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« Renaud est là-bas, et moi, je suis ici. Je suis ici, et Renaud est là-bas[1]… »

Dernier texte des Claudine, La Retraite sentimentale reprend trois personnages bien connus du cycle romanesque colettien pour les placer dans un huis clos insolite : d’abord, la narratrice éponyme ira promener son ennui chez Annie, sa « petite détraquée », héroïne de Claudine s’en va provisoirement rangée dans sa maison de Casamène ; les deux femmes seront ensuite rejointes par Marcel, beau-fils diaphane et « inverti » (RS, 880) d’une Claudine maussade qui profitera de son arrivée pour tricoter quelques intrigues en manière de passe-temps. Pris d’une mauvaise fièvre, donc alité dès son arrivée à Casamène, Marcel aura en outre besoin d’argent : double malheur qui le livrera d’emblée aux griffes de la belle-mère, méchante et attentionnée tout à la fois, remplissant ses « devoirs de marâtre » (RS, 873) avec diligence. C’est qu’elle se retrouve en « retraite » malgré elle, du fait de son mari Renaud qui, hospitalisé, avait alors exprimé son « enragement jaloux de [la] laisser seule à Paris[2] » (RS, 838) : cette soumission de la bonne épouse, la mort du mari venant, se changera en soumission de veuve, et Claudine finira par se retirer définitivement de la vie sentimentale, dans la solitude altière et casanière de sa maison d’enfance à Montigny. Ainsi, texte-prétexte à la mort du mari – texte funéraire –, le dernier des Claudine achève la « mue[3] » de son protéiforme personnage en une veuve qui, de façon attendue, est aussi surprenante que l’épouse. Peu dévouée en somme, Claudine l’épouse ne s’en tient qu’à lire et à écrire des lettres : à Casamène, elle regarde passer les saisons en attendant le rétablissement du mari lointain. Avec cet homme, la dernière relation notoire – qui mérite d’être consignée dans son fameux journal – est essentiellement épistolaire. Épouse à distance, épouse manquée, elle tentera de pallier cette faillibilité par un veuvage extrême donc anachronique. D’une grande lucidité, Claudine, de mauvaise épouse à veuve trop fidèle, se conçoit elle-même comme figure de mauvaise compagnie : « hôtesse insociable » (RS, 878) et tyrannique pour Annie et Marcel ; irritée par les malades et agacée par les enfants ; « marâtre » (RS, 873) plus que belle-mère, etc. La retraite finale à Montigny n’est donc pas étonnante. En y regardant de plus près cependant, on constate que la posture retirée annoncée par le titre, sorte de subterfuge constitué par les affectations du veuvage, permet à Claudine de déployer une stratégie de mise en tombeau du mari dont elle n’a plus que le souvenir. Pour entamer la « retraite » de Claudine et mettre fin à son premier cycle romanesque, Colette doit prendre les outils d’une fileuse et tisser, en filigrane, le texte de la vie réelle : c’est, pour l’auteure bourguignonne, le premier texte des Claudine écrit sans Willy, donc sans les apports ou corrections du mari dont elle vient de se séparer officieusement. Double tombeau, La Retraite sentimentale permet, par ailleurs, de comprendre comment destin et féminité s’imbriquent chez cette première Colette : c’est par la voie de la relation, maritale en l’occurrence, et par un jeu de rejets et d’allégeances, que la femme conçoit son avenir. Donnant sur Les Vrilles de la vigne, puis sur La Vagabonde – deux textes de liberté –, La Retraite sentimentale signale une deuxième défaite du mari dans l’oeuvre colettien : dans Claudine s’en va, la séparation résultait en un libertinage – c’est la figure d’Annie qui était l’agente de ces escapades. Ici, la mort du mari résulte en un veuvage déférent, solitaire et ascétique : Claudine veut revenir au premier versant de « l’ingénue libertine », syntagme ambivalent qui entame bien le cycle des figurations androgynes, chez Colette – marquées par ce même refus du choix. Pis encore : la dernière Claudine veut se retirer parmi les animaux de son village natal, devenir asociale, et se rendre à l’informe. Avant cette retraite définitive cependant, elle trouvera matière à revivre quelques-uns de ses émois de jeunesse par la procuration de ses hôtes, Marcel et Annie, en jouant aux entremetteuses. En outre, à cette antagoniste de choix, la chère Annie de Claudine s’en va, de longues scènes dialoguées donneront une voix privilégiée au sein du récit autrement assez monologique de Claudine. Deux tisseuses dans le texte, deux raconteuses de vie : ce sont ces Parques fausses, métaphoriques, ambivalentes, que nous essaierons de dépeindre en Annie, Claudine, et même en Colette, pour chercher à mieux comprendre le caractère abrupt et inattendu de la fin de Claudine, la façon dont est rompu le fil d’un récit qui s’étend sur près d’une décennie.

