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Introduction générale

L’abus a donné son nom à l’une des théories les plus controversées du droit. Que l’on ait voulu la parfaire ou la défaire, les discussions à son endroit continuent à faire respirer notre matière en agitant les esprits qui s’emploient à l’expliquer. Dans une sortie célèbre, commentant les développements du droit civil à ce sujet, l’éminent Gutteridge a écrit que l’abus était une drogue aux effets secondaires parfois désagréables, « a drug which at first appears to be innocuous, but may be followed by very disagreeable after effects »[1]. L’abus attise encore aujourd’hui les débats sur le contour à donner aux prérogatives individuelles. Il est l’agent qui invite le juriste à une inconduite toute particulière : celle de refuser à une règle prescrite son pouvoir de contrainte ou d’immunité. La théorie de l’abus c’est l’anténorme, un principe de « superlégalité »[2]. Elle est plus qu’une exception ou un tempérament ; elle s’oppose à la reconnaissance du statut juridique d’une règle. Son effet est radical, puisqu’elle neutralise l’application d’un droit ou mène à engager les principes de responsabilité contre l’auteur d’un acte qui semble a priori agir dans la légalité, c’est-à-dire sous la licence expresse d’une règle de droit. Porcherot écrira : « On abuse de son droit quand, restant dans ses limites, on vise un but différent de celui qu’a eu en vue le législateur »[3]. La théorie s’emploie donc à expliquer pourquoi et à quel moment cette règle cesse d’être droit et d’être contraignante ou justificatrice des actes posés.

Comme on l’aura pressenti, c’est à partir d’une notion qui relève a priori moins du droit que de l’expérience que cette opération de destitution s’opère : celle d’abus. On se retrouve une nouvelle fois entre langage et droit. L’abus n’est pas un critérium, ni tout à fait un concept. Il est la pièce essentielle de l’appareil normatif auquel il prête son nom. Il est le fait qui subvertit le droit ; l’acte anormal qui contredit l’exercice habituel d’un droit. L’usage abusif, une fois reconnu, paralyse l’action du droit. Il n’appartient pas à la logique déductive. Le droit privé présuppose une certaine normalité dans l’exercice des droits de chacun. Les actes anormaux ne sont donc pas définis par lui de sorte que l’abus appartient bien au prononcé judiciaire, mais ne relève pas de la logique de la qualification. Il ne s’agit pas de considérer si les présuppositions formelles d’une règle sont rencontrées ; elles le sont généralement. Il n’est pas question d’interprétation au sens strict non plus. L’exercice est d’un autre ordre. L’abus informe le juriste sur la conformité de l’usage d’un droit — un droit revendiqué et donc opposé à d’autres, au droit. Il fait le lien entre l’ordre formel dont découlent les droits individuels réalisables, c’est-à-dire le droit étatique ou statique, et l’ordre moral ou philosophique, c’est-à-dire le droit dans sa projection idéale et sa complexité ontologique. L’abus fait présumer l’interdépendance et l’interpénétration des deux ordres de réflexion de sorte que le droit dans sa réalité positive ne peut être totalement désolidarisé d’un ensemble de principes supérieurs de justice. Voilà ce qui explique que Josserand puisse écrire qu’

[o]n peut parfaitement avoir pour soi tel droit déterminé et cependant avoir contre soi le droit tout entier ; et c’est cette situation, non point contradictoire mais parfaitement logique, que traduit l’adage fameux : summum jus summa injuria[4].

Puisqu’il procède parfois d’un examen de l’intention qui sous-tend la commission d’un acte — la raison de l’usage en cause —, l’abus est souvent perçu comme un valet de la morale. En effet, le caractère nocif de l’acte se dégage nécessairement d’un jugement de valeur, c’est-à-dire d’une détermination de la légalité d’un acte à partir de ce qui est considéré juste ou injuste, à partir d’un questionnement. Puisqu’il procède tantôt d’un examen des mobiles de l’acte, tantôt de l’adéquation de l’acte à la finalité du droit invoqué, l’abus ramène l’analyse juridique vers les considérations de la morale sociale. En effet, le caractère nocif de l’acte se dégage nécessairement d’un jugement de valeur, c’est-à-dire d’une recherche au sujet de la légalité d’un acte en dehors des paramètres du droit formel lui-même, c’est-à-dire à partir de ce qui est juste ou injuste. L’abus mène à s’interroger sur la justice dans le droit, et plus précisément dans l’exercice des droits, puisqu’il s’agit d’apprécier l’application correcte d’une règle à une situation qui semble vouloir s’y déloger. Autre remarque importante : si l’abus demeure d’application exceptionnelle et vise donc un nombre limité de cas d’espèce, son domaine d’application est quant à lui particulièrement vaste, ceci en raison de la généralité de son principe. On connaissait déjà son ubiquité dans les systèmes qui l’ont accueilli. En France, on la considère universelle et de fait, elle saisit quasiment tout le droit français[5]. Mais, plus étonnant, elle semble avoir fait son chemin jusqu’à la propriété intellectuelle[6]. Là, on l’aperçoit tantôt dans les formes vaguement descriptives de son langage pour évoquer les risques d’excès, tantôt sous les traits d’un principe actif, généralement comme moyen de défense.

Cette présence diffuse et presque anachronique, puisque référant à un principe ancien, a fini par nous interpeller. Nous avons voulu enquêter davantage. L’objet de nos investigations ne porte pas seulement sur les leçons de son développement historique, sur les cycles de son évolution. Il s’agit de vérifier sa modernité et son utilité dans un domaine qui semble souffrir d’excès pathologiques : la propriété intellectuelle. À en croire la presse qu’elle s’attire — plus souvent mauvaise qu’élogieuse —, cette matière semble porter en elle les germes d’un abus chronique[7]. D’ailleurs, l’abus y a déjà fait son entrée. Il est signalé dans les accords internationaux les plus récents en propriété intellectuelle[8] et a également marqué la jurisprudence dans des décisions importantes[9]. Il n’a pourtant pas fait l’objet d’étude approfondie. La question devient ainsi tout aussi pertinente que pressante : en quoi donc l’étude de l’abus peut-elle intéresser la propriété intellectuelle ? Une partie de la réponse relève de l’évidence : voici un remède commode aux distorsions de cette propriété nouvelle qui semble si indisciplinée. La réponse n’a que l’apparence de la simplicité. Pour pouvoir dégager une quelconque hypothèse quant à l’applicabilité de l’abus en propriété intellectuelle, en droit canadien qui plus est, il nous faut emprunter les via ferrata du droit et traverser de nombreuses difficultés et systèmes. L’étude entreprise suit différentes écoles de pensée ainsi que divers ordres et cultures juridiques. La longueur de ce texte en deux parties témoigne de cette complexité.

Première difficulté, la théorie de l’abus est une théorie civiliste — et, peut-on ajouter, française — de la législation, même si le droit français n’a pas, bien entendu, le monopole de ses développements. Elle est une doctrine politique dégagée d’une certaine compréhension de la séparation des pouvoirs, bien qu’elle n’ait jamais été franchement présentée de la sorte. Ici, la difficulté se dédouble. D’un côté, l’abus de droit invite à l’examen fondamental de ce qui fait l’essence d’un droit. Quel est ce droit dont on veut réprimer l’abus ? Doit-on lui reconnaître des propriétés spécifiques ? Tous les droits sont-ils susceptibles d’abus ? La difficulté ici en est une de définition et de nomenclature. De l’autre, elle s’interroge sur le rôle et la discrétion de l’acteur principal de la théorie : le juge. Elle fait en effet valoir la primauté de la jurisprudence dans les cas de dysfonctionnement du droit formel ; elle plébiscite l’intervention des tribunaux. « [P]ar la jurisprudence, mais au-delà de la jurisprudence », écrira Josserand[10]. Chaque système politique ayant sa propre constitution, son propre système d’administration de la justice, il est souvent délicat de transposer d’une juridiction à l’autre les raisonnements natifs. Mieux, la théorie de l’abus est une critique du formalisme ou, si l’on veut, de la codification. Extraire l’utilité du mécanisme redresseur nécessite en premier lieu que l’on comprenne les raisons de son émergence, raisons qui sont contingentes à un ensemble de développements historiques, politiques et économiques qu’il n’est pas aisé de retracer.

La seconde difficulté est ainsi celle de toute étude historique. Puisque l’on a pour seules informations les discours sur l’abus, à charge ou à décharge, on se perd en conjectures pour tenter de comprendre les motivations et surtout les enjeux réels du débat. La théorie de l’abus, comme toute autre théorie, n’est-elle que le signe d’une pensée juridique qui se réforme, une manifestation idéologique qui n’a d’autre utilité que de marquer le passage des générations de juristes ?

Troisième difficulté, la théorie de l’abus contient ses propres paradoxes, paradoxes que ses détracteurs ont naturellement su exploiter[11] : on distingue difficilement le plan de la réflexion purement juridique du plan de la morale ou de la sociologie. Souvenons-en nous bien, le siècle de l’abus est le siècle de la sociologie et des idées socialisantes. Il est présenté comme un principe de solidarité[12]. Les théoriciens de l’abus ajoutent une dimension sociale au construit juridique et « juridicise » ainsi l’abus : comme nous le verrons, la légalité est distinguée de la licéité.

Enfin, dernière difficulté, et non la moindre, en admettant que le principe de l’abus ne connaisse pas de nationalité et puisse être universel dans son principe, il faut expliquer comment il peut interagir avec un droit spécial qui, au surplus, peut être d’héritage de common law, comme c’est le cas au Canada. En d’autres termes, quelle est ou devrait être sa réception par les tribunaux canadiens ? À ce stade, c’est principalement à partir de l’hybridation du droit québécois, et donc du bijuridisme, que l’on devrait juger de la pénétrabilité de la théorie de l’abus en droit canadien. Le droit québécois nous donne en effet un lieu de culture sans précédent pour observer le développement de l’abus hors de son cadre originel, puisque civil par son droit privé et ses codes, alors que l’administration de sa justice est fortement inspirée de la common law. La propriété intellectuelle étant partagée à la fois par les juristes des deux traditions, ainsi que par les cours fédérales et provinciales, nous pourrons évaluer à la fois l’état et le devenir de l’abus dans ce domaine spécifique du droit privé.

La présente étude, bien que procédant de la réflexion d’ensemble qui vient d’être exposée, sera divisée en deux parties pour en faciliter la lecture. La première partie traite essentiellement des considérations fondamentales sur lesquelles repose le discours de l’abus. Il s’agit essentiellement de rapporter les conceptions du droit qui ont conditionné la réflexion sur l’abus à l’époque de son développement. La méthode est ici essentiellement discursive. Pour traiter de l’abus, il faut examiner son situs : la notion de droit. C’est par le difficile sujet de la définition d’un droit qu’il faut donc commencer, ce qui nous conduira nécessairement à aborder les théories du subjectivisme juridique. Ce sont contre leurs méthodes et certaines de leurs propositions que s’inscrivent celles de l’abus. La seconde partie examine les conditions et l’état de la réception de la théorie de l’abus dans le contexte du droit québécois et de la common law canadienne. C’est dans la continuation de cette analyse de droit positif, mais aussi pour la conclure, que nous nous proposons d’aborder l’abus des droits intellectuels.

Introduction de la première partie — La critique du droit dans la théorie de l’abus

La première partie de notre étude vise l’examen général de la théorie de l’abus à travers l’histoire des pensées qui l’ont animée, et ce, afin d’offrir une vision institutionnelle du droit. Institutionnelle, car la théorie de l’abus de droit s’inscrit dans une conception téléologique et fonctionnelle du droit : le droit est un moyen de coordonner des intérêts particuliers en vue d’une meilleure coexistence. L’abus sert donc à identifier les mésusages de droits individuels, autrement dit l’exercice asocial d’un droit, et donc d’en retracer la fonction véritable. C’est très souvent le droit de propriété et son régime qui vont servir de laboratoire aux idées des théoriciens de l’abus, bien que l’abus ne s’y soit pas limité. Ce sont d’ailleurs les mécanismes de privatisation ou d’appropriation qui permettent de faire le lien direct entre les applications traditionnelles de l’abus et celles moins traditionnelles visant la propriété intellectuelle, sujet qui nous occupera plus loin. L’abus apparaît chaque fois que le discours propriétaire sert de justification à des revendications excessives[13].

De manière générale, les phénomènes d’appropriation et de revendication excessives ont été largement soutenus par les théories subjectivistes, théories auxquelles on attribue le fétichisme dont les droits semblent désormais faire l’objet. C’est ici que commence réellement notre investigation, car c’est précisément contre elles que l’abus s’est développé. Ces théories assises sur le volontarisme avaient eu en effet pour vocation de faire naître une notion particulièrement forte de droit[14]. La théorie de l’abus est ainsi rapidement devenue tout à la fois une théorie critique des droits subjectifs et de la législation ordinaire. Elle introduit un mécanisme de contrôle judiciaire de l’exercice d’un droit créé par la législation. Cette théorie procède donc à la fois de préoccupations d’ordre normatif et politique. Il faut accepter qu’un acte puisse être tout à la fois conforme au droit, mais jugé contraire au droit[15]. Les théoriciens de l’abus seront naturellement appelés à s’expliquer sur cette formule alambiquée. Saisissant un thème populaire de l’époque, ils emploieront l’idée de la relativité pour se faire comprendre. Dans les mots de Josserand,

si un droit est susceptible d’abus, c’est qu’il n’est pas absolu, et s’il n’est pas absolu, c’est évidemment qu’il est relatif ; la relativité des droits se trouve ainsi postulée nécessairement par la notion de l’abus ; aucune argumentation, aucune dialectique ne sauraient prévaloir contre cette simple constatation[16].

