]. Une partie importante de l’intelligentsia juridique québécoise s’était érigée contre des recours injustifiables au common law, au nom de la survie de la société québécoise, dont le Code civil est un symbole national au même titre que la langue française et la religion catholique, ou plus techniquement au nom de la sauvegarde de l’intégrité du droit civil[15].

C. L’émergence d’un nationalisme juridique

Dans la seconde moitié du vingtième siècle, un autre nouveau phénomène domine l’horizon juridique québécois : l’avènement d’une nouvelle profession juridique, celle des professeurs de droit universitaires de carrière. Puis, à la fin du vingtième siècle, l’adoption du nouveau code civil vient changer les données, sans nier ou oblitérer le passé. Le nouveau code n’est pas une révolution ni une simple révision, mais une réforme en profondeur du droit civil québécois[16].

À cette époque précédant l’avènement du nouveau Code civil du Québec, quels sont donc les jalons modernes de la culture juridique québécoise ? Laissant de côté l’empreinte de plus en plus atténuée de l’Église catholique et l’attachement à la langue française, qui fera même l’objet d’une charte protectrice[17], le nationalisme juridique d’une caste de juristes conscients de l’originalité de leur système juridique joue alors un rôle significatif. Ce nationalisme n’est toutefois pas un obstacle à une ouverture de plus en plus grande à l’égard des droits étrangers, en particulier envers le common law, qui n’est désormais plus considéré comme une menace.

La société québécoise dans son ensemble subit une transformation (évolution ?) radicale à partir des années 1960, marquées par la Révolution tranquille. L’État libéral, avec l’autonomie de la volonté et la liberté contractuelle portées au pinacle, cède le pas à l’État social. Déjà, en 1964, le législateur ajoute au Code civil du Bas Canada une section intitulée «De l’équité dans certains contrats»[18], dans le but de protéger les débiteurs hypothécaires et les emprunteurs auparavant facilement exploités. Ces dispositions reprennent l’essence d’une loi ontarienne, elle-même inspirée de la doctrine de l’unconscionability du droit états-unien.

La fin du vingtième siècle et le début du vingt-et-unième siècle ont donc vu une transformation rapide et désordonnée de la culture juridique québécoise. Le législateur a doté la société d’un nouveau code civil, à la fois synonyme de continuité, puisqu’il n’y a pas de césure, et de nouveauté, le nouveau code arborant de nouveaux concepts et de nouvelles normes[19]. S’il s’avère difficile au départ de départager le droit nouveau de la simple nouvelle formulation d’une norme acquise, le tout, cependant, demeure dans un style éminemment civiliste[20].

Jusqu’ici, le lecteur aura pu remarquer dans ce texte quelques mots se terminant par «isme». Le juriste québécois d’aujourd’hui, ouvert aux influences extérieures, est aussi éveillé au recours aux sciences sociales. Par exemple, les références au constructivisme ou au postmodernisme sont fréquentes, notamment dans les thèses présentées dans les facultés de droit. Certains de ces «ismes» sont question de mode, sans nier leur apport à la science juridique en général, laquelle se veut tout le contraire du juridisme. D’autres «ismes» marquent plus profondément la société québécoise et par conséquent sa culture juridique : pluralisme juridique, bijuridisme, multiculturalisme et interculturalisme, etc. Quitte à nous répéter parfois, essayons d’appréhender la culture juridique québécoise par le truchement de certains de ces «ismes».

II. Da capo à travers le prisme des «ismes»

Fédéralisme. Il est carrément impossible de comprendre le système juridique du Québec sans insister sur cette donnée majeure de nature constitutionnelle datant de 1867, même si une forte minorité la conteste politiquement (indépendantisme, souverainisme).

Bilinguisme. Le Canada est officiellement bilingue, le Québec unilingue[21]. Cependant, même si certains déplorent la qualité parfois douteuse des textes juridiques en langue anglaise[22], juridiquement la version anglaise d’un texte du Code civil du Québec a la même valeur que le texte français[23].

Multiculturalisme. Il s’agit là de la manifestation officielle du système fédéral canadien depuis 1971, incorporée dans la Constitution canadienne de 1982 à l’article 27 de la Charte canadienne des droits et libertés[24], qui se lit comme suit : «Toute interprétation de la présente charte doit concorder avec l’objectif de promouvoir le maintien et la valorisation du patrimoine multiculturel des Canadiens». Ainsi, les immigrants ne se sentent pas forcés de s’assimiler ou de renier leur culture. La diversité culturelle serait un atout qui ne nuirait pas à l’unité nationale.

