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Introduction

La prolifération ou la « valse des arrangements politiques »[1], au cours de ces dernières années[2] où le constitutionnalisme africain est reconsidéré[3], renouvelle la question de la place de tels arrangements politiques dans l’ordonnancement juridique des États africains et de la relation qu’ils entretiennent avec la constitution[4]. Cette recrudescence des compromis politiques[5] ne symbolise-t-elle pas un recul de l’État de droit constitutionnel[6] ?

Les travaux réalisés récemment sur le continent africain qui abordent cette question de la relation entre le droit et la politique ne s’intéressent à la nature et à la portée de cette relation que de manière accessoire. Les études connues qui tentent de traiter la question en profondeur sont assez rares et leur actualisation n’est pas inutile : d’où l’intérêt de cette contribution, qui se propose de revisiter la thématique essentielle, en Afrique notamment, d’une normativité juridique pénétrée ou rattrapée par la réalité factuelle et politique.

L’entreprise n’est pas sans écueil. Le sujet est en effet difficile en raison des contours flous de la notion d’accord politique, qui semblent rejaillir malencontreusement sur la signification du concept même de constitution[7], qu’il importera, malgré tout, de préciser.

Même si la notion d’accord politique est des plus incertaines[8], il est néanmoins possible et impératif de la définir. Le professeur Atangana Amougou en a esquissé une définition essentielle[9] : parlant plutôt d’accords de paix, et situant ainsi les accords politiques dans un contexte de protection ou de retour à la stabilité sociale suite à des secousses observées[10], l’auteur s’attache en effet à les présenter comme des conventions conclues entre les protagonistes d’une crise interne dans le but de la résorber. Leur élaboration résulte généralement d’un différend entre le pouvoir et l’opposition qui ne trouve pas de solution, générant un conflit interne propice à un blocage institutionnel. Ceci conduit l’auteur à observer que ces accords apparaissent presque toujours dans un contexte exceptionnel[11].

Quant au concept de constitution ou de loi fondamentale, sa signification est appréciée diversement par les auteurs. La tendance générale est de définir la constitution comme la norme qui fixe le statut de l’État et qui assure l’encadrement juridique de son pouvoir[12]. En développant davantage, la constitution se présente comme l’ensemble des règles qui, au sein de l’État, déterminent les modalités d’acquisition, de conservation, d’exercice et de transmission du pouvoir[13], ainsi que le régime des droits et libertés des personnes et des groupes[14].

Mais la notion elle-même est évolutive. Louis Favoreu remarque fort opportunément le passage, en France, de la constitution comprise comme une idée, assimilée au régime politique, à un droit constitutionnel davantage recentré sur l’adoption de règles obligatoires et juridiquement sanctionnées[15]. Le doyen Meledje constate par ailleurs son extensibilité sémantique, surtout en temps de crise, lorsque la notion de constitution incorpore à son contenu les arrangements politiques[16].

Les mutations du constitutionnalisme africain ont entraîné la redéfinition du concept de constitution. En tout état de cause, l’unanimité est faite autour de la reconnaissance de la constitution comme étant le fondement de l’État[17] ; son statut de norme ou de règle suprême dans l’ordonnancement juridique de celui-ci reste, en doctrine, une conception largement partagée[18], bien que toujours débattue[19].

Mais plus que cette conceptualisation, c’est surtout l’irruption des accords politiques sur la scène juridique et institutionnelle africaine qui ravive l’attention des constitutionnalistes. Certains auteurs se sont intéressés aux raisons de ce conventionnalisme évolutif[20]. On relève ainsi, parmi les explications généralement fournies, que la naissance des compromis politiques, engendrés à la suite d’une crise ou d’une situation conflictuelle, advient surtout dans un contexte de contestation des institutions et des règles constitutionnelles[21], jugées inopportunes ou discriminatoires. La faible crédibilité de la constitution[22] et de la justice constitutionnelle[23], vitrines d’une « démocratie émasculée »[24], expliquerait cette tendance à les ignorer dans les périodes de tensions. Au surplus, les arrangements politiques ont une nature et une valeur juridiques controversées. Certains auteurs adhèrent à l’idée que les compromis politiques sont des conventions constitutionnelles[25], ce que rejettent d’autres constitutionnalistes[26]. D’autres encore tentent de démontrer l’apparentement de ces compromis à la coutume constitutionnelle et à la théorie de la constitution matérielle[27]. La valeur normative de tels arrangements politiques est elle aussi débattue, leur supériorité à la constitution étant parfois constatée, parfois contestée[28].

La relation entre la constitution et les accords politiques, dans certains États africains en crise ou fraîchement sortis d’une période de conflits, est marquée par des expériences juridiques et institutionnelles exceptionnelles, voire parfois surréalistes, et engendre une série d’interrogations auxquelles nous tenterons de répondre. Se pose ainsi la question de la nature de cette relation et de ses incidences sur la hiérarchie des normes dans les États concernés[29]. La cohabitation entre les règles constitutionnelles et les conventions politiques a-t-elle une influence sur l’ordonnancement juridique ? Le positivisme classique est-il remis en cause par le constitutionnalisme africain ? Cette relecture du modèle constitutionnel occidental, fondée sur l’irruption de la normativité politique sur la scène juridique, permet-elle de conclure à l’originalité du droit africain ? Présente-t-elle des vertus ou plutôt des inconvénients pour la société politique et constitutionnelle subsaharienne ?

Alors que, dans certains pays de tradition démocratique, les accords politiques font partie intégrante de la vie institutionnelle normale, sur le continent africain, ces accords prospèrent généralement en période de crise ou de tensions politiques. Ce particularisme de l’Afrique affecte nécessairement la pyramide des normes et remet en cause l’orthodoxie juridique et certaines théories développées par les tenants du positivisme classique[30]. En examinant ainsi la situation normative et juridique des États africains en crise ou antérieurement confrontés à des conflits, on aboutit à des résultats contrastés révélant une relation conflictuelle entre la constitution et les compromis politiques (I), mais également la possibilité de leur cohabitation pacifique (II).

