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Introduction

Au cours des 10 dernières années, les approches classiques s'adressant aux usagers de drogues illégales se sont révélées impuissantes à enrayer un phénomène de plus en plus dérangeant. La pandémie du sida n'a fait que rendre plus urgent encore le développement d'approches novatrices. Plusieurs pays européens ont développé une approche globale (Cattacin, Lucas et Vetter, 1996), comportant une multitude de ressources de type bas-seuil, ou encore ce qu'on a appelé « l'aide à la survie ». Par ressources bas-seuil, on comprend une gamme d'organismes de prévention, d'intervention et de support à seuil bas, c'est-à-dire ayant peu d'exigences quant au style de vie et à la consommation des personnes en demande d'aide (« drop-in », programmes d'échange de seringues, locaux d'injection contrôlée, etc.). Dans le même ordre d'idées, l'aide à la survie préconise une aide de base aux personnes marginalisées (repas, logement, douche, lessiveuse, etc.).

Ces ressources ont pour objectif de soutenir les usagers de drogues illégales là où ils se trouvent, de manière à ce leur santé se détériore le moins possible au cours de cette phase temporaire de leur vie, et que le retour à une position productive dans la société, lorsqu'ils y seront prêts, ne soit pas trop laborieux. Ce champ a été principalement investi par les travailleurs sociaux.

Les nouvelles approches de traitement et de prise en charge des dépendances aux psychotropes témoignent d'un changement fondamental de la position du client dans le processus d'intervention. En effet, dans les approches « classiques », l'intervenant proposait le cadre et les objectifs d'intervention que le client devait endosser sous peine d'exclusion, tandis que les nouvelles approches préconisent de laisser l'initiative et la gestion de la démarche au client. Ceci nous amène à réfléchir sur les nouveaux fondements des approches sociales actuelles. En effet, d'une part, elles accueillent le client là où il se trouve, tel qu'il est et avec ses propres objectifs ; d'autre part, les ressources développées soutiennent le client dans ses choix actuels. L'intervention se situe dans l'ensemble d'une trajectoire de vie et appréhende la situation problème comme temporaire. L'intervenant oriente donc son intervention selon les objectifs du client, le prenant en charge dans ses besoins vitaux actuels, en attendant qu'il soit prêt à autre chose.

Ces changements fondamentaux se réflètent de plus en plus dans nos pratiques sociales au Québec. Le présent article propose une réflexion sur ces changements d'approche et de vision. Cette réflexion a été réalisée à l'occasion d'un voyage d'études portant sur les structures et projets bas-seuil pour les usagers de drogues illégales en Suisse et aux Pays-Bas.

Les ressources bas-seuil s'adressant aux usagers de drogues illégales

En Suisse, les ressources bas-seuil et la réduction des risques (méfaits) font partie d'une approche globale dont le but avoué est la normalisation. On entend par là que l'abus de drogues est un passage temporaire dans la vie des usagers, et que d'autres phases de leur vie suivront, où ils occuperont une place productive dans la société et où l'usage de drogues sera totalement absent ou contrôlé. Cette vision à long terme de la trajectoire de vie des usagers de drogues est totalement novatrice au point de vue théorique, mais découle directement d'observations sur le terrain de l'évolution à long terme de ces clientèles. De plus en plus de recherches récentes corroborent ce point de vue et contribuent à la remise en question des approches classiques[1]. Il s'agit d'une vision pragmatique, qui refuse de se laisser guider par des prises de position de type idéologique.

L'approche globale est très élaborée, tant au plan théorique qu'au plan des ressources. Des actions multiples de sensibilisation de tous les acteurs impliqués à divers degrés dans les matières touchant à l'usage de drogues illégales ont été mises sur pied afin de rendre le développement de ces nouvelles approches acceptables. Dans ce cadre, des campagnes d'information et d'éducation de la population générale ont été réalisées avec l'objectif général suivant : « une bonne information [comme] la condition de base de toute prévention » (Office fédéral de santé publique, 1992). Les objectifs spécifiques sont les suivants :

  • ouvrir le débat sur la question ;

  • informer de manière objective ;

  • promouvoir les différentes formes de prévention.