L’abus s’invite ainsi dans le domaine de la morale pratique, puisqu’il vise à inscrire dans la charte de nos comportements « certaines exigences de la morale sociale »[17]. Il tente d’apporter un éclairage social sur les ratés d’un ordre formaliste devenu dissonant[18].

Malgré les réactions souvent hostiles qu’elle provoque, la théorie de l’abus de droit a traversé les cycles de pensées et continue aujourd’hui à être discutée tant par la doctrine[19] que par les tribunaux[20]. Son mérite tient peut-être à ce qu’elle cherche à concéder un rôle plus ambitieux au droit privé : ce dernier ne peut se borner à la coordination d’intérêts privés. Son étude oblige aussi à lever les vannes séparant les deux champs d’études, privé et public. Il ravive la question de la source des droits et de la séparation des pouvoirs, c’est-à-dire, résumera Roussel non sans ironie, au problème « émouvant de la suppression du mal »[21]. L’abus révèle effectivement une conception particulière de la loi et des droits qu’elle prescrit[22], ces prérogatives souveraines, titres négociables, que Jhering définit comme des intérêts juridiquement protégés pour faire valoir leur économie et l’avantage qu’ils procurent par rapport à d’autres situations juridiques[23].

Nos propos puisent bien évidemment d’abord dans le droit français et les systèmes affiliés, mais il ne faudrait pas voir là une limite géographique à la transposition de l’abus. Et, on l’aura compris, il nous faudra examiner sa portée en common law. Nous croyons que la généralité et l’humanité de ses principes lui donnent la clef de tous les systèmes. Walton, professeur à l’Université McGill, avait d’ailleurs saisi l’invitation de discuter de l’abus dans son article sur la notion de « malice » en common law[24]. D’autres éléments que son pouvoir d’attraction militent pour son retour : la spécialisation du droit et la densité de la réglementation rendent de plus en plus nécessaire le retour aux théories générales. Car l’abus traduisait déjà, depuis son origine, les craintes des juristes devant le statisme des lois, l’insuffisance des méthodes de codification[25], la délocalisation du droit vers des champs de compétence plus techniques. Les conditions de sa renaissance sont donc peut-être là : l’évolution législative en matière de propriété intellectuelle, comme ailleurs, est également marquée par une hypertrophie des normes en genre et en nombre, laquelle constitue un facteur de division menant à une ossification du droit. L’abus est né dans un contexte de crise similaire ; voilà peut-être qui annonce son retour[26].

Les développements qui suivent sont finalement les graphes croisés de deux discussions sur des thèmes consubstantiels, sur le subjectivisme, cet individualisme libéral qui s’est invité dans la construction de l’ordre juridique moderne, et le progrès. Il s’agit essentiellement de déterminer dans quelle mesure une démarche intellectuelle socialisante peut encore trouver application pour appréhender les excès observés dans l’exercice des droits nouveaux, afin que ces derniers cessent de faire office, comme l’aurait dit Josserand lui-même, « de machines de guerre contre la société ou contre les individus »[27].

Nous nous proposons d’étudier les travaux portant sur l’abus et le subjectivisme juridique et de procéder, à partir d’eux, à un examen de l’évolution de la notion de « droit », tant en droit civil qu’en common law. Mais c’est par la référence à un autre abus que celui du droit que nous voulons commencer : l’abus du mot droit. Cette étape est nécessaire, car à strictement parler, il ne saurait y avoir d’abus sans droit. Voilà qui déplace notre attention sur l’objet de l’abus : le droit. C’est avec lui que la conversation commence (I). Elle se poursuit naturellement dans les discussions sur la nature et la régulation des pouvoirs accordés aux titulaires des droits dans un contexte d’intersubjectivité. Il faut se transporter ici sur les lieux du subjectivisme juridique. Comme le rappellera très justement Ripert, l’« [a]bus […] n’est pas un problème de technique juridique, c’est la notion même de droit subjectif qui est en jeu »[28] (II).

I. De la notion de droit dans la théorie de l’abus

Pour les théories finalistes dont Josserand se fera le représentant, il faut distinguer les droits à esprit égoïste de ceux à esprit altruiste[29]. Car à la réflexion, tous les droits ne se laissent pas abuser de la même façon. Certains sont discrétionnaires, d’autres se présentent comme de simples facultés. Les droits à esprit altruiste sont orientés vers des intérêts extérieurs à ceux du titulaire : les utiliser contrairement à leur finalité suffit à constituer l’abus. Josserand citera à ce titre les droits de tutelle et les puissances familiales[30]. Pour les droits égoïstes, l’égoïsme est de la nature même de l’institution dont il procède. La propriété est le premier de ceux-là. Sa limite apparaît alors dans le caractère antisocial de son emploi[31]. L’enjeu est ici de déterminer la charge sociale incombant au titulaire d’un droit.

L’exercice consiste donc dans un premier temps à brosser un état de ce discours sur la notion de droit et d’établir la nomenclature qui a mené à la théorie de l’abus (A). Notre propos ne sera pas linéaire, mais empruntera aussi les voies d’autres systèmes, notamment celui des États-Unis, où l’on voit poindre, dès le début du vingt-et-unième siècle, un courant doctrinal important s’attachant à l’examen de la structure interne des droits (B). Nous conclurons cette sous-section en faisant état des enjeux conceptuels que ces discussions préliminaires font apparaître (C).

A. L’abus du mot droit et les discours dont il fait l’objet

Tous ces intérêts individuels ou collectifs que l’on voudrait voir apparaître ça et là à la surface des discussions juridiques ne semblent pas tous mériter l’appellation droit. François Ost avait exprimé cette idée à partir des déclinaisons de la notion d’intérêt, certains étant illégitimes, d’autres simples ou légitimes, certains protégés et enfin, dans un mouvement ascendant et à son sommet, les droits-intérêt qui sont des intérêts consacrés[32] . Ost écrira que « [t]out se passe comme si, au sein de l’immense domaine des intérêts, se dessinait un ensemble plus restreint d’intérêts “consacrés”, élevés à la “dignité”, comme disent les juristes, de droits subjectifs »[33]. Il existe donc différentes classes d’intérêts, dont certains seulement méritent le qualificatif de droits. Et la gradation de ces intérêts selon leur force semble directement proportionnelle à leur rapport avec la puissance étatique. Lorsqu’une volonté s’applique à en faire plier une autre, l’obligation qui la soumet ne prend pas les mêmes traits selon que l’État y porte main forte ou non. « L’État est l’unique source du droit » avait encore écrit Jhering[34]. C’est cette irradiation du droit individuel par la légitimité de la loi qui a mené à l’impérialisme du droit subjectif, notion que nous rencontrerons plus tard. Notons pour l’instant que le mot droit est le singulier d’une réalité plurielle à partir de laquelle les rapports politiques peuvent être organisés et la place de l’individu en société précisée. C’est ainsi de son niveau de protection accordé par l’État que l’on peut reconnaître la physionomie particulière d’un droit, son relief. Dans certains cas, le droit apparaît comme un pouvoir, un pouvoir autorisé[35].

Il y a déjà dans ces remarques préliminaires un souffle de légalisme, d’aucuns pourraient même parler d’objectivisme. Dans l’architectonique continentale des droits, l’idée de délégation ou de hiérarchie est omniprésente. Elle réfère à la figure de la loi, de l’État — ce Grand individu — et à d’autres symboles le personnifiant : c’est le visage sévère mais protecteur du bon père de famille de l’ancien Code[36]. C’est de cette société structurée autour d’institutions, celle des codifications et de la primauté de la loi, dont sont issues les théories de l’abus.

En réalité, on s’entend dès le dix-neuvième siècle pour dire que tous les droits n’ont pas les mêmes fonctions et ne nécessitent donc pas, ni ne confèrent sur les autres et par rapport à l’État, la même autorité. Encore aujourd’hui, le mot droit offre une palette de sens et d’emplois dont il est bien difficile de dégager une unité. Comme ces vieilles pièces qui ne disent plus leur âge à force d’avoir changé de mains, le mot droit échappe à la définition. En cela, les travaux sur le droit subjectif que nous présenterons sont les dernières grandes entreprises d’unification. Est apparue, depuis des notions concurrentes qui rendent compte d’une réalité sociale plus diverse, une réalité également pluraliste, dans laquelle la loi ou les tribunaux ne sont plus les seules sources de normes. Les travaux de Ost sur la notion d’intérêt[37], ceux sur les concepts mous[38] ou sur les droits assourdis, de nos jours appelés le soft law dont on se demande quels genres de rights on peut bien tirer, interdisent dorénavant la pensée unitaire. Et que dire des contraintes techniques et technologiques ? Ne commandent-elles pas, et parfois de manière plus efficace que la loi elle-même, nos actions ? En raison de la diversité des situations juridiques et de la variété des réponses étatiques, les contours de la notion de droit se relâchent. La notion s’épanche tellement dans une juridicité parfois située hors de l’État et de ses institutions traditionnelles que l’on saisit d’ores et déjà les limites de l’abus : sa forme est si fuyante qu’elle semble incapable de traitement. Toute étude au sujet de la notion d’abus commence donc par une analyse typologique des droits.

Josserand l’avait dit en son temps, tous les droits ne sont pas susceptibles d’abus ; mais aujourd’hui, il semble que la dilution même du mot droit donne à cet avertissement une tout autre mesure. Il est fort peu probable qu’un droit, qui n’offre que le réconfort temporaire d’un bénéfice vague, puisse fournir une quelconque immunité à celui commettant sous son chef une activité répréhensible. Les exemples sont ici légion. On cite souvent les droits sociaux ou au développement[39]. La propriété intellectuelle connait bien la difficulté. S’agissant d’intangibles, de quels droits veut-on bien parler[40] ? Récemment, la Cour suprême du Canada a fait référence à un « droit d’utilisateur »[41]. Voilà un droit dont on a bien du mal à imaginer la nature et, pour ainsi dire, les termes de son détournement. Ainsi, le mot droit devient-il la procuration de toutes les revendications ? « Existe-t-il un droit à la paresse ? » avait lancé le provocateur Lafargue[42]. La versatilité de son emploi irrite le juriste consciencieux, si désireux de travailler avec des outils bien effilés, si soucieux de rester dans le domaine d’un droit bien balisé. Roubier en fera la remarque :

S’il est un fait évident pour le juriste contemporain, c’est l’abus qui a été fait du mot : droit. Il semble qu’on ne se rende plus compte exactement de ce qu’il faut entendre sous ce terme ; on confond constamment les droits proprement dits qui sont acceptés par l’ordre juridique, avec de multiples prétentions qu’on désirerait élever au rang de droits[43].

Et c’est véritablement dans une quête éperdue d’unité, pour éviter l’égarement d’un concept clef, celui de droit, que la pensée juridique s’est naturellement organisée autour de la distinction première entre droit subjectif et droit objectif. Celle-ci pouvait, sous un langage commode, organiser l’ensemble des réflexions sur le domaine du droit privé et sur ses rapports avec l’autorité publique. Il s’agissait en réalité autant d’éviter que d’exploiter l’amphibologie. D’une part, l’emploi d’un vocabulaire plus technique constituait un progrès par rapport aux inconstances dans l’emploi des paires droits et loi ou simplement droits et droit, les singuliers souvent marqués de la majuscule. D’autre part, le maintien d’une distinction présentée comme fondamentale permettait de conserver le jeu conceptuel en maintenant la division de l’univers du discours sur le droit.

Ainsi, selon l’acception la plus suivie, le droit correspond à l’ordre juridique, c’est-à-dire à l’ensemble des règles positives, et les droits aux prérogatives individuelles qu’elles assurent. La marque du nombre devant le substantif — le droit, les droits — crée une ouverture de sens fondamentale démontrant le rôle premier des théories politiques des dix-septième et dix-huitième siècles sur la pensée juridique continentale moderne. Ce sont elles qui ont donné la perspective, ce sont elles encore qui l’ont expliquée. L’objet de leur préoccupation état de savoir si, dans quel ordre et dans quelle mesure, les droits découlent de l’état politique ou de l’état de nature. Cette polarisation permettait alors d’exposer les différents plans d’analyse à partir desquels la complexité du droit pouvait être exposée[44].