I. Une relation conflictuelle

La relation entre la constitution et les arrangements politiques est souvent caractérisée par des rapports conflictuels et contradictoires. Cette conflictualité conduit au renversement de la pyramide des normes (A), et favorise en outre la déstabilisation de l’ordre constitutionnel (B). On constate ainsi une déconstruction de la logique du positivisme classique[31].

A. Une conflictualité conduisant au renversement de la pyramide des normes

L’étude des systèmes africains permet de relever que, dans l’hypothèse d’un conflit de normes entre la constitution et les accords politiques, ces derniers prévalent sur la loi fondamentale, « comme par un renversement du sens de la roue », selon la riche expression du doyen Meledje[32]. On peut remarquer, en pareilles circonstances, la négation ou la remise en cause du primat de l’ordonnancement juridique sur l’ordonnancement politique. La constitution se trouve alors reléguée au second plan et les compromis politiques acquièrent une place prépondérante dans l’architecture normative de l’État. Certains auteurs parlent même, à cet égard, de renoncement à la constitution ou de mise en veilleuse des règles constitutionnelles[33].

On constate ainsi, dans les États concernés, le primat des normes politiques (1) et un déclassement des règles constitutionnelles (2).

1. Le primat des normes politiques

La prolifération des compromis politiques se situe dans un contexte général de résurgence des crises et des foyers de tensions en Afrique[34]. La violence du jeu politique africain constitue une réalité tangible, où la multiplication des accords symbolise, de manière très marquée, ce que certains auteurs appellent le recul du constitutionnalisme[35]. La prolifération des compromis politiques révèle en effet l’insuffisance des solutions constitutionnelles proposées pour les résoudre : on peut la considérer comme un phénomène de déconstitutionnalisation.

Ce recul du constitutionnalisme fait place à la suprématie des arrangements politiques, qui deviennent le véritable fondement de l’État, remplaçant ainsi la constitution dans le rôle qu’on lui prête traditionnellement. Dans ces conditions, on le voit bien et c’est ce que décrivait Dominique Rousseau : le texte constitutionnel n’a aucun impact sur la vie politique, c’est-à-dire sur le fait ou sur la pratique, qui prennent le pas sur le droit. Les accords politiques deviennent, par la même occasion, la véritable source de l’exercice du pouvoir d’État[36].

Quelques exemples permettront de mieux présenter la question. Pensons d’abord à la crise ivoirienne et à l’Accord de Linas-Marcoussis[37] du 24 janvier 2003, intervenu à la suite d’un coup d’État militaire infructueux perpétré le 19 septembre 2002 et finalement mué en rébellion armée, avec pour conséquence la coupure du territoire national en deux parties gouvernées au sud par le pouvoir légal et au nord par le bloc rebelle. Le professeur de Gaudusson remarque que les conditions d’éligibilité à la présidence de la République contenues dans cet accord diffèrent de celles que prévoit la Constitution de la République de Côte d’Ivoire[38]. L’Accord de Linas-Marcoussis, en ignorant l’article 35 du texte constitutionnel[39], se présente comme un accord contra constitutionem qui supplante ce dernier[40].

Ailleurs, les compromis politiques remettent en cause la constitution et se présentent comme supérieurs à celle-ci par leurs exigences révisionnistes ou rénovatrices. L’Accord d’Arusha pour la paix et la réconciliation au Burundi[41] du 28 août 2000 revendiquait une nouvelle constitution, tout en imposant de nouvelles institutions qui contredisaient la constitution alors en vigueur[42].

Au Kenya, de façon similaire, l’accord de partage du pouvoir entre les deux principaux partis et leurs partisans, survenu en février 2008 après la crise postélectorale sanglante[43] ayant suivi le scrutin présidentiel de décembre 2007, recommandait aussi l’élaboration d’une nouvelle constitution, finalement adoptée en août 2010[44].

Le cas de Madagascar est également édifiant. Le professeur de Gaudusson rappelle à ce propos

[qu’]en 1991, les dirigeants malgaches [ont] fait preuve de beaucoup d’ingéniosité pour surmonter l’affrontement opposant, sur fond de manifestations et de violences, le chef de l’État, Didier Ratsiraka, refusant de démissionner, à ses adversaires, organisés au sein du « Comité des forces vives », décidés à occuper, séance tenante, les lieux du pouvoir. La construction juridique imaginée pour sortir de l’impasse est, pour les juristes, d’une surprenante originalité, tant dans la procédure que dans le fond : les deux parties, le gouvernement et l’opposition, ont conclu et signé, le 31 octobre 1991, une « convention » amendant la Constitution du 31 décembre 1975. Celle-ci est maintenue dans son principe, mais l’accord procède à une profonde réorganisation des pouvoirs publics. Certaines instances sont supprimées (Conseil suprême de la révolution, Assemblée nationale populaire) ; d’autres, essentiellement le chef de l’État, voient leurs prérogatives réduites. Enfin, de nouvelles institutions apparaissent. Il est créé une « Haute autorité pour la transition de la IIIe République », présidée par le leader de l’opposition, Albert Zafy. […] Cette construction a contribué à dénouer l’imbroglio malgache et à préparer le changement de régime qui sera acquis avec la Constitution du 18 septembre 1992[45].