Le slogan de la dernière campagne menée par l'Office fédéral de santé publique durant trois ans est le suivant : « Entrer dans la drogue ne signifie pas y rester : la plupart des usagers de drogues en sortent. »

En Suisse, la plupart des usagers de drogues réussissent en effet – et bien plus souvent qu'on le pense – à sortir de leur dépendance même si elle remonte à plusieurs années. La plupart parviennent à surmonter cette phase difficile de leur existence grâce à une aide extérieure et aussi par leur propre volonté.

Au Québec, la conception de « maladie » est encore très présente et se retrouve bien souvent à contre-courant d'une approche plus dynamique reconnaissant la capacité réelle de « s'en sortir ».

En Suisse, seulement une minorité d'usgers de drogues s'en sortent dès la première tentative. Dans les autres cas, l'objectif essentiel, qui est l'abstinence, doit passer après les exigences de protection de la santé. Cet objectif est poursuivi par les politiques d'approche globale, incluant la réduction des risques ou des méfaits.

Au Québec, nos recherches[2] démontrent que la plupart des 30 000 usagers d'héroïne et de cocaïne à Montréal désirent s'en sortir et suivent une thérapie à un moment ou un autre de leur trajectoire. Ceux qui ne se sentent pas prêts à le faire aujourd'hui le seront peut-être demain.

En Suisse, ce n'est ni par l'exclusion ni par la contrainte qu'on intègre les usagers de drogues par injection dans la société. Ils ne peuvent pas non plus s'engager seuls sur la difficile voie menant à la réinsertion. De même que des patients ne sauraient être abandonnés à leur sort, les usagers de drogues ont droit à une aide médicale et sociale adéquate, et doivent être considérés comme des personnes responsables. Cela signifie, par exemple, qu'il faut toujours donner une nouvelle chance aux personnes toxicodépendantes, même si elles ne se sentent pas prêtes à vivre sans drogue ou si elles rechutent après un traitement. D'un point de vue éthique, il est justifié d'offrir à tous les usagers de drogues une aide globale à la survie.

Au Québec, la police de la Communauté urbaine de Montréal, en particulier dans le quartier Hochelaga-Maisonneuve, a contacté récemment le programme d'échange de seringues local (Dopamine), afin de travailler plus en concertation. Ce genre d'initiative rejoint certaines convictions défendues de longue date en Suisse et favorise une approche plus globale.

En Suisse, les usagers de drogues ont tous une histoire qui leur est propre. Les causes de leur dépendance sont multiples et les modèles et solutions trop simples sont voués à l'échec. Le retour à la « normalité » est basé sur divers éléments importants, tels que les suivants : l'amélioration de l'état de santé générale ; la régularisation de la situation sur le plan du logement ; l'intégration sur le marché du travail ; des relations étroites avec des proches et des amis en dehors du milieu de la drogue ; un effort pour réduire les dettes ; la diminution des problèmes avec la justice.

Au Québec, l'abstinence immédiate a longtemps été considérée comme l'unique critère attestant un retour réussi des usagers de drogues à la vie normale. En réalité, la réhabilitation est un processus comprenant plusieurs étapes.

Parallèlement à l'information et au débat public, la politique de la Confédération suisse en la matière a permis de favoriser la légitimité des initiatives locales, en particulier de bas-seuil, ceci de manière ciblée afin de combler les lacunes observées. Cette politique est dite des « quatre piliers », et les objectifs généraux sont de deux ordres :

  • stabiliser et réduire à long terme le nombre de personnes dépendantes de drogues dures ;

  • réduire également les répercussions de ces problèmes sur la société dans son ensemble.

Pour atteindre ces objectifs, une stratégie à différents niveaux d'action est mise en place :

  1. répression et contrôle ;

  2. prévention ;

  3. thérapie ;

  4. réduction des dommages.

Le tout composant la politique des quatre piliers.

Parmi les faits marquants survenus entre 1997 et 1999 dans l'environnement du Programme de mesures visant à réduire les problèmes liés à l'usage de drogues illicites (ProMeDro), relevons les résultats des référendums relatifs aux deux initiatives populaires, Jeunesse sans drogue et Droleg. Le rejet massif de celles-ci par la population suisse et l'ensemble des cantons a confirmé la pertinence et l'acceptation générale de la politique de la Confédération (70,6 % de non à Jeunesse sans drogue, le 28 septembre 1997 et 74 % de non à Droleg, le 28 novembre 1998). Ces résultats confirment les données des enquêtes de population effectuées en 1991, 1994 et 1997 qui portaient sur divers éléments relatifs aux connaissances et perceptions des Suisses face aux problèmes liés à l'usage de drogues illicites (Bergman, Cattacin, Lucas et Wernli, 1997 ; Heim, 1995 ; Zeugin et Panchaud, 1992). À titre d'exemple, l'évolution de l'acceptabilité de différentes mesures de lutte contre la drogue au cours de ces trois enquêtes est présentée en annexe. De même, l'analyse du discours de la presse montrait que, dès 1995, il s'était progressivement modifié avec une tendance globale vers une tolérance croissante (Widmer, Boller et Coray, 1997).