Interculturalisme. Ce serait la version québécoise du multiculturalisme, plus orientée vers l’intégration et le dialogue dans le respect de la diversité. La Charte des droits et libertés de la personne[25] de 1975 reconnaît à cet effet le droit suivant à son article 43 : «Les personnes appartenant à des minorités ethniques ont le droit de maintenir et de faire progresser leur propre vie culturelle avec les autres membres de leur groupe».

Pluralisme juridique. Redécouvert et mis en valeur par une certaine doctrine[26], le pluralisme juridique nie que l’État soit l’unique source des normes qui régissent la conduite de l’individu en société. Qu’il s’agisse de normes s’appliquant à un groupe, par exemple les autochtones, ou à des types de contrats[27], l’analyse doctrinale qui exploite cette réalité est un apport indéniable et majeur à la science du droit. Les liens entre cette analyse et le rôle de la culture ou de la religion sont évidents. Toutefois, est-il possible de considérer directement le pluralisme juridique comme une croyance, une valeur ou une pratique dominante de la société ?

Bijuridisme. Il faut considérer ce néologisme (bijuralism en anglais) comme typiquement canadien. Après l’adoption d’un nouveau code civil au Québec en 1991, lequel est entré en vigueur en 1994, le Ministère de la Justice fédéral a reconnu que deux systèmes juridiques s’exprimant chacun dans les deux langues officielles coexistent au Canada. Voilà : le Canada est un pays bijuridique ! Il convient dès lors d’adapter et de modifier les lois fédérales pour tenir compte de cette réalité, les textes des lois s’adressant à des juristes de common law anglophones et francophones et à des juristes civilistes francophones et anglophones. Le Parlement fédéral a pondu en conséquence deux lois d’harmonisation du droit fédéral avec le droit civil[28].

Dualisme. C’est le mot-clé, plus générique, désarmant par sa simplicité, qui illustre la réalité déjà décrite du fédéralisme, du bilinguisme, du bijuridisme et aussi de la mixité, du métissage, de l’hybridisme du droit du Québec. Cette dualité conditionne et reflète tout à la fois la culture juridique ambiante.

Nationalisme. Il s’agit ici du nationalisme juridique, comme aspect particulier du nationalisme culturel québécois, qui s’explique par l’histoire d’un peuple conquis et devenu une minorité. Pour les descendants des colons français, le nationalisme constituait purement et simplement une question de survie. Profondément attachés à leur langue, à leur religion et à leur système juridique, ils devaient se protéger d’une possible assimilation par le conquérant anglais, à tout le moins par une «revanche des berceaux». Le droit civil s’érigeait également en rempart pour préserver les lois civiles du common law. Comme l’écrit le professeur Normand, à cette époque «le Code est le reflet des préoccupations, du mode de vie, en un mot, de la culture des canadiens-français»[29]. La menace était celle de l’infiltration du common law dans le droit civil, particulièrement par les opinions du Comité judiciaire du Conseil privé et les arrêts unificateurs de la Cour suprême du Canada[30]. Les juristes québécois ne craignent plus une telle infiltration aujourd’hui, mais il en reste cependant encore des traces[31].

Pragmatisme. Majoritairement francophones à 80 pour cent, les Québécois sont avant tout des Américains du Nord. Dans le domaine juridique, le pragmatisme fait partie de la tradition québécoise[32]. Comme l’écrit le professeur Pineau, le nouveau (on devrait dire «jeune» aujourd’hui) Code civil du Québec est avant tout un code concret, mariant la fidélité à la tradition et à l’esprit d’innovation pour l’adapter à la société, qui a subi des mutations profondes depuis 1866[33].

Dogmatisme. Celui qui est pragmatique n’est pas dogmatique. Cependant, on décèle au sein d’une jeune doctrine juridique québécoise une tendance plutôt bariolée à délaisser le positivisme pour se placer dans la lignée d’autres «ismes», souvent inspirés des sciences sociales : constructivisme, postmodernisme, etc. Cette tendance se manifeste particulièrement dans le choix des sujets et du contenu des thèses de doctorat[34].

Traditionalisme. Les juristes sont en général taxés de misonéisme. En dépit des innovations, le nouveau Code civil du Québec ne témoigne pas d’une rupture avec le passé, mais d’un sens de la continuité. Ainsi, 70 pour cent des textes du nouveau Code ne font que reprendre le droit ancien[35]. C’est surtout dans la forme que la tradition perdure : le style civiliste du législateur[36] conforte l’attachement de la majorité de la magistrature à la tradition civiliste. Par exemple, la liberté de tester imposée par le conquérant anglais en 1774 a maintes fois été remise en question. L’avènement d’un nouveau droit de la famille et d’un nouveau code civil a ravivé la contestation. Le principe a été maintenu, mais diverses dispositions sont venues l’atténuer et l’édulcorer, telles que la prestation compensatoire, le patrimoine familial et la survie de l’obligation alimentaire[37].