Annie et Claudine, de la fausse à la vraie fileuse

« [L]a plus connue » des « figures féminines du destin[4] », la « Parque » est rarement singulière : on parle plutôt généralement d’une trinité de fileuses dont les rôles font écho à la triade naissance-vie-mort. L’image de la fileuse, qui en devient l’incarnation la plus répandue dans l’imaginaire occidental, trouve son « plus ancien témoignage littéraire en Europe[5] » dans l’épopée homérique : c’est cette image, pérenne et prégnante, qui nous servira de comparant, et qui nous permettra d’explorer les liens qu’entretiennent personnages féminins et destin dans la Retraite sentimentale. De longtemps reliées, comme le relève Sylvie Ballestra-Puech, au motif de l’écriture, mais « sur le mode métaphorique[6] » (par le biais du filage : Ballestra-Puech rappelle, à bon escient, l’étymon latin du mot « texte », à savoir textus[7], qui signifie « tissu »), les Parques constituent un comparant des plus éloquents pour les personnages d’Annie et de Claudine, à partir desquels les activités de la broderie et de l’écriture viennent tisser une dynamique, ou plutôt un spectre du rapport de la femme au destin. Ce rapport, chez Colette, et dans ce texte précis, va du libertinage (conçu ici comme une errance) à la résignation monogame (par le motif de la retraite), deux moments clés de la féminité chez la première Colette. Entre Annie et Claudine en effet, les jeux d’opposition et de complémentarité ne sont qu’une nouvelle forme de ces variations colettiennes sur l’état civil ; variations qui, dans les termes du vagabondage, du libertinage, ou, justement, de la retraite, imprègnent l’oeuvre entier[8]. Surtout, c’est au regard de la monogamie que ces deux femmes constituent leurs caractères respectifs, et ce rapport cruel et altier de Claudine qui a, « en un jour », « trouvé » l’amour, à la « pauvre Annie » qui « cherche » (RS, 937) encore est le premier rapport dissymétrique du huis clos ; dans son aboutissement il prendra la forme du legs symbolique de Casamène à Claudine – qui se chargera alors des affaires domestiques –, et de la réduction d’Annie, puis de Marcel éventuellement, au statut de pantins inutiles et amusants entre les mains de cette fileuse d’un nouveau genre.

Le récit met en place, en effet, d’abord sur le mode de la plaisanterie, le legs de Casamène à Claudine par cette parole d’Annie qui, peu casanière, n’a pas terminé avec ses impulsions de vagabonde (ni de libertine, qu’elle tentera d’assouvir, aidée par Claudine, auprès de Marcel…) : « […] relevez les murs, coupez les bois, rentrez le foin, je serais si contente ! Donnez-moi l’illusion que rien n’est à moi, que je puis me lever de cette chaise et partir, ne laissant de moi que cette broderie commencée… » (RS, 837-838) Le caractère d’Annie, tout au long du récit, restera fidèle à cette reddition : réduite au rôle de « suivante » (RS, 852), sinon de faire-valoir, elle occupera l’espace restreint que Claudine voudra bien lui laisser sous la forme d’entretiens dialogués plus ou moins longs. Claudine la prend au mot, d’ailleurs (après hésitation), et s’amuse avec Casamène qu’elle traite, et la compagnie avec, comme « son nouveau jouet » (RS, 859) : « En vérité, je suis l’hôtesse : je m’épanouis dans les rockings et je tisonne l’âtre, tandis qu’Annie, assise à moitié sur une chaise cannée, brode, d’un air de parente pauvre. » (RS, 837) Dans ce contexte, les « petites mains inutiles » (RS, 937) d’Annie, constamment en train de broder, en font un personnage paradoxal, car référence la plus univoque aux mythiques fileuses, elle en est aussi la plus inopérante. En effet, au-delà de sa broderie dont les détails échappent résolument à Claudine (et aux lecteurs, par conséquent), Annie est à la source du textus constitué par le récit de ses escapades – jusqu’aux détails les plus interdits –, qui prennent la forme de scènes d’aveu – ainsi doit-on les appeler puisqu’elles dépendent d’une incitation constante de la part de Claudine. Moins intéressantes dans leur contenu que pour leur fonction, ces scènes d’aveu permettent de renforcer l’emprise de Claudine sur la maison, et c’est d’ailleurs au rythme de ces aveux qu’elle en force les pièces les plus intimes : ainsi, sous prétexte de demander de la pommade pour la gerçure de sa lèvre, Claudine entre dans la chambre privée d’Annie, ce qui donne lieu à une longue scène d’aveu lorsque cette dernière, au lieu de glycérine, tend à Claudine du blanc de scène :