J'ai eu l'occasion d'assister à un débat public préparant la votation relative à l'initiative Droleg en novembre 1998. Les arguments invoqués étaient pour moi nouveaux à différents égards. Cependant, le ton employé par les protagonistes dénotait une lassitude certaine à force de répéter les mêmes choses depuis si longtemps. La cause était entendue d'avance et tout le monde le savait.

Dans ce cadre général, les villes ont développé une gamme d'initiatives. Des différences importantes s'observent entre la Suisse romande et alémanique – cette dernière étant beaucoup plus pragmatique – mais aussi entre les divers cantons. On peut dire qu'il existe presque autant de politiques sur la drogue que de cantons en Suisse : les gouvernements locaux y ayant beaucoup de pouvoir, une variété de solutions sont mises de l'avant et négociées selon les problèmes spécifiques, les ressources en présence et les éléments déclenchants locaux[3].

Les organismes bas-seuil, ou d'aide à la survie, comportent les ressources suivantes :

  • un produit de bonne qualité (15 000 places de méthadone à travers la Suisse ; prescription médicale d'héroïne à raison d'environ 1 000 places pour un nombre global de 30 000 consommateurs gravement dépendants de l'héroïne comme drogue de prédilection) ;

  • du matériel et des locaux d'injection sécuritaires ;

  • des locaux pour passer la journée « drop-ins » avec douches, lessiveuse et repas chauds légers ;

  • hébergement pour la nuit ;

  • du logement bas-seuil pour ceux qui sont capables de gérer le logement et la solitude (appartements supervisés, logements accompagnés, garantie de loyer payé par les services sociaux) ;

  • du travail bas-seuil à la journée et, plus tard, pour ceux qui ont progressé, à la semaine ou au mois.

Un des efforts les plus remarquables que j'ai pu observer est le suivant : l'Office fédéral de santé publique oriente son action dans le domaine de la réduction des dommages par une activité d'incitation et de coordination dans le secteur social par le biais de la centrale de promotion de l'OEuvre Suisse d'Entraide Ouvrière (OSEO). Cette activité s'intitule « Travail et logement pour les personnes évoluant dans le monde des drogues illégales ».

Le bureau de promotion de l'OSEO poursuit principalement les activités suivantes :

  • évaluation des besoins et de la planification dans le secteur ;

  • mise en réseau des structures existantes et des partenaires (leur activité principale) ;

  • conseil pour l'élaboration de projets ainsi que soutien au démarrage de projets de travail et de logement ;

  • information, documentation et relations publiques.

En 1997 a été publié un manuel pour la mise sur pied de centres d'aide à la survie (Lindemeyer, Rafeld, Steiner et Moeckli, 1997). Des critères pour l'allocation d'aide financière au démarrage de nouveaux projets sociaux ont été élaborés et des limites de financement définies (allocation pour une période de deux ans au maximum, montant maximal équivalent à 55 000 dollars canadiens, encouragement du développement d'autres sources de financement).

Entre 1996 et 1998, une somme équivalant à 1 760 000 dollars canadiens a été allouée à un total de 33 projets. Quinze autres propositions ont été refusées. Dans un contexte de durcissement de la situation du marché du travail avec des difficultés accrues de réinsertion pour les toxicomanes, la priorité a été donnée par l'OSEO aux projets de travail, en particulier dans des zones périphériques (petits cantons, périphérie des grandes villes). L'OSEO juge que la situation du logement est meilleure (surtout le logement d'urgence) et que, généralement, les cantons y pourvoient, bien qu'il reste toujours un petit noyau de consommateurs vivant une situation d'extrême précarité. En revanche, le besoin en structures de jour n'est pas encore couvert et se traduit par une forte demande en subsides.