Plus récemment, l’actualité politique et juridique malgache a révélé que la crise née du renversement de Marc Ravalomanana par Andry Rajoelina, président de la Haute autorité de la transition depuis le 17 mars 2009, suite à des manifestations populaires violentes, a été le germe d’un conventionnalisme politique dont certaines normes s’opposent à la Constitution de la République de Madagascar[46] du 11 décembre 2010, pourtant adoptée par voie référendaire le 17 novembre 2010. L’échec des accords de Maputo et d’Addis-Abeba a fait place à la signature, le 17 septembre 2011, d’un autre accord politique, appelé feuille de route pour la sortie de crise[47]. Certaines dispositions de la feuille de route s’avèrent en effet contraires à la Constitution malgache de la Quatrième République. Cet accord politique prévoit par exemple une Cour électorale spéciale, destinée à remplacer la Haute Cour constitutionnelle malgache consacrée par la Constitution malgache. Cette situation est d’autant plus délicate que, conformément au texte constitutionnel, tous les textes législatifs doivent, avant leur promulgation, être soumis au contrôle de constitutionnalité de la Haute Cour constitutionnelle, celle-là même que la feuille de route entend supprimer. Ce qu’il convient de retenir dans l’exemple de Madagascar, c’est moins les bouleversements institutionnels observés que le caractère prioritaire ou supraconstitutionnel des accords politiques signés par les parties en conflit. Ces accords supplantent la constitution et dictent l’organisation ou la structuration de la vie politique malgache.

On aboutit ainsi au couronnement des normes politiques et à la dévalorisation de la constitution, alors même que les accords renferment généralement des dispositions inconstitutionnelles[48]. Ceux-ci s’imposent à la loi fondamentale[49] en obligeant parfois les acteurs politiques à les respecter davantage que cette dernière[50]. Des sanctions sont même prévues en cas de violation des clauses de ces arrangements politiques[51].

Il existe tout de même un surprenant contraste, difficilement explicable en droit, entre certaines dispositions des accords qui reconnaissent la constitution et respectent la légalité constitutionnelle et d’autres qui exigent, au contraire, que les acteurs politiques s’en remettent aux conventions conclues en cas de conflit de normes. Ces accords laissent voir, finalement, leur visage de Janus, étant indécis et hésitants entre le rejet et la conservation du texte constitutionnel.

On peut s’interroger sur les fondements de la primauté des accords politiques. Sans s’étendre sur la question, on pourrait avancer la thèse de l’« internationalisation » de leur signature, sous les auspices d’une communauté internationale[52] qui donne en quelque sorte sa caution morale aux textes adoptés par les protagonistes et les différentes parties à la crise ou au conflit. L’élaboration des compromis politiques, généralement — mais pas toujours — placée sous la tutelle des Nations Unies ou des organisations internationales[53], expliquerait peut-être la suprématie, réelle ou supposée, des accords conclus.

Cette prédominance des arrangements politiques a pour conséquence la dénégation de la primauté constitutionnelle, telle que schématisée dans la théorie kelsénienne de la pyramide des normes, c’est-à-dire qu’elle entraîne un déclassement des règles constitutionnelles.

2. Le déclassement des règles constitutionnelles

La place prépondérante qu’occupe la normativité politique dans le nouveau constitutionnalisme africain remet au coeur du débat l’utilité de la constitution dans les États en crise. La sacro-sainte primauté constitutionnelle[54], telle que la présente la doctrine classique dans la schématisation de la hiérarchie des normes, se trouve ainsi désavouée. La vie politique africaine dans les États en crise donne au juriste le sentiment que la constitution est mise en veilleuse, au point où l’on peut se demander, comme le fait Pierre-François Gonidec, « [à] quoi servent encore les constitutions »[55] dans un contexte de marginalisation au profit des normes politiques. Selon Meledje, qui fait spécifiquement référence au contexte ivoirien, cela traduit « [l]e peu de considération accordée à la Constitution »[56].

On peut s’étonner de cette remise en cause de la suprématie de l’ordre constitutionnel par l’ordre politique dans les États africains en crise, surtout qu’à une époque encore récente, où le vent du multipartisme soufflait sur le continent africain[57], l’autorité et la prééminence de la constitution étaient reconnues dans l’ordonnancement juridique de la plupart de ces États[58]. On est davantage interloqué lorsque l’on remarque que la déconsidération qui affecte la constitution fait suite, illogiquement, à son adoption par voie référendaire — référendum au cours duquel on peut même observer l’adhésion d’une forte majorité au projet de texte constitutionnel[59]. Ce fut le cas de la Constitution ivoirienne du 1er août 2000, adoptée à plus de quatre-vingt-six pour cent des suffrages exprimés, qui fut malgré tout éclipsée par la crise militaro-politique, débutée en septembre 2002, au profit de normes politiques considérées comme beaucoup plus justes[60]. La campagne référendaire avait pourtant été marquée par un consensus des partis politiques, toutes tendances confondues, autour du texte constitutionnel, appelant même ouvertement le corps électoral à un vote en faveur de celui-ci. Cette apparente incongruité peut peut-être s’expliquer à partir de l’examen du taux d’abstention de quarante-quatre pour cent[61], taux traduisant bien un malaise au sein de la société politique ivoirienne[62].

La succession des compromis depuis 2003 a permis, dans le contexte ivoirien, de canaliser les dissensions au sein de la classe politique, même si cela a entraîné une déstabilisation de l’ordre constitutionnel, comme c’est bien souvent le cas dans les États africains en crise. Une telle situation révèle selon nous une conflictualité normative dotée d’une force agissante.

B. Une conflictualité favorisant la déstabilisation de l’ordre constitutionnel

Le caractère anticonstitutionnel de certains accords ou de certaines de leurs dispositions, au demeurant généralement admis[63], relativise la portée des systèmes politiques institutionnalisés. Dans les États africains concernés par ce phénomène, on se rend bien compte, finalement, que la politique est moins « saisie par le droit »[64] que le droit par la politique. La relecture du constitutionnalisme africain établit une évidence soulignée par la doctrine : les compromis ou les arrangements permettent à la politique de créer le droit, si bien qu’il est possible d’affirmer que le droit est une politique qui a réussi[65].

Les conventions politiques, dont l’irruption dans l’ordre juridique semble inattendue[66], visent à réorganiser les institutions et les pouvoirs publics. La relation entre la constitution et les accords politiques se cristallise ainsi autour de l’idée de rupture de la cohérence et de l’unité de l’ordre constitutionnel dans son ensemble. Cette rupture est révélée par le bouleversement institutionnel occasionné et par la redéfinition des compétences prévues dans la constitution.