« Mais… c’est du blanc de scène, ça ! Où l’avez-vous chipé ?
– Je ne l’ai pas chipé. Je l’ai acheté parce que j’en avais besoin. Il doit être un peu rance, depuis le temps.
– Comédie de salon ?
– Mais non, soupire-t-elle avec lassitude. Pantomime de théâtre. J’ai joué la pantomime pendant quelques jours.
– Où ça ? À l’étranger ? »
Je l’interroge avec sécheresse, vexée, blessée de tout ce qu’elle me cache – ou qu’elle invente ?

RS, 888

Parque d’incitation, Claudine fait rejouer, à la manière d’une pantomime justement, sa vie à Annie qui, pudique, en conçoit une certaine « gêne » (RS, 855) au lendemain. Claudine est donc celle qui brode véritablement, celle qui tient les fils du récit et qui construit, à partir de ses entretiens avec Annie, le tissu du texte. C’est aussi elle, d’ailleurs, qui tient un journal – c’est la scène d’écriture, à laquelle on allude rarement dans les cinq Claudine. Rapport de force agonistique entre l’épouse et la libertine ? Certes, et l’arrivée de Marcel, jeune « inverti » pour qui Annie aura des intérêts charnels un peu malvenus, achève de constituer Claudine en marraine, et en « marâtre » puisqu’elle doit d’abord s’occuper de la petite santé de ce beau-fils. Elle multiplie alors les formules altières : « mon peuple (ma petite détraquée et mon jeune inverti), mon peuple, s’il ne murmure pas, élude ; il y a quelque chose de changé dans mon tranquille royaume bombé » (RS, 880). Altière, elle se veut aussi cruelle par moments : « Oui, j’aime à voir Annie savourer sa brûlure en un luxurieux silence, et Marcel, pâli de solitude, ressasser, jusque devant Annie, des anecdotes où le jupon ne trouve point de place. » ; « […] je dois me l’avouer sur cette tentante page blanche – je me plais secrètement au puéril ennui de mon beau-fils. » (RS, 915)

Mais la scène d’écriture, ici, prend une portée bien plus étendue que la page blanche, quand Claudine tente d’écrire et de fixer la destinée de ses deux hôtes. En effet, le faîte de ce huis clos à trois verra Claudine s’essayer au matchmaking en devenant l’entremetteuse d’Annie et de Marcel :

quand j’eus “achevé” Annie d’un verre de punch, quand j’eus conduit au premier étage ce couple disparate et gracieux, quand j’eus, d’une bourrade dernière, jeté Marcel et son pyjama turquoise dans la chambre d’Annie, je m’en allai vers mon lit, allègre, toute soulevée d’une noble fièvre qui n’avait rien d’impur.