Et la police ? Là encore, il y a une variété de positions. À Genève, la police fait de l'échange de seringues lors d'interpellations de consommateurs de drogues en remplaçant la ou les seringues usagées par des neuves. À Berne, la police est généralement tolérante, avec des phases de « rechutes » de répression. À Zurich, la police a représenté un élément important dans le développement des ressources bas-seuil lors de la fermeture des scènes ouvertes. En effet, une première fermeture a simplement dispersé les usagers de drogues dans les rues adjacentes. Toutefois, cette dispersion a sensibilisé la population aux conditions de vie misérables de ces usagers de drogues. Comme cela arrive souvent après ce type d'intervention policière, quelques semaines plus tard et à quelques centaines de mètres plus loin, une autre scène ouverte s'est organisée. Cette fois, la police a averti les instances concernées qu'elle fermerait la scène ouverte trois mois plus tard, ce qui leur a donné le temps de s'organiser en concertation. C'est à ce moment que les ressources d'aide à la survie ont été développées à Zurich, avec toutefois le renvoi forcé des non-résidants zurichois. Cette dernière mesure évitait, d'une part, la surcharge des ressources locales et, d'autre part, elle a fait savoir aux municipalités environnantes qu'elles avaient également des résidants dépendants de drogues alors que celles-ci tentaient d'ignorer délibérément le problème. En effet, la ville de Zurich renvoyait les non-résidants à leur domicile respectif et faisait par la suite parvenir la facture aux municipalités concernées. Ces dernières ont donc progressivement développé leurs propres ressources.

La concertation avec la police est basée sur les aspects sanitaires du travail policier. Il y a un lieu de négociation central entre la direction de la police fédérale et l'Office de santé publique. Cependant, tout se négocie à la pièce avec les polices municipales. Le premier échec de la fermeture de la scène ouverte à Zurich a amené la police à collaborer à des objectifs sociaux à long terme.

Signalons, enfin, que le budget de la répression policière (550 000 dollars canadiens pour 1996) équivaut au budget cumulé de toutes les ressources bas-seuil et traitement.

La situation à Rotterdam

La situation générale à Rotterdam, aux Pays-Bas, est sensiblement différente de celle observée en Suisse, mais plus proche de la réalité montréalaise sous divers aspects : il s'agit d'une grande ville portuaire ; la population est très cosmopolite et composée d'un nombre comparable d'habitants ; il y a absence de cadre général guidé par le gouvernement et d'information générale de la population ; la consommation de cocaïne y est généralisée, bien qu'à un moindre degré qu'à Montréal ; au Québec et à Rotterdam, il y a légalisation de fait des dérivés du cannabis ( koffiehuis ).

La notion centrale dans l'approche à Rotterdam est celle de « nuisance » : si les résidants ou les commerçants sont incommodés par la présence d'usagers de drogues marginalisés dans leur quartier, leur aide est sollicitée dans le développement de ressources pouvant accueillir les personnes dépendantes et, du même coup, les éloigner de la rue.

Une approche locale communautaire est négociée lors de l'implantation d'une nouvelle ressource : des comités de quartier sont constitués, comprenant des représentants de la municipalité, de la régie de la santé, des ressources, des résidants et commerçants du quartier, etc. Le quartier où se tiennent les usagers de drogues étant souvent défavorisé, les résidants en profitent pour régler d'autres problèmes locaux avec la municipalité, ce que l'administration a tendance à accepter.

De plus, une initiative de travail bas-seuil, c'est-à-dire à la journée, fonctionne depuis plus d'un an en collaboration avec l'administration municipale : des emplois de balayeurs de rue sont fournis par la ville. Les bénéficiaires de cette mesure sont clairement identifiés en tant que « toxicomanes au travail », dans le but de provoquer une « stigmatisation positive ».

Enfin, Rotterdam peut compter sur un syndicat de toxicomanes fonctionnels, guidé par une personne très active au niveau communautaire. Cet organisme est sourenu par 17 bénévoles, dont cinq très actifs. Au début de leur engagement dans le syndicat, les usagers de drogues reçoivent une formation pour apprendre à parler en public. Cet organisme offre l'avantage d'avoir un porte-parole officiel pour tout ce qui concerne les personnes usagères de drogues.

Nouvelles pratiques sociales

Ces pratiques locales suscitent une réflexion sur des enjeux plus généraux que nous connaissons bien au Québec : il y a là un nouveau champ d'intervention réellement sociale, où les travailleurs sociaux ont développé une bonne crédibilité, et où le point de vue social est la base d'une approche originale du problème lancinant qu'est l'abus de psychotropes. Cette approche globale est transposable à d'autres groupes marginalisés, tels que les personnes dépsychiatrisées, les jeunes de la rue, etc.