1. Le bouleversement institutionnel provoqué par les accords

Si les accords politiques présentent essentiellement la vertu de résoudre les crises, leur application conduit généralement à une remise en cause de la structure institutionnelle de certains États d’Afrique. La déstabilisation de l’ordre institutionnel se remarque ainsi dans la reconfiguration du système politique et dans les incidences que les compromis font peser sur le pouvoir exécutif, législatif ou judiciaire.

Si le système politique reste généralement inchangé, si la nature du régime présidentiel classique, transfiguré en régime présidentialiste sur le continent africain[67], demeure en place par endroits, il semble néanmoins que les accords politiques permettent de parvenir à des modifications ou à des amendements.

Le pouvoir exécutif d’abord, dans sa nature, passe réellement du monocéphalisme en période normale au bicéphalisme en période de crise[68]. Dans certains régimes présidentialistes, caractérisés ordinairement par la personnalisation du pouvoir d’État[69], on remarque même une désacralisation de la fonction présidentielle, marquée par un réexamen du statut du président de la République[70]. L’importance de ce dernier se trouve parfois relativisée par la montée en puissance d’un premier ministre, éclipsé naguère et repositionné aujourd’hui, lorsque les accords politiques conduisent au partage du pouvoir, selon l’approche consociationnelle ou de « power sharing » développée par Arend Lijphart[71]. L’exemple ivoirien semble particulièrement caractéristique de ce point de vue. On peut relever en effet une certaine redistribution des cartes au sein du pouvoir exécutif, à l’occasion de la conclusion d’arrangements politiques dans le cadre de la résolution de la crise ivoirienne[72] : la formation du gouvernement, à la tête duquel le premier ministre n’est plus seulement un primus inter pares, prend une forme hétéroclite et consensuelle. Le chef de l’État n’est plus véritablement le chef du gouvernement ; il n’est plus en réalité, pour reprendre la formule consacrée par l’article 41 de la Constitution ivoirienne, le détenteur exclusif du pouvoir exécutif[73]. Les accords lui retirent sa compétence constitutionnelle de nommer et de démettre discrétionnairement le premier ministre[74], rendu inamovible par la solidification de son statut[75]. La fonction présidentielle, passée au crible des arrangements contractés, a paru un moment perdre de sa superbe et apparait ainsi, aux yeux de certains observateurs avertis, comme simplement honorifique[76].

Dans certains pays, la violence politique pousse à l’institutionnalisation d’une primature ou, à un degré plus élevé, d’une vice-présidence, par la conclusion d’un accord entre l’opposition et le parti au pouvoir. Morgan Tsvangirai au Zimbabwe et Raila Odinga au Kenya ont pu ainsi devenir premiers ministres dans leur pays respectif. D’autres États optent quant à eux pour l’instauration d’une vice-présidence de la république, pour solder la crise politique[77]. Quoi qu’il en soit, toutes ces formules de partage du pouvoir exécutif entre les protagonistes cassent ou déconstruisent la logique du présidentialisme négro-africain, de manière à relativiser sa portée. Mais cette instrumentalisation politique des règles constitutionnelles semble créer un conflit permanent entre légalité et légitimité, comme on a pu le constater dans la crise ivoirienne ou malgache[78].

Ensuite, le parlement dans les États africains en crise, sans qu’il soit besoin de s’étendre, est parfois, voire souvent, soumis aux accords politiques, beaucoup plus qu’aux dispositions constitutionnelles. Il est même arrivé que le pouvoir législatif fasse l’objet d’une confiscation ou subisse des atteintes sous la forme d’injonctions, contenues dans les clauses conventionnelles, alors même que la règle du mandat impératif est anticonstitutionnelle[79]. Quant au juge constitutionnel, qu’une partie de la doctrine incluant Dominique Rousseau juge responsable de tous les maux[80], il est quelquefois ignoré ou écarté du jeu politique et de la vie juridique.

D’autres institutions, au sens de principes établis constitutionnellement, sont également évacuées ou renversées par certains accords politiques. On a pu ainsi observer, au Burundi, une rotation du pouvoir d’État sans élections, entre Pierre Buyoya et Domitien Ndayizeye, suite à l’Accord d’Arusha pour le Burundi, obtenu difficilement par le médiateur Nelson Mandela. En effet, après avoir exercé la fonction présidentielle pendant dix-huit mois, M. Buyoya a cédé pacifiquement le pouvoir en avril 2003 à M. Ndayizeye, et ce en dehors de tout scrutin. Autorisé à occuper la fonction jusqu’au 1er novembre 2004, date prévue pour la tenue d’élections générales, M. Ndayizeye a vu son mandat se prolonger jusqu’en août 2005, au moment où le nouveau président, Pierre Nkurunziza, fut élu au Burundi.

On peut donc remarquer une remise en cause générale de l’ordre constitutionnel par les compromis politiques. Les compétences constitutionnalisées s’en trouvent naturellement redéfinies, à l’aune de la pratique du pouvoir d’État, par les protagonistes de la crise.

2. La redéfinition des compétences prévues dans la constitution

Les conventions de sortie de crise, dans la majorité des situations observées, ont pour finalité un partage du pouvoir d’État entre les parties à la convention et leurs partis politiques. On constate à ce sujet une remise en question des compétences constitutionnalisées et une redistribution de ces dernières[81], modifiant par la même occasion le texte constitutionnel qui leur servait de fondement. Ce que Guy Braibant appelle l’avenir de l’État[82] ne se fonderait plus ainsi sur la constitution, contrairement à la thèse du doyen Wodié qui remarquait, en 1990, dans l’effervescence de l’institutionnalisation du pluralisme dans les États africains, que la loi fondamentale sert de support à la vie politique[83]. Depuis ce temps l’eau a coulé sous les ponts ; les crises à répétition en Afrique subsaharienne remirent en cause, au moins quelquefois, certaines théories constitutionnalistes.