RS, 932

L’image est circéenne – le « punch » d’amour rappelle le philtre de la sorcière. S’agit-il d’une occasion, pour Claudine qui de longtemps s’est faite monogame, de se galvaniser un peu au moyen d’une procuration amoureuse ? Plutôt, cette singulière scène de l’entremise, « tramée » à l’insu des deux hôtes, et qui finit mal au demeurant, par le départ abrupt de Marcel – puisqu’elle commençait mal, en forçant l’attraction – vient consolider, sur le plan de l’ethos, l’accès à un certain âge pour Claudine. Comme le rappelle Corinne Pierreville dans un article sur l’entremetteuse des fabliaux, la vieillesse est l’un « des traits communs attachés à la figure de l’entremetteuse depuis l’Antiquité », « vieillesse qui […] interdit [à celles-ci] de vivre elles-mêmes des relations amoureuses[9]. » L’accès à un certain âge, pour ce personnage emblématique de jeune fille qu’est Claudine, est un souci constant à travers La Retraite, alors que sa protagoniste découvre dans son miroir la promesse de nouveaux traits :

[…] je ne suis plus très jeune. […] La bouche a perdu de sa gaieté et, au-dessous de l’orbite plus voluptueuse mais aussi plus creusée, la joue s’effile, longue, moins veloutée, moins remplie : le jour frisant y indique déjà le sillon – fossette encore, ou ride déjà ? – qu’y modèle patiemment le sourire…

RS, 839

Ainsi, le rôle de l’entremetteuse signifie d’abord, pour Claudine, le retrait du domaine de la chair, qui introduit, avant même la mort effective de son mari, un ethos de vieille femme, ou de « retraitée », sentimentale et sexuelle ; ethos qui sera renforcé par la ménagerie de l’épilogue – puisque la vieille femme est souvent aussi une « femme à chats[10] ». À la mort de son mari, cet ethos deviendra celui de la bonne veuve, manière d’échapper à l’image d’une veuve publique, ou libertine.

Claudine en veuve noire

Le retour de Renaud coïncide, dans l’ordre du récit, avec le moment de sa mort. Son bref séjour à Montigny, le moment même de sa mort, puis le deuil de sa femme sont presque entièrement élidés ; au moment de son retour, on ne lui prête aucune réplique, tandis que Claudine constate avec déception qu’il lui est revenu en « vieillard » : « Je leur ai confié, à ces hommes qui l’ont emmené sous la neige, un malade épuisé, mais si vivant, un nerveux surmené qui trépidait encore ; de quel droit me rendent-ils un vieillard ? » (RS, 938) De cette image d’un aïeul déguisé en mari, Claudine conçoit un dédain qui imprègne tout son veuvage, et qui la pousse à se retrancher dans ses souvenirs pour aller y chercher, en manière de spectre, son mari d’avant la retraite à Casamène, pour oublier le corps vieux et malade du mari qu’elle a rejeté. Aussi construit-elle son veuvage autour de cette figure spectrale et néglige-t-elle les éléments cérémonials ou rituels associés à la mort corporelle, notamment la sépulture : « La tombe de Renaud […] C’est d’un coeur contraint et froid que je la soigne. […] Une tombe, ce n’est rien qu’un coffre vide. Celui que j’aime tient tout entier dans mon souvenir […] » (RS, 944) L’abandon initial du mari au profit de la retraite à Casamène est présenté par Claudine comme une soumission aux voeux de ce dernier : « Laisse, je te dis, laisse, mon enfant, ton vieux mari entre les quatre murs de ce frigorifique ; on traite de même le poisson qui manque de fraîcheur… » (RS, 835), mais elle accuse encore l’insociabilité proverbiale de l’héroïne, puisque « mourir au XIXe est », comme l’écrit Laurence Danguy, « une affaire sociale[11]. » Le veuvage claudinien, qui rejette précisément le mari mourant au profit d’un idéel et plus fringant compagnon, est alors bien un veuvage insociable, fidèle au tempérament de la veuve : « […] le ciel n’a pas voulu mettre en moi l’âme d’une soeur de charité. Les malades m’attristent et m’irritent, les enfants m’agacent… Jolie petite nature ! » (RS, 873) Dans Le Pur et l’impur, c’est explicitement à la relation homme-femme que sera comparé le service religieux, à travers le terme de « nonnes », que Colette veut péjoratif :

J’appelle nonnes ces prédestinées qui soupirent entre les draps, mais de résignation, aiment en secret l’abnégation, la couture, les travaux de ménage et les couvre-lits en satin ciel, faute d’un autre autel à napper de la couleur virginale… Celles-là prennent un soin fanatique des vêtements de l’homme, du pantalon surtout, bifide et mystérieux. De là elles s’élancent jusqu’à la pire perversité, qui est de guetter, de convoiter les maladies de l’homme, de tendre les mains à tout vase mouillé, à tout linge moite[12]