Conservatisme. La doctrine québécoise est quasi unanime pour dénoncer la timidité du législateur dans sa manière de régir certains aspects du droit des contrats. Elle déplore ainsi la négation de la lésion entre majeurs, le silence sur la théorie de l’imprévision et l’ambiguïté du traitement de la détermination du prix lors de la formation du contrat[38]. Cette timidité s’explique sans doute par la peur d’ébranler la construction traditionnelle entourant et soutenant le contrat comme loi des parties.

Avant-gardisme. En revanche, certaines dispositions de la nouvelle législation sont loin d’un «conservatisme parfois réactionnaire» et plus proches d’un «progressisme éventuellement outrancier»[39]. On peut se référer à ce sujet à certaines innovations dans le domaine du droit de la famille, dont traite notre collègue Benoît Moore[40]. Pensons aussi aux bouleversements dans le droit des sûretés, notamment des hypothèques mobilières[41], et dans la publicité des droits : «entre la sécurité statique et la sécurité dynamique, c’est la seconde qui a la faveur»[42].

Éclectisme. Déjà au dix-neuvième siècle, écrit le professeur Glenn, il est possible de déceler le caractère éclectique du droit québécois[43]. Pour lui, la mixité du droit québécois se trouve «dans [une] ouverture continue envers des sources étrangères du droit»[44]. Comme les avocats, les juges du dix-neuvième siècle faisaient feu de tout bois et n’étaient pas toujours discriminants dans leur recherche d’autorités pour justifier leur décision, faisant parfois preuve d’opportunisme[45]. L’éclectisme du législateur de 1991 apparaît nettement dans les sources d’inspiration de plusieurs articles du Code civil. Outre le common law et diverses conventions internationales, les codes suivants sont cités : français (y compris l’avant-projet), belge, hellénique, mexicain, hongrois, éthiopien, louisianais, égyptien, libanais, polonais, suisse et guatémaltèque[46]. Cette diversité d’inspiration et de modèles nuit-elle à la cohérence ? Depuis l’entrée en vigueur du Code civil du Québec il y a quinze ans, un certain nombre d’incohérences ont effectivement été pointées du doigt. Elles sont inévitables et il revient à la doctrine de les atténuer[47]. Toutefois, cette dernière n’a pas dénoncé jusqu’ici les contradictions dues spécifiquement à la variété des modèles utilisés par le législateur. Pour reprendre la métaphore du juge Jean-Louis Baudouin, le coeur transplanté est bien celui du greffé et non celui du donneur[48]. Le style législatif du Code civil du Québec est celui du droit civil, il est sain de le répéter. Ceci nous amène facilement à la rubrique suivante.

Comparatisme. En 1953, Louis Baudouin, professeur à la Faculté de droit de l’Université McGill, publie Le Droit civil de la Province de Québec, dont le sous-titre est Modèle vivant de droit comparé[49]. La vocation comparatiste du juriste québécois est historiquement ancrée dans le milieu juridique. Aujourd’hui, la Cour suprême du Canada, en particulier dans ses décisions en droit civil, témoigne souvent d’une approche comparatiste qui ne se limite pas au common law[50]. En ce qui concerne le législateur, inutile d’insister ; ce n’est pas seulement le Code civil qui a été marqué par des modèles étrangers. Chez les juristes, l’empire de la doctrine française a longtemps influencé l’analyse des auteurs, mais un certain déclin de cette autorité se fait aujourd’hui sentir[51]. Pour reprendre l’expression de Serge Gaudet, «[n]otre droit, délié du joug français qu’il s’était lui-même imposé»[52], a atteint une certaine autonomie et son dynamisme propre. Il n’en reste pas moins que le droit français et plus précisément la doctrine française demeurent privilégiés, non seulement en raison de leur qualité, mais surtout en raison de la langue et de la tradition juridique québécoise. Par ailleurs, la science juridique est probablement revenue à une situation qui prévalait avant l’avènement des codes nationaux, c’est-à-dire à un certain universalisme[53] : il pourrait s’agir là d’une tendance généralisée. On ne peut s’empêcher de souligner ici la contribution de l’Internet, qui facilite et diversifie le travail du chercheur, mais pas toujours son discernement. Il n’est pas mauvais de rappeler qu’au Québec, jusqu’aux années 1960 et à l’avènement d’une classe de professeurs de droit de carrière, l’école exégétique sévissait en doctrine québécoise : la province de Québec n’a pas connu Gény.