Ces théories, fermement logées dans l’angle formé par ces axes discursifs de droit et droits, sont essentiellement celles du contrat social[45]. L’oeuvre de Rousseau, on le sait, y tient une place de premier ordre. Selon Rousseau, la loi catalyse la volonté générale, elle en est le produit. Elle part de tous et s’applique à tous dans une généralité qui absorbe les particularismes. On reconnaît déjà dans ce postulat général la méthode des codificateurs pour qui la loi est première et fondatrice du système politique[46]. L’aliénation complète que chacun a faite de soi au profit du corps social devient donc la source de tous les droits et de tous les devoirs[47]. Pour Rousseau donc, une fois le pacte conclu, l’ordre de fait devient l’ordre de droit[48]. Il relègue la liberté naturelle, dont l’expression est la force, pour y substituer celle du plus grand nombre, garantie par la loi cette fois, une liberté civilisée, « juridicisée » en quelque sorte. L’arrangement fait donc apparaître deux abstractions distinctes et complémentaires, le droit, représenté par la figure symbolique de la loi, produit et élément de l’ordre politique, et les droits qui forment la base du compromis politique et qui préexistent au pacte social. La polysémie du mot droit renvoie ainsi, chez Rousseau, à l’insoluble conflit entre individu et société.

L’ouverture fait naturellement référence à la question de la source des droits. Le droit pluriel identifie la situation juridique singulière profitant à son titulaire (d’où l’idée qui apparaîtra plus tard de « prérogative »), alors que le droit indique son origine institutionnelle et politique. Il fut ainsi tentant d’identifier le droit à la loi. Dans cette conception réductrice, c’est par la loi seulement, en raison des garanties qu’elle offre, que l’individu en société peut se dire libre. En particulier, la propriété individuelle, issue du pacte initial, apparaît ainsi dans le contrat social comme une garantie d’autonomie :

Ce qu’il y a de singulier dans cette aliénation, c’est que, loin qu’en acceptant les biens des particuliers la communauté les en dépouille, elle ne fait que leur en assurer la légitime possession, changer l’usurpation en un véritable droit et la jouissance en propriété[49].

On retrouve bien entendu dans les propos de Rousseau des thèmes chers aux intellectuels de l’époque, mais en France, la pensée rousseauiste n’ira pas seulement envahir les lieux de la pensée politique ou philosophique, elle marquera également profondément la science juridique. On comprend mieux alors la structure de la pensée civiliste, son respect pour la loi ordinaire, figure iconographique du droit, fontaine des droits. Elle est la trame, l’axe à partir duquel les différentes catégories de normes vont être produites et agencées, annonçant ainsi l’oeuvre du positivisme formaliste[50] du dix-neuvième siècle, dont on condamnera bientôt les dérives. La loi va aussi permettre d’affirmer, dans le puissant souffle de sa légitimité démocratique, les droits individuels et, parmi ceux-ci, celui de la propriété.

Répétons-le, c’est de la distinction entre droit et droits que naît la théorie civiliste de l’abus. L’hypothèse est ici que la loi ne contient pas tout le droit ou, autrement dit, que l’expression législative particulière des droits ne saurait être complète. C’est en jouant sur la distinction que Josserand arrivera à l’idée de l’Esprit des droits, le critère ultime de l’abus :

Chacune de nos facultés tend à un but qui est déterminé par l’esprit de l’institution : c’est la théorie de l’abus qui les maintient dans le droit chemin, qui les empêche de s’en écarter et qui les conduit ainsi, d’une impulsion sûre, jusqu’au but à atteindre[51].

Autrement dit, un droit doit être conforme au droit.

Les travaux de Rousseau, si influents dans la construction du droit français, contiennent déjà les éléments de la discussion sur l’abus. Rousseau reconnaît la complétude de la propriété privée, un droit-puissance gorgé de liberté et distrait des devoirs et autres faveurs que demandaient les privilèges. Il existe selon lui un droit naturel d’appropriation. Reprenant pour l’essentiel les axiomes de Locke, il pose à son tour que chacun a, dans l’état de nature, un droit illimité à ce qu’il peut atteindre. Le pacte social a transformé cette propriété naturelle, possession de fait, en propriété légitime avec les inégalités inévitables que l’on observe entre pauvres et riches. Dans la société civile les libertés ou droits naturels laissent leur place à des droits sociaux[52]. La loi, expression de la volonté générale déifiée, intègre alors tout le droit naturel. Le droit de propriété est donc un droit en extension, délié de toute obligation, un droit créé et animé par la seule volonté générale. Dans l’analyse de Rousseau, l’obligation légale, soit la notion de devoir imposer à l’individu par le groupe, est détachée en théorie de l’idée d’appartenance sociale. L’individu délaisse donc son statut de sujet pour prendre celui de citoyen. L’obligation dans le droit est créée en amont, elle est d’abord et avant tout le don, par tous, de chacun des droits individuels indisciplinés au profit du tout social. L’État les lui retourne « socialisé[s] » dans des prescriptions impersonnelles ; au-delà de la loi, point d’obligation[53]. Pour Rousseau, commentera Durkheim, « [l]e général est le critère du juste ; or la volonté générale va au général par nature »[54].

Mais l’analyse ne s’arrête pas là. On décèle encore chez Rousseau une profonde méfiance à l’égard des magistrats, c’est-à-dire de toute personne investie du pouvoir de prendre une décision exécutoire particulière. Pour Rousseau, expliquera encore Durkheim, « [c]e sont les magistrats qui faussent la loi, parce qu’ils sont pour elle des intermédiaires individuels »[55]. Et naturellement, tout le débat sur l’abus est là. Il s’agit de savoir si la généralité de la loi, si l’immunité qu’elle confère, peut être tenue en respect par l’ordonnance des tribunaux. Cette perspective est nouvelle et inconcevable avant la fin du dix-neuvième siècle. La Révolution française avait voulu supprimer des mémoires les parlements de l’Ancien Régime ; elle a imprimé l’idée que les décisions judiciaires s’appuient uniquement sur la source.

B. À la recherche des droits perdus du côté de la common law

On ne peut s’empêcher de relever la disproportion dans l’intérêt porté aux études fondamentales sur la notion de droit en common law et en droit civil. Alors qu’elle constitue une source d’inspiration intarissable pour l’un, elle ne représente qu’un sujet d’irritation pour l’autre. C’est en réalité le détachement presque total de la common law face à cette notion jugée si fondamentale par d’autres, sorte de désensibilisation conceptuelle, qui intrigue et pousse à l’analyse. En effet, la loi n’est pas, en common law, cet accélérateur de sens, elle n’est pas le lieu de l’enrichissement politique des droits. C’est la présentation de ces attitudes contrastées qui nous occupera dans un premier temps (1). Nous poursuivrons ensuite notre étude en soulignant la place particulière du droit américain. Sans rejoindre complètement l’orthodoxie civiliste, le droit américain présente certains liens de consanguinité avec le droit français du fait qu’il ait choisi de faire de la notion de droit l’unité conceptuelle de sa Constitution. Là, le discours sur le droit, dans le sens de right, est bel et bien présent. Nous introduirons en particulier les travaux d’Hohfeld sur le sujet (2).

1. De la notion de droit en général et des discours auxquels elle donne lieu

Il nous faut changer de lieu de prospection et sortir un moment du droit civil. En terre de common law, nous répète-t-on, point d’abus de droit. C’est en tout cas le sentiment qui semble se dégager de la littérature savante du vingtième siècle :

English Law has, in a series of cases consistently rejected a general doctrine of abuse of right such as exists in French Law. The need for such doctrine was obviated by existing rules of Common law, e.g. the law of nuisance, abuse of process, the tort of conspiracy, the rules concerning abuse of qualified privilege in defamation and the rules concerning fair comment as a defence in defamation[56].

Et à prendre la chose au premier degré, au mot si l’on peut dire, c’est peut-être moins en raison des mécanismes équivalents à l’abus, que parce qu’il n’y a rien à abuser. Proposition troublante s’il en est, qui résiste à une première analyse.

La notion de droit en common law n’a pas la dimension qu’on lui trouve en droit civil[57]. Le mot est en quelque sorte délesté des arcades conceptuelles que les juristes civilistes se sont employés à édifier à partir de lui. Léger, accommodant les formes et les tournures les plus diverses, il s’emploie en common law sans encombrement de sens. Le mot right habite tous les quartiers du droit sans qu’il en constitue le matériel premier de sa structure. Celui-là, on le sait, est formé des remedies. Bref, la notion de droit ne semble pas avoir le relief juridique qu’on lui accorde en droit civil, une observation sur laquelle il nous faudra revenir. Ost fournit l’explication suivante de ce trait particulier de la common law :

[F]ait défaut en effet au système de common law une structure formelle et rationnelle d’institutions, un système a priori de concepts, tel que celui du Corpus iuris civilis hérité du droit romain impérial et rationalisé par la tradition savante de l’Ancien régime, qui permettrait de dégager des droits subjectifs a priori[58].

Il ajoute que « [c]et ordre juridique est à comprendre comme un tissu d’intérêts plutôt que comme un système de droits »[59]. Selon nous, la différence entre droit et intérêt en est une de profondeur : la notion de droit implique une compréhension particulière de la notion d’État dans le droit, alors que celle d’intérêt fait valoir la relation de droit comme simple possibilité, un titre au porteur, un bien. Ces divergences suffisent déjà à rendre compte des difficultés de transposition du mécanisme de l’abus dans un système qui ne semble guère vouloir donner à la notion de droit la forme d’une situation juridique prédéterminée, et donc causée[60].

Il faut noter que certains théoriciens du droit, Josserand y compris, ont vu dans cette asymétrie le signe de la supériorité de la méthode civiliste[61]. Selon Josserand, l’absence d’une théorie des droits subjectifs, tout comme l’absence d’une théorie de l’abus, déclassent les systèmes qui en ignorent l’existence. Selon lui, le droit anglais se « rehaussera », s’émancipera en quelque sorte, lorsqu’il s’ouvrira aux travaux des civilistes et accueillera lesdites théories. Mais pour ce faire, il faudra, poursuit-il, changer ce « caractère particulariste et presque hermétique de la mentalité anglo-saxonne »[62]. La théorie de l’abus finira bien par éclairer ceux qui sont dans l’obscurité. Le dogme de l’absolutisme, que Josserand condamne et attribue aux « Anglo-Saxons », ne « correspond plus au stade de civilisation auquel les peuples cultivés sont d’ores et déjà parvenus, et […] il est condamné à céder le pas, en tout lieu, aux concepts triomphants de la relativité et de l’abus »[63]. Sans y faire directement référence, l’absolutisme décrié est plus précisément celui illustré par les célèbres causes anglaises Bradford (Borough) v. Pickles[64] et Allen v. Flood[65], deux causes qui sont généralement présentées en droit anglais comme les digues à l’abus. Le passage qui suit suffit afin de comprendre les termes de cette fin de non-recevoir :

If it was a lawful act, however ill the motive might be, he had a right to do it. If it was an unlawful act, however good his motive might be, he would have no right to do it. […] But I am not prepared to accept Lindley L.J.’s view of the moral obliquity of the person insisting on his right when that right is challenged. […] I see no reason why he should not insist on their purchasing his interest[66].

La doctrine française semble avoir eu connaissance de ces causes par les écrits de Pollock, notamment son traité The Law of Torts où elles sont commentées[67]. Josserand cite expressément l’ouvrage et prend pour avérées les conclusions du juriste anglais selon lesquelles un propriétaire peut faire usage de son bien en toute impunité, quelle que soit l’intention qui l’anime. Il s’en servira pour dénoncer les excès de l’individualisme « anglo-saxon » et la logique froide avec laquelle les tribunaux semblent accepter les conduites moralement répréhensibles des titulaires de droit : « [J]amais un usage de la propriété qui serait légitime s’il était inspiré par un motif correct ne saurait devenir illégitime parce qu’il est déterminé par un mobile incorrect ou même malicieux »[68]. Et voici comment Josserand conclut son bref survol des législations qu’il qualifie d’absolutistes :

C’est donc en Amérique comme en Angleterre, avec la glorification de l’action et de l’initiative, le triomphe sans restriction du summum jus ; les droits se réalisent abstraitement, dans tous les sens ; ce sont des puissants instruments susceptibles d’être mis au service de tous les désirs, de toutes les passions. C’est la loi de Darwin se réalisant dans le domaine juridique ; les droits assurent le jeu de la concurrence vitale, ils réalisent la sélection de l’espèce par l’élimination des faibles, par le triomphe des plus forts et des plus avisés[69].

En réalité, il faut bien l’avouer, cette bravade donnera l’occasion à ses détracteurs de lui donner la réplique, en prenant la défense du modèle anglais. Les critiques de Ripert à l’endroit de Josserand resteront célèbres. Ripert défend avec véhémence « l’absolutisme du droit individuel » qui, écrit-il, « ne peut être condamné en soi car il n’est que la traduction juridique du désir de l’âme de conquérir la puissance et la liberté, et ce désir est légitime »[70].