Dans ce renouveau du constitutionnalisme africain, surtout dans les États en crise, la question du partage du pouvoir exécutif est généralement débattue et cristallise les intérêts défendus par les différents acteurs politiques, conduisant parfois à des situations surréalistes et à des pratiques anticonstitutionnelles[84]. Dans la plupart des exemples cités à ce propos, on observe un présidentialisme désormais contesté, dont les répercussions et le retentissement se révèlent modérés à bien des égards. Les attributions du président de la république — chef de l’État — et du premier ministre — chef du gouvernement — s’en trouvent naturellement redistribuées au profit de ce dernier. Ce fut le cas en République démocratique du Congo, où contrairement aux habitudes institutionnelles consacrées, la présidence du conseil des ministres relevait de la compétence du premier ministre par principe et exceptionnellement du président de la république[85]. Mais c’est surtout dans la crise ivoirienne que « le renversement du sens de la roue »[86] politico-institutionnelle est juridiquement surprenant. Les accords de Marcoussis et de Ouagadagou, pour citer deux exemples, sont très marquants dans ce qu’on peut considérer, à bien des égards, comme un conventionnalisme rédhibitoire[87]. En effet, le renforcement du statut du premier ministre dans les conventions politiques empêche dorénavant la domination du champ politique par le président de la république, pourtant porté en triomphe par la constitution.

L’Accord de Linas-Marcoussis ampute par exemple le chef de l’État de ses attributions militaires. Il n’est plus le chef suprême des armées et il ne fait plus de nominations militaires, ce qui contredit les articles 46 et 47 de la Constitution ivoirienne du 1er août 2000. Dans le même temps, les attributions du chef du gouvernement sont accrues[88], ce qui autorise à remarquer que ce dernier exerce désormais un pouvoir et non plus simplement une fonction. Sans pouvoir propre au départ, le premier ministre ivoirien, à la faveur des compromis politiques successifs, a été doté de compétences exclusives ou concurrentielles.

La portée de cette « évolution vertigineuse »[89] paraît bouleversante : le premier ministre, naguère simple exécutant, est devenu un décideur. Et ses rapports avec le chef de l’État passent ainsi du duo au duel, de la collaboration à la compétition, ouvrant la voie à une insoumission du chef du gouvernement au président. Le bicéphalisme de façade au sein de l’exécutif, souvent dénoncé dans les régimes présidentiels africains, acquiert par la même occasion une certaine réalité. Il s’ensuit parfois des tensions et des dissensions qui affaiblissent le pouvoir et le poussent à l’immobilisme. La résistance du président Laurent Gbagbo à la plupart des conventions politiques tendant à le déposséder de ses compétences constitutionnelles, au profit des premiers ministres qui se sont succédé depuis janvier 2003[90], symbolise toute la conflictualité entre les normes politiques et les règles juridiques. Toutefois, la relation entre compromis et norme constitutionnelle n’est pas exclusivement conflictuelle. Dans certaines hypothèses, qu’il importe d’examiner, on remarque même une cohabitation pacifique.

II. Une cohabitation pacifique

Le rapport entre accords politiques et norme constitutionnelle se réalise parfois pacifiquement. On relève dans ces situations, selon la configuration des compromis obtenus, une résurgence de l’hégémonie constitutionnelle (A), ainsi que l’enrichissement de la constitution par les conventions politiques (B).

A. Une cohabitation marquée par la résurgence de l’hégémonie constitutionnelle

Malgré tout ce dont nous venons de discuter, il faut noter que souvent, la suprématie que détient la constitution dans l’ordonnancement juridique des États africains semble préservée en période de crise, notamment en raison de l’évanescence des accords politiques (1) et de l’application conditionnée des normes conventionnelles (2).

1. L’évanescence des accords politiques[91]

On a pu parler, dans le contexte des États africains en crise, de valse ou de succession des conventions politiques, pour souligner leur caractère épisodique, provisoire et éphémère. Un auteur rappelle utilement que ces compromis ou ces arrangements sont des actes transitoires[92], dont la vie et la survie dépendent de la volonté des acteurs du jeu politique, ainsi que de l’évolution même de la crise. Si les textes constitutionnels ne sont pas des « tentes dressées pour le sommeil »[93], comme l’a dit Royer-Collard, ils peuvent être destinés à disparaître ou à subir des mutations. Les accords politiques non plus ne sauraient prétendre à la pérennité ou à l’éternité. Leur existence est passagère et on comprend que la fin de la crise annonce généralement leur inapplicabilité pour l’avenir. Ainsi, lorsque le transitoire fait place à la norme, la légalité constitutionnelle reprend le dessus. Sa suprématie redevient un principe et non une exception. On pourrait expliquer ce phénomène par le besoin, exprimé en Afrique, de faire reposer nécessairement la légitimité politique sur la légalité constitutionnelle.

La caducité des accords sonne la renaissance de la constitution : la réalisation des objectifs poursuivis par ces derniers justifierait alors qu’ils soient mis sous le boisseau et que la loi fondamentale refasse surface. Ce retour en grâce de la légalité constitutionnelle fait suite, bien souvent, à une autorité improbable des conventions de sortie de crise. La doctrine s’accorde à reconnaître, sur cette question d’ailleurs, que certains compromis ont une force juridique incertaine, faute d’être assortis d’une sanction juridictionnelle[94], ce qui n’est pas le cas de la constitution.

En effet, il n’existe pas de juridiction compétente pour sanctionner les violations des accords de paix. Cela semble d’ailleurs relever de la simple logique dans la mesure où ce sont des accords politiques et non des accords juridiques en tant que tels[95].

Il semble que cette survivance de la supériorité des textes constitutionnels entre dans l’ordre normal des choses ; d’autant plus que les accords politiques ressemblent beaucoup à des actes de consécration ou de légitimation des auteurs de pratiques anticonstitutionnelles, quand on considère que la constitution condamne l’accession au pouvoir par des moyens antidémocratiques.