Moralisme. Justement, jusqu’aux années 1960, la société québécoise était carrément sous le joug du catholicisme. Il en reste probablement quelque chose aujourd’hui. La pérennité de la faute subjective, la permanence de l’imputabilité[54] et l’omniprésence de l’obligation de bonne foi[55] tant dans le Code civil que sous la plume des magistrats témoignent de la survie de la morale traditionnelle[56]. Il n’est pas impossible que cette obligation de bonne foi, intensifiée, remédie au conservatisme souligné plus haut dans le droit des contrats[57].

Libéralisme. Autonomie de la volonté et surtout liberté contractuelle : deux concepts bien battus en brèche[58] ! Il n’en reste pas moins qu’ils président à la réglementation du droit des contrats. C’est le point de départ, en dépit de toutes les objections doctrinales, atténuations législatives et atteintes jurisprudentielles. La croyance en le libre jeu des initiatives individuelles explique probablement le rejet par le législateur de la lésion entre majeurs et de l’imprévision.

Solidarisme. Il ne s’agit pas de contredire les affirmations contenues dans la rubrique précédente. Le solidarisme contractuel prôné par une certaine doctrine en France[59], sans toutefois l’aval de la Cour de cassation, n’a pas encore séduit le monde juridique québécois, malgré la tendance politique social-démocrate qui alterne avec le libéralisme selon les résultats électoraux. Toutefois, alors que le rôle de la volonté s’est grandement accru dans le droit de la famille et celui des personnes, il s’est considérablement restreint en droit des contrats, avec l’exception du droit international privé. La jurisprudence ayant déjà amorcé un réajustement, notamment sous la plume du juge Gonthier à la Cour suprême, le législateur a visé un meilleur équilibre dans le commerce juridique[60] pour aboutir à une justice contractuelle plus adaptée à la société d’aujourd’hui. À cet égard, l’interventionnisme du juge devient de plus en plus fréquent[61]. Le consumérisme a eu ses jours de gloire[62] et la réglementation des contrats d’adhésion dans le Code civil du Québec est venue couronner la protection des contractants les plus faibles[63].

Humanisme. Défini par le Petit Robert, il s’agit d’une «[t]héorie, doctrine qui prend pour fin la personne humaine et son épanouissement». Selon Jean Pineau, ce qui caractérise le Code civil du Québec est la primauté accordée à la personne[64]. Dès 1975, avant la rédaction de celui-ci, l’Assemblée nationale du Québec adopte la Charte des droits et libertés de la personne, à laquelle d’ailleurs le Code civil du Québec fait directement référence dans sa disposition préliminaire. Cette charte, à la différence de la Charte canadienne de 1982, a un effet non seulement vertical, mais horizontal[65]. Elle est par ailleurs fort complète au niveau de l’énonciation et de la protection des droits et libertés fondamentaux. S’il s’agit de droits individuels plutôt que collectifs, ils protègent aussi contre toute forme de discrimination (de sexe, de race, de religion, d’orientation sexuelle, etc.)[66]. La Charte québécoise est destinée à assurer un égalitarisme que le Code civil du Bas Canada n’avait pas réussi à garantir. Il faut en profiter pour mentionner que la société québécoise, même en matière juridique, n’a pas échappé aux efforts du féminisme[67]. On peut aussi, considérant particulièrement l’approche de la Cour suprême, parler de constitutionnalisation du droit civil. Ajoutons que tout récemment, la Charte québécoise a reconnu le droit de toute personne de vivre dans un environnement sain : écologisme[68] !

Conclusion

Cette revue de la culture juridique québécoise se termine par le mondialisme ou plutôt la mondialisation. C’est le mot à la mode : le droit de la province de Québec, autrefois taxé de provincialisme et même d’archaïsme, a subi des mutations qui l’ont amené au vingt-et-unième siècle à rivaliser avec les droits nationaux les plus progressifs, dans un monde de plus en plus «globalisé»[69], tout en conservant sa personnalité propre. Toutefois, le panorama des caractéristiques de la culture juridique québécoise, telles que nous les avons effleurées, sont-elles typiques du Québec ou plutôt communes à toutes les sociétés occidentales ? C’est la grande question : le cocktail hétéroclite et parfois contradictoire des «ismes» qui précède est-il vraiment distinctif ? N’est-ce que le passé historique conjugué à la mixité qui caractérise la singularité et l’originalité de la culture juridique québécoise ? La réponse à cette question est plus facile à articuler pour un juriste non québécois que pour l’«indigène» qui a rédigé ce texte. Il aurait davantage de recul... Prenez tous ces «ismes», mettez-les dans un shaker et servez-vous : vous aurez un avant-goût de la culture juridique québécoise.