Pourtant, au-delà de ces positions, qu’elles s’unissent ou s’opposent, il semble que l’emprunt que Josserand fait au traité de Pollock aurait dû mettre en garde le civiliste sur les dangers de l’analyse de droit comparé. Pollock, dans l’ouvrage auquel Josserand fait référence, traite des différents torts de common law en matière de propriété. La notion de tort, intraduisible du droit, se compare évidemment mieux à la responsabilité délictuelle en droit civil[71]. De plus, le droit des torts et le droit individuel ou subjectif du droit civil ne présentent pas la même physionomie. Chacune de ces notions renvoie, dans son système, à sa propre épistémologie. L’ignorer mène à de sérieux contresens. Les faits donnant lieu à des situations litigieuses peuvent certes se comparer, mais il faut se garder d’en déduire trop rapidement le rapprochement des solutions. En effet, dans la doctrine civiliste la plus avancée, le droit des obligations extracontractuelles sert de contre-exemple à la présentation des droits subjectifs. En ce sens, le recours en réparation, âme du droit délictuel, n’est pas automatiquement associé à la notion de droit. Ce sont plutôt les droits en latence, les droits substantifs qui attendent d’être mis en action, qui sont les véritables droits[72]. De ceux-là, la common law semble a priori être dépourvue, ou au moins, n’y voit pas autre chose qu’une règle de droit. Le qualificatif serait superflu[73].

On rapprochera ces observations des travaux de Roubier. Ce dernier place les délits et quasi-délits parmi les « situations juridiques objectives » qu’il oppose aux « situations juridiques subjectives », une expression qu’il préfère à la terminologie trop étroite de droit subjectif[74]. Tout comme les actions en justice auxquelles elles sont intimement liées, les situations objectives ne constituent pas le domaine du droit subjectif. Voici son explication :

Le délit ou quasi-délit, en vertu de lois impératives qui ne comportent à l’avance aucune dérogation conventionnelle, va déclencher sur le terrain civil une action en responsabilité, qui aboutira à la réparation du dommage causé. Cette action en responsabilité est une situation juridique objective : l’action n’est pas fondée sur un droit antérieur, elle résulte tout simplement d’une atteinte injuste à la personne ou aux biens d’autrui ; en d’autres termes elle repose sur une infraction à un devoir (nemimen laedere)[75].

Le lien avec notre sujet d’étude est évident. Sauf à les considérer dans leur aspect processuel proprement dit, et donc à parler d’abus de procédure, on doit en effet conclure que les recours délictuels ne sont pas susceptibles d’abus. Les droits dont on peut mésuser sont d’un autre ordre, d’une autre essence. L’idée de l’abus est indissociable d’une certaine idée du droit, elle s’évapore lorsqu’on s’en éloigne. Ces développements sont riches d’enseignements. Alors que l’origine des droits intellectuels se trouve dans le droit des torts en common law, la doctrine civiliste s’est employée à les distinguer soigneusement des recours en concurrence déloyale[76]. Ce faisant, elle distingue clairement les droits dont la sanction relève essentiellement du recours en violation (la contrefaçon), et les recours en responsabilité délictuelle ouvrant à réparation. Les premiers sont susceptibles d’abus, non les seconds, bien que Josserand y ait vu, erronément nous semble-t-il, une manifestation particulière du droit de libre commerce[77]. Il faudra donc de la même manière prendre acte de la transformation, en common law, des droits intellectuels en droit statutaire.

2. La dimension politique des droits en common law et les travaux de la doctrine américaine

En droit civil, le mot droit est un marqueur conceptuel de premier ordre. Alors que dans les systèmes civilistes, les distinctions entre droit et droits arriment le droit privé au droit public en même temps qu’elles consacrent la distinction entre État et individus, et posent donc les bases du système politique, la distinction entre right et rights semble rester atone en common law. On voudrait bien voir une synonymie, même approximative, dans la distinction posée par Hart entre règles primaires et règles secondaires. Celle-ci malheureusement, dans l’articulation de ses termes, ne met pas en mouvement les mêmes idées. Le constructivisme de Hart semble se dégager des rigueurs de l’architecture normative proposée par Kelsen pour éviter la référence à la notion abstraite d’État. Il n’aborde d’ailleurs pas la question de l’autorité, ne serait-ce qu’en relation aux précédents. Mais comme lui il pense le droit en termes de règles et non de droits[78]. Il en cherche les mécanismes au-delà de leurs fonctions spécifiques et donc ne cherche pas à expliquer le particularisme des droits conférés aux particuliers. Son positivisme tend à expliquer la généalogie sociale des obligations, quelles qu’elles soient. Les règles primaires s’entendent donc des prescriptions et proscriptions (les termes d’une obligation légale ou contractuelle, par exemple) et les règles secondaires correspondent aux mécanismes de reconnaissance de validité ou de modification des règles primaires (les règles de formation des contrats ou de révision judiciaire, par exemple). Si les secondes confèrent des pouvoirs plutôt que ne créent des obligations, on est loin de l’idée de prérogative véhiculée par la notion de droit subjectif. Il ne faudrait pas croire pour autant que l’intérêt pour la linguistique juridique ait été abandonné par la common law. Là comme ailleurs on craint que le mot droit soit galvaudé. Là aussi son usage libéré en diffuse le sens et cause l’insatisfaction[79].

Ainsi que nous l’avons dit, la divergence réside plutôt dans le rôle structurel de la notion de droit. En common law, la notion de droit n’apparaît pas comme indicatrice d’une source d’autorité légale en soi[80]. De son côté, le civiliste en a tiré une matière particulièrement riche et en a exploré toutes les variations de sens qu’elle pouvait produire, de telle sorte que le mot droit est devenu une cellule souche du construit constitutionnel, tant dans la compréhension que le droit public en a que dans son rôle structurel dans l’organisation du droit privé. Le droit est devenu le champ d’observation privilégié de la doctrine qui s’est employée à en établir les variations de sens et, à partir d’elles, un catalogue de situations juridiques auxquelles il renvoie. À l’aide du mot, et parce qu’il est un droit écrit et donc planifié, il a dessiné l’individu dans son système politique. La notion de droit devient l’instrument de l’ingénierie sociale.

Voilà le sens de la rhétorique selon laquelle l’État garantit les droits : la société qu’il représente est à la fois bénéficiaire et garante des droits individuels. Le droit se déploie de la constitution jusqu’au Code, par un système d’artères et de veines qui irriguent tout le droit et qui fait voir le grand corps de l’État et ses constituants, les individus. Bref, à partir de l’épistémè du mot droit, s’est développée une véritable ontologie des droits. Or, ainsi que le notait fort justement Dicey, discutant de l’échafaudage constitutionnel des droits dans les pays de constitution écrite, il semble que l’idée même que certains droits soient « garantis » interpelle le juriste anglais :

We can hardly say that one right is more guaranteed than another. Freedom from arbitrary arrest, the right to express one’s opinion […], and the right to enjoy one’s own property, seem to Englishmen all to rest upon the same basis, namely, on the law of the land[81].

Ne voyant rien dans la notion de droit qui puisse demeurer suffisamment stable pour qu’il puisse y voir une quelconque mesure d’autorité, l’expression « abus de droit » est longtemps demeurée obscure pour le juriste de common law. En réalité, ce dernier se contente généralement de faire rapport sur les dernières parutions scientifiques — généralement françaises — sur le sujet. L’abus est donc étudié presque exclusivement à partir de sa formulation française. Et lorsqu’il décide de rechercher les équivalences, il retient surtout l’idée générale de justice qui anime l’abus.

Le juriste de common law risque ensuite la comparaison avec des mécanismes juridiques mus par la même aspiration. Perillo, par exemple, s’emploiera à démontrer l’existence en droit américain d’une doctrine de l’abus des droits sous le couvert de l’équité[82]. Et il est vrai que la notion d’équité telle que développée plus généralement en droit et en philosophie a pu inspirer les théoriciens de l’abus. D’ailleurs, la doctrine américaine de misuse en propriété intellectuelle, que nous verrons plus loin, est une doctrine de l’equity. Le droit romain, en accord avec les socratiques, associait le droit à l’équité. Selon Aristote, l’équité est une forme complémentaire de justice[83]. La notion a ensuite pénétré le droit moderne jusqu’à y inscrire une conception élargie du rôle du juge. Les travaux récents de Katz en droit canadien auront les mêmes objectifs de rapprochement en décrivant l’abus comme un excès de juridiction[84].

Mais dans les deux cas, le rapprochement est approximatif et surtout, il ignore le modèle particulier de législation nécessaire à l’abus. De sorte que la recherche des équivalences fonctionnelles ne permet pas de faire apparaître la véritable raison de son absence en common law. En réalité, et ce point nous semble capital, la common law ne procède pas d’un examen de l’origine ou de la nature des forces politiques nécessaires à la détermination des contours d’un droit. Il n’y a pas d’abus en droit privé anglais parce que le droit n’a pas d’autres dimensions conceptuelles que celle d’être justement né d’un conflit entre prétentions : « a demand for a right and the complaint for a wrong »[85]. Il n’est pas une proposition législative, ni un exposé institutionnel.

En réalité, ce sont les nuances du droit américain qui nous permettent de soutenir cette hypothèse. Contrairement au droit anglais, on voit apparaître au tournant du siècle une prise de conscience accrue du rôle des tribunaux, de leur rôle et place dans l’ordonnancement politique, mouvement parallèle aux développements continentaux de l’abus. La conception américaine des droits à la fin du dix-neuvième siècle véhicule l’idée républicaine d’une règle de droit préexistante dont seraient déduites les solutions particulières. Là est le dénominateur commun avec le droit continental. Ici comme là d’ailleurs, on note une certaine désillusion quant à la capacité du législateur de produire une règle d’or, d’où une plus grande confiance dans le pouvoir judiciaire :

The question of legal regulation of conflicting rights is not confined to rights in regard to the use of land, but extends to all cases of conflicting right as to other matters or subjects […]. It is generally admitted that it is impossible to frame a rule so definite that its application will instantly solve all cases of conflicting rights […][86].

Le langage du droit est ici plus familier. On semble même atteindre une certaine parité avec son emploi civiliste.

En réalité, même si la notion de droit s’en trouve plus affirmée, elle n’a pas échappé complètement à la méthode prétorienne qui a fini par absorber le droit privé. De sorte que les études fondamentales sur la notion de droit concernent d’abord et avant tout les droits fondamentaux des individus. D’autre part, ces études proposent rarement des projections abstraites du système de droit privé hors de leur réalité judiciaire. Ainsi, les réflexions de Dworkin sur les droits, dans son ouvrage Taking Rights Seriously[87], portent bien plus sur une méthode de résolution des cas judiciaires complexes mettant en jeu les droits fondamentaux que sur la coordination des intérêts privés d’ordre économique[88].

Les travaux de l’américain Hohfeld et sa grille analytique des rapports induits dans le droit sont peut-être les seuls à s’être singularisés par une généralisation et par une méthode plus familière à la doctrine civiliste. Tous les travaux modernes sur l’analyse des droits pointent vers lui[89]. Hohfeld, professeur à l’Université de Stanford puis à Yale, va, dans quelques articles canoniques, jeter les idées de base d’une théorie dont l’objectif est d’établir une typologie des intérêts juridiques en précisant la notion de droit[90]. Ce qui surprend le juriste civiliste, c’est la méthode d’Hohfeld. De manière très clinique, il établit une classification élémentaire des éléments que l’on regroupe sous le vocable générique de droit, c’est-à-dire différentes relations juridiques — en réalité principalement contractuelles — en vue d’en exposer les mécanismes par l’emploi d’une terminologie précise. Il suggère d’abord de réduire la totalité des relations juridiques à quatre catégories principales : « right », « privilege », « power », et « immunity ». Il en dégage ensuite leurs contraires : « no-right », « duty », « disability » et « liability ». Il complète son tableau en affectant à chacune des quatre premières catégories sa réciproque, respectivement : « duty », « no-right », « liability » et « disability »[91]. Sans aller plus loin dans l’analyse, les travaux méticuleux d’Hohfeld sont révélateurs, à notre sens, des différences fondamentales qui séparent la compréhension de common law de la notion de droit de sa compréhension civiliste, et qui tiennent au rôle de la loi dans le processus normatif[92].

Certes, les discussions sur les droits, libertés, facultés et pouvoirs se retrouvent en droit civil, mais elles sont au service d’une quête sur la source des droits et de leurs finalités, alors que les travaux d’Hohfeld tendent à un résultat, celui de faciliter la résolution des conflits judiciaires en précisant le vocabulaire du droit. En réalité, l’analyse des droits en common law est faite dans un langage et une méthode technicienne et pratique qui élude ou atténue considérablement la portée politique de ses énoncés[93]. Elle ne traite pas, dans le cadre du droit privé, de ce que le droit devrait être, mais tente de décrire ce qu’il est. Cela tient fort probablement à ce que la jurisprudence, matière première de la common law et par conséquent des travaux de Hohfeld, est un lieu d’expression plus limité de la volonté politique. Pour cette raison, qui tient finalement de la théorie des sources des normes, la discussion sur les droits en common law ne se fait pas dans les mêmes termes qu’en droit civil et les nombreuses décisions que cite Hohfeld pour construire son analyse sont citées moins pour leur valeur principielle ou politique que pour leur intérêt instrumental ou technique. Ainsi, les écrits hohfeldiens dissèquent les droits devant nous, méthodiquement, sans que l’on sache véritablement d’où ou de qui ils tiennent leur force politique. Ils ne feront pas même référence aux théories de la volonté, un incontournable des théories civilistes. Rien n’est dit, donc, sur l’état de ces droits qui semblent être désarticulés — et non causés ou finalisés, comme dans la pensée privatiste — des droits libres de toute attache à ce que nous appellerons, très largement et avec une imprécision volontaire, le droit public.