Le repositionnement de la norme constitutionnelle au sommet de la pyramide des normes replace en même temps les acteurs constitutionnels dans leur position originelle. Pour citer un seul exemple, on retiendra que dans l’exercice du pouvoir exécutif, le président de la République reprend sa place de chef de l’État et du gouvernement. Il redevient statutairement le « moteur de la machine politique »[96], « le pivot des constitutions africaines »[97]. Et la persistance de « la prééminence présidentielle »[98] s’affirme de plus belle. Au demeurant, même si les compromis politiques ne disparaissent pas de l’ordonnancement juridique des États africains en crise, leur application conditionnée relativise la portée qu’ils peuvent avoir.

2. L’application conditionnée des normes conventionnelles

Dans certains États africains en crise, la suprématie de la norme constitutionnelle est révélée et exposée par une exigence tendant, pour les parties, à revendiquer l’amendement de la constitution préalablement à l’application des accords politiques. La convention signée dans la crise zimbabwéenne en septembre 2008 n’a été ainsi mise en oeuvre qu’à partir d’une modification de la loi fondamentale qui prévoyait la création d’un poste de premier ministre que M. Morgan Tsvangirai, opposant au président Mugabe, a occupé à partir du 11 février 2009.

C’est donc surtout par leur intégration au bloc de constitutionnalité que les accords politiques signalent leur infériorité au texte constitutionnel. Un auteur a pu parler, fort pertinemment, d’une « revanche du droit sur le politique »[99] et, partant, du constitutionnalisme sur le conventionnalisme. L’incorporation des normes conventionnelles au texte juridique replace la constitution dans son statut de loi suprême de l’État, et souligne au passage cette tendance à lui reconnaître, en Afrique, une vocation programmatique, pédagogique ou symbolique[100].

Au Burundi par exemple, l’accord de partage du pouvoir d’août 2004[101], dans lequel était posé le principe de la prise en compte des groupes ethniques et des partis politiques minoritaires dans la gestion du pouvoir d’État, n’a été applicable que lorsque les dispositions afférentes à cette question se sont trouvées incorporées à la nouvelle Constitution de la République du Burundi adoptée le 28 février 2005 par voie référendaire[102].

Les difficultés d’application des compromis méconnaissant manifestement la constitution obligent à la modifier, pour intégrer ces compromis au bloc de constitutionnalité. Il en résulte que les arrangements politiques, à contenu juridique, n’ont de valeur en fin de compte que si des dispositions constitutionnelles sont prises pour qu’il en soit ainsi. On a pu observer, dans ce contexte, la permanence des principes constitutionnels et considérer dans le même temps la constitution comme un point de repère pour les conventions de sortie de crise. Le principe de la constitutionnalité des lois et des accords internationaux semble repris et appliqué aux accords politiques.

Par ailleurs, on peut remarquer que les accords politiques ne sont pas signés ex nihilo ; leur élaboration se réfère à des dispositions constitutionnelles particulières qui se trouvent contestées[103] ou difficilement applicables dans le contexte de la crise[104]. De sorte que ces accords s’inspirent parfois de la constitution en place. Malgré tout, il reste que le texte constitutionnel est enrichi par les conventions politiques, à travers ce processus de reconquête de prépondérance au sommet de la hiérarchie des normes. Ce qui souligne le caractère utilitaire de la cohabitation des normes en présence.

B. Une cohabitation débouchant sur l’enrichissement de la constitution par les conventions politiques

Cet enrichissement de la norme constitutionnelle par les règles conventionnelles exprime finalement le rôle positif que peuvent jouer les normes politiques lorsqu’elles sont placées dans le marbre du droit constitutionnel (1), c’est-à-dire lorsqu’elles sont intégrées dans le dispositif constitutionnel de l’État. Par ailleurs, le recours alterné à la constitution et aux accords politiques dénote, s’il était encore besoin de le souligner, une certaine souplesse du constitutionnalisme africain (2), spécifiquement dans les États en crise.

1. Le rôle positif des règles politiques placées dans le marbre du droit constitutionnel

En dehors des hypothèses de syncrétisme constitutionnel, consistant dans l’association entre la constitution et les accords politiques pour féconder la loi fondamentale[105], ou de l’amendement de celle-ci pour l’adapter à ces compromis[106], ce qui bien évidemment la déclasse par rapport aux normes politiques, le texte constitutionnel retrouve fréquemment sa position dominante dans les États africains en crise. D’autant plus qu’il se trouve enrichi par une normativité politique, mise à son service, qui lui semble assujettie dans la pyramide des normes.

La doctrine souligne remarquablement le caractère lacunaire des constitutions africaines[107]. Les lacunes des textes et le vide constitutionnel engendré pourraient d’ailleurs expliquer largement ce que certains auteurs qualifient de crise du constitutionnalisme africain. On découvre ainsi matière à conflits potentiels, derrière l’imprécision de certaines normes constitutionnelles. D’autant plus qu’on observe, en Afrique comme ailleurs, que la vie politique se détache ou diffère bien souvent des principes posés dans la constitution. Cet écart entre les règles constitutionnelles et la vie politique reposerait sur une raison simple :

[L]a constitution […] ne tranche véritablement que des principes et du problème, assez théorique et abstrait, de la source du pouvoir mais se borne en ce qui concerne son exercice à tracer des perspectives d’avenir et à indiquer ce qui doit être. La pratique politique, au contraire, est décisive en ce qui concerne l’exercice du pouvoir et l’observation montre que la réalité ne correspond pas toujours, ni même souvent, à l’optimisme des schémas constitutionnels[108].

Le professeur Capitant fait le même constat en soulignant, dans une formulation élégante, que

[l’]on reconnaît l’étrange faiblesse des textes en matière constitutionnelle, la force d’évasion de la vie politique hors des formules où l’on a tenté de l’enserrer, le divorce presque constant qui en résulte entre l’apparence juridique et la réalité politique[109].