Plaidoyer pour l’indépendance, ce passage nous permet de mieux comprendre le rapport ambivalent que Claudine entretient déjà avec Renaud, rapport presque filial de révolte et de soumission qui caractérise autant son mariage que son veuvage, même si les nonnes ne sont précisément pas des femmes mariées. Ainsi, même si Claudine réitère son caractère farouche et indépendant, elle en fait volontiers bon marché lorsqu’elle pense au retour de Renaud : « L’approche du maître… Il vient, et déjà mon cou s’incline vers le collier trop large, vers l’entrave illusoire dont je pourrais, sans même l’ouvrir, m’évader, si je voulais… Mais je ne veux pas. » (RS, 923)

Cependant, les dix-huit premiers mois du deuil ne nous sont pas décrits : Claudine nous revient veuve tardive, sur le point de « revivre » mais affublée toujours d’une « robe de deuil » (RS, 954) et évoquant – non certes par ses éléments champêtres – la retraite sentimentale d’une Princesse de Clèves par son rejet résolu de la relation humaine[13]. Le veuvage de Claudine en est donc à un point de transition, celui de la fin du deuil. Surtout, il est marqué, au regard des autres (par exemple, de sa belle-soeur Marthe), par une discrétion inhabituelle qui se traduit, de la façon la plus évidente, par une absence de pleurs – veuve et pleureuse, historiquement, peuvent désigner une seule et même femme[14], mais Claudine ne pleure pas. Rejet de la sépulture, et absence de pleurs : la veuve faillit, ici, à la « ritualité funéraire », c’est-à-dire à ce que Youri Volokhine a désigné, à la suite de Patrick Baudry, comme « un comportement scénographié et prescrit » qui « pose d’emblée un écart avec “soi-même[15]” ». Or Claudine fait de son veuvage un prétexte à l’introspection et au regain d’une certaine intimité plutôt qu’à la théâtralisation : loin de se constituer en actrice du rituel, elle profite de son deuil pour s’ancrer plus avant dans sa « retraite », provisoire du moment où Renaud vit encore, mais définitive après la mort de celui-ci. Insociable, son deuil est donc aussi asocial. Son veuvage pourtant, par ce caractère même de rétention, est conforme au veuvage austère du XIXe siècle, qui justement commande une certaine asociabilité : toujours pour Laurence Danguy, « [au XIXe la veuve] ne saurait trop se montrer en public, d’aucune manière pendant le grand deuil, […] et ensuite sans ostentation[16]. » Le choix d’un deuil à Montigny, dans la maison de l’enfance, donc loin des yeux indiscrets du Tout-Paris, à cet égard, fait de Claudine une veuve d’un ancien genre, une veuve surannée. Très XIXe siècle[17], son deuil apparaît en outre compensatoire, car il vient d’une femme qui, du vivant de son mari, l’avait abandonné. Enfin, un tel veuvage est aussi ce qui permet à Claudine de mater la tentation de la chair (et ainsi, de tuer la part d’Annie qui reste en elle), tentation narquoise qui guette Claudine tout au long du livre : aussi, la posture exemplaire de veuve discrète et retirée sert-elle à éviter le reproche de femme publique qu’on pourrait adresser à une veuve encore si jeune, donc « encline au libertinage[18] ». À cette tentation, la retraite claudinienne fait deux réponses, à savoir la sublimation et l’ascèse :

La tentation ? je la connais. Je vis avec elle, qui se fait familière et inoffensive. Elle est soleil où je me baigne, fraîcheur mortelle des soirs dont la caresse s’abat sur mes épaules surprises, soif ardente pour que je coure à l’eau sombre où tremble l’image de mes lèvres jointe à mes lèvres – faim vigoureuse et qui défaille d’impatience…

L’autre tentation, la chair, fraîche ou non ?... Tout est possible, je l’attends. […] Toute la force inemployée qui bat si paisiblement dans mes artères, je m’en armerai contre ce vulgaire ennemi.