C’est aussi pour cela que la notion d’intérêt (interest) est plus familière dans ce langage juridique de common law : soit elle préfigure la pesée des intérêts, propre à la méthode prétorienne, soit elle détermine l’intérêt pour agir, une prérogative à faire valoir, à un titre ou à une action. Cette précision est importante, car l’idée du droit subjectif vient avec la certitude que l’action qui le sert sera accordée au titulaire de ce droit, et que la preuve de la violation de ce droit suffira à son succès. Inversement, lorsque le droit se confond avec l’action, se pose immédiatement la question de l’intérêt pour agir et des critères d’ouverture de l’action ou de la réparation[94]. De plus, dans la tradition civiliste, l’intérêt est parfois distingué du droit, en ce que ce dernier emporte la garantie du pouvoir public[95] et, lorsqu’il porte le sceau de la loi, ne supporte que difficilement la pondération, à moins que la loi elle-même la prévoie. Il est prérogative, non pas conciliation. Il est droit et non obligation.

C. Un droit sans obligation, un pouvoir sans devoir ?

Y a-t-il dans l’idée de droit en droit privé un effacement de la notion de devoir ? Car en définitive, l’existence même de la théorie de l’abus suggère sa déliquescence, voire une défaillance dans les mécanismes de régulation des actions individuelles. Ost distingue la notion de droit — et plus précisément celle de droit subjectif, que nous verrons plus loin — et celle d’intérêt de la façon suivante :

Dans le cas du droit subjectif, il y a priorité du droit sur l’obligation, tandis que dans le cas de l’intérêt légitime, le rapport s’inverse, le devoir bénéficiant de la prévalence, dont l’intérêt apparaît le reflet. Dans l’un et l’autre cas, il y a bien un complexe de prérogatives et de charges, mais de l’un à l’autre se modifie le poids respectif et la priorité de ces éléments[96].

Dans l’idée que le civiliste se fait de la notion de droit, l’obligation semble dormante. La théorie de l’abus réagit à cette inflexibilité apparente du droit : par son ouvrage, elle veut redonner une mesure sociale au droit, le rendre moins défini et plus relatif. Il s’agit dès lors de déterminer si, en dehors des devoirs intrinsèques posés expressément par la loi ou qui, comme dans les tablatures hohfeldiennes, s’expriment par un savant système d’obligations réciproques ou corrélatives dans les rapports contractuels, il en existerait d’autres, extrinsèques ceux-là, qui se tapisseraient au fond des consciences morales ou sociales du droit et qui n’attendraient que le jour de leur révélation. Ce faisant, l’abus de droit ne se réapproprie-t-il pas les mécanismes de l’obligation naturelle, antédiluvienne notion de droit civil, laissée plus ou moins à son dépérissement tout aussi naturel[97] ? Cette fois-ci, cependant, l’obligation apparaît dans un contexte où le législateur est intervenu sans la transporter avec lui : elle est découverte par les tribunaux. Les discours sur la morale et le droit font certes le lit de nos développements, en ce que cette obligation constitue ultimement un jugement de valeur sur un acte pourtant légal[98], mais il s’agit tout autant d’expliquer la force de cette obligation, c’est-à-dire sa source et sa place dans l’échelle normative. Le théoricien de l’abus regarde ainsi avec envie les développements du droit constitutionnel, qui coordonnent les actions de l’État avec les droits fondamentaux des individus en prémunissant ces derniers contre des intrusions excessives. Bien que le droit civil s’associe volontiers avec le corps constitutionnel de nos lois, comme le fait le Code civil du Québec au nom d’une harmonie prosaïque, il demeure encore réfractaire à une certaine publicisation[99]. Le droit privé, renfermé sur son élégant complexe, est un droit de coordination et demeure a priori inhospitalier aux mécanismes correctifs du droit public. Le ressac est toutefois inévitable. C’était déjà la fonction ultime de l’abus : mettre en sourdine les manifestations trop bruyantes des pouvoirs délégués par la loi aux individus. L’abus réinstaure un dirigisme quant aux droits en droit privé, par l’intervention du pouvoir judiciaire. Il réintègre le devoir social dans le droit. C’est donc bien dans le nexus des relations entre individus et État, de l’impossible distinction entre droit privé et droit public que l’on doit trouver les fondements de la théorie de l’abus. Rappelons que la notion de droit en common law — qui ne connaît guère la distinction entre droit public et droit privé — ne réalise pas cette décomposition des autorités, l’individu d’une part, la société de l’autre, dans la création des obligations. Au contraire, le droit est traditionnellement perçu comme moyen de pondération, puisqu’il résulte de la confrontation des intérêts que la procédure expose en vue de l’adjudication selon la balance des probabilités. L’intérêt n’a pas la gravité et le sens étatique du droit. Pourtant, même dans ce contexte hermétique à la dimension constitutionnelle du droit privé, il semble que le droit prétorien ait adopté une nouvelle conscience. C’est ce que note encore Samuel : « Not only have the English courts moved increasingly towards a more formalised public law, but there has been a significant shift from the political consensus which, in turn, is forcing judges […] into the political arena » [notes omises][100].

La dissolution des obligations dans le droit, menée par le libéralisme juridique et bientôt accélérée par la puissante prose de l’analyse économique du droit, n’était pas pour satisfaire les tenants du mouvement socialiste naissant. Emmanuel Lévy, dans son opuscule de 1926 intitulé La vision socialiste du droit, rend compte des déviances de cette philosophie des droits sans devoirs, dans laquelle « il ne pouvait jamais y avoir responsabilité : et ainsi, plus nous aurions de droits, et moins nous serions responsables, et moins donc nous aurions de devoirs »[101]. Critiquant dans sa méthode, mais non dans son objectif, la théorie de l’abus, il poursuit :

Pour échapper à cette contradiction pratique, on a construit la théorie artificielle et théoriquement contradictoire de l’abus du droit ; nous serions responsables, en principe, quand nous agissons sans droit, et, par exception, quand nous exerçons abusivement notre droit. Or cette exception, c’est la règle même : nous sommes obligés parce que nous exerçons notre droit contre le droit d’autrui [notes omises][102].

Naturellement, une des grandes difficultés de l’abus est d’arriver à isoler l’acte qui, réalisé dans l’intérêt de son auteur, est suffisamment nocif pour justifier son interruption et créer ainsi l’obligation. La faute, définie alors comme le manquement à une obligation, semble être ici voilée par l’énoncé même du droit en question, énoncé qui justement n’en prévoit expressément aucune. Dans cette projection cartésienne, le droit que l’abus refrène empêche la constitution d’une faute, à moins de convenir que la faute ne réside pas dans l’illégalité de l’acte reproché — un acte accompli sans droit — ce qui oblige à une redéfinition de la faute en soi. L’autre difficulté, évidemment, est celle de la prévisibilité de telles obligations issues d’une faute sui generis. De plus, dès lors que l’on pose la question de l’obligation en termes de causalité, le processus générateur de l’obligation devient solidaire de l’action qui cherche à la révéler, de sorte que l’obligation ne s’objective qu’au moment de l’adjudication. Elle n’est jamais réellement préconstituée, ni précisément prédéterminée. L’obligation, et donc la limite des droits, est alors entièrement privatisée, au moins jusqu’à ce qu’elle soit l’objet d’une décision judiciaire ; à ce moment seulement, elle prend une signification juridique positive[103]. Autrement dit, l’abus ne trouve place que dans le particularisme des espèces soumises aux tribunaux. L’obligation qui arrête le droit dans sa course est ainsi difficilement prévisible : c’est la raison pour laquelle les théories libérales tentent de limiter objectivement les conditions et critères de la faute. À défaut de prescription législative, le droit ne rencontre l’obligation que lorsque le droit est mis en action.

Bien entendu, plus la loi précise les prérogatives assorties à un droit, plus l’injustice commise dans l’exercice de celui-ci semble légalisée, la faute immunisée ; c’est la difficulté. La théorie de l’abus fait ressortir l’idée que le droit est une habilitation. Irradié par le pouvoir législatif qui le garantit, il est nécessairement un droit causé. Le droit, ainsi perçu à travers sa source, est institutionnalisé et donc politisé. La liberté du titulaire dans son droit est une liberté conditionnée et autorisée. De là découle une certaine idée du gouvernement des actions privées, que les travaux sur la propriété et le voisinage ont généralement bien su capturer. Mais ces idées se conjuguent et évoluent différemment dépendamment du système envisagé. Nous l’avons dit, le droit américain offre à cet égard une perspective intéressante. Là, la pensée benthamienne — sympathique d’ailleurs aux idées de codification — semble avoir eu une influence majeure. Le droit dans cette tradition, et le droit de propriété notamment, repose également sur un mécanisme de confirmation, d’homologation. C’est bien du pouvoir de l’État que le propriétaire est investi[104]. Le droit privé résulte d’une reconnaissance étatique et ne s’oppose pas dans son principe génétique à l’État. On sait également que la reconnaissance de cette origine en droit américain n’a pas mené à la création d’un lien intellectuel d’interdépendance marquée entre l’État et l’individu. De l’État, on s’est méfié. L’État est demeuré idéalisé, voire dilué, dans l’esprit du fédéralisme[105]. L’individu, une fois investi des droits, s’affranchit de l’État, au moins dans la gestion des affaires civiles. Charles Reich précisait encore cette idée d’investiture, présentée métaphoriquement et dans des termes presque civilistes, mais sans même citer la loi comme origine. De ces sphères, l’État semble même être désormais chassé :

One of these functions is to draw a boundary between public and private power. Property draws a circle around the activities of each private individual or organization. Within that circle, the owner has a greater degree of freedom than without. Outside, he must justify or explain his actions, and show his authority. Within, he is master, and the state must explain and justify any interference. It is as if property shifted the burden of proof; outside, the individual has the burden; inside, the burden is on government to demonstrate that something the owner wishes to do should not be done[106].

II. Le subjectivisme et l’abus

On l’aura compris, l’abus est le compagnon de l’absolu, ou plutôt son antithèse. Les deux termes sont consonants, mais antinomiques. Pourtant, le premier est contenu dans le second, comme si l’idée d’absolu comprenait déjà l’origine de sa répudiation. L’idée de l’abus de droit renvoie à celle de finalité du droit. Elle se déploie contre un certain positivisme formaliste trop étroit et un principe de déduction trop inconséquent, cela dans l’objectif de maintenir la science juridique en phase avec les phénomènes sociaux[107]. Les agissements antisociaux s’inscrivent contre l’essence même du droit, parce que la volonté individuelle cesse d’être une fin en soi. D’un point de vue juridique, le droit est un avoir autant qu’un être et symbolise le fait que l’homo normativus ne peut se concevoir hors de la société. L’abus repose ainsi sur une certaine préconception du droit et de ses sources, ce qui explique que, dans son langage comme dans son principe, il se situe dans les pays de droit écrit.

Il faut maintenant préciser nos remarques précédentes qui, dans la méthode, s’employaient à exposer les théories sur la notion de droit. L’abus, avons-nous dit, polarise son effet sur cet objet. Il faut encore préciser la proposition. La question dans la théorie de l’abus appartient à une espèce toute particulière de droit, une race que l’on a voulue noble sans jamais véritablement savoir la définir : le droit subjectif. Une première sous-partie présentera la symbolique du droit subjectif (A). Nous traiterons ensuite de la place de l’abus de droit au sein du système de la responsabilité civile et notamment eu égard à la notion de faute, qui elle aussi se rattache au subjectivisme (B).

A. La notion de droit subjectif

Il faut voir dans l’abus une régression de la notion de droit subjectif, comme nous l’enseigne la théorie générale du droit (1). Mais plutôt que d’y voir sa ruine, il faut plutôt y voir une complémentarité — particulière au droit civil continental — émanant de l’idée de contre-pouvoir. Ce contre-pouvoir est associé dans la doctrine à la notion de droit-fonction (2).