Les insuffisances et les vicissitudes qui affectent la constitution dans les États africains en crise justifient alors le recours aux conventions politiques, dont il faut néanmoins se garder d’exagérer la portée[110]. Malgré tout et à y regarder de plus près, la contribution des accords et des compromis politiques à la construction d’un droit constitutionnel consensuel tourné vers des considérations démocratiques et pluralistes ne semble pas indéniable. Un auteur rapporte à cet égard qu’en Afrique du Sud, une convention politique[111] renfermant trente-quatre principes constitutionnels fonda la base d’une constitution intérimaire[112] et d’une constitution finale[113]. L’exemple a été suivi par la République démocratique du Congo, dans le prolongement du dialogue intercongolais, dont l’aboutissement donna lieu à la conclusion d’un Accord global et inclusif sur la transition en République démocratique du Congo[114], signé à Pretoria, aux fins de juguler le conflit armé et accessoirement politique qui minait ce pays[115].

Partant de ces considérations, on peut remarquer que les accords politiques apparaissent comme des correctifs aux défaillances des textes constitutionnels. Ils permettent ainsi de gommer ou de revenir sur certaines aberrations constitutionnelles[116]. Dans ce sens, la constitution paraît avantageusement améliorée. En éclairant la constitution, les conventions de sortie de crise comblent par la même occasion tout ce qui s’apparente à un vide constitutionnel et permettent de résoudre les imbroglios juridiques que le constituant ou le juge n’est pas parvenu à dissiper. Certains auteurs considèrent même, dans certains cas, les accords politiques comme la manifestation d’un exercice, certes imparfait, mais tout de même indéniable du pouvoir constituant dérivé[117].

Au total, les conventions de sortie de crise renforcent le droit constitutionnel, dans les États où il est question de situer le rôle qu’elles jouent. La rigidité de la loi fondamentale, classiquement admise, est relativement infléchie pour s’adapter au contexte de la crise et de la légalité particulière qu’elle nécessite. La juxtaposition des accords politiques et de la constitution permet en définitive de remarquer la souplesse du constitutionnalisme africain, imputable à l’utilisation sélective des normes.

2. La souplesse du constitutionnalisme imputable à l’utilisation sélective des normes

Le constitutionnalisme désigne, selon Maurice Kamto, « le phénomène constitutionnel en mouvement dans un environnement socio-politique donné »[118]. Sa caractérisation par la doctrine permet de souligner, lato sensu, qu’il transcende le texte de la constitution pour englober la pratique et la jurisprudence constitutionnelles, de même que les pratiques politiques[119]. De ce point de vue, la loi fondamentale et les conventions de sortie de crise, si on reste dans le contexte africain, semblent refléter le contenu ou la signification donné au concept. Le constitutionnalisme africain, selon la vision juridique ou politique qui le féconde théoriquement, a le don de faire à la fois la pluie et le beau temps : autant il est célébré, autant il est critiqué à l’aide de formules diverses, quand il ne pousse pas simplement à s’interroger[120].

Certains auteurs ont pu ainsi parler de regain ou de renouveau du constitutionnalisme africain[121], dans une conception restrictive du terme. D’autres, au contraire, n’ont pas caché leur déception face à un constitutionnalisme en net déclin, qui recule devant la recrudescence de la violence politique dans les États africains, laissant alors émerger un conventionnalisme en plein essor[122]. On a même dénoncé les faiblesses congénitales de ce constitutionnalisme[123], qualifié par ailleurs de rédhibitoire[124]. La perversion dont il est l’objet[125], son ineffectivité réelle ou supposée[126] et la crise qui l’affecte[127] font de ce phénomène constitutionnel, selon le mot du professeur Kamto[128], une institution purement symbolique[129], détestée quelquefois pour son caractère formel et irrationnel[130].

En tout état de cause, il n’est guère nécessaire de s’attarder sur ces considérations dans le cadre de cette étude, dont l’objet est bien de montrer, à ce stade de l’analyse, à quel point le constitutionnalisme africain est souple lorsqu’il recourt à la fois au texte constitutionnel et aux conventions politiques, dans les États où il faut résorber une crise.

En effet, plutôt que de voir dans le regain du conventionnalisme un déclin du constitutionnalisme africain, il faudrait considérer ce phénomène comme une avancée positive du droit constitutionnel appliqué sur le continent. Mieux, on aboutit, dans le jeu politique, surtout dans les États en conflit ou en crise, à l’application d’un droit constitutionnel consensuel, révélé par la mise en oeuvre sélective de la constitution et des accords politiques. Le recours alternatif ou simultané à la loi fondamentale et aux conventions de sortie de crise a l’avantage de soustraire le constitutionnalisme africain, dans un sens large, au rigorisme de certaines règles et au formalisme des procédures ; même s’il a l’inconvénient d’ouvrir la voie à une possible désacralisation de la règle constitutionnelle et de sa suprématie normative.

Le professeur Ouraga Obou mettait en garde contre les risques d’une telle analyse qui donne la possibilité « à ceux qui ne peuvent user ni du glaive ni du suffrage universel pour accéder au pouvoir, [de s’essayer] à l’usage immodéré des arcanes de la science juridique pour se soustraire à la légalité »[131]. Mais il s’agit moins d’accorder une prime à la dévalorisation du rôle de la norme fondamentale, encore moins à la déformation de sa nature, que d’envisager ici sa flexibilité, à des fins de démocratie et de stabilité politique, surtout dans les États africains ouverts au pluralisme. Dans cette perspective, on observe que l’utilisation séquencée ou alternée des normes constitutionnelles et conventionnelles[132], pour gérer les affaires de l’État, permet de donner une certaine souplesse au constitutionnalisme africain en période de crise.

Conclusion

Au terme de cette étude, un constat s’impose : la nature de la relation entre la constitution et les accords politiques est atypique ou hétérodoxe dans le contexte africain. Elle défie la logique des mécanismes du positivisme classique[133]. La hiérarchie des normes, classiquement admise, n’est pas respectée bien souvent, reléguant parfois la constitution au second plan face à des accords politiques dont la suprématie dans l’ordonnancement juridique de l’État concerné peut être remarquée.