RS, 953

Toutes ces hypothèses autour du veuvage claudinien n’empêchent pas que la tradition ait trouvé, dans l’aparté lyrique des dernières pages[19], une tessiture un peu forcée, voire inauthentique, et même « théâtralisée » pour reprendre les mots de Youri Volokhine. C’est d’ailleurs ce qu’écrit Paul D’Hollander, dans la notice qu’il consacre à La Retraite, en Pléiade :

L’inventaire répété de tout ce qui destine Claudine à poursuivre son existence en solitaire rend exagéré et inauthentique son désespoir au retour d’un Renaud près de sa fin, peu réelle sa douleur après la mort du mari auquel elle ne cesse de s’affirmer unie. C’est trop évidemment dès les premières pages que l’écrivain avait condamné son personnage : Renaud ne pouvait survivre alors que Claudine s’était si longuement préparée à se passer de lui[20].

Selon D’Hollander, la mort de Renaud relève de la « scène à faire[21] », pour Colette, afin de mettre un terme au cycle des Claudine : en bonne Parque d’écriture, couper le fil du mari, pour mieux ranger la protagoniste dans sa retraite de veuve en confirmant ses tentations monogames[22]. L’argument est plutôt imparable, surtout lorsqu’on considère l’absence quasi totale de scènes de deuil chez Colette, et de manière générale, de réflexions explicites sur la mort[23]. Ici, elles semblent bien apparaître à dessein, et servir des impératifs éditoriaux qui dépassent le récit tout en l’ordonnant. La mort du mari est d’ailleurs préfigurée, péritextuellement, dès l’avertissement aux lecteurs : « Pour des raisons qui n’ont rien à voir avec la littérature, j’ai cessé de collaborer avec Willy. » (RS, 830) Et cet acte métonymique (le départ du mari, qui met fin à Claudine) trouve son pendant fictionnel dans le récit de la retraite de Claudine qui, comme le soulève très justement D’Hollander, est déjà préparée, et de longue date, à la mort de Renaud. De surcroît, loin d’être simple observatrice du mari mourant, Claudine va jusqu’à verbaliser, de façon détournée, les desseins funestes mais auctoriaux de Colette, en sa qualité d’alter ego[24], ou d’exécutrice diégétique :

De toutes mes forces, les muscles tendus, j’aidais involontairement à sa délivrance, je serrais les poings, je m’oubliais jusqu’à dire au médecin : “Oh ! je vous en supplie, donnez-lui quelque chose pour le faire mourir plus vite !” Le regard effaré du brave homme me rendait à peine à la raison…

RS, 951

Parques complices, Claudine et Colette ? Vie et fiction se répondent, et se prennent l’une l’autre comme modèle – c’est un jeu très colettien[25]. En tout cas, la vagabonde, en Claudine, n’est jamais loin, et les tentations de la liberté et de la fuite se présentent à plusieurs instants de la retraite, notamment lors de l’annonce du retour de Renaud, cette « approche du maître », ou encore lors de son retour effectif, alors que Claudine regrette qu’il ait tant vieilli : « Ô ma liberté que je refuse ! Je vous regarde avec un mépris attendri, comme un jouet de mon enfance – et peut-être, d’ailleurs, que je ne saurais plus me servir de vous… » (RS, 939) Ainsi, que le veuvage soit le prolongement d’une retraite déjà entamée en solitaire laisse en effet planer des doutes sur l’authenticité du lyrisme de la bonne veuve, dont la déférence à l’endroit du mari semble compenser un manquement initial plutôt que de maintenir une fidélité d’épouse. Mais l’accusation va plus loin : de bonne veuve, Claudine deviendrait, par sa complicité avec le projet funeste du récit – projet qu’elle installe et met en place dès le départ –, une veuve volontaire, ou noire, archétype de son temps : « À la Belle Époque, et encore davantage lors de la Première Guerre mondiale, les veuves volontaires et les veuves noires, ces femmes qui font passer de vie à trépas leur mari, prennent en importance, en particulier à l’occasion des procès publics[26]. » Parque de son mari en somme, Claudine creuse, dès l’abord du récit, un tombeau pour Renaud, et tout au long du texte par le caractère nostalgique, voire eulogique des passages de réminiscence, auxquels le prologue donne le ton[27]. C’est donc aussi un texte fossoyeur (de Renaud comme de Willy) que cette Retraite sentimentale.