1. Le subjectivisme dans la théorie générale du droit

Voici un autre sanctuaire des grandes idées politiques, une notion qui brille encore du lustre que les grands esprits lui ont laissé ! Si l’on se fie à nos lectures, il n’y a guère de philosophe ou de juriste qui ne puisse être crédité de quelque apport à la théorie subjectiviste, qu’il la rejette ou l’approuve. La doctrine s’est éprise du sujet avec une ferveur inégalée[108]. La discussion prend d’abord racine chez les stoïciens, lit-on chez certains[109] ; se renforce au contact de la philosophie occamiste, puis volontariste[110], rebondit dans les exposés kantiens pour finalement aboutir à un individualisme libéral ou un atomisme triomphant, selon lequel le collectif est un arrangement des intérêts particuliers. L’expression « droit subjectif » témoigne de cet individualisme : elle désigne des droits garantis dont la réalisation est laissée à la volonté de leur titulaire. Les droits subjectifs, dira-t-on, sont des prérogatives. Ils sont, dans une compréhension plus moderne, les biens (droits réels, droits intellectuels, droits personnels, etc.) : des droits garantis par la loi, créés par elle ou par contrat, dont l’opposabilité offre un certain choix d’action à leur titulaire — d’où le rapprochement avec l’idée de liberté — et surtout, des droits qui sont économiquement disponibles, c’est-à-dire aliénables[111]. La valeur de ces droits procède essentiellement du fait que leur régime repose sur l’idée de violation d’un droit (la contrefaçon est un bel exemple), plutôt que sur la recherche d’une responsabilité découlant d’une faute ou d’un manquement à un devoir général (le cas de la concurrence déloyale pourrait ici servir de contre-exemple)[112].

Sur le parcours hautement théorique du subjectivisme, les variations ne se comptent plus. Mené par un chapelet d’auteurs germaniques qui auront marqué la pensée juridique des dix-neuvième et début du vingtième siècles — Windscheid, Jhering, Thon, Jellinek, Savigny, etc. —, propagé par des germanophiles en France — en particulier Saleilles et Michoud — , c’est bientôt la doctrine européenne continentale tout entière qui s’enflamme pour le sujet du droit subjectif[113]. Jhering, en particulier, déploiera avec brio les éléments des théories de la Willenshaft pour ramener le droit-volonté dans la réalité politique et juridique : le droit ne consiste pas tant en la liberté de vouloir qu’en des intérêts protégés[114]. Les droits idéalisés des tenants de la théorie de la volonté deviennent, sous l’influence des pensées positivistes, des droits subordonnés, au moins en partie, à la puissance de l’État qui les crée.

L’évolution des idées sur le droit naturel n’est évidemment pas étrangère à la formation et au développement du subjectivisme. Omniprésent, on le trouve au détour de tout questionnement sur la place de l’individu au sein de la société civile. La polarisation des idées entre droit naturel et droit positif — ou encore entre droits naturels et droit naturel, comme le précisait Atias[115] — se prolonge donc naturellement, avec des variations, le long d’autres antagonismes classiques, tels droit et loi, droit et pouvoir, droits et intérêts et, bien entendu et absorbant la plus grande part de ces considérations, droit subjectif et droit objectif. Ce dernier couple semble avoir occupé tout l’espace doctrinal du vingtième siècle[116]. Cette présentation binaire du droit n’est pas aisée à comprendre, en ce qu’elle implique une réflexion sur différents plans. Comme nous le verrons, le rapport entre le droit objectif et le droit subjectif est tantôt un rapport d’opposition, de synchronisme, de complémentarité et, pour certains, de synonymie. Les thèses sur le droit subjectif prolifèrent dès la fin du dix-neuvième siècle, même si l’on note un certain essoufflement après la seconde moitié du siècle d’après. La notion demeure toutefois « non seulement défendable, mais indispensable », écrira Dabin, à qui l’on doit l’un des ouvrages les plus achevés sur la question : elle fait partie de l’histoire des idées juridiques[117].

La notion de droit subjectif est une notion ambidextre. Elle appartient au domaine politique autant qu’au domaine juridique. Cela explique d’ailleurs qu’elle ait intéressé tant le publiciste que le privatiste. Les publicistes s’en serviront pour faire ressortir l’origine « positive » des droits et pour traiter des protections constitutionnelles des droits fondamentaux, des droits dits individuels. De ce point de vue, le rapport entre droit subjectif et droit positif en est un de complémentarité, voire de subordination. Le premier découle du second, et ensemble forment une vision panoramique de la juridicité. Certains pousseront l’analyse et réduiront le droit subjectif au droit positif. Duguit, nom à l’enseigne duquel cette école doit être placée, réfutera ainsi l’idée même de droit subjectif : il n’y a pour lui que l’État ; Kelsen lui aura certes fourni les arguments de sa thèse. Niant jusqu’à sa réalité, il redéfinira le plus subjectif de tous les droits, le droit de propriété. La propriété est, selon Duguit, « pour tout détenteur d’une richesse le devoir, l’obligation d’ordre objectif, d’employer la richesse qu’il détient à maintenir et à accroître l’interdépendance sociale »[118]. Dans cette conception, le privatiste semble dès lors travailler à partir de la matière première fournie par le droit public. Répétons-le, la réflexion sur le droit subjectif est une réflexion sur l’État[119].

C’est à l’époque des discussions sur les droits subjectifs et suite aux provocations des publicistes que les privatistes ont exploré les sciences sociales et politiques pour expliquer que si la norme, la loi, était essentielle au droit subjectif, elle n’en était qu’un catalyseur. Les travaux de Gény et des tenants du droit naturel « à contenu variable » ont bien entendu ouvert la voie[120]. Partant de l’autorité de l’individu sur sa propre personne — en droit des biens, on parlera des droits « innés »[121] — puis allant, par cercles concentriques croissants, jusqu’à agencer son rapport avec les choses, les autres, puis la société civile, le droit privé moderne est une extrapolation de l’individu. Ce dernier en est l’épicentre. La célèbre définition du patrimoine donnée par Aubry et Rau suffit à rendre compte de la puissance structurante des théories subjectivistes : le patrimoine est « une émanation de la personnalité, et l’expression de la puissance juridique dont une personne se trouve investie comme telle »[122]. La création de la personne morale découle de la même pensée[123]. Au commencement du droit privé donc, la personne, et non l’État, est le sujet de droit. Les droits subjectifs ne sont que les traits successifs et variés dessinés par l’État autour et à partir de la personne. Le droit subjectif est une « faculté légale de vouloir » reprendra Saleilles, signifiant ainsi que la volonté de l’individu est vecteur de choix et de mouvement dans les limites objectives du droit. Il ne faut pas être grand observateur pour s’apercevoir que les exercices de codification ont été fortement mus par cette conception aussi anthropomorphique que positiviste. C’est à partir d’elle, ou plutôt contre elle que l’on a voulu déterminer le rôle de la collectivité. Selon la formule de Carbonnier, « [l]e droit objectif reconnaît aux individus des prérogatives, des aires d’action, des sphères d’activité, dont ils vont jouir sous la protection de l’État »[124].

Il reste, naturellement, à établir la mesure du collectif dans le maintien des prérogatives individuelles. Si l’on reprend les termes de la Déclaration des droits de l’Homme et du Citoyen de 1789, l’intervention de l’État doit être minimale, ponctuelle, devant simplement assurer « la conservation des droits naturels et imprescriptibles de l'Homme »[125]. L’épanouissement de chacun suffit à garantir le bon fonctionnement de la société. Selon cette conception ainsi résumée par Duguit,

[l]a collectivité organisée, l’État, n’a d’autre but que de protéger et de sanctionner les droits individuels de chacun. La règle de droit, ou le droit objectif, a pour fondement le droit subjectif de l’individu. Elle impose à l’État l’obligation de protéger et de garantir les droits de l’individu ; elle lui interdit de faire aucunes lois, aucuns actes qui y portent atteinte[126].

Ainsi, pour beaucoup de théoriciens du droit de l’époque des encyclopédistes, le droit subjectif — et ici le lien avec les théories du droit naturel est évident[127] — fonde le droit objectif[128]. Il lui préexiste et le sert. Pour revenir à elle, la Déclaration des droits diffuse largement cette conception : l’article 2 stipule par exemple que « [l]e but de toute association politique est la conservation des droits naturels et imprescriptibles de l’Homme. Ces droits sont la liberté, la propriété, la sûreté et la résistance à l’oppression » ; l’article 4 précise que

[l]a liberté consiste à pouvoir faire tout ce qui ne nuit pas à autrui : ainsi, l'exercice des droits naturels de chaque homme n'a de bornes que celles qui assurent aux autres Membres de la Société la jouissance de ces mêmes droits. Ces bornes ne peuvent être déterminées que par la Loi[129].

La marque du libéralisme bourgeois est évidente. Les critiques fusent. Pour certains, ces déclarations sont utopiques et se noient dans une réalité plus sombre où elles n’ont qu’un écho limité. Elles se perdent dans les conjectures les plus fantasques, existent dans les savantes extrapolations des littérateurs bien pensants. Car seul est libre celui qui en a les moyens. Ainsi, les dangers d’une telle construction sont apparus très rapidement et ont annoncé la théorie de l’abus car, poussé à l’extrême, le droit ainsi idéalisé peut mener à la négation de la collectivité :

L’ambivalence du droit ne peut plus être fixée en partant de l’homme, elle est redevenue, comme jadis, l’affaire du droit lui-même, cela non plus désormais avec un arrière-plan théologique, mais sociologique : en tant qu’expression ambivalente d’une société qui ne semble justement pas faite pour rendre l’homme parfait ni même seulement heureux[130].

L’étude du droit subjectif aura donné lieu à une somme colossale de travaux dont les nuances rendent vaine la tentative de synthèse. Plus proche de nous, Carbonnier lui accorde le statut de notion élémentaire du droit civil :

Il est difficile de faire apparaître l’essence du droit subjectif. Les uns ont dit : c’est un pouvoir de vouloir ; les autres : un intérêt pris en considération par le droit, un intérêt juridiquement protégé. Le vrai est que le droit subjectif est une des notions premières du droit et défie quelque peu l’analyse[131].

S’il est le point focal d’une importante doctrine, c’est qu’il établit, pour reprendre une ancienne terminologie, la dimension temporelle du droit. De plus, les discussions sur le droit subjectif mènent directement à une réflexion générale sur la notion de pouvoir en droit — notion qui deviendra progressivement exclusive au droit administratif, mais que l’on voudrait bien étendre à la compréhension des droits privés[132]. L’abus catalyse ce pouvoir. Dabin s’interroge sur ce droit-pouvoir consacré par la loi :

[S]era-t-il permis de revenir pour en contrôler l’usage, bon ou mauvais, qui aurait pu en être fait ? N’y aurait-il pas une sorte de contradiction in terminis dans l’idée d’un droit subjectif contrôlé, en tout cas une altération profonde du concept ? [italiques dans l’original][133].

C’est non loin du spectre de l’individualisme outrancier et des affres d’une société dont l’organisation du travail allait connaître une véritable révolution que la théorie de l’abus de droit est apparue[134]. Celle-ci tente, en quelque sorte, de ramener l’individu dans la collectivité ou la collectivité dans le droit, à le responsabiliser de nouveau. D’un tel point de vue, l’arme du droit subjectif se retourne contre ses propres disciples : en voulant placer l’individu au premier plan, ils l’ont en quelque sorte placé hors de la collectivité. Une nouvelle conception apparaît alors pour ramener l’individu dans la collectivité : le droit-fonction[135].

2. L’abus et la fonction sociale des droits

Pour Duguit, le social est dans l’État et ne vient pas de l’individu — il émane de la « grande masse des esprits »[136], écrira-t-il. Pour lui, l’individu a dans la société une certaine fonction à remplir, une fonction que lui indique la règle de droit[137]. Dans ce système, la notion de droit subjectif est superfétatoire. Il n’y a que l’État — et donc la soumission au droit et aux pouvoirs publics. Devant une telle proposition, les privatistes se doivent de répondre — il en va de leur sacerdoce. Car on les interroge sur leurs visions politiques et sociales. Il ne suffit plus de faire valoir la maîtrise de l’appareillage juridique dont ils ont la charge. Il faut encore l’expliquer. Le droit privé n’est certes pas dépourvu de dimension sociale ; c’est par lui, rappelons-le, que les institutions essentielles de la société sont préservées : la propriété, la filiation, le mariage, etc. Mais le juriste de ce début de vingtième siècle est appelé à faire le point sur sa participation à la construction sociale. Les tenants du droit subjectif doivent rendre compte de la contribution du droit privé à l’évolution des rapports sociaux dans une société qui s’urbanise et s’industrialise. Ces droits, dont ils n’ont cessé de raffiner l’expression, paraffinés de maximes latines, ne peuvent plus être exposés par la doctrine savante comme on aligne les grands portraits dans une galerie sans ordre ni thème. Il faut réaligner les prérogatives individuelles sur les intérêts collectifs[138]. C’est la critique sociale française et, au nom de Josserand, on doit ajouter ceux de Gény, Saleilles et Lambert. Pour cette partie de la doctrine, l’État prend part entière, au nom de la collectivité, à la coordination des intérêts.

En raison de l’intervention accrue des tribunaux qu’il implique, l’abus de droit fait partie de ces nombreux projets socialisants du début du vingtième siècle. L’individu demeure certes le point de départ et le pôle essentiel de sa rhétorique normative mais, sous la thématique générale des droits-fonction, apparaît un mouvement tectonique vers la planification et reconstruction sociale par et à travers le droit[139]. On veut croire à la destination[140], à la finalité sociale ou économique des droits selon un prédicat unique, comme si chacun des droits individuels avait une qualité sociale stable et connue, que les tribunaux se chargeraient de rappeler. Dans cette conception, le droit subjectif est nécessairement conditionnel, dans sa réalisation, à son but, ce qui explique la proximité conceptuelle entre l’idée de droit-fonction et celle de « relativité des droits », développée par Josserand pour justifier la théorie de l’abus de droit[141].