La cohabitation entre les règles constitutionnelles et les conventions politiques a une influence incontestable sur l’ordonnancement juridique en modifiant la structuration de celui-ci. Cette cohabitation conflictuelle ou pacifique pose le problème entier de la norme prépondérante dans l’hypothèse d’une contrariété des dispositions en présence. L’originalité du constitutionnalisme africain, parfois abusivement considéré comme un simple décalque du constitutionnalisme occidental ou européen, réside dans sa capacité à faire prévaloir les règles politiques sur les règles constitutionnelles lorsqu’il s’agit de résoudre une crise ou un conflit. La logique de l’orthodoxie juridique aurait consisté plutôt à régler la crise dans le cadre de la normativité constitutionnelle. Certes, des solutions constitutionnelles aux crises politiques africaines existent[134]. Mais, lorsque la constitution manipulée ou instrumentalisée est indigne de la confiance de certains acteurs politiques et qu’elle est contestée par l’opposition, que faire face à la crise persistante ? Si certaines constitutions africaines résolvent les conflits politiques, d’autres ne manquent pas assurément d’en créer. Ces dernières, faute de légitimité et face aux griefs qui les affectent, ne sont pas alors aptes à résorber le contentieux né entre les différents protagonistes. L’Afrique a su innover, même si cela peut choquer, en cherchant dans les compromis politiques — à contenu juridique — des réponses aux problèmes contemporains qui lui sont posés.

L’originalité des systèmes politico-juridiques africains réside également dans une ingénierie constitutionnelle inédite. L’Accord global et inclusif au Congo[135] avait prévu l’élaboration et l’adoption d’une constitution de transition, destinée à régler les conflits politiques qui agitaient ce pays et à instaurer par la suite un nouvel ordre constitutionnel. Cette Constitution de la transition, négociée et signée par les acteurs politiques en dehors de la volonté du peuple souverain, a été adoptée à Pretoria, en Afrique du Sud, le 6 mars 2003[136]. Elle est entrée en vigueur le 4 avril 2003. En dehors du principe qu’en cas de conflits de normes, la primauté de la norme politique sur la norme constitutionnelle a en effet été retenue par les animateurs de la scène politique congolaise, il faut remarquer l’incorporation de la Constitution de la transition à l’accord politique qui lui sert de fondement juridique. Ce type de constitution atypique, limitée dans le temps, reste conditionné par la convention politique qui lui est supérieure, ce qui renverse et heurte les théories classiques du positivisme juridique[137].

Au chapitre de l’originalité des systèmes juridiques africains émergent par ailleurs les traits d’affirmation d’un conventionnalisme rédhibitoire où il arrive parfois que certaines dispositions d’un accord politique contredisent d’autres dispositions de l’accord. Un tel cas s’est produit en République démocratique du Congo. Dans une décision singulière, la Cour suprême de justice, face à cette contradiction, avait posé le principe de la primauté de certaines dispositions d’un accord politique sur d’autres dispositions en cas de conflit de normes[138].

Au surplus, on retiendra de cette étude le caractère ambivalent des relations entre la constitution et les accords politiques dans les États africains en crise. On observe ainsi un paradoxe permanent entre les conflits de normes et la complémentarité normative occasionné par la coexistence des règles en présence. Dans ces circonstances, la suprématie de la normativité politique ou des textes constitutionnels dépend du jeu des acteurs, du moment et surtout de leurs intérêts. Dans la crise ivoirienne, pour citer un exemple, le président Laurent Gbagbo s’adossait sur la constitution pour légitimer ses décisions et ses prises de position dissidentes, tandis que son opposition politique et armée lui opposait la supériorité des normes internationales ou conventionnelles, à savoir les résolutions onusiennes et les accords de paix conclus par les parties belligérantes.

À partir de l’exemple ivoirien, la question du débat, fort éminent, entre partisans du monisme et du dualisme revient assurément sur le devant de la scène doctrinale[139]. Cette question, qui n’est pas juridiquement tranchée, peut être cependant résolue politiquement, même si, à ce niveau également, les choses peuvent fluctuer au gré des désidérata des acteurs politiques. Il s’agit de s’interroger sur les normes qui prévalent — ou qui ont vocation à prévaloir — en la matière. Cette étude n’a pas la prétention d’y répondre, mais de prolonger la réflexion à partir de ce questionnement.

Les vertus de la normativité politique se trouvent et s’épuisent par ailleurs dans la faculté qu’elle a de reconsidérer la rigidité affectant les constitutions écrites et de moduler l’application de leurs règles en fonction des circonstances du moment.

La prudence exige que l’on prenne néanmoins au sérieux le danger que représentent ces accords politiques qui déconstruisent l’ordre juridique existant et qui imposent un droit public de circonstances ou un nouveau droit constitutionnel, en marge de la norme officielle[140]. Cette remarque relativise leur apport et incite à ne pas s’intéresser qu’à la face visible — et idyllique — de cet « iceberg normatif spécial ».

Si, par ailleurs, on assiste de plus en plus à la conclusion de conventions politiques à contenu juridique en temps de crise, le droit doit permettre en période normale la formation d’accords juridiques à contenu politique. Passée la crise, il faut surtout revenir à une constitution consensuelle qui fédère les positions, même les plus tranchées, de la classe politique ; c’est-à-dire une loi fondamentale qui soit le résultat, ou l’aboutissement, d’un dosage réussi entre le politique et le juridique.

Il est évident, en effet, que les conventions de sortie de crise traduisent un malaise constitutionnel, reflétant l’urgence de l’adoption de nouvelles constitutions dans les États africains. Cette relecture de l’ordonnance-ment constitutionnel réalisé en Afrique doit-elle se laisser pénétrer par des influences étrangères, ou bien au contraire se construire de manière autarcique en s’appuyant sur les réalités et les exigences africaines ? À l’heure où l’on parle de convergence des modèles constitutionnels[141] et à une époque où l’internationalisation du constitutionnalisme africain est mise en évidence[142], la question mériterait certainement d’être revisitée.