La fin de Claudine

Claudine devient aussi une « Parque de soi-même[28] », d’après une formule de Valéry reprise par Sylvie Ballestra-Puech, à savoir une « Parque qui retourne délibérément ses ciseaux contre elle-même », figure tragique qui brouille « la frontière entre meurtre et suicide[29] », figure idoine dans ce cas-ci puisque la fin du mari sert à introduire la fin de Claudine – de la mort à la retraite, on ne coupe qu’un fil ; aussi la dernière scène peut-elle être lue comme une sorte de mort, illustrée dans ce désir de communion avec le mari défunt :

[…] venez, mes bêtes ! Venez, petits êtres discrets qui respectez mon songe ! […] Nous laisserons la porte ouverte pour que la nuit puisse entrer, et son parfum de gardénia invisible, et la chauve-souris qui se suspendra à la mousseline des rideaux, et le crapaud humble qui se tapira sous le seuil, et aussi celui qui ne me quitte pas, qui veille sur le reste de ma vie, et pour qui je garde, sans dormir, mes paupières fermées, afin de le mieux voir… »

RS, 955

Claudine, suicidée ? Ou bien, une sorte de jeune parque réactivant à sa manière la triade « féminité, jeunesse et révolte[30] » ? Révolte ? Si le bestiaire final (crapaud, chauve-souris) évoque l’imaginaire d’une sorcière[31], le dernier mot est fort pour parler de Claudine, qui, malgré son refus de la relation humaine, se range tout de même dans un idéal (et dans un idéel) marital certes peu convaincant mais sans équivoque. En outre, Claudine est vieillie au-delà de son âge, physiquement et symboliquement – la parenthèse de l’entremise en accentue l’équivoque : Claudine serait donc une mauvaise jeune, et une mal révoltée. Autrement qu’une révolte, on pourrait voir, dans cette retraite champêtre, et en poussant un peu l’analyse, une sorte de préfiguration de Sido, et, par conséquent, une première apparition, encore qu’implicite, de la figure de la mère dans cette série où, jusqu’alors, elle n’existait pas : « Je suis née seule, j’ai grandi sans mère, frère ni soeur » (RS, 852). L’amour pour les animaux tient bien de la filiation maternelle, pour Colette, comme le rappelait déjà, en 1980, Catherine Slawy-Sutton : « Colette enfant fut exposée à de nombreux animaux, et l’attitude de Sido face au moindre invertébré était en soi une leçon, un exemple spontané […] En se les rappelant, l’écrivain n’hésitera pas à parler de sa “vocation[32]”. » En outre, la posture casanière du retour à Montigny marque le refus des mondanités de Paris, et l’attachement au village de province, autre trait maternel : « [Ma mère avait commencé, bien avant mon mariage, à donner le pas à la province sur Paris[33]. » Remarquons simplement que la fin de Claudine est aussi, de façon embryonnaire, le début de Sido, c’est-à-dire l’ancrage dans le village de naissance par une femme dont on souligne ailleurs la « rurale sensibilité[34] » : « Et pourquoi cesserais-je d’être de mon village ? Il n’y faut pas compter. Te voilà bien fière, mon pauvre Minet-Chéri, parce que tu habites Paris depuis ton mariage. Je ne peux pas m’empêcher de rire en constatant combien tous les Parisiens sont fiers d’habiter Paris […][35] »

En tout cas, dans l’économie de l’oeuvre colettien, La Retraite sentimentale apparaît moins comme une fin que comme un texte de transition entre deux états : celui de l’alliance maritale et celui du « vagabondage ». En cela, il signale plutôt, au lieu d’une fin définitive des Claudine, une « période de mue[36] » qui donnera lieu, en aval de Claudine, à la naissance du nouvel avatar qu’est Renée Néré. Ainsi, le mode d’écriture, chez Colette, est aussi « invertébré » que les animaux auxquels elle est particulièrement sensible : ce sont les mues du serpent qui révèlent chaque fois de nouvelles peaux, de nouvelles identités qui sont les fragments délaissés de la même. D’une femme rangée naît une Vagabonde ; plus tard, celle-ci se rangera à son tour : ce sera L’Entrave. Se renversant, s’inversant ou s’interrompant à maintes reprises, le cycle initial et sa matrice serpentine – que nous avons peut-être un peu simplifiée ici – restent emblématiques des représentations colettiennes de la féminité et du destin, toujours sous-tendues par le rapport à l’autre : les termes du destin, chez Colette, sont les termes du relationnel[37].