L’idée de droit-fonction s’est heurtée à de nombreuses objections[142]. Certaines s’en prennent à son arrimage politique aux idées socialistes. On dénonce alors un dirigisme dangereux : les droits seraient sans cesse soumis à un examen a posteriori de validité ou de conformité à un idéal collectif. D’autres font valoir que la théorie des droits-fonction oblige à de trop nombreuses distinctions et fait appel à des critères trop imprécis, comme celui du motif légitime. Cela fera dire à Roubier que « cette théorie reste affectée d’un fâcheux coefficient d’insécurité »[143]. Tous les droits-prérogative, en effet, ne se prêtent pas à une lecture finaliste, soit que le législateur lui-même ne se soit pas exprimé clairement, soit qu’ils soient discrétionnaires ou inconditionnés. Le débat sur l’abus des libertés est ainsi particulièrement révélateur. La doctrine voit certes dans les deux notions une possibilité d’action garantie par le droit objectif, mais certains disqualifient la notion de liberté au motif qu’elle n’a pas la consistance technique du droit subjectif[144]. La liberté n’a pas d’autre fonction que d’être liberté. Roubier, en particulier, refusera de les associer, même s’il affirme avec Josserand que la liberté est la souche commune de tous les droits[145]. D’autres commentateurs ont noté que le droit subjectif mettait plutôt en évidence une relation interindividuelle, alors que la liberté semblait tourner vers ou contre la société ; l’un est constitué, l’autre indéterminée. La discussion n’a évidemment d’intérêt que si l’on veut refuser aux libertés l’application de l’abus. Pour Josserand et sa suite, les libertés sont sujettes tout autant que les autres droits subjectifs à l’abus. Il n’y a pas lieu de les distinguer[146]. Là aussi, l’abus fait son ouvrage :

Les libertés que nous nous proposons de soumettre à l’épreuve de cette pierre de touche sociale que constitue le concept de l’abus, sont parmi les plus nécessaires qui florissent dans notre société moderne, les unes individuelles, comme la liberté de la pensée et la liberté du commerce, les autres corporatives, comme le droit de coalition, ouvrière ou patronale, et le droit d’association ; nous allons constater qu’elles ne sont point absolues et que les limites objectives qui leur ont été tracées par le législateur se doublent d’une compression d’ordre fonctionnel et finaliste qui s’oppose à ce qu’elles dégénèrent en licences[147].

Le style n’éclipse pas à notre avis la faiblesse de l’argument. La liberté est moins une prérogative déterminée qu’un principe d’action général. On peut se demander alors si l’abus est ici bien taillé pour la contenir[148]. L’abus se conçoit mieux en présence d’un droit défini. Or, la liberté, si chère et si diverse soit-elle dans ses manifestations, n’écarte jamais totalement l’examen d’un acte répréhensible exécuté sous sa prétendue licence. La faute dans un acte placé a priori sous l’autorité d’une liberté suffirait à engager le régime de responsabilité civile. La liberté d’expression n’excuse pas, par exemple, la diffamation, qui s’apprécie selon les règles traditionnelles de la responsabilité civile. En réalité, la reconnaissance de la relativité intrinsèque des libertés et donc l’existence d’un principe interprétatif de proportionnalité suffit à leur aménagement en cas de conflit. De la même manière, l’agencement des libertés individuelles — ici non plus dans un rapport purement de droit privé, mais dans une perspective opposant l’individu à l’État — s’effectue désormais directement dans le cadre du droit constitutionnel, qui contient ses propres mécanismes de régulation. Il y a donc, répétons-le, pour l’essentiel de ces libertés, des principes de proportionnalité qui établissent directement la mesure du contrôle judiciaire de leur réalisation. D’une certaine façon, le droit constitutionnel donne aux tribunaux ce que Josserand avait voulu accorder au droit privé à partir de sa théorie de l’abus de droit[149]. C’est en cela que ce dernier constitue pour lui un principe de superlégalité[150].

Certains droits subjectifs, cette fois-ci conçus comme des prérogatives particulières — en common law, la proposition doit être inversée : il n’y a que des libertés jusqu’à la création d’un tort, ici point de prérogative — confèrent à leur titulaire un pouvoir qui semble inflexible, exempt des contraintes sociales. Il s’agit de ce que Josserand appellera « [l]es droits à esprit égoïste »[151]. Les droits subjectifs altruistes, ou droits causés, ont quant à eux une désignation sociale claire, généralement formulée dans la loi, et suivent un déterminisme formel. Ce qui importe, aux fins de notre étude, est de faire apparaître, en réduction des controverses sur ce point, la réalité du droit subjectif, car c’est lui et lui seul, selon Josserand et son école, qui est susceptible de mésusage. La doctrine française du vingtième siècle s’est généralement entendue pour dire que certains droits sont portés vers un objectif spécifique matérialisant ainsi ses limites. La finalité particulière du droit apparaît ici simplement comme une condition posée par le législateur. C’est par exemple l’intérêt particulier du mineur dans le régime de tutelle du Code civil du Québec[152]. C’est à propos de ces droits que Dabin parlera de droits-fonction[153]. Josserand avait été plus loin : selon lui, l’idée de droit-fonction valait pour tous les droits. Les deux thèses se suivent donc pour un temps, pour ensuite bifurquer. Pour Dabin, on ne peut pas concevoir d’abus pour les droits-fonction, puisque cette fonction est une condition matérielle de leur réalisation :

C’est dire que le droit-fonction est essentiellement relatif — relatif à la fonction, et que le droit s’effondre (sinon nécessairement la compétence du titulaire), chaque fois que le lien avec la fonction est en fait rompu. En l’hypothèse du droit-fonction, la notion de « relativité des droits » est entièrement à sa place[154].

Dabin reconnaît donc l’utilité de la théorie de l’abus, mais en limite l’application. Pour lui, les droits-fonction ne peuvent être constitutifs d’abus : « Tout mauvais usage met le titulaire de fonction en marge de son droit, exactement comme s’il avait transgressé une disposition formelle de la loi »[155]. On ne parlera alors plus simplement ici que d’illégalité. Reprenant la terminologie de Josserand, il en déduit que seuls les droits égoïstes — par opposition aux droits altruistes — accordés dans l’intérêt propre de leur titulaire, sans référence directe à un quelconque commandement extérieur, sont susceptibles d’abus.

Pour Josserand, et cela lui vaudra bien des critiques, le principe de l’abus est un principe transcendantal et premier, applicable à toutes les disciplines. Il n’y a pas lieu de distinguer selon les disciplines ou les matières. Tous les droits subjectifs, le droit de propriété le premier, sont droits-fonction. La finalité sociale codifie donc tous les droits, elle en est le vecteur. Il en est ainsi, écrira Josserand,

non seulement pour les prérogatives à caractère altruiste, [...] mais aussi, et en dépit des apparences, pour les facultés les plus égoïstes […] ; elle met les égoïsmes individuels au service de la communauté […] ; et puisque chaque égoïsme concourt au but final, il est de toute évidence que chacun de nos droits subjectifs doit être orienté et tendre vers ce but ; chacun d’eux a sa mission propre à remplir, ce qui revient à dire que chacun d’eux doit se réaliser conformément à l’esprit de l’institution ; en réalité, et dans une société organisée, les prétendus droits subjectifs sont des droits-fonction ; ils doivent demeurer dans le plan de la fonction à laquelle ils correspondent, sinon leur titulaire commet un détournement, un abus de droit ; l’acte abusif est l’acte contraire au but de l’institution, à son esprit et à sa finalité [notes omises][156].

Des voix s’élevèrent contre cette conception. Car si l’on peut se laisser séduire par la noble idée d’un principe directeur, il peut s’avérer difficile d’en préciser la portée. Le principe prudentiel de la norme semble ici directement affecté et avec lui vacille la croyance dans les formes pérennes de la règle de droit. Comment, en effet, rendre compte de l’évolution dans le temps de la norme, en déterminer l’objet véritable ou dégager le critère permettant de relever son détournement ? Josserand avait proposé des guides : l’acte sera normal ou abusif selon que son titulaire est animé par un motif légitime ou non[157]. On est ici quelque part à la périphérie de la faute, dans ses faubourgs mal éclairés. Si parfois l’acte matériel suffit en lui-même à révéler l’abus, il faut dans d’autres cas examiner la conscience du titulaire du droit et rechercher le mobile de l’acte, ce à quoi l’ensemble de la doctrine de l’époque répugne. C’est ainsi que les discussions se sont concentrées sur la place de l’abus dans la théorie classique de la faute, qui est, à défaut d’un critère stable, un critère connu.

B. L’acte abusif et la faute

Toutes les théories de l’abus ont tenté de situer l’abus par rapport à la faute. Les théoriciens de la responsabilité civile, souvent réfractaires à la théorie de l’abus[158], ont tenté de l’y assimiler. Il reste que le traitement de la faute dans l’exercice d’un droit oblige à de nombreuses contorsions. Josserand distingue les actes illégaux des actes illicites et les actes excessifs des actes abusifs (1) et tentera en vain de remplacer la faute par la notion de motif illégitime (2).

1. Légalité ou licéité dans les travaux de Josserand

Josserand joue sur « les deux acceptions bien connues du mot droit, lequel se réfère tantôt à l’ensemble des règles sociales, à la juricité [...], et tantôt à une prérogative déterminée »[159]. Selon lui, on peut ainsi être tout à la fois dans les limites matérielles de la loi et contrevenir au droit. Pour rendre compte de la nature particulière de la faute commise dans l’exercice d’un droit, il distingue légalité et licéité.

Il faut déjà dire qu’en matière civile, l’idée de légalité est particulièrement trouble. Elle renvoie aux normes comportementales dont le non-respect est sanctionné. Plus souvent, cette légalité apparaît en creux, pour ainsi dire, dans l’attente qu’une faute se révèle. C’est le régime des obligations qui en fixe les contours, en érigeant des impératifs que la loi organise dans l’élégante mais complexe arborescence de principes et de régimes. Le droit de la responsabilité civile impose rarement des peines, on le sait — ou alors des peines que l’on doit qualifier de « privées »[160] —, il ne cherche pas de coupable : il indemnise plutôt la victime de dommages[161]. Mais, plus que le dommage, la raison de cette indemnisation est la faute — faute que Planiol et d’autres s’accordent à définir comme un manquement à une obligation préexistante, c’est-à-dire, dans leur esprit, un acte contraire à la loi[162]. La notion de faute est le marqueur de l’illégalité. Nombreux sont ceux qui ont dénoncé la centralité de la notion en faisant remarquer que, très souvent, l’obligation de réparer n’est pas ou ne devrait pas être subordonnée à l’existence d’une faute. Le dommage, écrira Starck, « se laissa entraîner dans le tourbillon de notre vie matérielle et mécanique, la faute ne l’y suivit pas toujours. De plus en plus nombreux devinrent les accidents qui ne permirent pas de découvrir la faute de l’homme » [italiques dans l’original][163].

Critiquée dans son propre milieu, la théorie unitaire de la responsabilité civile fondée sur la faute a dû également esquiver les coups des auteurs sur l’abus. L’abus se fait alors compagnon de la théorie des risques[164]. Tout comme il peut être socialement acceptable de réparer un dommage en raison du risque qu’une activité présente, indépendamment de toute faute, il peut s’avérer nécessaire de restreindre l’autorité qui est accordée par la loi à un individu par le biais d’un droit défini. C’est donc, en dernier ressort, la portée des droits positivement définis par la loi, comme ceux de propriété ordinaire ou intellectuelle, qui est en cause. Or, une partie de la doctrine avait refusé d’appliquer le régime de la faute dans ces situations expressément traitées par le législateur. La théorie de l’abus ramène vers elle toutes les discussions sur ce sujet. Porcherot écrira d’ailleurs que l’article 1382 du Code civil français, fondement de la responsabilité civile délictuelle, « ne vise que l’exercice de l’activité humaine, il est étranger à l’exercice des droits positifs »[165]. Dans cette vision formaliste, l’article 1382 suppose qu’un acte illégal soit toujours un acte accompli sans droit. Il ne couvrirait donc pas tout le domaine de la responsabilité civile, l’abus tentant de pallier cette lacune. Le débat est encore d’actualité. En droit québécois, la question a récemment été posée par la Cour suprême : « [L]a notion d’abus de droit prévue à l’art. 7 C.c.Q. correspond-elle à un régime de responsabilité civile indépendant des art. 1457 et 1458 C.c.Q. ? »[166]. La théorie de l’abus de droit se nourrit donc des incertitudes de l’application du cadre général de la responsabilité civile à un acte accompli avec une apparente légitimité. En d’autres mots, l’abus résulte d’une réflexion particulière sur la nature de la faute civile.