Le développement de nouvelles pratiques sociales

Des ressources communautaires nombreuses et des travailleurs sociaux audacieux ont développé une approche de type « globale », s'adressant à différentes dimensions d'un problème complexe, proposant une approche novatrice où d'autres approches ont montré leurs limites. Cependant, les agents de répression, d'une part, et les professionnels du traitement clinique, d'autre part, demeurent des acteurs importants. Les ressources bas-seuil visent une prise en charge lors de la phase de désorganisation de l'usager de drogues et précèdent donc la phase traitement.

Une pluridisciplinarité ayant une approche sociale pour principe organisateur

L'approche sociale communautaire est la base organisatrice pour tout ce qui regarde l'aide à la survie et la prévention. Les ressources de type médical ou judiciaire laissent l'initiative aux ressources bas-seuil, en concertation avec celles-ci.

L'approche globale comme démocratie locale globale

La concertation avec la population du quartier et la mise sur pied de structures de communication avec les instances officielles démontrent un changement fondamental dans les approches : si le client est central, l'apport de la population locale est capital.

Discussion

Les batailles de frontière quant au champ d'intervention : conséquences sur les pratiques sociales de la médicalisation de certains problèmes sociaux

La prescription médicale d'héroïne et la dépendance iatrogène que ce type de ressource entraîne suscitent beaucoup de questions chez les travailleurs sociaux tant en Suisse qu'aux Pays-Bas. En effet, l'usager de drogues doit se présenter deux à trois fois par jour à la ressource, ce qui limite beaucoup sa mobilité et ses horaires d'emploi. Par ailleurs, ces ressources n'offrent pas toujours de suivi psychosocial. Les autres besoins de l'usager ne sont donc pas nécessairement pris en charge.

Plus fondamentalement, ces pratiques remettent en question nos habitudes d'intervention. En effet, elles vont à la rencontre des clients et les prennent là où ils se trouvent. Dans une approche classique, le client doit se plier à certaines exigences pour avoir accès aux services et assumer les objectifs de traitement mis de l'avant par les intervenants. L'approche globale, au contraire, considère le client comme une personne compétente, même si temporairement elle n'est pas en mesure d'exercer l'entièreté de ses compétences. Elle lui laisse la gestion de sa vie ainsi que la définition de ses objectifs, et l'accompagne dans sa trajectoire à long terme. Donc, cela signifie l'abandon ou le renvoi de cet objectif à long terme qu'est l'abstinence dans le domaine du traitement de l'abus de psychotropes : le client établit ses objectifs, qui peuvent consister en la diminution de sa consommation. L'intervenant accepte désormais cet objectif comme valide et propose des stratégies soutenant l'effort du client.

La notion de trajectoire de vie situe le moment de l'intervention dans l'ensemble d'une vie, d'une part, et la situation qui nécessite l'intervention est considérée comme temporaire dans la plupart des cas, d'autre part. En d'autres termes, le client n'est plus défini totalement par son problème (il n'est pas toxicomane seulement), et on lui reconnaît à la fois des compétences dans sa situation actuelle et un avenir autre à long terme. Cela signifie que la plupart des exigences de gestion de sa vie demeurent valides pour un usager de drogues : comme je l'ai entendu dire par un intervenant « ce n'est pas parce qu'il est toxicomane qu'il doit vivre comme un cochon », faisant ainsi allusion aux conditions d'hygiène générale. La « perte de contrôle », qui sous-entend dans les approches classiques que la personne a perdu ses compétences au regard de l'ensemble des dimensions de sa vie, n'est plus de mise dans cette approche : la personne est encouragée à exercer ses compétences dans les autres zones de sa vie, en attendant qu'elle se réapproprie la capacité de les exercer dans les zones atteintes par sa problématique.

Dans la trajectoire de vie, l'intervention revêt toujours un caractère ponctuel. En effet, même si l'intervention s'étale sur un an, qu'est-ce que cela représente sur l'ensemble d'une vie ? Ou encore, qu'est-ce une heure d'intervention hebdomadaire sur le nombre d'heures total que comprend une semaine ? C'est le client qui fait la démarche de chercher de l'aide, et la demande d'aide est déjà un effet de l'exercice de ses compétences. Il intègre dans sa trajectoire les capacités développées grâce à l'intervention, en vue de la réalisation de ses objectifs à lui, de la même manière qu'on rajoute une brique dans la construction d'un mur. En d'autres termes, l'intervention, ponctuelle par essence, s'inscrit dans la vie du client, et c'est lui qui est en mesure d'en juger l'efficacité à long terme.