Une telle réflexion forme le terreau d’une riche production doctrinale, soit pour démontrer les limites ou l’inutilité de la théorie de l’abus, soit pour préciser sa place dans le système général de la responsabilité[167]. On notera simplement ici les accusations de Lévy qui, bien que rejetant parce que selon lui artificielle la théorie de l’abus, accepte ses prémisses et tient la définition classique de la faute pour « inutile et dangereuse »[168]. Inutile, écrira-t-il, « car ce qui fait d’un acte qu’il est accompli, comme l’on dit, sans droit, c’est qu’il porte injustement atteinte au droit d’autrui »[169]. Dangereuse, car « elle a contribué à rendre inexplicable et inapplicable cette théorie de la responsabilité, à obliger la jurisprudence à la délibérément violer »[170]. Pour Lévy, en effet, que l’on agisse sans droit (dans l’illégalité) ou dans son droit (dans l’illicéité), nous sommes tout autant obligés envers autrui[171].

Pour Josserand, le régime de la responsabilité délictuelle assoit la théorie de l’abus. La faute dans l’exercice d’un droit, écrira-t-il encore, est une faute sui generis[172]. C’est ici que ses détracteurs l’attendent. Pour Planiol, l’acte abusif n’est autre qu’un acte commis sans droit[173]. La position de Planiol est parfaitement cohérente avec sa compréhension particulièrement statique du champ de la responsabilité extra-contractuelle. L’obligation que la faute fait apparaître est construite à partir des commandements de la loi : elle est toujours un manquement à une obligation légale de prudence ou de diligence. Josserand ne l’entend pas ainsi. L’obligation n’a pas à être inscrite expressément dans la loi, elle peut être une commande de l’esprit des droits. Il entend libérer la pensée juridique du carcan du formalisme, de l’abus de déduction et créer ainsi une nouvelle génération d’obligations.

Josserand distingue trois types d’actes engageant la responsabilité de leur auteur : les actes illégaux, les actes excessifs et les actes illicites ou abusifs. Les actes illégaux engagent la responsabilité de celui qui les commet pour la raison évidente qu’ils sont intrinsèquement incorrects. C’est par exemple un plaideur « qui fait appel d’une décision rendue en dernier ressort »[174], écrit Josserand. Les dommages qui en résultent doivent être réparés sans même que la victime ait à démontrer la faute : la responsabilité est appréciée objectivement à partir du seul constat de l’infraction. Une contravention à la loi constitue une faute civile. Ici, déjà, certains obstacles apparaissent. L’énoncé est vrai en droit français, mais non forcément dans les autres juridictions civilistes. Il ne vaut pas en droit québécois, où la preuve de la contravention n’exonère pas la victime de démontrer les éléments engageant la responsabilité du contrevenant au titre du régime général[175]. Les actes excessifs, quant à eux, correspondent dans leur espèce aux troubles de voisinage. L’attention du théoricien se tourne vers le dommage causé : « [C]elui qui a créé de tels risques doit en supporter l’incidence : responsabilité sans faute et responsabilité purement objective »[176]. C’est par exemple la solution désormais consacrée par l’article 976 du Code civil du Québec[177]. Comme nous le verrons plus loin, l’action à laquelle ouvre droit le régime des troubles de voisinage est à notre avis hors du système des droits subjectifs — et donc de l’abus — et repose plutôt sur un mécanisme de résolution in concreto des conflits. Enfin, l’acte illicite, que l’on doit différencier de l’acte illégal, est l’acte accompli contrairement à l’esprit de l’institution, à la destination de ce droit. C’est ici que se range selon Josserand l’abus de droit. L’acte abusif, c’est l’acte abusif né d’une « mauvaise impulsion »[178], celui qui froisse « l’esprit » des droits. Pour ces actes, le critère de la faute doit être aménagé : il devient alors celui du « motif illégitime »[179].

2. La faute et le motif illégitime

Pour les civilistes, la faute est le lien naturel à partir duquel l’abus doit être ramené dans l’orthodoxie civiliste. Or, le caractère unitaire du régime de la responsabilité fondée sur la faute s’estompe : la faute ne peut plus contenir tous les actes que la société réprouve. Alors qu’une partie de la doctrine rejette simplement l’existence de l’abus pour maintenir le cadre général de la responsabilité[180], d’autres auteurs recommandent un régime alternatif à celle-ci, situé quelque part à la suite du droit délictuel. À ce sujet, Josserand semble hésiter : il évite la référence à l’article 1382 du Code civil français et proclame simplement l’annexion de l’abus au régime général de la responsabilité, tout en précisant que l’appréciation de la faute requiert une analyse particulière, puisque le droit lui-même lui fait écran. C’est au stade de la réalisation du droit que la faute doit être recherchée : la faute, ni totalement objective, ni complètement subjective, sera constituée selon Josserand dès lors que le motif de la conduite est illégitime. La notion de motif illégitime est nécessairement équivoque — comme celle, moyenâgeuse, de mauvaise foi. Ainsi, l’acte abusif serait fautif sans qu’il soit nécessaire de constater l’illégalité, ou même le préjudice. Il existerait une faute d’un type nouveau : l’acte fautif car socialement non acceptable. Tentant d’esquiver les critiques, Josserand explique que

[l]e critère finaliste tiré du but, de l’esprit des droits, présente, comme on le lui a reproché mais dans une moindre mesure, un caractère abstrait et fugitif qui pourrait soulever de sérieuses difficultés d’application s’il n’était heureusement concrétisé grâce à l’utilisation du motif légitime qui en constitue l’expression sensible et comme la figuration ; ainsi qu’on l’a noté, il faut voir dans ce concept le critère personnel et spécialisé de ce critère universel et encore abstrait qui est donné par la destination sociale des différents droits ; ou, plus exactement encore, on doit le considérer comme l’extériorisation de ce critère abstrait, comme sa représentation nécessaire et infaillible, son mode de révélation pour chaque prérogative et à l’occasion de chaque acte accompli par le titulaire : l’acte sera normal ou abusif selon qu’il s’expliquera ou non par un motif légitime qui constitue ainsi la véritable pierre angulaire de toute la théorie de l’abus des droits et comme son précipité invisible [notes omises][181].

Tous ne s’entendent pas sur la proposition de Josserand. Capitant admet par exemple que le droit de propriété peut engendrer la responsabilité de son titulaire au sens de l’article 1382 du Code civil français s’il y a faute par intention — intention de nuire — ou négligence, sans être plus explicite sur la qualification de la faute. La définition de l’abus privilégiée par Roubier est plus limitée également et s’entend plus traditionnellement d’un acte nuisible, c’est-à-dire de l’exercice malicieux d’un droit pour lequel le titulaire ne retire aucun « avantage personnel sérieux »[182]. La difficulté est bien connue et se conjugue différemment selon que l’on privilégie une approche objective ou subjective de la faute. De manière générale, cependant, le droit privé refuse d’examiner de trop près les intentions et laisse au droit pénal le soin de gendarmer les esprits. Ce refus se traduit concrètement soit par l’établissement d’un standard de responsabilité stricte, soit par une attention accrue au préjudice causé. Nombreux d’ailleurs sont les régimes de responsabilité qui évacuent l’élément intentionnel[183]. Embarrassés par cette question du mobile dans le droit, certains civilistes ont préféré se référer au défaut d’intérêt dans l’exercice préjudiciable d’un droit. La notion est tout aussi vague et ne constitue guère plus qu’une caractérisation du motif illégitime[184].

L’enjeu de ce débat sur la faute constitutive de l’abus est considérable et prend à partie les principes mêmes de rationalité et de sécurité juridique. Les efforts de Josserand visent ainsi à objectiviser autant que possible les mécanismes de son application[185]. L’effet de l’acte donnera le plus souvent la preuve de l’abus et révèlera le dépassement, le détournement de la règle. Dans la célèbre affaire Clément-Bayard, les actes disproportionnés de Coquerel ont témoigné de sa réelle intention, de son « lucre »[186]. Voilà le premier mobile illégitime. Cette faute dans l’exécution du droit n’est pas seulement la gardienne de la conscience sociale, elle est aussi garante de sa compatibilité avec la fonction économique du droit. L’acte non intentionnel mais nuisible peut ainsi devenir abusif lorsqu’il est économiquement mauvais et répréhensible. On sera surpris de cet élan de la raison avant-gardiste de la pensée juridique, qui se déploiera plus complètement dans le droit de la concurrence. Josserand lui-même la tiendra en bride. En résumé, il conclut que

la faute non-intentionnelle est prise en considération dans la mesure où elle dénonce la déviation d’un droit par rapport à sa finalité, où elle se confond avec le motif illégitime et sans distinguer d’après sa gravité intrinsèque : il ne suffit pas d’exercer nos droits conformément à la bonne foi, il faut encore les réaliser correctement, prudemment, dans le plan de l’institution : il n’y a pas seulement la bonne volonté, il y a aussi la manière ; il n’y a pas seulement l’intention, mais il y a en outre la technique qui est susceptible d’exercer son influence et de déterminer cette réaction juridique qui a nom : l’abus du droit[187].

Mais il y a plus, la notion de motif légitime est garante de l’évolution du droit ; elle est l’élixir contre l’implacable fixité des lois. L’esprit des droits, écrit Josserand, est sujet

à transformation au cours des âges, et indépendamment de toute intervention du législateur ; comme nous l’avons déjà observé et comme nous y insisterons à nouveau, le même droit peut changer de cause et d’esprit tandis qu’évoluent les idées et les moeurs, et tel motif, jadis justificatif, peut devenir par la suite constitutif, révélateur d’un abus. Grâce à cette flexibilité, la notion du motif légitime et avec elle, celle de l’abus constituent des instruments précieux et puissants d’adaptation du droit au milieu dans lequel et pour lequel il se réalise, instruments permettant le maintien d’institutions vieillies qui, sans eux, seraient vouées à la caducité et à la disparition, comme se trouve conjurée, grâce à eux, toute scission entre le droit et la morale, entre le précepte et les nécessités du commerce juridique[188].

Malgré les tournures invitantes de ces formules, Josserand peine à convaincre, car il s’agit en fin d’analyse d’apprécier la conduite du sujet, c’est-à-dire les motifs de l’agent, eu égard au but du droit en cause. Dabin lui adresse une critique virulente, en affirmant refuser de subordonner l’exercice des droits à l’« idéal collectif du moment »[189]. Rejoignant ici ses condisciples d’outre-Manche, Dabin rejette pour inacceptable l’idée que l’acte d’usage puisse « être critiqué soit comme procédant d’une intention méchante, soit comme défectueux dans l’exécution, soit comme inutile, improductif ou “anti-économique” »[190]. C’est aller trop loin.

Conclusion de la première partie

La théorie de l’abus s’intègre dans un ample mouvement de réforme de la pensée juridique. Les réflexions qui s’y logent visent à dégager le droit d’un cadre structurel pressenti comme trop formaliste, afin d’y substituer un système plus ouvert aux connaissances nouvellement acquises d’autres sciences. La force synthétique du droit, conçu essentiellement comme un produit de la législation, fléchit également de plus en plus sous l’impulsion des nouveaux phénomènes sociaux amenés par l’industrialisation. Le droit ne peut plus être entièrement contenu dans la loi, une leçon qui pave déjà le chemin aux mouvements pluralistes. Pour les théoriciens de l’abus, comme pour les autres réformateurs, ce sont les tribunaux qui doivent prendre le relais[191]. Puisque la règle prétorienne ne saurait présenter le même caractère de prévisibilité que la règle écrite, l’effort de ces derniers fut essentiellement de discourir sur les méthodes du droit. C’est à partir et par la méthode que le principe supérieur de sécurité juridique[192], un principe de justice élémentaire, semble pouvoir être préservé. Il ne faut voir dans les développements de cette pensée juridique aucune réelle nouveauté, aucun changement de paradigme, mais un éveil progressif aux multiples dimensions et sources du droit. Elle procède finalement d’une description naturelle du phénomène normatif le plus élémentaire : la synchronisation du droit écrit au droit prétorien. C’est pour cela que la théorie de l’abus demeure encore si pertinente aujourd’hui : elle s’interroge sur le rôle à donner aux tribunaux dans la création et l’application des droits. L’abus est, dans ce cas, une extension particulière de la législation par le prononcé judiciaire. Il complète ainsi les modes de qualification et d’interprétation de l’analyse juridique civiliste. La théorie de l’abus est, en d’autres termes, une externalité systématique, un complément au raisonnement déductif. Puisque l’abus opère à partir d’un droit écrit, prédéfini, il faut examiner comment il agit dans un système qui porte une attention plus prononcée aux actions et confère ainsi un rôle prépondérant aux tribunaux. Dans la seconde partie de cet article[193], nous nous pencherons non seulement sur la réception de l’abus en droit québécois, mais également sur l’hypertrophie du droit statutaire dans les domaines de common law. Puisque l’abus apparaît comme un appendice à la législation, il faut croire qu’il peut y trouver, comme en droit civil, un terrain conceptuel favorable à son développement.