Ceci pose donc également le problème de l'évaluation de l'intervention, et c'est là une question tout à fait cruciale. Dans l'approche classique, l'impact de l'intervention est évalué par l'atteinte ou non des objectifs tels qu'ils ont été définis par l'intervenant, soit le plus souvent l'abstinence. En tant qu'intervenant, c'est se mettre beaucoup de poids sur les épaules... Afin d'illustrer le propos, la situation suivante est présentée. Elle a pour cadre un programme de maintien à la méthadone à Montréal, réhabilitation ou maintien à long terme pour héroïnomanes. Les clients y étaient admis, paradoxalement, après avoir fait la preuve sur dossier de deux échecs thérapeutiques antérieurs. Un client de longue date au programme s'est progressivement désorganisé à un point tel que nous avons jugé préférable de le faire admettre dans un centre de traitement résidentiel afin de l'aider à traverser la crise. Dans un premier temps, sa désorganisation s'est si accentuée, qu'à la suite de cela, la ressource a décidé de ne plus admettre les clients du programme de méthadone. Pourtant, le client, après cette première phase aiguë, avait expérimenté une stabilité émotionnelle et recouvré un niveau de santé générale acceptable. Malheureusement, il s'est très rapidement désorganisé à nouveau après avoir quitté la ressource en question. Nous l'avons ensuite perdu de vue, craignant le pire. Bien plus tard, je l'ai rencontré tout à fait par hasard dans un lieu public. Il m'a accueilli avec joie et m'a raconté qu'il ne consommait plus du tout de drogues et qu'il avait remplacé son père à la tête de son commerce. Il allait bien, de toute évidence. Il m'a dit aussi que son séjour dans la ressource résidentielle lui avait prouvé qu'il lui était encore possible de vivre sans drogue, et que c'était cela qui l'avait par la suite soutenu dans ses efforts de réintégration sociale.

Donc, l'évaluation par l'intervenant ne rend pas compte de la trajectoire à long terme du client, ni de l'importance que peut y avoir son intervention. Il apparaît essentiel que cette évaluation soit faite par le client lui-même, en fonction de ses propres objectifs.

Conclusion

Ces nouvelles pratiques sociales sont globales à plus d'un égard :

  • Elles considèrent le client comme un être à part entière, capable d'exercer ses compétences, à l'exception peut-être de la zone affectée par la problématique, et encore, il s'agit d'une incapacité ;

  • L'intervention se situe dans l'ensemble de sa trajectoire de vie, en fonction d'un avenir différent qu'il faut préserver ;

  • L'approche accueille le client où il se trouve actuellement et fournit l'aide à la survie en ciblant plusieurs niveaux de besoins ;

  • Par rapport aux populations locales, elle met en oeuvre des moyens de concertation importants et est basée sur l'information et le support des résidants. Il s'agit d'une approche enracinée dans la communauté locale.

Voilà donc une approche diversifiée, qui tient compte de la complexité des situations et de la vie des personnes à qui elle s'adresse, et qui s'appuie sur l'implication réelle de la population locale. Il s'agit en outre d'une approche qui préconise qu'il n'y a pas de solution simple à un problème et qui s'oppose fondamentalement aux lectures habituelles en la matière, démobilisatrices puisqu'elles ne proposent pas d'issue (le concept de maladie supposant une condition à vie). Ici, au contraire, des personnes compétentes en demande d'aide peuvent être soutenues dans leur réhabilitation par d'autres personnes compétentes : le slogan clame en effet que « la plupart des toxicomanes s'en sortent. Votre action y contribue pour beaucoup, cela doit continuer ». L'aide demandée est d'abord l'acceptation de ces personnes en difficulté, et ensuite, très concrètement, du travail !

Même si cela n'a pas été présenté dans cet article, plusieurs initiatives au Québec relèvent de la même source d'inspiration et des mêmes préoccupations concernant la prise en charge globale de problématiques complexes, des approches qui, toutes, sont profondément enracinées dans la communauté locale.